Frédéric Lordon : la crise de trop 1

Frédéric Lordon : la crise de trop
reconstruction d'un monde failli (2009, Fayard)
Introduction : Grands vents.
Cette crise économique-là ne sera pas comme les précédents ralentissements, ni un simple cahot de la croissance parmi
les autres. Cette fois-ci, les seuils de tolérance sont en vue. Et ce pourrait être la crise économique de trop, celle dont on
fait les grandes tornades politiques et sociales.
Petite recette de chimie détonante :
1. la tragique désorientation des décideurs. ..Il est très dommage que les gouvernements ne sachent pas trop où
aller car, du côté de la finance, le moins qu'on puisse dire est qu'il ne faut pas attendre d'amélioration
spontanée.
2. la (remarquable) persévérance dans l'obsénité des hommes de la finance, même au tréfonds de la
déconfiture...Il est maintenant assez clair que, l'élémentaire décence étant une notion strictement
incompréhensible aux consciences de la financen, il ne reste plus que les voies de la force légale puis, à
défaut, de la force physique, pour leur faire entendre raison.
3. l'état de rage qui gagne une part croissante de la population...Non non non, Monsieur Fabius, les gens ne sont
pas « mécontents » : ils sont fous de rage. La crise, à laquelle ils n'ont aucune part, est payée à leurs frais, les
jette hors de leurs emplois ou lamine leurs revenus, pendant que la banque continue de rouler carrosse et
persévére dans une inoxydable arrogance...
4. la cécité, par atermoiement ou simple incapacité, de la quasi totalité des médiateurs, gouvernants, partisans et
syndicaux, incapables de saisir l'enjeu véritable de la situation qui ne réclame pas les retrait d'une réforme, ni
même d'une politique, mais une nouvelle donne d'une ampleur semblable à celle qui eut lieu au sortir de la
deuxième guerre...la chose nommée par habitude ou plutôt par charité « oppoosition » cherche en vain
comment faire oublier le parfait à-propos historique qui l'a conduite à célébrer par déclaration de principe
interposée le « marché » au moment àù le capitalisme libéralisé tombait en morceaux.
Ce sont les deux contraintes, celle de la finance qui exige la rentabilité actionnariale, et celle de la concurrence qui
veut la compétitivité-prix, qui ont écrasé les salaires et fait exploser les inégalités.
La question des paradis fiscaux et des places financières off-shore, quoique d'une parfaite dignité en soi, demeure
périphérique à la crise financière.
Tous les efforts de diversion et de restriction peinent maintenant à cacher que cette crise n'a rien d'une « crise financière
autonome », qu'elle est née fondamentalement dans l'économie réelle, pour y retourner avec la force d'un choc
récessionniste appelé à faire date. Cette origine réelle, c'est l'insuffisance du salaire.
Chapitre 1. : responsabilités
Responsables apparents – responsables réels.
Croyant en la seule réalité d'individus parfaitement autodéterminés, la pensée libérale-individualiste méconnaît
systématiquement le travail des forces sociales qui s'abattent sur eux et les font agir bien plus qu'ils n'agissent euxmêmes, ou plutôt qu'ils n'agissent d'eux-mêmes. Ces forces sont inscrites dans les structures : des institutions, des règles
et des règlements, des lois – entre autres.
On ne peut pas demander à des agents d'attenter à leurs propres intérêts tels qu'ils ont été construits et légitimés
par l'état des structures instituées.
Transformer ou supprimer des comportements, spécialement dans le champ économique, ne peut véritablement passer
que par la modification des structures qui déterminent les agents à se comporter comme on ne veut plus qu'ils les fassent
– c'est à dire par un mouvement de reconfiguration de leurs intérêts.
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Si incriminer la responsabilité des agents tels qu'ils sont plongés dans les structures est parfaitemen vain, autrement
pertinente en revanche est la question de la responsabilité de ceux qui ont installé les structures, et de ceux qui ont
oeuvré à leur pérennité. Non plus la responsabilité des « usagers » de la structure, mais la responsabilité de ses
architectes et de ses gardiens.
Les ingénieurs (socialistess) de la déréglementation française.
