CONCOURS SESSION 1 - 22 MARS 2014

CONCOURS SESSION 1 - 22 MARS 2014
BACHELOR COMMUNICATION ET MEDIAS
EPREUVE D’ANALYSE, DE REFLEXION ET DE SYNTHESE
********************************************************************************************
SUJET :
« Journaliste citoyen : un nouveau concurrent aux journalistes « traditionnels » ?»
INSTRUCTIONS :
Le candidat est invité à apporter une réponse personnelle à la question en s’appuyant
sur tout ou partie des sources du dossier joint.
Format : 4 à 6 pages manuscrites.
COËFFICIENT : 6
DUREE : 4 heures
SOURCES UTILISEES
Liste des sources par ordre de présentation :
Observatoire des Journalistes et de l’Information Médiatique, Enquête Indépendance et
pluralité des journalistes et des médias en France, février 2013
Hessel, Camille, Du journalisme au ras du bitume, Courrier International, n°1191,
29/08/2013
Rebillard, Franck, Le journalisme participatif : définition, évolutions, état des lieux, INA
Expert, http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-journalisme-internet-libertes/lejournalisme-participatif-definition-evolutions-etat-des-lieux.html, mis en ligne en octobre 2012
Information participative : le journalisme de demain ?, Atlantico, 11/11/2013
Canu, Roland, Datchary, Caroline, Journalistes et lecteurs-contributeurs sur Mediapart,
des rôles négociés, Réseaux, 2010/2 n°160-161, p.195-223
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Observatoire des Journalistes et de l’Information Médiatique, Enquête
Indépendance et pluralité des journalistes et des médias en France, février
2013
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Hessel, Camille, Du journalisme au ras du bitume, Courrier International,
n°1191, 29/08/2013
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http://www.courrierinternational.com/article/2013/08/29/du-j...
Un site du groupe
> Hebdo n° 1191 > Multimédia > Brésil
MÉDIAS • Du journalisme au ras du bitume
Brésil. Le collectif Mídia Ninja diffuse des images brutes, non montées, de manifestations. A la frontière du
journalisme citoyen, il propulse son public au cœur de l’action.
O Estado de São Paulo
29 août 2013
| Camila Hessel
|
Un sac à dos. Un ordinateur portable. Dans une prise de l’ordinateur, un câble connecté à un iPhone. Un signal
3G ou la connexion Wi-Fi d’un habitant du coin. Eventuellement un modem 4G branché sur l’ordinateur.
L’“unité mobile” de Mídia Ninja est parée à diffuser ses images sur l’un des sites gratuits de vidéos sur
Internet. Pour attirer le public, un message sur Facebook, un autre sur Twitter. Le bouche-à-oreille et les
partages sur les réseaux sociaux font le reste.Le collectif Mídia Ninja [“Média Ninja”, acronyme de “Narrations
indépendantes, journalisme et action”] ne se soumet ni au formalisme ni aux rituels des médias traditionnels.
Il transmet ses images en temps réel, sans montage d’aucune sorte. Pas de prises de vues aériennes, pas de
séquences depuis des postes d’observation : on filme au ras de la rue, le point de vue adopté est celui du
manifestant. D’où ces images tremblantes, entre courses effrénées et longues déambulations en quête des
points de rassemblement des manifestants. Du récit sur le vif, qui n’essaie pas d’expliquer au spectateur ce
qui se passe – il en serait d’ailleurs incapable. Avec ce matériau brut, Mídia Ninja place son public au cœur de
l’action.
Mais à qui appartiennent ces sacs à dos ? A un groupe de militants qui, après avoir suivi en direct la Marche de
la liberté [pour la liberté d’expression et contre la répression policière] du 28 mai 2011 à São Paulo, a lancé
une série de débats diffusés en ligne par la chaîne PósTV [post-TV]. La plupart d’entre eux appartenaient au
Movimento Fora do Eixo [mouvement désaxé], collectif culturel fondé en 2005 par des producteurs de
musique afin de promouvoir des artistes de tout le pays, et en particulier ceux des régions situées hors de
l’axe Rio-São Paulo. Présent dans vingt-cinq villes brésiliennes, il se lance aujourd’hui dans des festivals et
manifestations musicales au Brésil et à l’étranger, toujours en dehors des circuits commerciaux traditionnels.
Un côté chien fou. Début 2013, Mídia Ninja a réalisé des reportages dans des villages de Guaranis-Kaiowás
[peuple indigène vivant dans le sud du Brésil], au Mato Grosso do Sul, mais aussi au Forum social mondial
organisé en Tunisie. Alors que ses membres se préparaient à élaborer leurs orientations, à discuter des
sources de financement possibles et des étapes à venir pour Mídia Ninja, la “révolte des 20 centavos” [les
manifestations de juin dernier, qui ont débuté après l’augmentation des tarifs des transports en commun dans
plusieurs grandes villes] prenait possession de la rue. Les ninjas – qui ont toujours le visage découvert – se
sont élancés dans la foule, tête la première.
Rares sont ceux qui ont une formation de journalisme. Le noyau dur, à l’origine des premières émissions qui
ont fait connaître le collectif, compte une petite dizaine de jeunes gens qui pour la plupart n’ont pas 25 ans.
Bruno Torturra fait figure d’exception : âgé de 34 ans, il a travaillé pendant onze ans pour le magazine Trip
comme reporter, rédacteur et directeur de la rédaction. Resté en coulisses pour coordonner la couverture des
événements et orienter ses troupes dans la rue, il affirme que le traitement de l’information se fait à l’instinct,
“façon chien de chasse mal dressé, sans processus bien définis ni techniques pourtant très utiles”.
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http://www.courrierinternational.com/article/2013/08/29/du-j...
Ce côté chien fou s’est bien vu lors de l’émission du 18 juin dernier. Filipe Peçanha, un Carioca de 24 ans qui
a suivi des études d’audiovisuel, accompagne ce jour-là une manifestation au départ de l’hôtel de ville [de São
Paulo]. Après presque quatre heures trente de retransmission et 4,5 kilomètres parcourus sans parvenir à
éviter les gaz lacrymogènes, le jeune homme ne se contient pas quand un agent de la police militaire, sans
identification sur son uniforme, lui ordonne d’éteindre sa caméra : il s’élance derrière le policier pour exiger
qu’il lui donne son nom et finit par l’insulter comme un supporter de foot face à l’arbitre. Les réactions des
téléspectateurs en direct, dans la section commentaires du site, sont claires : ce comportement n’est pas du
goût de tous. Pour Filipe Peçanha, c’est le prix du direct et de ce journalisme d’un nouveau genre. Dans la
fièvre de l’instant, n’importe qui peut s’emporter, estime le jeune homme, qui attribue la réaction du public à
une vision “obsolète” d’un journaliste censé être impartial. “Nous ne sommes pas en train de couvrir un
événement, nous sommes dans l’événement. Et dans ce cas, les réactions du reporter peuvent avoir un effet
dénonciateur qui a du sens.”
Nuit blanche. Cette exaltation du public sur les réseaux sociaux, en particulier dans les commentaires, est
étudiée de près par une partie de l’équipe installée au QG du collectif. Parmi elle, Dríade Aguiar, 22 ans. Sur
une chaîne de télévision traditionnelle, elle aurait le titre de productrice. Chez PósTV, elle participe à la
planification de la couverture médiatique en cartographiant les événements un peu partout dans le pays, en
dénichant les photographes et les reporters qui pourront les suivre et en examinant les alertes de scoops
envoyées par les manifestants. L’attrait de ces images sur le vif captive jusqu’à des professionnels
expérimentés, comme Jorge Pontual, correspondant à New York de la chaîne d’info Globo News. Le 18 juin au
soir, quand Filipe Peçanha courait sur l’Avenida Paulista [artère centrale de São Paulo] avec son iPhone, Jorge
Pontual retweetait le lien de l’émission de PósTV avec ce commentaire : “Si la batterie du ninja tient le coup, je
suis bon pour une nuit blanche.”
Pour s’assurer une connexion Internet sur tout le parcours d’une manifestation, les ninjas se rendent au
préalable chez des particuliers et des commerçants pour leur demander leurs codes d’accès Wi-Fi. Et ils ont
compris que le meilleur moment pour une retransmission par le réseau 3G, c’est lorsque la police lance
l’assaut pour disperser les manifestants. “Quand tout le monde met son téléphone dans sa poche pour filer en
courant, assure Bruno Torturra, c’est à nous de dégainer.”
O Estado de São Paulo
29 août 2013
| Camila Hessel
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Rebillard, Franck, Le journalisme participatif : définition, évolutions, état des
lieux, INA Expert, http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisueljournalisme-internet-libertes/le-journalisme-participatif-definition-evolutionsetat-des-lieux.html, mis en ligne en octobre 2012
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Le journalisme participatif : définition, évolutions, état des lieux
Par Franck Rebillard, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Par Franck Rebillard, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle
Paris 3
Franck Rebillard est professeur des universités à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
UFR Communication. Parmi ses thèmes de recherche : Information et journalisme en ligne ;
Espace public et numérique ; Pluralisme, diversité de l'information ; Industries culturelles et
médiatiques ; Communication internet et édition web. Membre du département ICM (Institut de
la communication et des médias), il est actuellement responsable scientifique du partenariat
pour la mise en place d'un Observatoire Transmédias(ANR / Ina, 2010-2013), et du
programme IPRI - Internet, pluralisme et redondance de l'information(ANR, 2009-2012).
__________________________________
Journalisme participatif, journalisme amateur ou journalisme citoyen en version
française, participatory journalism, grassroots journalism, citizen journalism, en version
originale, toutes ces expressions ont fait florès dans les années 2000. Elles tendent à
désigner un même phénomène au final : l'intervention de non-professionnels dans la
production et la diffusion d'informations d'actualité. Si une telle définition peut convenir,
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dans l'absolu, à tous les types de supports médiatiques (presse, radio, télévision), force
est de constater que l'emploi des expressions précitées a été contemporain du
développement de l'Internet. Plus précisément, l'idée même d'un journalisme participatif
a véritablement pris son essor avec la vogue autour du Web 2.0 : les facilités de
publication en ligne procurées par les blogs ou les plateformes dédiées ont alors laissé
espérer une prise en main de l'information par tout un chacun. Près de dix années plus
tard, qu'en est-il advenu ? En nous centrant principalement sur les sites de journalisme
participatif, notamment en France, nous verrons qu'à une phase initiale largement
baignée d'utopie a succédé une intégration progressive par les professionnels de
l'information et l'industrie des médias. Pour autant, il reste du projet participatif de
départ des originalités susceptibles à la fois de renouveler les pratiques journalistiques
et d'offrir des espaces pour une information alternative.
