VERSION PROVISOIRE

2nd séminaire AFD-F3E
Analyser, suivre et évaluer sa contribution au changement social
Donner du sens à la mesure des pratiques de solidarité internationale
et de coopération décentralisée
Comment évaluer la contribution des actions
de développement au changement social ?
Contribution de Philippe Lavigne Delville1
au panel « Sens et enjeux du changement social »
VERSION PROVISOIRE
Introduction
La question du changement est inhérente à celle des interventions de développement. Selon un
raisonnement un peu circulaire, le développement, c’est un processus de changement, les
interventions de développement ont pour but d’apporter du changement, donc de contribuer au
développement. Mais quel changement ? Pour qui ? Qu’est-ce que le changement social ?
Je voudrais dans mon intervention développer 3 points : questionner la notion de changement social,
qui est souvent normative ou mal définie ; discuter la prétention du monde du développement à
susciter/maîtriser le changement, et la tension structurelle, dans les interventions de
développement, entre un désir d’accompagner et une volonté de restructurer, en fonction de visions
normatives. Et enfin déboucher sur la question de l’évaluation.
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Philippe Lavigne Delville est socio-anthropologue, directeur de recherche à l’IRD. Il travaille en particulier sur les politiques et
projets de développement et sur les politiques foncières. Il a été Directeur scientifique du GRET de 1999 à 2008 et est président
de l’APAD depuis 2013. Il a publié en particulier « Affronter l’incertitude ? Les projets de développement à contre-courant de la
révolution du « management de projets » », Revue Tiers Monde, n°211 (2012), pp. 153-168, « Pour une anthropologie
symétrique entre « développeurs » et des « développés », in Copans J. et Freud C. dir., Le développement aujourd’hui :
chemin de croix ou croisée des chemins, Cahiers d’études Africaines, n°202-203 (2011), pp. 491-509, et « A la recherche du
chaînon manquant. Construire des articulations entre recherche en sciences sociales et pratique du développement », in
Bierschenk Th., Blundo G., Jaffré Y., Tidjani Alou M. eds, 2007, Une anthropologie entre rigueur et engagement. Essais autour
de l’œuvre de Jean-Pierre Olivier de Sardan, Leiden/Paris, APAD/Karthala, pp. 127-150. <[email protected]>
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Version provisoire
Changement social ou dynamiques sociales ?
Dans une vision normative, le changement social, c’est ce qui va dans le « bon sens », celui d’une
amélioration des conditions de vie de groupes sociaux considérés comme défavorisés, ou
insuffisamment entrés dans la modernité. Les choses sont simples : l’objectif est d’apporter le
progrès (la monnaie, la technique) aux populations. Les populations ne savent pas ou ne peuvent pas
se moderniser elles-mêmes (soit parce qu’elles sont engluées dans leurs traditions, soit parce
qu’elles sont dominées). Elles doivent adopter des techniques plus efficaces, et pour cela, devenir
plus entrepreneuses, plus individualistes. Il faut leur apporter le changement, le forcer si besoin.
Si l’on parle de transfert de technique, cette vision est bien évidemment totalement dépassée. Mais
en est-on si loin lorsqu’on parle de réforme institutionnelle ? On peut parfois se demander si l’on
n’est pas passé de l’imposition normative de modèles techniques à l’imposition normative de
modèles institutionnels, avec un discours qui pourrait se résumer ainsi : « Il faut que les pays en
développement/les sociétés locales adoptent des institutions efficaces, le marché, un Etat de droit,
des institutions publiques neutres et efficaces, etc. ». Comme le dit Tania Li, il s’agit de « techniciser
la façon de gouverner la société », dans une conception dépolitisée de la politique, avec l’ambition
implicite de vouloir créer des citoyens et parfaits, soucieux du bien commun, participant aux
décisions, contrôlant l’action de leurs responsables politiques, eux-mêmes au service du bien
commun. Or, le social n’est évidemment pas neutre et consensuel. Il est fait d’inégalités, de
domination, de rapports de force. De plus, des chercheurs ont posé la question « la bonne
gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement » (Meisel et Ould Aoudia, 2007) ?
Autrement dit, n’est-on pas aussi dans l’imposition de modèles lorsque l’on promeut, pour favoriser
le développement économique, des institutions qui sont, dans les pays industrialisés, le résultat de
ces processus ?