La mondialisation, qui a si dramatiquement restreint la marge de manoeuvre des politiques publiques, a été le fait
d'autres politiques publiques....il n'était pas dans le pouvoir des acteurs privés de créer le terrain de jeux lui-même – car
seuls les Etats pouvaient le faire pour eux....une dramatique ironie de l'histoire politique aura donc voulu qu'en France
les « socialistes » aient été les grands architectes – c'est à dire les grands responsables.
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Loi de déréglementation des marchés financiers – Pierre Bérégovoy – 1986 (il faut l'intervention de l'Etat
pour faire reculer le contrôle de l' Etat)
• la directive Lamy – 1988 – se donne l'horizon de l'été 1990 pour la réalisation de la pleine mobilité des
capitaux, non seulement intraeuropéenne, mais également entre les Etats membres et les Etats extérieurs à
l'Union (actuel article 63 du Traité de Lisbonne)
(on voit apparaître du même coup l'énormité du mensonge de l' « Europe, bouclier contre la mondialisation)
• régime fiscal douillet pour stock-options : Strauss-Kahn 1998
• promotion de l'épargne salariale avec de lourdes intentions d'en faire le tremplin vers les fonds de pension :
PPESV de Laurent Fabius 2001
• combat des députés socialistes européens pour faire adopter à Strasbourg le projet de directive Bolkestein
abolissant toute défense possible contre les OPA – 2001.
• création du Fonds de Réserve Pour les Retraites par Lionel Jospin – 1999 -, l'amorce du fonds de pension
collectif avec lequel la candidate Royal bouclera la boucle...
il y a là plus qu'un faisceau d'indices : un projet d'ensemble parfaitement cohérent de financiarisation poussée de
l'économie française, notamment - et c'est là sans doute le plus coupable – par l'implication financière du
salariat, au travers de diverses formules, avouées ou inavouées, de fonds d'épargne retraite ou autres.
« la bataille idéologique va maintenant s'engager », annoncent sans rire, et telle une bande-annnce en Dolby THX,
Olivier ferrand (Conseiller de L.Jospin aux affaires européennes), Michel Rocard et Eric Maurin. « Bataille
idéologique »...la dernière fois qu'un socialiste a dit une chose pareille, ce devait être dans les années 70. La « bataille »
et tous ses dérivés, voilà ce que la gauche sociale-démocrate a toujours abhorré, refusé de dire et absolument banni de
ses discours, elle qui a toujours chanté la paix du capital et du travail, oeuvré à la dénégation de leur conflit et censuré le
moindre mot guerrier, de peur que de « bataille » on ne passe à « lutte », puis de « lutte » à « lutte des classes »,
l'horreur suprême, le cauchemar par excellence, non cette chose n'existe pas.
Ces personnes qui parlent aujourd'hui ont-elles un rapport autre que de fortuite homonymie avec toutes celles de même
nom qui disaient des choses si différentes il y a peu encore ?
On aura objectivement du mal à soutenir que ce que cette fausse gauche a accompli lorsqu'elle était au pouvoir est
« moins pire »...que ce qu'a fait la droite....
Prosélytes devenus procureurs.
...comme s'il y avait à l'oeuvre un seul auteur, un seul entendement identiquement configuré, ce sont partout les mêmes
leçons de libéralisme, étirées sur des années, soudainement répudiées au spectacle de la catastrophe, qui se font écho
d'un bout à l'autre de l'espace médiatique.
A la télévision, à la radio, dans la presse écrite, qui pour commenter l'effondrement du capitalisme financier ? Les
mêmes bien sûr ! Tous, experts, éditorialistes, politiques, qui nous ont bassinés pendant deux décennies à chanter les
louanges du système qui est entrain de s'écrouler et menace de nous faire périr avec lui...
il y a pourtant mieux que les clairvoyants, il y a les prophètes. Dans cette catégorie-là, « disons-le tout net », jacques
Attali est insurpassable....En 2008 en tous cas il est d'avis de propulser toute l'épargne des français vers les marchés
financiers – se peut-il que ce soient les mêmes marchés à propos desquels il dit si bien « tsunami » à la télévision ?
Le débat public est pareil à un vaste champ d'éoliennes ; jamais on n'a vu entreprise de blanchiment intellectuel à si
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grande échelle et nul ne s'en offusque...
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