Interview Bernard Kouchner et Adam Michnik

Interview Bernard Kouchner et Adam Michnik « Dissidents nous resterons »
Bernard Kouchner, cofondateur de Médecins sans frontières et
de Médecins du monde, et Adam Michnik, fondateur du journal Gazeta Wyborcza. Photo DNA – Christian Lutz-Sorg
Ils adorent ne pas être d’accord, ne serait-ce que pour le plaisir de trouver des
terrains sur lesquels se rejoindre. Bernard Kouchner, militant communiste dans les
années 60 puis médecin humanitaire et ministre, et Adam Michnik, opposant
polonais au sein de Solidarnosc, publient un livre d’entretiens.
La rencontre entre vous deux, dans votre livre *, tourne beaucoup autour de la notion de dissidence. Qu’est-ce que
ça signifie, pour vous, être dissident ?
Adam Michnik. Pour moi c’est être contestataire. C’est être dans le dialogue, le débat ou la polémique, que ce soit
avec le pouvoir ou la majorité de ses contemporains. C’est avoir une pensée indépendante, un courage civique, et
aussi comprendre que la liberté individuelle ne va pas à l’encontre de l’action commune. La coalition des deux est
possible.
Bernard Kouchner. Je suis d’accord avec Adam sur le rôle de l’individu par rapport aux dogmes, aux partis, aux
courants dominants. La différence qu’il y a entre nous c’est que c’était plus difficile d’être dissident en Pologne –
j’admire ce qu’il a fait – que pour moi, faible dissident d’une pensée française conformiste. Moi je n’ai jamais
risqué grand-chose à part de ne pas être président de la République. Et je n’ai pas été président de la
République…
« Barack Obama est un dissident ! Il ne veut pas faire la guerre ! »
Avoir une pensée critique permanente c’est bien tant qu’on n’a pas de responsabilités politiques. Quand on en a,
on est obligé, contre son gré, de témoigner d’un esprit de décision qui souvent est en désaccord avec sa pensée
profonde.
- Vous l’avez vécu, ça ?
- J’ai pensé que le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy n’était pas possible («Voilà », acquiesce en même
temps Adam Michnik ; ndlr) , alors j’ai quitté le gouvernement. Il avait peut-être raison de dire ça par rapport à
l’extrême droite, mais moi je ne pouvais pas supporter que les Roms soient traités de cette façon.
- Et qui sont, aujourd’hui, les dissidents que vous avez été dans votre jeunesse ?
Adam Michnik. Je suis d’accord avec ce que dit Bernard sur les hommes politiques au pouvoir. Barack Obama est
un dissident ! Un Noir américain qui a voulu être président ! C’était impensable !
Bernard Kouchner. Et il l’est devenu ! Et Barack Obama ne veut pas faire la guerre ! Nous, on ne veut pas la faire
non plus, et on continue d’appeler les Américains tout le temps. Et lui nous répond « C’est fini, je ne suis plus le
gendarme du monde » !
« Poutine est comme un homme saoul de vodka »
- La guerre, justement… La relation avec l’Union soviétique est transversale dans vos engagements. Comment
voyez-vous l’évolution de la relation de l’Occident avec la Russie ?
Adam Michnik. Avec la Russie c’est complexe, parce que les révolutions russes ont toujours été très sanglantes,
très cruelles. Et leur résultat c’est la dictature, le totalitarisme, le goulag. Et là, si nous voyons une révolution en
Russie ce sera le résultat de la politique de Poutine. […] Ce qui se passe en Russie est très dangereux. Poutine est
un homme imprévisible. Il est comme un homme saoul de vodka.
Bernard Kouchner. Or il ne boit pas ! Le pouvoir de Poutine est absolument vertical, il a placé tous ses amis. Il a
aussi été très bien élu et une grande majorité du peuple russe le soutient. Son nationalisme est très bien reçu par le
peuple russe, hélas.
Il nous reproche d’avoir méprisé le peuple russe après la chute du Mur de Berlin. Mais au contraire ! Nous étions
contents qu’ils se débarrassent du communisme !
Poutine dit qu’il a peur de l’Otan, mais il y a eu une commission entre l’Otan et la Russie pendant des années ! Je
le sais, j’y étais !
Il y a vraiment un danger d’impérialisme russe.
« Tant que nous n’aurons pas une Défense européenne ce n’est pas la peine de faire
les malins ! »
Mais tant que nous n’aurons pas une Défense européenne ce n’est pas la peine de faire les malins ! On ne peut pas
avoir de diplomatie sans armée.
Adam Michnik. La réaction de l’Union européenne a été plus forte que je ne l’aurais pensé. Historiquement, pour
la majorité de la classe politique européenne, l’Ukraine était une partie de la Russie. Et maintenant les
gouvernements, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne…, considèrent l’Ukraine comme un objet
souverain.
La plus grande peur de Poutine, c’est un « Maïdan » à Moscou. Il comprend très bien que si l’Ukraine peut choisir
d’aller vers l’Union européenne, c’est un danger mortel pour son régime autoritaire. Parce que culturellement,
traditionnellement, l’Ukraine et la Russie sont très, très proches. Le problème n’est pas seulement celui des
ambitions impériales, mais aussi la peur pour l’avenir de la politique interne.
* Interview réalisée jeudi en marge de leur conférence aux Bibliothèques idéales à Strasbourg. Ils venaient y
présenter leur livre de conversations, Mémoires croisées (Allary Éditions, 452 p., 21,90 euros), sorti le jour
même.
Propos recueillis par Anne-Camille Beckelynck