Du changement social, il y a en tout le temps, partout. Aucune société n’est figée. Les formes
d’organisation politique, les différenciations économiques, les rapports de genre, tout cela évolue, se
recompose en permanence, à des degrés variables. A tel point que la continuité, l’absence de
changement sur certains aspects alors que tout change demande aussi à être expliqué ! Un premier
problème du terme de « changement social », c’est qu’il est souvent utilisé de façon générale, « le »
changement, en oubliant de s’interroger « changement pour qui ? Sur quel plan ? Dans quel sens ? »
Un second problème est qu’il est souvent pris dans une vision normative, qui valorise le changement
pour le changement, ou bien où certains acteurs (qui ? avec quelle légitimité ?) définissent le sens du
« bon changement », celui qui nous intéresse, celui que l’on va observer ou essayer de promouvoir.
Or dès que l’on sort d’une telle vision normative, ce qu’on observe, ce sont des dynamiques
multiformes, variées, éventuellement contradictoires. De fait, les sciences sociales préfèrent parler
de « dynamiques sociales » pour échapper à une vision normative. Dynamiques sociales qui sont à
l’interface des « dynamiques du dedans » et des « dynamiques du dehors » pour reprendre
l’expression de Georges Balandier, qui résultent des stratégies actives que mettent en œuvre
différents groupes d’acteurs pour modifier leur situation ou maintenir des rapports de force qui les
avantage, dans des contextes marqués par des dynamiques plus larges de changement
environnemental, social, politique, économique, etc. Des dynamiques sociales multiformes, sur une
partie desquelles les chercheurs mettent le projecteur, en fonction de leurs centres d’intérêt, des
lieux et des moments, et qu’ils peuvent difficilement appréhender dans toute leur complexité.
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Dynamiques sociales et interventions de développement : l’illusion du
changement planifié
L’objectif des interventions de développement est d’apporter des changements sur des plans
prédéfinis. Dans une vision techniciste, où les sociétés sont relativement figées, et où c’est le
changement technique qui induit le changement social, les choses sont simples : le développement
coïncide avec l’intervention. Les choses se compliquent dès lors que l’on reconnaît qu’un projet de
développement est « une intervention dans des systèmes dynamiques » (Elwert et Bierschenk, 1988),
constitués d’acteurs hétérogènes, engagés dans des rapports sociaux qui sont porteurs d’inégalité et
de domination en même temps que solidarité, soumis à des processus plus larges de changement
économique et politique, en compétition pour des ressources et/ou du pouvoir. Se pose dès lors la
question de ce que représente l’intervention dans les arènes locales :
-
tout d’abord, quelle influence a-t-elle par rapport aux dynamiques en cours et aux facteurs
plus macro de changement social ? Une situation donnée renvoie à un certain équilibre des
inégalités et des rapports de force. Une action de préservation des ressources naturelles
peut-elle influer significativement des logiques de surexploitation liées à la croissance
démographique ? Une action de développement agricole peut-elle permettre de
contrebalancer les impacts de la libéralisation des filières ? Que peut la sensibilisation aux
effets du mariage précoce contre les dynamiques de fondamentalisme religieux ?
-
en ensuite, quelles sont les formes de réappropriation/réinterprétation de l’intervention
dans les arènes locales ? La socio-anthropologie du développement a largement montré que
les projets étaient réinterprétés/réappropriés/neutralisés dans les arènes locales, en
fonction des grilles d’interprétation des différents acteurs, des enjeux locaux, des
opportunités de captage de ressources pour ces enjeux locaux ou pour des stratégies
personnelles. La prétendue « résistance au changement » recouvre des stratégies actives de
neutralisation des effets potentiels d’interventions jugés inadaptées, ou dangereuses, en
tous cas pour certaines catégories d’acteurs.
Le changement social ne se décrète pas. Un projet ne peut le susciter. Il faut abandonner l’illusion
d’un changement social programmé. On ne peut plus considérer que le développement avec un
« petit d » (les dynamiques sociales) se superpose au développement avec « un grand D » (les
politiques, les interventions) (Li, 2014).
