Débats 12

12
Débats
Le Temps
Mardi 6 mai 2014
Peut-on encore désamorcer la
Jusqu’où ira la crise ukrainienne? La guerre a-t-elle
déjà commencé ou n’en
est-on qu’à ses prémisses? Et
surtout, est-il encore temps
de faire machine arrière? Le
Temps a choisi des réflexions
de politologues, juristes, spécialistes de l’Etat et de la démocratie, qui prennent du recul pour tenter d’y voir plus
clair et dégager des pistes de
règlement du conflit.
Bertrand Badie et Mohammad-Mahmoud Ould
Mohamedou
démontrent
tout d’abord que le temps des
conflits classiques entre armées gouvernementales est
bien révolu. Les guerres modernes, telles qu’elles se déroulent en Ukraine, mettent
politiciens comme chercheurs au défi de l’identification.
Keith A. Darden, lui, s’inquiète de la guerre de l’information – rumeurs, mensonges et propagande – qui
creuse chaque jour le fossé
entre les Ukrainiens et annonce l’effondrement du
pays. Nicolas Aubert examine les chances de succès de
la voie référendaire à l’est de
l’Ukraine, tandis que Christophe Germann réfléchit à un
«droit de la désintégration»,
rappelant que l’URSS s’est dissoute de manière globalement pacifique.
En exclusivité sur notre
site, Zoltan Bécsi estime que
l’Ukraine pourrait résoudre
ses problèmes de minorités
russophones en s’appuyant
sur l’expérience hongroise.
Plus offensif, l’ancien vicechancelier allemand Joschka
Fischer pense qu’il est temps
d’inclure l’Ukraine dans une
union énergétique contre le
Kremlin. Autant de pistes qui
font l’économie de la force
brute. Emmanuel Gehrig
L’insaisissable conflit du XXIe siècle
Bertrand Badie
et MohammadMahmoud Ould
Mohamedou
Il est souvent dit que la guerre
telle qu’elle est enseignée dans les
écoles spécialisées ne permet plus
de comprendre les conflits contemporains. Mali, Centrafrique,
Yémen, Afghanistan, Ukraine: que
reste-t-il des guerres d’antan? On
peut en dire de même des lectures
dominantes des relations internationales. En ce début de XXIe siècle, alors que le monde a connu
une succession de transitions qui
ont chacune contribué à le changer – l’après-Guerre froide, l’après11-Septembre, l’après-«Printemps
arabe» – les catégories traditionnelles d’analyse s’essoufflent et
peinent de plus en plus à expliquer
l’évolution des conflits émergents.
Aussi existe-t-il aujourd’hui un
fossé grandissant entre l’apparente continuité notionnelle de la
science des relations internationales et l’incroyable discontinuité de
la pratique. Une marge énorme
entre ce qui se décide et le contexte
nouveau qui s’impose et qu’on ne
veut pas voir…
Quelles que soient leurs différentes configurations depuis le
XIXe siècle et le temps du «concert
des nations», les relations internationales ont longtemps bénéficié
d’une assez forte prévisibilité. Or,
celle-ci semble désormais érodée
sous l’effet d’un fantastique dérèglement de la puissance, d’une
perte remarquable du monopole
des Etats sur la pratique internationale, de l’émergence d’acteurs
nouveaux et souvent inattendus,
de la disparition des notions de
pôle, voire d’hégémonie. Du même
coup, la discipline des relations internationales court le risque de devenir illusoirement descriptive,
naïvement prescriptive et en fait
très peu analytique.
Comment, dès lors, repenser les
relations internationales à la lumière d’une conflictualité en profonde transformation? Comment,
par exemple, comprendre de façon
précise les visages multiples, et
souvent superposés, d’une violence politique, parfois privatisée
et criminalisée, projetée à la fois
par des groupes armés transnationaux, par des individus tenus pour
des «loups solitaires» et par des
Etats alternant déploiements classiques, milices privées et opérations secrètes?
Les relations
internationales ont
longtemps bénéficié
d’une assez forte
prévisibilité.
Ce temps est révolu
Si le lien n’est plus solidement
établi entre le paramètre fondamental de la puissance et les événements internationaux contemporains, une formidable ambiguïté
conceptuelle risque de se propager
dans les analyses comme évidemment dans les mécanismes mêmes
de décision. Forcerait-on le trait?