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2000, année zéro du journalisme participatif dans le monde
Précurseur en matière de journalisme participatif à travers le monde, le site OhMyNews (du
nom de son initiateur, le journaliste Oh Yeon-ho) naît en 2000, en Corée du Sud. Constitué
d'une équipe rédactionnelle de quelques professionnels, il se distingue surtout par le fait
d'accueillir des articles de centaines et bientôt milliers d'internautes. Son heure de gloire viendra
assez tôt : en 2002, le Président nouvellement élu, Roh Moo-hyun, largement soutenu par cette
nouvelle publication aux opinions progressistes dans un paysage médiatique largement
conservateur, lui accorde sa première interview.
En parallèle, le journalisme participatif s'est développé par l'intermédiaire des blogs. Cette
forme d'autopublication est apparue dès les années 1990, mais c'est surtout avec les attentats
du 11 septembre 2001 qu'elle va être saisie comme un espace pour la délivrance de nouvelles,
des nouvelles complémentaires voire opposées à celles diffusées par les médias professionnels
(Le Cam, 2010). Dans le même esprit, les warblogspermettront à des militaires de livrer leur
propre récit du conflit irakien de 2003, souvent en contradiction avec la parole officielle reprise
dans les médias dominants.
Les premières initiatives en matière de journalisme participatif sur l'Internet sont donc largement
tournées vers le projet de bâtir un espace d'information alternatif, voire un espace de contreinformation, vis-à-vis du système médiatique établi. Elles vont alimenter l'imaginaire d'une
possible révolution dans l'information, révolution annoncée avec grand fracas dans les multiples
discours forgeant l'imaginaire du Web 2.0, au milieu des années 2000. Concernant le
journalisme en particulier, des essais aux titres évocateurs tels que We the Media (Gillmor,
2004) ou La révolte du pronétariat (Rosnay, 2006) vont rencontrer un grand écho. Ce dernier
ouvrage, qui annonce le remplacement des médias de masse par de nouveaux médias des
masses, est particulièrement intéressant à observer. Il est en effet l'œuvre de deux personnes,
Joël de Rosnay et Carlo Revelli, qui ont en quelque sorte souhaité mettre leur théorie en
pratique, lançant en 2005 le site AgoraVox, présenté comme la « première initiative européenne
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de journalisme citoyen gratuit à grande échelle » (cité dans Trédan, 2012).
Une telle utopie, que l'on peut résumer par la formule du « tous journalistes », ne s'est pas
complètement réalisée. S'il est indéniable que les blogs et les sites de journalisme participatif
ont permis à des milliers d'individus de s'exprimer à propos de l'actualité à travers le monde, ce
mouvement n'a pas touché l'ensemble de la population, loin s'en faut. La rédaction d'articles ou
de reportages audiovisuels en ligne est restée l'apanage d'une minorité d'individus, des
individus appartenant principalement aux franges intellectuelles de la population (Rebillard,
2007), y compris dans les pays comme la Corée du Sud où le phénomène était le plus ancien
(Song, 2011). En réalité, davantage que la création de contenus d'actualité par des amateurs, le
journalisme participatif s'est de plus en plus orienté vers une intégration des contributions des
internautes par les professionnels, aux stades de l'édition et de la diffusion des nouvelles.
2006-2008, déploiement du « participatif encadré » en France
Assez radical dans sa conception du journalisme participatif, le fonctionnement d'AgoraVox
repose sur une médiation professionnelle minimale. Les responsables du site qui, fait notable,
ne mettent pas en avant un statut de journaliste, assurent essentiellement un rôle de gestion et
d'agencement des contenus. Leur regard éditorial sur les articles proposés par les internautes
se limite pour l'essentiel à s'assurer de leur conformité avec le droit, dans le but de prévenir des
propos illicites.
Les sites de journalisme participatif qui vont prendre la suite d'AgoraVox en France,
privilégieront une approche beaucoup plus hybride entre le versant amateur et le versant
professionnel. Un premier exemple viendra du Bondy Blog : à l'origine blog d'un journaliste de
l'hebdomadaire suisse Le Temps destiné à relater de l'intérieur la vie dans les quartiers
populaires français, ce site accueillera à partir de 2006 de jeunes rédacteurs amateurs formés
au journalisme par des professionnels (Sedel, 2011). Créé en mai 2007, le site Rue 89
emploiera la formule de « participatif encadré » pour qualifier son mode de fonctionnement :
désormais, les journalistes professionnels (Rue 89 a été fondé par d'anciens membres de la
rédaction du quotidien imprimé Libération) filtrent puis accompagnent les contributions de tous
ordres (des simples commentaires aux propositions d'articles intégralement rédigés) en
provenance des internautes. En septembre 2007, un autre site participatif est mis en ligne : Le
Post. Édité par Le Monde Interactif, filiale des groupes Le Monde et Lagardère, Le Post est
pourtant lancé dans une assez grande discrétion. Peut-être parce que son modèle «pro-am » ne
sied pas tout à fait aux pratiques journalistiques de la vénérable maison-mère et de son
quotidien national toujours considéré comme le « journal de référence » en France ? Pourtant,
Le Post abrite bien une rédaction de journalistes professionnels. Mais à l'instar de Rue 89, qui
revendique une « info à trois voix », Le Post héberge également sur son site web des
contributions d'experts et d'internautes. Ceci amène à faire apparaître les informations mises en
ligne sous plusieurs labels : « Info Rédaction » pour les articles directement rédigés par les
journalistes professionnels ; « Info Invité » pour les billets des experts ; « Info vérifiée » pour les
contributions d'internautes contrôlées et éditées par la rédaction du Post ; « Info brute » pour les
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contributions d'internautes non vérifiées et délaissées dans les blogs hébergés par le site.
Le fait de laisser la plupart des contributions amateurs dans les tréfonds du site, pour ne laisser
accéder à la Une que les articles validés par les journalistes professionnels, peut s'expliquer par
une difficulté à vérifier un flot incessant d'informations mises en ligne. Il peut aussi reposer sur
des raisons juridiques : au sens de la loi pour la confiance dans l'économie numérique de 2004,
Le Post est dans un cas (blogs) un simple hébergeur, dans l'autre (mise en Une)
un éditeur avec une responsabilité de publication plus immédiate. Toutefois, au-delà de ces
raisons, une telle mise à distance traduit une césure entre amateurs et professionnels sur les
sites de journalisme participatif, qui ne va cesser de s'accroître.
Les deux sites développés l'année suivante vont être assez révélateurs d'un tel mouvement.
Mediapart, avec à sa tête l'ancien directeur de la rédaction du Monde, va dès sa naissance en
mars 2008 tracer une frontière sur son site : la partie Le Journal, composée des articles
rédigés par les journalistes professionnels, est clairement séparée de la partie Le Club, dédiée
aux internautes-abonnés. Une frontière autant symbolique que pécuniaire puisque l'accès aux
pages du Journal est payant tandis que le reste est gratuit. De son côté, Arrêts sur Images est
devenu un site web en tant que tel en janvier 2008 après la fin de la diffusion, sur France 5, de
l'émission de télévision éponyme. En réalité, il existait déjà un forum internet de l'émission,
auquel les journalistes participent d'ailleurs toujours assez activement, et un blog. Mais le
développement du site s'est lui appuyé sur la réalisation d'articles et de programmes
audiovisuels réalisés spécifiquement pour le Web, et exclusivement par les membres de la
rédaction.
Cette dernière initiative (Arrêts sur Images) n'est d'ailleurs pas explicitement revendiquée par
ses auteurs comme participative, à la différence des précédentes. On peut toutefois leur trouver
comme dénominateur commun à l'époque d'avoir voulu s'opposer au système médiatique
dominant : plus précisément, dans la foulée de l'élection présidentielle de 2007, Rue 89,
Mediapart et Arrêts sur Images se sont ouvertement placées comme des alternatives à des
médias traditionnels censés être inféodés au Président Sarkozy.
2011-2012, une normalisation du journalisme participatif ?
Un quinquennat plus tard, la double posture du journalisme participatif, consistant à mixer le
professionnel et l'amateur et à révolutionner l'information, semble s'être en partie diluée dans
l'appellation bien plus vague de sites pure players. Ceux-ci se sont multipliés tout en semblant
se normaliser de plus en plus, comme en témoigne leur intégration au sein de groupes établis
dans les industries médiatiques. Pour autant, dans un tel cadre, ils peuvent aussi importer des
façons originales de concevoir l'information.
La période joignant la fin de l'année 2011 et le début de l'année 2012 (voir la frise
chronologique interactive in Robin, Bourdier, 2012) aura été marquée par une grande agitation
dans la branche industrielle — on peut désormais la qualifier ainsi — du journalisme participatif.
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D'une part, deux des sites historiques du journalisme participatif en France sont happés par de
grands groupes de presse : Rue 89 est racheté par le groupe Le Nouvel Observateur en
décembre 2011 (ce groupe avait déjà lancé une extension participative de son magazine amiral
en mai 2011 avec Le Plus); et en janvier 2012, Le Post cède sa place au sein du groupe Le
Monde à la version française du Huffington Post, dédié aux « infos de dernière minute et [aux]
opinions » et dirigé par Anne Sinclair, journaliste elle-même très médiatisée. D'autre part, deux
nouveaux sites participatifs sont lancés, durant le même mois de novembre 2011, par des
journalistes professionnels : Newsring propose des débats autour de l'actualité avec les
internautes, débats initiés par des experts et « orchestrés » par des membres de la rédaction;
Quoi.info se situe davantage dans le registre de l'information-service, une information produite
par des journalistes professionnels et complétée graduellement par les internautes en fonction
de leur statut « d'amateur, de connaisseur, ou d'expert ». Ce dernier exemple de site, qui repose
sur un système complexe d'acquisitions de points et de badges par les internautes, illustre une
sophistication croissante des procédures d'encadrement de la participation.
On semble ainsi assister à une professionnalisation et à une rationalisation de l'intégration des
contributions des amateurs, de plus en plus enchâssées dans le workflow des sites de
journalisme participatif. Ces « nouvelles rédactions en réseau », qui organisent l'appel à des
contributions extérieures sur un modèle à la fois proche et distinct des rédactions de la presse
magazine, peuvent être vues comme des laboratoires où s'expérimentent des modalités de
travail originales pour le journalisme (Charon, 2012). En se nourrissant ainsi auprès des
internautes, elles parviennent apparemment à proposer des informations originales : une étude
comparative des contenus des sites d'actualité français montre ainsi que les sites participatifs,
soit très encadrés par des professionnels comme Rue 89 soit beaucoup plus ouverts comme
AgoraVox, constituent avec les blogs les principaux foyers de diversité éditoriale sur le web
(Marty et al., 2012). Leur intégration au monde professionnel sera-t-il en définitive un aller
simple pour l'industrie des médias ? N'auront-ils pas la possibilité de favoriser la diffusion
d'innovations éditoriales en retour ? Des études ultérieures, sur la trajectoire du journalisme
participatif dans les années à venir, pourront fournir des réponses à ces questions.