Prétendre prédéfinir et maîtriser les effets des projets est illusoire, et d’autant plus lorsque :
-
l’intervention est conçue en termes généraux, dans une vision technicisée et dépolitisée, sans
référence aux arènes locales, aux dynamiques en cours, aux jeux d’acteurs existant. On veut
favoriser l’agriculture sans se demander quels agriculteurs on veut appuyer. On veut
« modifier les rapports de genre » sans savoir quels sont les demandes des différentes
catégories de femmes, ni ce qui est socialement acceptable ici et maintenant. On est dès lors
nécessairement aveugles sur les enjeux locaux de l’intervention, sur les intérêts des
différents groupes d’acteurs, sur ceux qui seront en mesure de s’approprier le projet ou de le
neutraliser. En caricaturant, on met des ressources sur la table, on ferme les yeux en
espérant qu’elles seront saisies par ceux qui auraient intérêt à ce que l’on souhaite se
réalise… ;
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-
l’intervention est conçue comme une succession d’activités pré-programmées, difficilement
adaptable en fonction des réalités rencontrées. Préciser ses objectifs et comment on compte
les atteindre est indispensable. Mais lorsque cela aboutit à une conception rigide de
l’intervention, corsetée dans un « cadre logique » verrouillé, cela rend impossible les
indispensables ajustements liés à l’incertitude qui entoure tout projet, à la construction de
l’adéquation à des réalités toujours plus complexes que prévu. Le raisonnement du cadre
logique suppose implicitement qu’une fois le diagnostic réalisé et la pertinence du projet
acquise, il suffit de dérouler mécaniquement les actions prévues pour obtenir les résultats
attendus, oubliant que les projets sont « des voyages de découverte » (Hirschman, 1967), que
l’adéquation aux réalités ne va pas de soi mais doit se construire (Korten, 1980 ; 2006), que
l’intervention dans des systèmes dynamiques induit des interactions permanentes entre les
espaces locaux et l’intervention ;
-
l’intervention se situe souvent sur un pas de temps incompatible avec les objectifs poursuivis.
Il est frappant de voir comment, en 20 ans, les objectifs des projets se sont élargis et sont de
plus en plus sociétaux (la bonne gouvernance, le genre, etc.) en même temps que les pas de
temps se réduisaient (phases de 3 ans) et les conditions contractuelles se durcissaient. Or
tout changement demande du temps pour se stabiliser. L’instabilité de l’intervention rend
souvent impossible cette stabilisation. Les acteurs qui n’y ont pas intérêt savent qu’il n’est
pas forcément nécessaire de s’opposer frontalement. Il suffit de ralentir ou freiner, et
d’attendre un peu la fin du projet pour que les choses « reviennent dans l’ordre ». Ceux qui y
auraient intérêt n’ont pas confiance dans la durée du soutien, n’osent pas prendre des
risques… Il y a ainsi une contradiction croissante entre les objectifs et la capacité à les
atteindre… Et on peut se demander si la multiplication des formules comme « contribuer à »
dans les cadres logiques ne traduit pas, autant que la prise de conscience que le projet ne
peut pas tout par lui-même, un certain renoncement à atteindre les objectifs...
Bien sûr, tous les projets ne relèvent pas de ces logiques, en tous cas n’y sont pas soumis avec la
même force. La tyrannie du cadre logique et la bureaucratisation de la mise en œuvre des projets
dépend des institutions et des individus. Depuis longtemps, des praticiens engagés (dans les
institutions d’aide comme dans les Ong ou certains bureaux d’études) promeuvent l’idée de projets
d’accompagnement des dynamiques, et s’interrogent sur les limites de l’outil « projet » pour cela
(Lecomte
Les projets qui ont eu les résultats les plus remarquables ne sont pas ceux qui ont suivi le modèle.
C’est vrai aussi pour les projets industriels ! Les projets les plus pertinents sont ceux qui sont en
phase avec des dynamiques, et apportent, de façon stratégique, des ressources techniques,
économiques, symboliques, à certains acteurs. Qui se basent sur une analyse réaliste des blocages et
des enjeux. Qui ont une durée et des moyens cohérents avec les changements qu’ils veulent
impulser. Qui sont capables de comprendre ce qu’ils produisent et d’ajuster leur démarche. Et qui
ainsi peuvent apporter des changements significatifs, à travers des innovations techniques et
organisationnelles qui permettent à certains groupes d’acteurs de modifier, de renégocier leur place
dans des rapports sociaux, dans des filières. L’étuvage du riz en Guinée a non seulement « fluidifié »
la filière, elle a aussi considérablement renforcé la place des femmes en son sein. La réhabilitation
des polders de Prey Nup au Cambodge a non seulement réduit considérablement le déficit rizicole
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des ménages pauvres, elle a aussi permis à une organisation paysanne d’entrer en négociation avec
l’Etat.