Les «nouvelles guerres» n’ont-elles
pas fait l’objet d’un débat mondial
au cours des vingt dernières années (notamment par l’Israélien
Martin van Creveld, la Britannique
Mary Kaldor, l’Allemand Herfried
Münkler et les Chinois Qiao Liang
et Wang Xiangsui)? La question est
en réalité devenue des plus vastes
et dépasse désormais les invariants
que nous ont légués Sun Tzu (le
danger, l’incertitude, l’opportunité) et Clausewitz (le duel, la rationalité politique) ainsi que les notions, plus récentes, d’asymétrie
«maillée» et de guerres de «quatrième génération»…
Si on admet de plus en plus, mais
du bout des lèvres, contraints et forcés, la transformation que subissent
les pratiques, la science politique
continue néanmoins à aborder la
question de la guerre, de son identification et de sa description à travers
cette perpétuelle vision stato-centrée. Certes, parmi d’autres, Joseph
Nye et Robert Keohane avaient déjà
réfléchi à «l’interdépendance» croissante des acteurs internationaux, James Rosenau sur le paysage transnational, Susan Strange puis John
Hertz sur le «déclin de l’Etat territorial». Mais la plupart d’entre eux, dès
qu’ils envisageaient le conflit ou le
«désordre», retournaient vers la
même structure basique et statique
des relations internationales. Il
s’agissait de débats sur l’érosion, là
où nous observons une bifurcation,
voire un remplacement.
Si l’Etat demeure de bien des
points de vue un acteur majeur de
la politique mondiale, son monopole sur la représentation politique et l’usage de la force est
substantiellement amoindri. Et
pourtant, se maintient cette navrante obsession d’une lecture
stato-centrée des conflits. La guerre
du XXIe siècle ne l’est pas. Elle est
«socialisée», élargie, ouverte et met
en scène principalement des groupes armés transnationaux précisément non étatiques, relevant ainsi
d’une tout autre grammaire, d’un
tout autre traitement.
Notre regard d’internationaliste
se doit dès lors d’être sociologique
et transnational; il doit tenir
compte enfin de la diversification
des acteurs et de la curieuse mutation qui affecte la puissance. La
guerre était autrefois un luxe de
puissant, une compétition politique et interétatique, où finissait
par s’imposer la loi du plus fort.
Rien de tout cela aujourd’hui: les
guerres sont de plus en plus d’extraction sociale, faisant fi des distinctions entre le civil et le militaire, mais répondant surtout à des
situations de décomposition des
La guerre
du XXIe siècle
s’est élargie,
elle met en scène
des groupes armés
non étatiques
sociétés, de perte de lien social et
d’effondrement des indicateurs de
développement humain. On voit
s’établir, en Afrique ou au MoyenOrient, de véritables «sociétés
guerrières» dont la pérennité, pire
encore l’attractivité, tient à des
manquements graves au développement social.
La science politique doit sortir
de sa suffisance développementaliste ou post-développementaliste
pour avoir une lecture humaine de
ces crises et ne pas se rabattre avec
une facilité trompeuse sur l’hypothèse simpliste du bad guy qui en
serait invariablement à l’origine et
qu’il suffirait d’éliminer. Elle doit
de même admettre une lecture
transnationale de cette réalité nouvelle qui se construit au cœur de la
mondialisation et s’en alimente;
elle doit considérer la mobilité de
ceux qui combattent, nullement rivés à une nation ou à un territoire,
mais déployant leur action dans
un espace où la frontière ne veut
plus dire grand-chose.
Elle doit regarder ces formes
conflictuelles à travers un faisceau
complexe d’acteurs multiples, où
se mêlent entrepreneurs de violence, plus florissants que jamais,
bribes d’Etats effondrés, flux mafieux de toute sorte, enfants-soldats qu’on doit d’abord considérer
comme les principaux naufragés
du non-développement, trouvant
dans les sociétés guerrières comme
un écho à leur instinct de survie ou
simplement un moyen d’échapper
à l’humiliation… Elle doit être attentive à ces acteurs souvent plus
puissants que les Etats, firmes multinationales, réseaux religieux ou
communautaires, entreprises militaires échappant aux Etats. Elle
doit, en un mot, admettre que l’acteur privé l’emporte de plus en plus
sur l’acteur étatique…
Mises à jour, les relations internationales devront, enfin, repenser
la puissance, se demander ce qu’il
reste de clausewitzien dans ces
conflits, ce que peut la force face à
ce paysage nouveau, si un traitement militaire de conflits éminemment sociaux est le plus indiqué et
si c’est une bonne idée que de vouloir d’abord «détruire» un ennemi
sur l’identité duquel on peut encore s’interroger. La science politique classique nous a appris à répondre à la force par la force, du
temps où la puissance faisait face à
la puissance: ce n’est peut-être pas
faux, mais ce n’est désormais plus si
simple!