Franck Rebillard, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Mise en ligne : octobre 2012
__________________________________
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
CHARON Jean-Marie, 2012, « Vers des rédactions en réseau », Colloque international
Pluralisme de l'information : état des lieux et nouveaux enjeux, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 18 septembre 2012.
GILLMOR Dan, 2004, We the Media. Grassroots Journalism by the People, for the People,
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Sebastopol (California) : O’Reilly Media.
LE CAM Florence, 2010, « Histoire et filiations du terme 'weblog' (1992-2003). Perspectives
pour penser l'histoire de certaines pratiques sociales sur le web. », Les Enjeux de l'information
et de la communication, [http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux]
MARTY E., REBILLARD F., POUCHOT S., LAFOUGE T., 2012, « Concentration et diversité de
l'information sur le web. Une analyse à grande échelle des sites d'actualité français. », Réseaux,
n° 176.
REBILLARD Franck, 2007, Le web 2.0 en perspective. Une analyse socioéconomique de
l'internet, Paris : L'Harmattan.
ROBIN C., BOURDIER M., 2012, « Qui sont ces nouveaux médias sur la Toile ? »,
Journalismes.info, [http://www.journalismes.info]
ROSNAY (de) Joël (avec la collaboration de Carlo REVELLI), 2006, La Révolte du pronétariat.
Des mass média aux média des masses, Paris : Fayard.
SEDEL J., 2011, « Bondy Blog. Le travail de représentation des habitants de la "banlieue" par
un média d'information participative », Réseaux, n° 170, pp. 103-133
SONG Yung Joo, 2011, De la presse traditionnelle et ses sites web. Une étude comparative de
trois pays : les Etats-Unis, la France et la Corée du Sud, Thèse de doctorat : Université Paris 3.
TREDAN Olivier, 2012, Les mondes du blog. Contribution à l'analyse du phénomène des blogs
en France, Thèse de doctorat : Université Rennes 1.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
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Information participative : le journalisme de demain ?, Atlantico, 11/11/2013
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Publié le 11 novembre 2013 - Mis à jour le 11 novembre 2013
La minute tech
Information participative : le journalisme de demain ?
Le journalisme participatif ou journalisme citoyen contribue à faire émerger un phénomène nouveau :
l'intervention de non-professionnels dans la production et la diffusion de l'actualité.
Avec Louise Hoffmann
Louise Hoffmann est journaliste et fan du Web depuis très longtemps, toujours
émerveillée par ce jardin aux découvertes, et reste convaincue que le Web peut
permettre quelque chose de pas si mal : que les humains communiquent directement
entre eux et partagent la chose humaine pour s'apercevoir qu'ils ne sont pas si différents
et qu'il y a donc un moyen de s'entendre.
Voir la bio en entier
Depuis plusieurs années, les médias et les écoles de journalisme suivent de près et soutiennent des expériences
qui peuvent éclairer les nouvelles formes que prendra l'information de demain et ce que recherchent réellement les
"citoyens-lecteurs". Récemment, les Assises du journalisme à Metz ont décerné des prix à de nouvelles
expériences et sites qui font tous appel à la participation de différents contributeurs, dans la lignée du
crowdsourcing (informations données par la foule) qui semble constituer la méthode la plus prometteuse de la
création de l'information.
Enquête ouverte, qui a remporté le premier prix, est l'un de ces sites désormais presque classiques d'enquêtes
participatives, mais les thèmes aujourd'hui se spécialisent. Passion, conviction et sujets "conso-concernant". Pour
Tatiana Kalouguine, à l'origine de Enquête ouverte avec le collectif de journalistes Les Incorrigibles, la réponse est
une "fabrique de l'info" pour défricher des sujets d'investigation "que les grands médias n'ont plus ni moyens ni le
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temps d'entreprendre". Inspiré par différentes expériences de crowdsourcing sur des sujets d’intérêt public aux
Etats-Unis, le site a collecté des fonds et s'est consacré à un sujet politique et économique français,
l'investissement locatif et ses conséquences souvent toxiques.
Tatiana Kalouguine raconte : "Après deux enquêtes publiées dans le print, la presse papier, le résultat est une
grande frustration. Je ne suis en réalité qu’au début d’une enquête avec des ramifications qui partent en tous
sens : vers les banques, les notaires, les politiques. Et surtout, je me rends compte qu’au sein de
ces nombreuses victimes, il y a des gens ultra-motivés qui ont déjà effectué un boulot d’enquête de grande
qualité. Ma boîte mail se remplit de documents envoyés spontanément par mes interviewés. Mes articles sont
envoyés dans des mailing-list de copropriétaires. Bien après leur publication, alors que je suis déjà passée à autre
chose, des inconnus continuent à me contacter pour m’informer de telle ou telle situation que j’ignorais. Je suis
impressionnée par la profondeur de ce dossier. J’ai envie de m’y plonger corps et bien mais comment faire,
économiquement parlant ?". La suite sera le site Enquete publique, qui espère produire d'autres enquêtes
approfondies et réellement en phase avec les préoccupations, ou scandales ignorés, que les lecteurs concernés
ou non souhaiteraient trouver.
Toujours lors des Assises à Metz, d'autres prix ont été décerné à Enlarge your Paris un mag collaboratif du
Grand Paris (Paris et banlieues) pour une nouvelle génération d'urbains qui mixe bonnes adresses, culture,
enfants, week-end, mais ne veut plus vivre leur Grand Paris en moutons. Leur "qui sommes-nous" est franc et
lapidaire : "Des gens comme vous, intra et extra-murossiens, qui ne supportons plus d'être entassés aux mêmes
endroits dans Paris".
Egalement primé, Les Voix-zines, un webzine militant de femmes de banlieue lié à un collectif d'associations de
femmes. "Nous : ce sont les femmes de Cergy, de Sarcelles, d’ailleurs et d’ici, de derrière le périph : cet autre
pays... Suite à de nombreux reportages stigmatisant, autour des femmes résidentes en banlieue, nous avons
choisi de créer ce journal. Il est né d’un projet intitulé 'Femmes, Médias, Banlieues' ayant pour objectif de
découvrir le monde des médias et d’interroger le milieu des journalistes sur leurs représentations des femmes et
de la banlieue. Nous avons réalisé les textes, les interviews, les photographies et mené les projets afin de vous
présenter les rencontres et les expériences qui nous traversent".
Ailleurs, en particulier dans les pays anglo-saxons, une des démarches d'innovation est de créer des applications
sur mobiles qui permettent d’assimiler les bases et règles codifiées d'un court reportage multimédias à créer,
étape par étape (photos, textes, vidéos) depuis leur téléphone et de produire des stories cohérentes et pouvant
être comprises, vérifiées, et diffusées. L'objectif est d'impliquer dans le processus d'élaboration de l'information le
plus grand nombre de participants et témoins, depuis le plus commun des outils actuels, le téléphone, mais avec
une attention particulière pour les personnes qui n'ont pas de contact ou de connaissance des pratiques
journalistiques, ou qui sont dans des pays "sous-informés". Une coalition d'ONG pour l'information, en partenariat
avec le quotidien The Guardian a par exemple créé une application, Storymaker. De son smartphone, le
contributeur peut accéder à une cinquantaine de mini-leçons de construction et illustration de son récit, en suivant
un parcours très guidé sur leur écran. Les mini-reportages sont téléchargés sur le site dédié Storymaker.cc.
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Canu, Roland, Datchary, Caroline, Journalistes et lecteurs-contributeurs sur
Mediapart, des rôles négociés, Réseaux, 2010/2 n°160-161, p.195-223
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Réseaux, 2010/2 n° 160-161, p. 195-223. DOI : 10.3917/res.160.0195
Canu Roland et Datchary Caroline, Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart Des rôles négociés,
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Pour citer cet article :
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http://www.cairn.info/revue-reseaux-2010-2-page-195.htm
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Article disponible en ligne l'adresse:
ISSN 0751-7971
2010/2 - n° 160-161
pages 195 223
La Découverte | Réseaux
Roland Canu et Caroline Datchary
Des rôles négociés
JOURNALISTES ET LECTEURS-CONTRIBUTEURS SUR MEDIAPART
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DOI: 10.3917/res.160-161.0195
Caroline DATCHARY
Roland CANU
DES RÔLES NÉGOCIÉS
JOURNALISTES
ET LECTEURS-CONTRIBUTEURS
SUR MEDIAPART
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1. En effet, l’auteur nous apprend que « les rédactions marquaient une certaine réserve à l’égard
de ces réactions dont il est impossible de situer la représentativité. « Ceux qui écrivent sont une
minorité sans doute atypique, radicale, peu conforme à l’état de l’opinion ou des lecteurs »,
remarque la grande majorité des journalistes. Il n’empêche qu’un mouvement s’observe partout en Europe qui voit se renforcer et s’élargir les formes d’expression et de relations directes
entre les journaux et les lecteurs » (Charon, 1996, p. 51).
Le développement du web 2.0 rend possible la participation des internautes à
la production de l’information. Cette participation accompagne, semble-t-il,
une « démocratisation du journalisme » et son corollaire : la contestation d’une
expertise (sélection et traduction de l’information) propre à cette profession.
Le public aurait en effet acquis les moyens, via ce média, de s’autonomiser et même de contourner les journalistes professionnels. On parle alors de
« journalisme ordinaire », de « journalisme citoyen » ou encore de « journalisme participatif » pour qualifier ce phénomène. L’avènement d’une audience
active contraint les journalistes à composer avec un lecteur plus consistant,
loin d’une simple représentation projetée. Certes, les journaux n’ont pas
attendu internet pour se préoccuper de la relation au lecteur et d’une possible
participation ascendante du public à ces sélection, hiérarchisation et diffusion
de l’information : le « courrier des lecteurs », comme manifestation de cette
– prudente 1 – préoccupation, en témoigne (Charon, 1996, p. 51). L’avènement d’un journalisme participatif semble néanmoins s’inscrire au croisement
d’une double transformation concomitante plus récente : celle, technique,
induite par internet (avec l’avènement du web 2.0) et celle, plus idéologique,
qui promeut et tire parti d’une plus grande autonomie et créativité, qu’elle soit
le fait de salariés (Boltanski, Chiapello, 1999) ou de clients (Dujarier, 2008).
