Margarethe Hilferding, une femme chez les premiers psychanalystes

Françoise Wilder publie chez Epel éditions :
Margarethe Hilferding, une femme chez les premiers
psychanalystes
Laissez-moi tirer de l’oubli cette femme Margarethe Hilferding, née Hönigsberg !
Naissance à Vienne en 1871 dans l’excellente bourgeoisie ; assassinat à Treblinka en
1942 dans le même convoi de vieillards qu’Isidore Sadger et les trois sœurs de Sigmund
Freud demeurées à Vienne.
Je l’ai découverte grâce à l’étonnement dans lequel m’a plongée le compte-rendu de sa
conférence devant la Société Psychanalytique de Vienne dont elle fût – et demeure à jamais –
le premier membre féminin (mars 1910).
« L’enfant est un objet sexuel naturel pour la mère », prononce-t-elle, selon les notes
établies par Otto Rank, secrétaire, au cours d’une conférence sur « Les fondements de l’amour
maternel. »
Première femme formée et reçue comme médecin par l’université de Vienne (1903),
elle a traversé le plafond de verre qui sépare l’éducation permise aux filles de celle que
propose aux jeunes gens la Vienne brillante du XXème siècle à son début.
Pendant qu’elle fréquente, jeune femme, les cercles progressistes, Adolf Hitler parcourt
les rues de la ville impériale. On doute qu’ils s’y soient croisés…
Elle rencontre son futur mari, Rudolf Hilferding, comme elle médecin et qui deviendra
le grand théoricien de la Social Démocratie allemande, plus tard ministre de la République de
Weimar. Ils ont deux fils, vont à Berlin, en re(vienne)nt, empêchée qu’elle est de pratiquer la
médecine en Allemagne. Empêchée, empêchée encore, cette femme ! Rudolf repartira, seul.
Toute la carrière de Margarethe se fera entre les dispensaires et une activité de cabinet
en milieu populaire orientée par les problèmes et les pathologies des femmes et des enfants.
Elle publiera nombre d’articles et parlera à de nombreuses occasions. Ses thèmes : la
maternité, le contrôle des naissances, les devoirs de la future mère pendant la grossesse.
Jusqu’aux restrictions terribles de libertés, aux interdictions qui suivent l’Anschluss,
dans la déportation à Theresienstadt et puis à Treblinka où elle meurt elle « conserve la tête
haute. »
Les blessures pourtant ne lui ont pas manqué : la solitude comme éducatrice de ses
enfants, le divorce demandé et obtenu par son mari (1923), la conversion au catholicisme et
l’ordination presbytérale de son fils aîné Karl, le ravalement du monde social et politique à la
construction duquel elle a œuvré.
Et que dire des souffrances du confinement et de la mort ?
Remarquable aussi son aventure intellectuelle. Comprendre cette femme intelligente et
expérimentée dans son rapport aux freudiens du temps, à Freud lui-même. Alors que sa
conférence de 1911 indique sa compréhension des thèses freudiennes au temps des « Trois
essais sur la vie sexuelle », elle délaissera les psychanalystes ; plus tard encore, en 1920,
Margarethe rejoint le groupe de Psychologie Individuelle créé et animé par Alfred Adler.
On ne dira jamais assez comment la première femme admise comme membre du
cénacle freudien y fût mal accueillie ni combien les interventions qu’elle y fit et dont on a la
trace « Les Premiers Psychanalystes- Minutes de la Société Viennoise » (Gallimard),
signalent son intelligence, sa perspicacité, son expérience clinique et sa largeur de vues.
Contrairement aux idées reçues, elle ne quittera pas le groupe avec Adler mais en même temps
que lui, déçue du niveau assez médiocre des partenaires, formée qu’elle était au débat
intellectuel dans le milieu progressiste à Vienne, à Berlin, où s’élaborait la Social Démocratie.
Les compagnons de Freud et Freud lui-même ne gagnaient pas à la comparaison. À la
différence de celles qui lui succèdent – Sabina Spielrein, Hermine Hugh-Helmut, Lou
Andréas-Salomé – elle ne sera pas une fille de Freud, ainsi que le dit très bien sa seule
biographe autrichienne, Eveline List. Le mode d’organisation du groupe lui déplaît ; elle le
signifie ; elle partira.
Sa participation très soutenue à la vie politique et sociale se confondant avec ses
investissements amicaux, familiaux nous trouvons parmi ses amis et fréquentations tous les
grands noms et les figures de « sa » Vienne. Elle lit tous les journaux socialistes, féministes,
sans cesser de lire les classiques, les nouveautés littéraires et scientifiques. La poésie
accompagne sa vie. Elle en écrit, en publie. Sa pratique de médecin et son expérience de mère
seule à élever et éduquer ses fils l’engagent toujours plus avant dans les politiques de contrôle
des naissances conformes aux principes d’hygiénisme et d’eugénisme dont débattent les
socialistes. La force des nouveaux hommes tient-elle à leur nombre, à leur qualité ?
Margarethe penche pour la qualité. Le lecteur d’aujourd’hui s’étonne et s’affole devant ces
thèses et leur développement. On parle d’élevage des hommes, de sélection soigneuse des
couples aptes à procréer…
Un mot du contexte :
-la grande bourgeoisie viennoise juive, dont M.H. est issue, à la conquête de ses droits
civiques ;
-la façon de s’approprier « les Lumières » donnant lieu à une sorte de « protestantisme
juif » opposé à la puissance de l’Eglise Catholique ;
-la « Vienne Rouge », son grand chambardement social, artistique, éducatif,
psychologique, architectural, encore actif après l’échec des socialistes ;
-la tension entre la psychanalyse en train de s’inventer et d’autres théories nouvelles de
la vie psychique ;
etc…
Enfin, honorer la figure de cette femme âgée, malade, emportée par le sort commun des
vieillards juifs, ignorante de l’assassinat de son ex-mari et de son fils aîné, incertaine du sort
de ses proches. « Je veux seulement vous dire adieu », écrit-elle.
Et cela encore : soignante jusqu’au bout, avec le sac de médicaments et pansements
qu’elle a emporté, peut-être vide au moment de sa mort.
Françoise Wilder.