Sarah Peinte

Entre mémoire collective et histoire individuelle Lisa Blas a commencé à photographier les archives de la bibliothèque de l’E.R.S.E.P. à Tourcoing en mars 2010. Par le choix des livres photographiés, l’artiste mêle des références historiques et autobiographiques à son travail. Dés lors, photographier les images des usines de Tourcoing revêt un sens particulier pour l’artiste américaine qui met en évidence les liens entre l’esclavage dans les champs de coton, et celle de l’industrie textile de la ville. Lisa Blas tisse des liens, remonte le temps et assemble des morceaux de récits. Dans certaine série comme celle des pages blanches, la lumière varie déclinant différentes teintes du jour. On perçoit ainsi différentes temporalités. Les teintes changent et le spectateur peut discerner le temps qui s’écoule entre chaque prise. Ce travail s’étend sur plus d’un an malgré la rapidité avec laquelle l’appareil numérique produit des images. Depuis mars dernier, Lisa Blas vient régulièrement à bibliothèque. Elle s’est imprégnée du site, elle a rencontré les personnes qui y travaillent et étudié les archives jusqu’à ce qu’elles se lient à sa propre histoire. De nombreuses photos sont prises sur une table d’école, toujours présente dans un coin de la bibliothèque. Une certaine objectivité transparait dans ce travail : le décor est neutre, la lumière est celle du lieu, le cadrage est frontal. L’artiste semble se retirer pour laisser l’appareil décider. Ces éléments ne sont pas sans rappeler le « style documentaire » 1 des photojournalistes des années 30 aux Etats Unis. Walker Evans, figure emblématique de l’époque, définissait son travail par“(. . .) son réalisme, et son naturalisme, et son objectivité de traitement; la non apparition de l’auteur et la non-­‐subjectivité . . .”2. Lisa Blas semble avoir pris le parti d’une photographie objective dans ces choix esthétiques. La durée de son travail et la teneur historique des images semblent tendre vers une attitude documentaire. Entre Document et « style documentaire », se joue l’histoire de la photographie et son passage vers l’art. Dans ce travail, l’artiste semble jouer sur les registres. Elle met le doigt sur une des ambigüités du médium, à savoir quelle distance y a-­‐t-­‐il entre photographie et document ? Faire du document et avoir une attitude documentaire sont deux démarches distinctes. Mais notre artiste ouvre un troisième champ en utilisant un « style documentaire » pour photographier les archives : la mise en abîme des archives met à distance l’image document de l’image photographique. Lisa Blas a une attitude documentaire bien que ses clichés ne nous informent pas ; ils abritent une constellation de récits lacunaires. L’objet représenté est le début d’un fils que le spectateur doit remonter pour reconstituer l’histoire. Chaque photographie devient un site archéologique où chacun peut fouiller et redécouvrir le sens de ces éléments passés. Olivier Lugon, Le style documentaire, D’Auguste Sander à Walker Evans 1920 – 1945, Paris, Macula, 2001. 1
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Walker Evans, op.cit.p78. 1 Ces photographies associent de nombreuses références, pourtant elles ne sauraient être figées dans une interprétation. Chaque cliché semble être une image pensive3, c’est-­‐à-­‐dire un « (. . .) nœud entre plusieurs indéterminations. [La pensivité d’une image] pourrait être caractérisée comme effet de la circulation entre le sujet, le photographe et nous, de l’intentionnel et de l’inintentionnel, du su et du non su, de l’exprimé et de l’inexprimé, du présent et du passé.», explique Jacques Rancière. Ces images appellent d’autres images. Elles renvoient à celle de Walker Evans et de son attitude documentaire, elles appellent celles de Robert Franck dans le retrait du photographe au profit de son appareil ; elle raconte l’histoire de Tourcoing, de l’Amérique et de ces champs de coton. Lisa Blas recompose une narration subjective dans les lieux d’une histoire commune. Ces images deviennent un espace où se superposent récit personnel et mémoire collective. 3
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Mayenne, La Fabrique, 2009. 2 Sarah Peinte