L
es difficultés qu’éprouvent les journalistes à revendiquer un savoirfaire professionnel unifié et unifiant sont bien connues. Dans la littérature, ce flou identitaire, caractéristique de la figure du journaliste,
semble autant présenté comme une contrainte que comme une chance, puisqu’il
permet aux professionnels de plier les cadres de leur fonction sans jamais les
rompre (Ruellan, 1992).
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2. www.mediapart.fr.
Nous proposons, dans ce travail, de prendre appui sur le site journalistique
Mediapart pour observer comment s’opèrent à la fois ce contournement du
journalisme professionnel et ce réajustement des contours par les journalistes
et les lecteurs-contributeurs abonnés à ce site. Mediapart 2 est un site d’informations généralistes en ligne lancé en mars 2008. Il combine les fonctionnalités des journaux en ligne classique avec des outils communautaires
collaboratifs et invite le lecteur-adhérent à commenter, échanger, rédiger – ce
dernier devenant ainsi co-auteur et co-producteur de l’information. Conformément à l’image que renvoie la notion de « journalisme participatif », le
journal fonde ainsi sa démarche sur la figure d’un lecteur/contributeur qui
participe activement au travail de rédaction du journal, loin d’une image de
récepteur passif des contenus médiatiques associée à la théorie des effets forts.
Mais si les soubassements politique et économique du projet Mediapart s’inscrivent dans le cadre de ce journalisme participatif, ils viennent également en
repenser les pourtours. Là où un site comme AgoraVox inclut la production
de citoyens tout en acceptant une posture journalistique plus modeste (Singer,
2003), Mediapart repose sur des figures du journaliste et du lecteur revalorisées. L’adoption d’un modèle économique singulier, basé sur un abonnement
payant sans publicité, durcit la question de savoir comment concilier « journalisme participatif » d’un côté et affirmation identitaire d’un journalisme
professionnel (savoirs/savoir-faire) de l’autre. Par son attachement historique à un journalisme académique, la volonté manifestée par les fondateurs
de construire le projet du site sur une critique des dérives de ce journalisme,
l’identité des membres de la communauté, la réflexivité dont ils font preuve,
ou encore l’engagement des lecteurs-contributeurs au nom de leur abonnement, Mediapart apparaît comme un espace de débat sur les frontières de la
profession idéal pour traiter ces contournement et redimensionnement des
frontières du journalisme.
Cette double transformation invite également à considérer comment la prolifération des échanges entre journalistes et lecteurs, rendue possible par cette
participation ascendante engage les acteurs à réfléchir à la pratique du journalisme et à en redessiner les contours. En d’autres termes, ces transformations
invitent les acteurs, notamment les journalistes, à tracer les contours de la pratique, à la redimensionner, à affirmer et raffermir les frontières d’une profession, alors même que les mutations actuelles pourraient la mettre en danger.
198 Réseaux n° 160-161/2010
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3. Cette enquête bénéficie du soutien de l’ANR (ANR-08-COMM-039).
4. À tel point que Mediapart est l’objet d’une édition participative compilant une série d’articles et de liens éclairant le site, son fonctionnement et sa communauté : http://www.mediapart.
fr/club/edition/meta-mediapart
L’article qui précède le premier fil de discussion aborde un sujet polémique
[Extrait du fil de discussion 1], l’un de ceux qui génèrent en règle générale
le plus grand nombre de réactions et commentaires : la politique intérieure
nationale et, notamment, le positionnement du parti socialiste et de ses représentants. Les premières réactions, suite à ce papier, abordent ainsi le sujet
même de l’article et non pas la manière dont il est traité par le journaliste.
Puis, la question des figures du journaliste et du lecteur émerge et occupe une
place non négligeable dans ce fil sous la forme d’une digression qui n’en est
pas une. Elle n’en est pas une puisqu’elle intervient régulièrement dans les fils
de discussion ; à tel point qu’on en vient à penser que le principal sujet traité
par Mediapart est le journalisme et l’animation d’un espace public habité par
des professionnels de la publicisation et des citoyens.
Nous suivons Mediapart depuis un an et demi en empruntant à diverses méthodes : analyse de contenu du site, tracking de l’activité des journalistes, observation in situ de cette même activité et entretiens auprès des lecteurs-abonnés.
Les données récoltées sont issues de la première phase d’une enquête en
cours 3. Dans le cadre de cet article, nous avons fait le choix de centrer notre
réflexion sur l’analyse de contenu et plus précisément sur deux fils de discussion choisis pour les raisons suivantes : d’une part, ils regroupent, à eux
deux, les thèmes récurrents que nous avons pu relever dans les différents fils
de discussion analysés. D’autre part, ils nous permettent d’aborder la question
des différents formats de contribution sur Mediapart puisqu’il s’agit, pour le
premier, d’un fil de discussion suite à un article politique et, pour le second,
de commentaires suivant un billet de blog publié par une journaliste. Le choix
d’une démarche s’apparentant à de l’ethnographie en ligne, tient à la réflexivité dont font preuve les acteurs engagés dans ces discussions. Cette réflexivité sur la nature des contributions de chacun, mais aussi sur la spécificité ou
la porosité des frontières entre savoir-faire experts et profanes est telle qu’elle
nous invite à passer d’une sociologie critique à une sociologie de la critique
(Boltanski, 1990). En d’autres termes, les abonnés se révèlent être suffisamment réflexifs pour que l’enquêteur n’ait pas à s’attribuer les mérites de la
réflexion et de la critique 4. En outre, recourir à deux fils de discussion clairement identifiés présente l’avantage de permettre au lecteur de s’y reporter et
donc d’accéder à la totalité du matériau utilisé via les url infra.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 199
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Fil de discussion 1 :
http://www.mediapart.fr/club/blog/sophie-dufau/050309/un-malaise-pas-seulement-dans-le-hall-de-liberation
Billet de blog – Un malaise, pas seulement dans le hall de Libération.
153 commentaires :
Billet publié le 5 mars 2009
5 mars: 64 commentaires
6 : 32
7 : 17
8 : 25
9:6
12 : 2
20 : 1
28 : 1
42 intervenants différents (participations de 1 à 16)
Journaliste(s) (l’auteur de l’article). Intervient 1 fois.
Lecteurs-clients : 41 qui interviennent de 1 à 6 fois.
Fil de discussion 2 :
Le second fil de discussion suit le billet paru sur le blog de Sophie Dufau [Extrait
du fil de discussion 2], membre du comité de rédaction et ancienne du quotidien
Libération, qui aborde le conflit opposant ce journal à une de ses salariées : Florence Cousin, en grève de la faim depuis plusieurs jours dans le hall du journal.
Cette information n’avait été relayée dans Mediapart jusque-là que par le biais
de billets de lecteurs. Dans le fil de discussion, les lecteurs réagissent à la fois à
l’affaire elle-même (certains d’entre eux étant personnellement impliqués dans
le comité de soutien de Florence Cousin) et au billet de blog, son contenu (argumentation de l’auteur), mais aussi son genre (différences avec le format article).
http://www.mediapart.fr/journal/france/171208/le-ps-cherche-comment-limiterla-casse-aux-elections-europeennes
Article du journal – Le PS cherche comment limiter la casse aux élections européennes.
31 commentaires
Article publié le 17 décembre 2009
Commentaires :
17 décembre : 25 commentaires
18 : 5
24 : 1
Journaliste(s) (l’auteur de l’article). Intervient 5 fois.
Lecteurs-clients intervenants : 19 qui interviennent de 1 à 6 fois.
200 Réseaux n° 160-161/2010
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5. Nous remercions les personnes qui ont réagi aux versions antérieures de ce texte, notamment les participants du séminaire SRM (LISST).
6. http://www.mediapart.fr/files/u1/Le_Projet.pdf.
Le point de départ de ce projet traduit ainsi le rejet d’un modèle économique
basé sur la ressource publicitaire, modèle jugé pernicieux du point de vue
de la profession, pour adopter celui de l’adhésion payante, « seul moyen de
garantir au lecteur qualité éditoriale et indépendance véritable ». Aux antipodes d’un journalisme web souvent dévalorisé, le travail effectué ici s’affirme
Les médias en ligne – déclinaisons ou non de la presse papier – sont tous engagés
dans une course à une audience maximale, condition d’une « gratuité » financée par
la ressource publicitaire. C’est le modèle économique dominant, qui a ses limites,
tant en termes de pertinence éditoriale que de viabilité financière. Pour le lecteur,
la place de plus en plus envahissante prise par cette publicité est vécue comme une
intrusion, voire une pollution visuelle, qui nuisent au confort de lecture 6.
Nous l’avons dit, la création de Mediapart repose sur l’engagement d’une
équipe dirigeante soucieuse de s’extraire d’une dynamique et de pratiques
propres au journalisme contemporain. Il est possible de préciser ce positionnement politique en se référant à la « déclaration d’intention » mise en ligne
le 2 décembre 2007 lors du lancement du pré-site.
Renouveler le pacte entre lecteurs et journalistes
LA CONSTRUCTION TECHNIQUE D’UNE DOUBLE FIGURE
Nous proposons ici d’appréhender ces contournements du journalisme professionnel en opérant une double focale sur la concrétisation technique du
projet politique qui sous-tend Mediapart et les échanges entre journalistes et
abonnés. L’examen de la plate-forme du site nous permettra, dans un premier
temps, de voir comment cette dernière performe les pratiques et les identités,
tout en restant attentifs aux signes de résistance manifestés par les usagers à
ces injonctions techniques (partie 1). À travers les seconds, nous verrons dans
un deuxième temps à la fois comment la formulation d’une critique de l’expertise des journalistes procède de la convocation de figures plurielles (clients,
citoyens, identités pertinentes selon la thématique traitée) et comment, de son
côté, le journaliste compose avec ces critiques pour repenser ses pratiques et
rétablir une distance entre professionnel et amateur (partie 2) 5.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 201
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4 [4e engagement]. Un pacte inédit entre journalistes et lecteurs : Les outils et les
services coopératifs en ligne permettront de refonder dans la clarté les relations
entre lecteurs et journalistes, chacun participant et contribuant dans une totale transparence sur sa place, son rôle ou sa fonction, et pouvant se constituer en réseaux
d’affinités ou en communautés intellectuelles. En rendant explicite les conditions
de production de l’information, le journal entend fiabiliser le pacte lecteurs/journalistes par rapport aux suspicions de connivence et d’opacité qui pèsent sur la presse
actuelle. C’est pourquoi il repose sur une équipe consistante, qui se consacrera à
la fois à la découverte de faits inédits et à la qualification des articles disponibles
ailleurs, le tout pour informer le lecteur de façon exclusive et pertinente.