Bertrand Badie est professeur des
universités à Sciences Po Paris et
vient de publier «Le Temps des
humiliés» (Odile Jacob)
Mohammad-Mahmoud Ould
Mohamedou est directeur de
programme au Geneva Centre for
Security Policy et professeur
invité à l’IHEID de Genève
Un référendum dans l’est du pays, d’accord, mais pas unilatéral
Nicolas Aubert
Décrié par l’Occident comme
une parodie de démocratie, mais
vanté par Vladimir Poutine
comme un modèle de transparence et d’impartialité, le référendum qui s’est tenu en Crimée, le
16 mars dernier, a bel et bien entériné l’incorporation de la péninsule au sein de la Russie. Se
nourrissant du succès de ce scrutin, de graves tensions séparatistes ont vu le jour dans le bassin
du Donbass, et les dirigeants de
la république autoproclamée de
Donetsk ont annoncé la tenue, le
11 mai, d’un scrutin relatif à son
indépendance. Bref, le référendum de Crimée semble avoir mis
le feu aux poudres séparatistes.
Mais qu’en est-il vraiment?
Du point de vue taxinomique,
la consultation de Crimée appartient à un genre particulier de référendum que l’on qualifie «de
souveraineté» ou de «territorial»,
et qui se définit comme le vote par
lequel une population se prononce sur le statut (indépendance, autonomie) du territoire
qu’elle occupe. Ailleurs, l’Ecosse se
prononcera bientôt sur son indépendance, alors que les autorités
catalanes réclament la tenue d’un
vote similaire. Le référendum de
souveraineté n’est toutefois pas
un phénomène nouveau, et les
premières expériences en la matière datent de la fin du XVIIIe siècle. Alors que la littérature spécialisée dénombrait, jusque-là,
quelque 200 cas à l’échelle mondiale, une étude récente du Zentrum für Demokratie d’Aarau,
soutenue par le Fonds national
suisse, en a recensé près de 600.
Envisagé dans une perspective
historique, le référendum de Crimée procède d’une logique à
part, celle de l’annexion, comme
l’illustre un rappel des événements.
Le référendum
de Crimée procède
d’une logique à part,
celle de l’annexion,
qui nous vient de
la Révolution française
A la suite du changement de
régime survenu à Kiev, le parlement de Crimée, alors occupé par
des miliciens armés, a renversé le
gouvernement de la République
autonome et décrété l’organisation d’un référendum visant
l’autodétermination. Organisé en
un temps record, tandis que la
péninsule était pratiquement
coupée du monde et soumise à
une intense pression militaire
russe, ce référendum verra l’annexion à la Russie acceptée à plus
de 95%.
Deux jours plus tard, Vladimir
Poutine se justifiait dans un dis-
cours au Kremlin. Reprenant l’antienne d’une grande Russie, il invoquait les aspirations de la
nation russe, de la Russie historique, à restaurer son unité. Il finira
également par admettre, lors
d’un talk-show, la présence en
Crimée de forces spéciales russes
dont il louera l’efficacité et le professionnalisme.
Ce sont les révolutionnaires
français qui, les premiers, formulèrent le principe selon lequel
aucune annexion de territoire ne
pourrait se faire sans le consentement des populations touchées.
Amateurs de principes abstraits,
ils virent là le moyen de concilier
leur idéal de souveraineté populaire et de liberté avec une politique d’expansion territoriale visant à rétablir la France dans ses
prétendues frontières naturelles.
Le principe fut toutefois vite défait de sa substance par la Convention nationale, qui déclara
qu’elle traiterait en ennemi tout
peuple qui refuserait d’être libre.
Une multitude de référendums
furent donc organisés dans le
sillon des armées françaises.