Une intervention de développement consiste en l’injection dans un espace donné d’un ensemble de
ressources, financières mais aussi cognitives, symboliques, politiques, etc.
-
Dès lors qu’elle ne joue qu’un rôle limité par rapport à des dynamiques de changement plus
large, que sa pertinence opérationnelle est à construire dans chaque contexte, qu’elle est
l’objet de formes de réappropriation, ne faut-il pas assumer que l’on fait une « intervention
dans des systèmes dynamiques », intervention qui n’est pas neutre socialement et
politiquement, et penser stratégiquement sa position temporaire dans les arènes locales, ses
alliances avec certains groupes d’acteurs vers qui on oriente prioritairement les ressources
financières, cognitives, pour accroître leur capacité à renégocier leur position dans les filières
et les arènes, et peser sur les rapports de force ?
-
Toute intervention a nécessairement une dimension normative. Elle met en avant des visions,
des conceptions de ce qu’il « faut » faire, de ce qu’il « faut » faire évoluer. Comment définir
ces choix en fonction d’une analyse des enjeux locaux et des groupes stratégiques et pas
seulement de ses conceptions et des thèmes à la mode ?
-
Comment assumer et gérer au moins mal la tension entre logique d’accompagnement (qui
suppose ancrage, écoute, flexibilité, capacité à saisir les opportunités) et logique de
programmation (qui suppose des objectifs, des activités programmées, etc.) ?
IL existe de nombreuses réflexions sur ce sujet, des tentatives pour utiliser de façon stratégique les
« tableaux logiques », mais je ne suis pas sûr que l’on ait encore pris toute la mesure des implications
d’une telle façon de poser l’enjeu des interventions de développement, tant dans la façon de les
concevoir que dans celle de les piloter. Bien plus, malgré les évolutions des objectifs (plus sociétaux)
et des modalités (dispositifs complexes pluri-acteurs), n’est-on pas encore dans une conception
relativement mécaniste de l’intervention ? Les évolutions actuelles des politiques d’aide ne vont-ils
pas vers plus de rigidification ?
Evaluer la contribution des interventions de développement aux
processus de changement : des défis conceptuels et méthodologiques
On voit bien que la question de l’évaluation se complique, dès lors que l’on abandonne l’idée que les
activités auraient mécaniquement les impacts voulus. L’évaluation des processus pose une double
difficulté :
-
On ne peut pas tout regarder, il faut choisir le type de rapports que l’on observe, le type de
changement que l’on souhaite analyser, au risque d’oublier des effets induits sur d‘autres
dimensions. Ainsi, on sait que les impacts socio-économiques de projets de développement
sont parfois difficiles à percevoir, mais que l’intervention peut avoir des impacts
sociopolitiques importants, du fait que les instances suscitées sont des arènes où s’expriment
les luttes politiques pour le leadership, que les interlocuteurs privilégiés des projets peuvent
engager des processus de légitimation sociale du fait de ces relations et capter une partie
des rentes des projets.
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Fig. 1. Regarder au-delà de ses centres d’intérêt
(Source : Billaz et Diawara, 1982)
-
Plus les indicateurs sont proches des activités, plus ils sont aisés à définir et à documenter,
mais moins ils sont riches en termes de dynamique et d’impact. Plus on va vers l’impact, plus
les indicateurs sont difficiles à documenter, dans les processus classiques d’évaluation.
Fig.2. Qu’observe-t-on ?