Parmi les différents engagements affichés dans cette déclaration, le quatrième
porte spécifiquement sur le lien entre journalistes et lecteurs ainsi que sur la
co-construction relationnelle rendue possible par les innovations techniques
du site, ses « outils et [ses] services coopératifs en ligne ».
en référence à la figure idéale du journalisme détaché des enjeux économicopolitiques. Libéré de la publicité, bras armé du pouvoir économique, le journalisme revendique son entière autonomie (Mercier, 2003) – soit l’une des
dimensions les plus importantes d’un « journalisme professionnel » (Rieffel,
1992). Pour permettre cette autonomie, les fondateurs du site valorisent une
nouvelle forme d’attachement, celle qui les lie à une clientèle captive. La justification du coût d’un tel abonnement, amène les fondateurs du site à valoriser
la qualité des futurs contenus en précisant encore davantage leur manière de
concevoir la profession : « Nous revendiquons un “journalisme debout” qui,
se déplaçant, enquêtant, interrogeant, vérifiant, cherche dans le monde réel
les informations qui font sens et preuve ». La clientèle montre, par son engagement financier, son attachement à une information libre, d’investigation, se
distinguant positivement de l’offre journalistique que l’on trouve ailleurs, et
notamment gratuitement sur le web. Dès lors, ce n’est plus tant la recherche
du scoop et de l’immédiateté qui prévaut, que celle d’enquête et d’investigation assurant une information fiable de qualité. Ainsi, parce qu’il cultive
un élitisme symétrique, d’aucuns qualifient ce projet de « nostalgique ». La
formule suivante tirée de la charte de participation Mediapart, alimente ce
discours : « Le club de Mediapart entend s’inscrire dans la tradition des clubs
où fut énoncé et discuté l’idéal démocratique »… une formule qui semble
redonner de la consistance au principe de publicité des débats, tel qu’il fut
pensé et pratiqué au dix-huitième siècle pour s’opposer à la tyrannie du prince
(Habermas, 1993).
202 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
7. http://www.mediapart.fr/club/editions/listes.
Sur les blogs, la démarche est plus personnelle encore : chacun a la parole
et peut introduire un papier sérieux ou non, expert ou non. Dans cet espace,
on peut dire une chose et son contraire, sans chercher théoriquement à justifier d’une quelconque expertise ou véracité des propos tenus ou des sources
mobilisées. Ce journalisme « citoyen » ou « amateur » qualifie généralement
la production de ces blogs. L’ambition est communautaire : elle vise à créer
un collectif dans lequel chacun a droit à la parole et peut s’accorder le droit de
procéder à sa propre sélection et hiérarchisation de l’information.
Alors même que la possibilité de rédiger des commentaires suite à la publication d’articles est partagée par un grand nombre de sites, Mediapart singularise son « participatif » en proposant également aux lecteurs-contributeurs,
via son Club, une tribune pour afficher et rendre publiques leurs propres productions. L’édition participative est le premier de ces espaces. « Les éditions
participatives sont des journaux thématiques collectifs. Tous les adhérents
peuvent demander la création d’une édition participative sur une thématique,
une région, une ville ou un pays 7. » Le coordinateur d’une édition (qui peut
être également son créateur) s’octroie un double rôle : accepter des contributeurs potentiels et réguler, a posteriori, les contributions. « A posteriori » seulement puisqu’il ne peut intervenir avant que le papier n’ait été mis en ligne.
Le vœu formulé de « refonder dans la clarté les relations entre lecteurs et journalistes » figure au cœur du projet Mediapart. Il se traduit par des échanges
discursifs réguliers, notamment dans le cadre des fils de discussion, mais aussi
par l’aménagement technique d’une plate-forme qui doit tout à la fois rendre
possible ce lien, et stabiliser une « place », un « rôle », une « fonction » à
chacun. Cette plate-forme Mediapart, contrairement à la présentation choisie
par les concurrents web, se découpe dès la page d’accueil en deux principales
parties : le journal proprement dit et le Club dans lequel cohabitent journalistes professionnels et abonnés. Dans le cadre du journal, la participation des
lecteurs-abonnés prend la forme de commentaires : parce qu’elle engage les
lecteurs-contributeurs à commenter les articles publiés, la plate-forme technique Mediapart assure la distribution d’une expertise qui n’est plus la seule
propriété du professionnel. Bien sûr, l’article reste dissocié des commentaires
qu’il impulse, mais la synchronie ou proximité temporelle de sa publication
avec les réactions qu’il suscite forme un tout auquel accède le public.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 203
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8. Précisons au passage que le dispositif permet d’autres formes de régulation « clandestines »,
comme les messages privés directement adressés à l’abonné concerné par le journaliste ou la
suppression de message (celle-ci n’étant quasiment jamais utilisée). La discrétion de ces formes de régulation est d’ailleurs relativement précaire puisqu’elles peuvent être reprises voire
dénoncées dans l’espace public, comme en témoigne cet extrait d’entretien avec un journaliste : « […] alors parfois si on va parler d’un internaute enfin d’un abonné qui va nous faire
chier, qu’est-ce qu’on fait, comment est-ce qu’on l’arrête, il pollue tel ou tel, alors voilà il y a
des trucs bon ben Vincent nous dit vous inquiétez pas ce genre de type dans trois mois il sera
lassé et puis voilà, on laisse comme ça on régule régulièrement ce qu’il dit mais si on commence par supprimer son billet cela partira sur internet “censure sur Mediapart” donc il faut
faire attention aussi au viral par rapport à ça. »
Le changement de couleur peut aussi jouer à l’inverse et témoigner d’une
forme de promotion interne : certains abonnés sont ainsi propulsés « jour-
La technique assure le clivage à un autre niveau : si la plate-forme permet
aux abonnés de faire entendre leur voix, celle-ci n’a pas la même tonalité,
ou plutôt pas la même couleur. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, le
nom des journalistes de Mediapart est inscrit en marron alors que celui des
abonnés l’est en bleu. D’un simple coup d’œil, le journaliste de Mediapart est
donc clairement identifié. Évidemment, les usagers peuvent déborder les limites inscrites dans le dispositif. Du moins, cette hypothèse est la plus probable
du côté des journalistes puisque l’on ne peut exclure la possibilité que l’un
d’entre eux, pour les besoins de la régulation, emprunte un autre pseudonyme
et se transforme en abonné lambda, doté d’une couleur moins stigmatisante.
Un tel basculement lui permettrait en effet non seulement de ne pas engager
sa « face » et de moins s’exposer professionnellement, mais aussi d’intervenir
de manière plus légitime dans certains dialogues 8.
Une plate-forme clivante
L’architecture du site, parce qu’elle est fondée sur la césure entre « journal » et
« Club », assure une ségrégation spatiale qui joue un premier rôle indéniable
dans la distribution de l’expertise et de la légitimité : les lecteurs ne peuvent
se mettre « à la place du journaliste » – et inversement – que dans des espaces
singuliers, balisés comme tels (éditions participatives et blogs).
Pour être complets, précisons que le lecteur dispose d’autres fonctionnalités,
comme les messages privés, l’ajout de personnes à sa liste de contacts ou
d’articles à ses favoris, la possibilité de recommander une contribution, etc.
204 Réseaux n° 160-161/2010
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9. Cette sélection se fait depuis quelques mois sur la base des contributions les plus recommandées.
Lorsque l’on accède à la page d’accueil de Mediapart, la plus grande partie
est consacrée au journal. Sur une colonne de droite apparaît une sélection des
billets de blogs ou d’éditions participatives faite par la rédaction du journal.
En bas de cette colonne, un espace est réservé aux billets du Club les plus
commentés 9. Certains abonnés ne se risquent jamais dans la partie « édition »
et les rares fois où ils le font, ce ne sont que de brèves incursions à partir de
cette sélection. Parfois, les journalistes renvoient à ce type de contribution
dans leurs commentaires suite à un article ou encore dans la rubrique « prolonger ». Il n’est pas rare de retrouver, parmi la sélection du Club, des contributions faites par d’autres journalistes, des universitaires ou des personnalités
politiques notamment. En dehors de ces moyens de promotion spatiale, largement contrôlés par la rédaction, il est très difficile pour un abonné de rendre
visible sa contribution au-delà du cercle de ses propres contacts ; à tel point
que la question de la visibilité et de la saillance des contributions se pose
régulièrement et soulève des critiques de la part des abonnés :
Plus clivant encore, seul l’accès au « journal » est payant, la consultation des
écrits du Club étant gratuite. Ce qui ne laisse plus de doute sur l’espace réservé
à l’expertise, seule lecture réputée à l’origine d’une véritable valeur ajoutée
(pour écrire, il faut être abonné). D’ailleurs, c’est dans l’espace du journal
qu’est le plus affirmée et recherchée l’expertise journalistique. C’est ici que
se formulent les critiques à l’encontre d’un écart à la pratique idéale du journalisme (détachée d’impératifs économiques, prendre le temps de l’investigation…) revendiquée sur Mediapart. Le journal reste donc ici une affaire de
journalistes, et cet espace n’est pas « contaminé » par une production profane
ou amateur, autre bien sûr que les seuls commentaires post-articles. Ces derniers, d’ailleurs, ne sont pas directement lisibles à la suite de l’article : non seulement il faut cliquer sur un autre onglet pour les faire apparaître, mais lorsque
l’on imprime ou que l’on fait suivre un article, ils n’apparaissent pas non plus.
nalistes officiels » à la faveur d’un article publié dans la partie « journal » et
changent de couleur (ou du moins possèdent un double de leur compte « recolorisé »). Le journal officiel reste interdit aux « bleus » : pour y écrire il faut
montrer une signature marron, être identifié comme un journaliste statutaire
de Mediapart. Ce changement de couleur reste rare et, pour la quasi-totalité
des lecteurs, participer à la rédaction du journal demeure impossible.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 205
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La logique du découpage spatial se heurte ici à celle de l’identité symbolisée
par la couleur. Il montre qu’il est paradoxalement difficile de défaire le journaliste de son expertise, dans la mesure où celle-ci est attachée à la personne
bien plus qu’à l’espace. L’individu est affublé de sa couleur qui, quel que soit
l’espace, le qualifie et permet son identification publique. Parfois, lorsque les
frontières techniques ne suffisent pas, il faut les doubler de frontières discursives pour rappeler l’existence d’un continuum de formats, chacun de ceux-ci
ayant ses spécificités propres :
S’il est compliqué pour un profane de devenir expert par ses propres moyens,
l’inverse l’est également. Nous avons vu que le découpage spatial du site formate les participations. Tout comme les abonnés, les journalistes possèdent
leur blog personnel d’où, logiquement, ils peuvent tenir des propos qui n’engagent qu’eux-mêmes, non pas comme journalistes-experts mais comme individus-citoyens. Logiquement seulement. Car comme nous l’avons vu avec les
commentaires suite au billet de blog de Sophie Dufau, certains lui reprochent
sa dimension subjective.