C’est, notamment, ainsi que Nice
et la Savoie (1792), puis les provinces belges et rhénanes et la
région de Porrentruy (1793) furent amenées à demander leur
réunion à la France. Genève et
Mulhouse suivirent en 1798 et le
Piémont l’année d’après.
La vague suivante se déroula
durant le Risorgimento, qui a
conduit à l’unification territoriale de l’Italie. Que ce soit lors de
la prise des Marches et de l’Ombrie par les armées piémontaises,
dans la foulée de l’expédition de
Garibaldi en Sicile et à Naples
(1860), ou lors de la prise de
Rome (1870), le rattachement
des provinces au royaume de Sardaigne fit à chaque fois l’objet
d’un vote populaire. Usant de ce
procédé, Cavour voulait fonder
l’unité de la Péninsule non pas
sur un fait d’armes, mais sur la
volonté des populations, afin de
lui donner une force politique supérieure au principe dynastique
des monarchies héréditaires.
Au niveau européen, le dernier
exemple significatif est fourni
par le référendum sur l’Anschluss, qui fut organisé dans les semaines suivant l’invasion allemande de 1938 et vit l’annexion
de l’Autriche acceptée à plus de
99%. Idéologiquement, l’Anschluss participait à la création d’un
grand Reich devant regrouper
l’ensemble des pays et territoires
germanophones.
Poutine a ravivé
une pratique datant du
temps où la conquête
militaire était un mode
normal d’acquisition
du territoire
Il apparaît donc que Vladimir
Poutine a ravivé une pratique
principalement confinée à une
époque où les conquêtes militaires étaient encore considérées
comme un mode légitime d’acquisition du territoire. Les réfé-
rendums précités, que l’on taxera
«d’annexion» et qui s’inscrivent
dans le cadre d’une campagne militaire plus ou moins avouée ou
violente, n’ont pas pour fonction
de permettre aux populations de
choisir librement leur sort, mais
de justifier une conquête territoriale par un regain de légitimité
populaire.
Est-ce à dire que le référendum
de souveraineté ne serait pas démocratique? Certainement pas.
D’une part, le référendum
d’annexion, avec ses quelque
trente occurrences depuis 1789,
forme une catégorie très restreinte d’un phénomène beaucoup plus vaste, qui englobe près
de 600 référendums de souveraineté. D’autre part, la pratique
abonde de cas qui satisfont pleinement aux exigences démocratiques de l’Etat de droit, à l’exemple des scrutins qui menèrent à la
création du canton du Jura. Il faut
aussi garder à l’esprit que le référendum n’est pas une fin mais un
moyen. Il est le véhicule de la volonté du corps souverain appelé à
trancher une question concrète.
Le degré plus ou moins démocratique d’une telle décision populaire dépend donc, avant tout, de
ses modalités.
Dans le contexte ukrainien actuel, l’organisation d’un référendum pourrait représenter une
étape vers un règlement du conflit, à condition de s’inscrire dans
le cadre d’une solution négociée
entre Kiev et les provinces séparatistes. A défaut d’un tel accord, il
risquerait, par contre, de provoquer une exacerbation du conflit.
Cet accord devra, entre autres
choses, définir le cercle des personnes admises au scrutin, ainsi
que la question soumise au vote.
Claire et dénuée d’ambiguïté, elle
doit permettre un maintien du
statu quo. Le référendum devra
ensuite reposer sur des bases
constitutionnelles suffisantes, ce
qui peut impliquer un amendement préalable de la Constitution. Il importe finalement que
toutes les unités territoriales touchées puissent se prononcer. Un
premier vote aurait par exemple
lieu dans le Donbass, puis un second vote interviendrait au niveau national pour ratifier ou rejeter la mesure proposée
(autonomie, décentralisation).
Pour le reste, tant la campagne
référendaire que la votation requièrent un climat de confiance
qui permette une discussion publique, un accès libre à l’information et un vote en dehors de toute
menace de représailles ou coercition militaire. En l’état actuel,
force est cependant de constater
que la crise ukrainienne relève
plutôt de l’adage si vis pacem para
bellum.
Juriste, chercheur au Zentrum für
Demokratie d’Aarau (ZDA)
Le ZDA est un centre de recherche
académique conjoint de l’Université
de Zurich (UZH) et de l’Université
des sciences appliquées de Suisse
nord-occidentale (FHNW)