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-
Les changements sont le produit de dynamiques multiples, dont l’intervention n’est qu’une
partie. L’imputation de la cause devient difficile. On ne peut pas seulement comparer
« avant projet » et « après projet », il faut aussi comparer « avec projet » et « sans projet »
pour tenter d’isoler ce qui relève de l’impact du projet de ce qui relève des dynamiques
d’ensemble, ce qui est plus compliqué, en particulier pour des questions de spécificités des
situations ;
Fig. 3. Dynamiques d’ensemble et effet du projet
-
Les évolutions ne sont évidemment pas linéaires. Le moment où on observe peut influer
fortement sur les conclusions, et ne présage pas de dynamiques ultérieures.
Fig.4. Les conclusions dépendent du moment de l’évaluation...
Il n’y a pas de solution miracle à ces dilemmes. Il y a une quinzaine d’années, un ouvrage en anglais a
fait le point sur ce qu’ils ont appelé «process monitoring and documentation », « le suivi de
processus ». L’idée est que le suivi-évaluation classique ne donne que des éléments partiels, peu
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explicatifs, souvent tardifs. Et que, pour piloter de façon stratégique des interventions, il est utile
d’avoir un feed back sociologique, en temps réel ou presque, sur la façon dont se déroulent les
actions, la façon dont elles sont perçues par les acteurs locaux, les réactions qu’elles suscitent. Assez
exigeantes, ces démarches se situent sur un gradient entre d’un côté un accompagnement des
équipes de praticiens par un socio-anthropologue qui les aide à réfléchir sur leur pratique et ce qu’ils
observent sur le terrain, et de l’autre des enquêtes externes menées par un chercheur. Il y a là un
champ qui n’a guère été exploré en France, à ma connaissance, et qui me semble potentiellement
très porteur. Sans aller jusque là, on peut mieux intégrer le suivi-évaluation aux dispositifs de
pilotage (au niveau de l’équipe projet et au niveau de la gouvernance du projet). On peut définir a
priori ce que l’on veut observer en fonction des enjeux politiques et sociaux du projet, et ajuster les
indicateurs après quelques mois de terrain. On peut coupler une dimension de « suivi-évaluation »
sur base d’indicateurs précis, et une dimension de « suivi qualitatif », de « suivi de processus » qui
permette de mieux comprendre ce qui se passe et de regarder plus large. On peut mobiliser des
études spécifiques sur des questions d’impact social.
Cela suppose que la conception même du projet intègre cette dimension de processus et la volonté
de suivre et de comprendre, que le budget accorde une place significative aux démarches de suivi et
de compréhension, que la durée et la surface du projet justifient d’investir des ressources
significatives dans cette dimension de suivi.
Conclusions
Evaluer la contribution d’une intervention de développement aux dynamiques de changement social
pose donc des défis méthodologiques certains. Il est peu probable que le format des évaluations
externes courtes puisse le permettre. Mettre l’accent sur la « participation » et donc la perception du
changement par les acteurs est à la fois indispensable, et piégeant si cela se transforme en méthode
« rapide » cumulant tous les biais. Je me souviens d’une méthodologie participative d’étude d’impact
qui prétendait, en deux jours d’ateliers villageois, analyser l’impact d’un projet de développement
agricole sur la sécurité alimentaire : il y avait une session sur les changements agraires et les déficits
alimentaires, un seconde sur l’évolution des rendements et le rôle du projet. Sur le papier, la
méthodologie était séduisante. Les résultats étaient unanimes : oui, pour les paysans, la sécurité
alimentaire s’est améliorée, les rendements se sont améliorés. Sauf qu’on comprenait grâce à des
notes de bas de page que les réalisations du projet dans ce village avaient été des cordons pierreux
sur quelques centaines de mètres qui ne pouvaient matériellement pas avoir un impact sur la
situation alimentaire du village !
Dès lors, y a-t-il d’autre solution que des études de sciences sociales, construites autour d’une
problématisation de la question du rapport entre intervention et types de changements à observer,
prenant le temps de comprendre les dynamiques par des entretiens approfondis multiples, et
mettant à l’épreuve les effets possibles pour construire une image plausible, empiriquement
documentée, des différents effets, attendus ou non, des actions ?
De telles études, si elles partent de zéro, seront inévitablement relativement lourdes, et donc
difficiles à systématiser. Elles n’ont de sens que sur un pas de temps cohérent avec les dynamiques
de changement, et donc une série à peu près cohérentes de « phases de projets ».