Comme nous l’enseigne la sociologie des usages, le dispositif n’est pas neutre et porte en lui le projet politique qui sous-tend sa conception. Il est ainsi
tout autant structuré par ce projet qu’il structure ensuite les pratiques de ceux
qui utilisent le site. Parmi les enseignements de la sociologie des usages, un
second mérite d’être repris ici : si les innovations techniques performent les
pratiques, les intentions inscrites dans le dispositif se heurtent néanmoins parfois à la résistance d’usagers qui, dans notre cas, restent aveugles à une césure
journal/club ne faisant pas sens pour eux. Nous essaierons de montrer dans les
développements infra que cet exemple n’est pas un cas isolé.
[Extrait du fil de discussion 2] Mais franchement, là, vous noyez le poisson...
vous en savez trop sur Libération pour écrire de telles sottises... d’autant que, du
coup, le beau texte courageux de Michel Puech et les débats qui avaient commencé autour de cet article se trouvent relégués en bas de page... et bientôt ne
seront même plus accessibles... bravo Mediapart, vous au moins vous savez comment noyer le poisson...
206 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
10. Une dizaine d’entretiens ont été menés, à titre exploratoire, avec des lecteurs-abonnés de
ce site dans le cadre d’une enquête menée avec Karolina Sweederek que nous remercions ici.
Plus généralement, des entretiens avec des lecteurs abonnés 10 nous ont permis
de comprendre que certains ne percevaient pas toujours les différences entre
les formats ou méconnaissaient certains d’entre eux (les éditions participatives). Aussi, les méthodologies ethnographiques plus classiques apparaissent-elles comme un corollaire indispensable à l’analyse du contenu. En effet,
certains des abonnés interrogés ne consultaient que la partie journal sans s’encombrer de la lecture des commentaires. Si ceux-ci adhèrent à la critique du
journalisme inscrite dans le projet de Mediapart, la façon dont les journalistes
du site font leur travail semble leur convenir tout à fait. Pour eux, l’expertise
de ces journalistes est évidente, supérieure à celle de bien d’autres journalistes
et il ne leur viendrait pas à l’idée de la contester. Leur façon d’ignorer totalement les autres contributions le confirme d’ailleurs.
[Extrait du fil de discussion 2] Il est injuste d’attribuer à Mediapart la position de
Sophie Dufau. Celle-ci a pris le soin de préciser que son billet de blog n’engageait
en rien Mediapart, ce qui a priori n’avait même pas besoin d’être rappelé. Alors,
que chacun débatte avec elle du contenu de son billet oui, mais en profiter pour
interpeller Mediapart me semble une confusion des genres qui n’a pas lieu d’être.
Le soin avec lequel cette journaliste précise, en préliminaire à son billet, puis
dans le fil de la discussion, que ce texte est un billet de blog et non pas un article Mediapart, semble attester de la récurrence de cette confusion du côté des
lecteurs. Parmi ces derniers, certains ne manquent pas néanmoins de soutenir
les journalistes en validant ce marquage discursif des frontières.
[Extrait du fil de discussion 2] À la lecture des 77 commentaires, une précision.
Effectivement, ceci un billet de blog, c’est-à-dire qu’il n’engage que moi. Chaque
journaliste de Mediapart fait de son blog l’usage qui lui convient, et pour ma part,
j’y écris très peu. Alors ce jeudi-là, je souhaitais simplement donner, après que
d’autres billets de blog et leurs commentaires associés publiés dans Mediapart
aient relaté nombre d’informations, un élément de compréhension en plus. Et
montrer, au-delà de l’émotion que cette affaire complexe suscite, que face aux
haines et ressentiments, seule une médiation pourrait à mon sens permettre de
trouver une solution à ce conflit qui, normalement, relèverait du droit du travail.
En m’excusant d’avoir pris 24h pour répondre à ceux qui, en termes cordiaux,
m’interpellaient.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 207
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11. Dans un premier temps seulement : dans la suite du fil, cette abonnée entreprend en effet de
répondre aux autres commentaires, preuve qu’elle les a lus.
Il s’agit dès lors, dans cette partie, d’investir les espaces d’interaction disponibles et d’entreprendre l’examen des discours qui y sont tenus pour comprendre
comment sont renégociées les positions du journaliste et du lecteur-contributeur et comment sont formulées des critiques interrogeant la distinction entre
ces deux figures, notamment telle que la technique l’établit.
LA DISTRIBUTION DISCURSIVE DE L’EXPERTISE
Le découpage des espaces et l’assignation des identités témoignent des soubassements politiques du dispositif technique et confèrent au membre de la
communauté un statut immédiat, à partir duquel chacun peut se positionner
dans le déroulement des débats. Ce positionnement immédiat ne doit pas
nous induire en erreur : les rôles ne sont malgré tout pas clairement stabilisés
mais plutôt perpétuellement négociés. Nous allons voir dans la partie suivante
comment des frontières discursives viennent en effet retravailler celles érigées par la plate-forme. Mediapart est un terrain d’autant plus pertinent pour
saisir cet enjeu que, finalement, le principal objet de discussion et de réflexion
sur Mediapart paraît être Mediapart lui-même et la pratique du journalisme
proposé, tant un grand nombre de débats cherchent à établir les frontières
entre l’intérieur de la profession et son extérieur.
[Extrait du fil de discussion 2] Je n’ai lu aucun des commentaires, je viens juste
de lire votre article... Sophie, je vous dis merci de remettre un peu d’objectivité
dans cette affaire qui rejoint un peu le fil que je lançais ce matin sur ce site.
Mélanger les sentiments aux faits rend malade... la preuve. Un domaine tabou qui
nécessite un vrai débat.
L’extrait ci-dessous est, de ce point de vue, éloquent. Il traduit, chez l’abonné,
l’existence d’œillères à la fois du côté des formats puisque la journaliste voit
qualifier son propos d’objectif alors même qu’elle revendique sur son blog un
droit à la subjectivité et du côté de l’intérêt porté aux différentes contributions
puisque, cette fois, les commentaires sont dans un premier temps ignorés au
profit du seul contenu de « l’article » qui n’en est pas un 11.
208 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
La critique du journalisme pratiquée à Mediapart, si elle se construit en référence à une figure traditionnelle de la profession, se traduit par la dénonciation
de la part des lecteurs d’un écart entre les pratiques observables et un modèle
de professionnalisme référent pour lequel ils sont prêts à payer – modèle qui,
l’exemple précédent l’atteste, s’écarte lui-même du journalisme tel qu’il est
pratiqué dans les grands médias. L’affichage de cet écart, chez le lecteur, établit son attachement à une figure du journalisme en laquelle il croit (puisque
cette figure, sublimée, justifie l’abonnement). Cette surveillance des pratiques journalistiques s’accompagne, c’est la véritable différence avec d’autres
Bref, je ne viens pas sur Mediapart pour lire les états d’âme, le spleen et les
conseils bien intentionnés adressés à une personne en lutte par une ancienne de
Libération : je viens sur Mediapart pour y trouver les informations que l’on ne
trouve plus que rarement dans des quotidiens largement corrompus tels précisément que Libération, d’où je vous félicite d’avoir su partir avant les heures
sordides de la direction Joffrin.
[Extrait du fil de discussion 2] Le problème, que nombre de journalistes ignorent à votre instar, c’est que la sincérité n’est nulle vertu, jamais, nulle part : la
figure du salaud sincère marque notre époque d’un cynisme porté en sautoir et
chez les journalistes ou ce qu’il en reste, c’est encore plus grave : la sincérité
n’est pas loin d’une faute professionnelle. On ne vous demande pas d’être sincère, mais d’être impartiale – ce qui n’est pas le cas ici, on ne vous demande pas
votre opinion, mais les faits qui permettent au lecteur de se forger la sienne. Rien
de tout cela dans votre papier faussement compassionnel et clairement méprisant
pour cette mère de famille et sa petite santé, comme vous dites. Il faut croire que
cette personne est en guerre, et qu’elle ne s’amuse pas.
Nous l’avons mentionné, journalistes et abonnés partagent une vision critique du journalisme tel qu’il se pratique actuellement. Cette vision justifie non
seulement le projet politique de Mediapart du côté des journalistes mais aussi
l’engagement financier des abonnés, qui est loin d’être la norme en matière
d’information sur le web. Bon nombre d’abonnés engagent une critique des
médias classiques et se déclarent à la recherche de supports informatifs alternatifs, moins soumis aux pressions et logiques économiques, aux temporalités
imposées par l’AFP et la pression du scoop. La contestation de l’expertise du
journaliste est ainsi engagée au nom d’une expertise journalistique idéalisée
adossée à une critique de la profession que revendiquent les différents membres de la communauté Mediapart.
Une expertise ouverte à la participation
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 209
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La prise en compte de ces critiques n’aboutit pas à une remise en question,
voire à la négation d’une expertise propre à la profession. Bien au contraire,
il s’agit d’en tirer parti pour asseoir cette expertise sur des bases plus solides.
Un membre de l’équipe Mediapart nous soutient ainsi que « c’est plutôt très
bien internet car cela va faire un peu le ménage entre un bon journaliste et
Ces différentes formes de réaction du lecteur-contributeur, soucieux de manifester son mécontentement, ne sont pas sans rappeler celle du « client »,
classique, identifiée par Hirschman (1970). Dans sa typologie, défection et
prise de parole cohabitent au côté de la loyauté – souvent affichée sur le site.
La prise de parole, telle qu’elle se pratique dans l’extrait précédent, semble
régulièrement précéder la défection dès qu’une tension se fait trop importante
entre les attentes qui justifient l’engagement du public et les pratiques telles
qu’elles s’observent réellement. En effet, plutôt que de partir directement et
de ne pas renouveler leur abonnement, certains abonnés exposent publiquement leur mécontentement sur leur blog ou à la suite des papiers incriminés.
Ils trouvent là une arène pour justifier leur défection (ou sa menace), arène qui
permet aussi aux journalistes d’expliquer et de défendre leurs pratiques.
[Extrait du fil de discussion 2] Le beau texte d’Anne Guérin est juste et précis...
merci de l’avoir écrit... avec celui de Michel Puech il remet un peu d’honneur
dans ces colonnes... Vous n’aurez plus de mes nouvelles dans Mediapart ; j’ai
résilié mon abonnement.
Ainsi, une des dernières saillies d’un abonné qui a expliqué tout au long de
ses seize commentaires combien il n’était pas en phase avec la façon dont
Mediapart traitait l’affaire « Cousin » :
La menace de défection de la part du public, bien que marginale, renvoie à un
contrôle direct de l’activité du journaliste et contribue à sa régulation. Ce discours est d’autant plus présent sur le site, que le modèle économique institué
place les lecteurs-contributeurs dans la peau de clients, pouvant ainsi réclamer
des journalistes une offre conforme à leur attente.
médias, d’une formulation publique synchrone de la déception : certains lecteurs contestent ainsi les dérives potentielles qu’ils refusent, au nom de leur
abonnement et des promesses initiales (soit « au nom du client »). Qu’ils se
présentent comme des lanceurs d’alertes ou de simples garde-fous, certains
abonnés se montrent ainsi attentifs aux dérives possibles.
210 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
[Extrait du fil de discussion 2] L’affaire a été conclue hier, indemnités revues à
la hausse et requalification en « licenciement économique ». Libération a repris le
chemin du cool à défaut d’avoir emprunté celui du juste.
Néanmoins, c’est après la publication de l’article que ce brouillage des frontières et cette tension autour de la sélection et de la hiérarchisation de l’information se font les plus visibles. Par exemple, les abonnés peuvent se manifester
en aval pour assurer le suivi d’une question, comme le montre le dernier commentaire du deuxième fil :
Dans d’autres situations de collaboration, l’écriture devient polygraphie et,
parfois, sur un sujet particulier, le lecteur expert va venir pallier les lacunes du
journaliste. Un journaliste chargé du social nous a ainsi expliqué comment la
rédaction et une blogueuse, sociologue, ont travaillé ensemble sur un travail
dans la grande distribution. C’est elle, abonnée à Mediapart, qui a proposé un
article sur le sujet et a ensuite proposé de chroniquer le livre d’Anna Sam sur
les caissières.
Leur profil (parfois journalistes eux-mêmes, universitaires, citoyens informés…) et les dynamiques intellectuelles qui portent le collectif Mediapart,
ne sont pas étrangers à cette hybridation des savoirs. L’élitisme qui fonde ce
collectif questionne à nouveaux frais les liens entre la figure de l’intellectuel
et celle du journaliste (Rieffel, 1992 ; Spitéri, 2004) et favorise une mutualisation des compétences susceptible de renforcer cette coopération entre le
professionnel et le public.
En quoi la participation des abonnés est-elle un vecteur d’amélioration ? Tout
d’abord, ces abonnés ont la possibilité de participer à la production journalistique à différents moments du processus d’écriture. Ils peuvent ainsi intervenir
en amont de l’écriture et de la publication d’un article, par exemple en proposant des sujets aux membres de l’équipe de journalistes, souvent couplés à du
contenu ou encore en proposant eux-mêmes leurs sources.
un mauvais. Voilà, un mauvais cela ne tiendra pas la route, il y a toujours
un lecteur plus spécialiste que soi qui dira “oh non là les gars, vous avez
écrit franchement n’importe quoi” et donc le mec qui va simplement dire
“cette enquête elle n’est ni faite ni à faire”, il va le dire et parfois, souvent
cela tombe assez bien justement, on ne peut plus se contenter d’avoir fait une
semaine de reportage et de prétendre connaître le sujet. »
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 211
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12. « Developed in the seminal American studies of the 1950s (White, 1950 ; Carter, 1958), a
gatekeeper is an individual who filters out and disregards unwanted, unintersting and/or unimportant information or stories and attends to information of more import » (Franklin & Co, p. 92).
Cet extrait, selon nous, est crucial puisqu’il montre à quel point le gatekeeping 12 se distribue entre les journalistes professionnels et la communauté des
abonnés. Ici, c’est le lecteur qui redéfinit l’information pertinente et incite
le journaliste à retravailler le contenu de sa publication en opérant un nouveau cadrage des éléments à intégrer. L’information qui compte, celle qui sera
internalisée dans la production journalistique et affichée dans l’espace public
est donc potentiellement le fruit d’une collaboration incarnant l’idée même
de journalisme participatif. Elle peut également être reconsidérée à la suite
d’échanges privés, notamment lorsque les abonnés, parfois personnellement
impliqués dans les cas traités, préfèrent l’anonymat et s’adressent directement aux journalistes. Ainsi, des suggestions de compléments, de nouvelles
références ou des rectifications de l’information diffusée, procèdent-elles
de dialogues qui restent dans la coulisse. Qu’elle soit affichée ou non, cette
mutualisation des connaissances et des regards autour de ce que doit être l’information retenue est une nouveauté recherchée par les créateurs de Mediapart. Un membre de l’équipe de rédaction nous le confirme : « Bon le courrier
des lecteurs cela a toujours existé, alors là aujourd’hui c’est beaucoup plus
valorisé, ce qui fait que là où c’est plus intéressant pour nous, c’est quand le
lecteur intervient pour compléter une information, la corriger, la prolonger.
Là, tout d’un coup, le lecteur participe de la fabrication de l’information.
Autrefois, le lecteur était plus dans une réaction à l’information. »
Journaliste : Loin de moi l’idée de négliger Mélenchon, mais le baromètre IfopParis Match de début décembre a testé le PCF (4 %) sans le front possible avec le
PG. Mais vous avez raison. Je le rajoute. Bien à vous.
[Extrait du fil de discussion 1] Lecteur-contributeur : Dans votre deuxième
paragraphe, vous recensez les forces en présence. Je n’y vois pas le PG de Mélenchon. Oublié ou jugé quantité négligeable ?
Le journaliste peut également se trouver pris à parti, quelques minutes après
la publication de son article, par les commentaires des lecteurs, et invité à
apporter des précisions, voire à corriger certains éléments des plus anodins ;
il se trouve ainsi quasi dépossédé d’une expertise immédiate, qui repose sur
le choix des informations retenues et leur inscription publique dans l’espace
légitime de publication.
212 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
13. Cf. le point de vue de cette même journaliste : « […] À part des gens qui vont faire des synthèses de leurs études, des gens qui sont des chercheurs et qui vont faire des synthèses de leurs
recherches, réaction à une actualité un peu immédiate, on n’est plus sur le mode du subjectif,
même si on ne dit pas “je”, mais en tout cas c’est “j’ai vu”, “je ne supporte pas” alors que quand
on passe dans le journal ben là on est plus sur l’enquête, sur les liens, sur les prolongements,
sur les chiffres. »
Plus généralement, le redimensionnement du métier procède de deux logiques
– ce que le journalisme est et ce qu’il n’est pas – qui visent à rétablir des frontières entre les professionnels et les autres membres de la communauté. Ces deux
logiques transparaissent dans les fils de discussion en se drapant parfois d’une
rhétorique relationnelle : quelques échanges réparateurs, régulièrement utilisés
par les journalistes dans cette entreprise de légitimation et de requalification de
Ainsi commence le billet de blog de l’extrait du fil de discussion 2. Ces lignes
introductives illustrent l’une des principales stratégies discursives utilisées
par les journalistes pour rétablir la distance. L’auteur, une journaliste donc,
y revendique une posture singulière qui s’écarte sans doute de sa profession
mais qui répond en revanche fidèlement aux logiques d’écriture qui prévalent
dans l’espace du blog : les propos qui y sont tenus, qu’ils soient formulés par
des lecteurs-contributeurs ou par des journalistes, ne sont pas journalistiques.
Ils n’en empruntent ni les codes d’écriture, ni les méthodes d’investigation, et
ne reposent pas sur le même contrat de lecture (Véron, 1985) 13. Elle préfère,
dès lors, et malgré l’inscription dans cet espace, confirmer la nature non journalistique des propos qu’elle tient.
[Extrait du fil de discussion 2] Ceci est un billet de blog et non un article du journal Mediapart. Parce que je ne suis pas allée enquêter sur l’affaire Florence Cousin, parce qu’il ne suffit pas d’avoir vu pour comprendre. Donc je ne parlerai que
de ce que j’ai lu, comme le font la plupart des commentaires du Club Mediapart.
Rétablir la distance
Ainsi, la participation est vue comme un moyen d’améliorer son expertise et non
de la renier en se mettant au même niveau que les lecteurs. Mais elle repose sur
un rapprochement dangereux entre ces derniers et des journalistes contraints de
composer avec cette pluralité de critiques et soucieux, parfois, de maintenir ou
de rétablir une distance entre les professionnels du site et les autres.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 213
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14. Échanges réparateurs et ripostes qui se traduisent le plus souvent par la défense du travail
réalisé par le journaliste lui-même. Celui-ci le réhabilite en quelque sorte à ses yeux et aux
yeux du public susceptible de lire son expertise. Il réimpose aux abonnés – et à ses collègues/
sa hiérarchie – une image du journalisme pratiqué qui le satisfait, en reprécisant la qualité
d’un travail que l’abonné a mis en cause par ses remarques. Cette posture, classique, engage le
journaliste, nous l’avons dit, à rapprocher les pratiques décriées des règles du métier, et à les
dissocier à l’inverse d’un journalisme amateur pratiqué par les non-professionnels. Il s’agit,
pour le journaliste, de montrer qu’il ne s’écarte pas d’un modèle référent.
15. Si cette volonté de justification et d’entretien du dialogue avec les lecteurs-abonnés se
manifeste clairement durant la phase de lancement du site, il semble qu’une certaine redondance critique – à la fois dans les arguments convoqués et les abonnés qui les portent –, ainsi
que la nécessité de se protéger de l’exposition permanente dont ils font l’objet dans les fils
de discussion (Datchary, 2010), entraîne une moindre implication dans la justification et une
lassitude des journalistes dans l’effort de requalification constante de leur pratique ou dans la
mise en œuvre de stratégie discursive ad hoc pour valider leur mode de fonctionnement professionnel.
Dans cet extrait, le journaliste affiche clairement une distance avec le public
et se livre à tout un travail discursif 15 pour réaffirmer les positions des uns et
des autres, trouver un équilibre entre journalisme participatif et revendication
d’une identité professionnelle, le tout en préservant les faces à la fois des
lecteurs et des journalistes. Deux arguments sont ainsi introduits : la dissociation de « nous » (professionnels) et « vous » (clients) et, dans la lignée de
ce découpage, l’association d’une forme de discours à chacune de ces figures.