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Elles seront d’autant plus pertinentes qu’il y aura eu des analyses initiales, construisant une
problématisation ex ante des dynamiques et des hypothèses de levier de changement, et permettant
d’identifier des indicateurs pertinents pour suivre le changement. Plus le suivi-évaluation aura
documenté les modalités et les réinterprétations de l’offre du projet et leurs raisons, plus il sera
possible de s’appuyer dessus pour étayer la construction de cette image plausible de l’impact. Ainsi,
pour le projet Prey Nup, les suivis de parcelles avaient solidement démontré l’impact du projet sur
les rendements et la production, ce qui a permis à l’étude d’impact de se centrer sur les impacts en
termes de différenciations socio-économiques.
Dès lors que l’on n’est pas dans une logique de recherche, qui justifie de telles études relativement
lourdes, une alternative (ou un complément utile), consiste à mobiliser une logique de suivi de
processus, démarche qualitative de suivi des dynamiques engendrées par l’intervention, qui permet
de suivre « en temps réel » les perceptions et les stratégies, et donc de lire les enjeux et les
tendances (Mosse et al, 1998). Selon les cas, ce suivi de processus peut reposer sur des enquêtes
socio-anthropologiques indépendantes du projet, mais restituées en temps réel, ou bien sur un
accompagnement socio-anthropologique des praticiens pour leur permettre de mieux comprendre
ce qui se joue dans l’intervention. Plus qu’une analyse ex post des dynamiques, il s’agit là d’observer
et de documenter les processus en cours, dans un dialogue, pas toujours facile à réaliser, mais très
productif, entre praticiens et chercheurs de sciences sociales.
Un piste possible pour mettre en œuvre de tels suivis de processus pourrait consister à mettre en
place, sur certains projets de taille suffisante, des postes de suivi-évaluation confiés à des socioanthropologues inscrits en thèse de doctorat, qui auraient travaillé leur cadre d’analyse avant de
prendre leur poste, et auraient ainsi une position unique pour mener des enquêtes de terrain dans
une logique de restitution et de contribution au pilotage des projets.
Bibliographie
Billaz R., Diawara Y., 1982. Enquêtes en milieu rural sahélien, PUF/ACCT, Paris.
Elwert G. et Bierschenk T., 1988, "Development Aid as An Intervention in Dynamics Systems",
Sociologia Ruralis, vol 28 n° 2/3, pp. 99.
Hirschman A. O., 1967, Development projects observed, Washington D.C., The Brookings Institution.
Korten D. C., 1980, "Community organization and rural development: a learning process approach",
Public Administration Review, vol 40 n° 5, pp. 480-511.
Korten D., 2006, L'intervention sociale comme processus d'apprentissage, Coopérer aujourd'hui n° 48,
Paris, GRET, 41 p.
Lavigne Delville Ph. et Neu D., 2004, « Le suivi-évaluation, pour piloter les processus d’intervention et
développer les apprentissages », in COTA, Dossier préparatoire au Séminaire de Paris « Evaluation,
capitalisation, appréciation de l'impact au service de la qualité des actions et du dialogue entre les
acteurs de la coopération », organisé par CONCORD, Coordination Sud et F3E.
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Li T. M., 2011, "Rendering Society Technical. Government through Community and the Ethnographic
Turn at the World Bank in Indonesia", in Mosse D., ed., Adventures in Aidland. The Anthropology of
Professionals in International Development, London, Berghahn, pp. 57-79.
Li T.M., 2014, « Les engagements anthropologiques vis à vis du développement », Anthropologie &
développement, n°37-38-39, pp. 241-256.
Meisel N. et Ould Aoudia J., 2007, La ‘bonne gouvernance’ est-elle une bonne stratégie de
développement, Document de travail, Paris, AFD.
Mosse D., 1998, "Process documentation research and process monitoring", in Mosse D., Farrington
J. et Rew A., ed., Development as process: concepts and methods for working with complexity,
London, ODI/Routledge.
Neu D., 2005. Représenter la logique d'un projet pour mieux en débattre : un outil pour faciliter la
conception, la présentation et la conduite d'un projet. Les tableaux logiques simplifiés, Tome 1. GRET,
Paris, Coopérer aujourd'hui, 45.
Olivier de Sardan J.-P., 1995, Anthropologie et développement. Essai en anthropologie du
changement social, Paris, APAD/Karthala.
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