« Nous », les journalistes, qui affiche une objectivité qui ne peut se satisfaire
[Extrait du fil de discussion 1] Chère étoile, je ne pense pas avoir été « épidermique » et si cela vous a paru comme tel, autant pour moi, je m’en excuse. Il
n’en demeure pas moins qu’il ne me semble pas que NOUS (les journalistes de
Mediapart, si VOUS nous reconnaissez encore ce titre) ne vous inondons pas de
sondages (c’est à jsarf que je répondais, en fait). Perso enfin, je ne pense pas faire
passer mon opinion quand j’écris sur Mediapart (en revanche, c’est tout à fait la
fonction de VOUS, abonnés et « lecteurs citoyens »). Calmons donc tous deux
nos épidermes, et bien à vous.
la pratique journalistique 14. Les journalistes glissent, dans la gestion de la critique, de la justification de leur travail (posture défensive) à la contestation des
méthodes et des discours des abonnés (posture offensive). Ce dernier point,
malgré son intérêt, ne sera pas ici au centre de l’analyse. Nous lui préférons
l’examen des figures de l’abonné et du journaliste convoquées sur le devant
de la scène pour alimenter une discussion. Voici une première illustration de
découpages auxquels procèdent les membres de la communauté Mediapart :
214 Réseaux n° 160-161/2010
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Concours SciencesCom 2014 – Épreuve d’analyse - Bachelor – Session 1
[Extrait du fil de discussion 1] Chacun son style, chère étoile, Edwy Plenel et
Laurent Mauduit excellent dans le « parti pris », moi je ne me sens pas assez
légitime pour m’y essayer. Je préfère essayer d’être le plus honnête possible, et de
traiter toutes les gauches avec le maximum de recul. Franchement, je serais bien
en peine de prendre parti tant la décomposition/recomposition est grande. Peutêtre cela vous décevra, mais je n’éprouve aucune envie à exprimer des convictions dans le magma actuel. L’observation me sied davantage…
Plus encore que contester la subjectivité des abonnés-citoyens, l’abonné rabat
la professionnalité du journaliste sur une subjectivité assumée et le refus d’une
objectivité comme élément inhérent à la fonction. Pour cela, il confronte le
modèle de journalisme défendu par le professionnel Mediapart au modèle
allemand introduit ici comme contrepoint illustratif puis revalorise la conviction journalistique – pratiquée par les ténors mêmes de l’équipe Mediapart.
En ce qui me concerne, je viens de passer pas mal de temps à rédiger un article
qui me tenait à cœur, je vous en fais part : http://www.mediapart.fr/club/blog/
etoile66/171208/la-france-...
Les lecteurs préfèrent un journaliste qui écrit ce qu’il pense plutôt qu’un journaliste qui fait semblant d’être « objectif » – qu’est-ce que cela signifie ? – mais
dont l’opinion transparaît au détour d’un adjectif, d’un adverbe qui lui échappe...
Dans la presse allemande que je lis tous les jours, les choses sont claires. On sait
à qui on a affaire... Et c’est plus sain. J’espère donc que vous écrirez selon vos
convictions de journaliste, comme le font Edwy Plenel et Laurent Mauduit sur ce
site, et je les en remercie.
c’est bien français et – pardonnez-moi mon ton direct – assez hypocrite.
Perso enfin, je ne pense pas faire passer mon opinion quand j’écris sur Mediapart.
Merci de votre réponse.
[Extrait du fil de discussion 1] Cher Stéphane,
La suite de l’échange nous informe néanmoins que les lecteurs n’acquiescent
pas nécessairement et refusent de valider ce découpage en insistant sur l’illusion dogmatique qui le fonde.
de l’opinion personnelle du professionnel et « vous » comme subjectivité du
citoyen soucieux de défendre son point de vue sur l’actualité traitée.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 215
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16. Une stratégie possible pour le journaliste consiste de manière symétrique à identifier ce qui
est extérieur au cadre fixé : il procède alors à une délimitation par défaut – ce que le journalisme
n’est pas. Par exemple, même si le journalisme se construit sur l’apport de preuves factuelles,
une distinction est ici opérée entre le travail du professionnel et une « recherche scientifique ».
Au niveau le plus général, certains lecteurs-abonnés se présentent comme
citoyens/électeurs, dotés de fait d’un droit d’expression, on l’a vu dans la section précédente. Ce droit est parfois revendiqué encore plus fermement en
raison du coût de l’abonnement :
La contestation de l’expertise n’est pas toujours aussi frontale que dans l’exemple que nous venons d’introduire ; parfois, elle intervient en creux par l’exhibition d’une contre-expertise s’adossant à une identité particulière. Quelles sont
les figures convoquées dans les fils de discussions pour susciter l’adhésion des
lecteurs, emporter la conviction des opposants, ou plus génériquement légitimer ses propos ? En d’autres termes, quelles sont les instances rhétoriques qui
servent à l’argumentation des abonnés au cours des joutes qui les mettent aux
prises avec les journalistes ?
Contre-expertise et identités argumentatives
Tout en répondant aux arguments du lecteur, le journaliste court-circuite le
débat. Certes, des journalistes sur Mediapart se permettent d’afficher leur
conviction, mais ils le font dans un cadre très particulier, celui du « parti pris »
entendu ici comme style de journalisme engageant la conviction de journalistes chevronnés et légitimes. C’est justement parce qu’il ne se sent pas légitime et qu’il « n’éprouve aucune envie d’exprimer ces convictions », que ce
journaliste refuse de s’engager dans ce style. Dès lors, il accepte l’argument
du lecteur (oui, le journalisme de conviction existe…) tout en l’enfermant
dans une catégorie journalistique qui n’est pas exclusive d’autres formats de
traduction professionnelle (… mais ce n’est qu’une facette parmi d’autres de
la profession). Lui, rebondit sur les frontières symboliques internes à la profession pour récuser une hiérarchie de pratiques journalistiques d’un côté, tout
en affichant une hiérarchie de statut chez les journalistes de l’autre (légitimité/
illégitimité). Le cheminement argumentatif choisi par ce journaliste valide
ainsi son positionnement dans les méandres de la profession journalistique et
justifie qu’il s’engage sur la voie d’une forme d’objectivité associée à « l’observation » et la restitution factuelle des événements étudiés 16.
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Mais, régulièrement, les revendications identitaires se font plus personnelles,
supports à des techniques argumentatives plus élaborées (Marcoccia, 2003). Et
on se déplace le long d’un continuum qui irait du droit et de la capacité à s’exprimer dans/sur des formats journalistiques à la revendication d’une expertise
pour le faire. La revendication, la plus évidente, quasi imparable mais qui n’est
pas à la portée de tout le monde est évidemment de revendiquer la même expertise professionnelle en affichant son statut de journaliste (parfois dès le début de
son commentaire : « chère consœur »). Parmi les abonnés, bon nombre appartiennent au milieu journalistique ou ambitionnent de lui appartenir. Les apprentis journalistes trouvent ici un espace dans lequel démontrer leur compétence
et, peut-être, se faire repérer par des réseaux professionnels. Mediapart occupe,
de ce point de vue, le rôle classiquement dévolu à internet d’antichambre pour
De cet extrait, nous pouvons tirer plusieurs enseignements du point de vue des
stratégies de rapprochement utilisées par les abonnés. L’abonné veut s’éloigner de cette image de « lecteur passif » susceptible d’ingurgiter n’importe
quelle information sans même en contester la pertinence pour réhabiliter la
figure d’un lecteur actif et client qui a droit de formuler des critiques et de
se considérer l’égal des journalistes. Il se replace au centre d’un dispositif de
pluralisme démocratique qui adopte un regard symétrique et égalitaire sur les
contributions des journalistes et celles des lecteurs. La réaffirmation de cette
symétrie prend d’autant plus de poids ici, qu’elle emprunte au registre de la
« menace » puisque le devenir marchand/économique du journaliste Mediapart repose sur l’acceptation du discours des citoyens. Ce sont ces citoyens
qui « font vivre ce lieu d’expression », qui assurent « ce combat qui vous
permet d’exister ».
Merci de ne pas l’oublier et de ne pas voir dans vos lecteurs des sujets mais des
citoyens qui ont tout autant le droit à l’expression que vous.
Adhérer à Mediapart et en être lecteur, en faire de la pub pour que d’autres y adhèrent, c’est un combat citoyen et c’est aussi ce combat qui vous permet d’exister.
En fait, si vous avez le pouvoir d’écrire et de faire passer votre opinion, c’est
parce que des citoyens comme moi et d’autres ont décidé de payer pour faire
vivre ce lieu d’expression qui se voulait représenter le pluralisme démocratique.
[Extrait du fil de discussion 1] Ensuite, le terme utilisé « vous inonde » m’interroge. Il me donne le sentiment d’être lecteur passif, consommateur, et que
VOUS, les journalistes, décidez de ce qui est bien et que NOUS avons à accepter
la « nourriture » que vous avez la bonté de nous offrir.
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 217
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Parfois, les abonnés sont sollicités directement sur la base de leur identité,
comme dans ce fil où un abonné demande des éclairages complémentaires
en recherchant parmi les adhérents qui a le profil (« Un juriste mediapartien
peut-il (ou elle) répondre à la question : “Peut-on sauver une gréviste de
la faim en l’hospitalisant malgré elle ?” »). Ces expertises complémentaires
sont ainsi mises en avant dans les éditions participatives qui tirent souvent
parti des compétences professionnelles des abonnés (par exemple : pédiatre
pour la grippe AH1N1), de leurs passions (« Comic Strip ») ou de leur localisation (comme autant de correspondants locaux édition « Toulouse », voire
d’envoyés spéciaux « d’Égypte »). La rédaction a d’ailleurs été souvent soupçonnée de mettre en avant certains papiers sur la base de l’identité de leur
auteur et non à partir du seul contenu (telle personne serait mise en avant sur
la base de son pseudo sonnant très Afrique du Nord ; tel autre sur la base de
son statut universitaire, etc.).
Certains lecteurs vont puiser dans leur expérience personnelle des forces argumentatives pour affirmer leur accord ou désaccord avec ce qui a été énoncé
(« rmiste, je tiens à faire savoir que la question de l’argent est secondaire » ou
encore « la grève de la faim est une arme ultime, dangereuse. Je le sais d’expérience (pas la mienne, mais celle d’une personne proche »), ou désamorcer
une critique (« que les antisémites ont tort ? Évidemment, chère Sophie, ils ont
TOUJOURS tort... vous ne savez sans doute pas, chère Sophie, que je suis né
en 1943 dans un camp de concentration du Sud de la France. Ce n’est donc
pas moi qu’on, soupçonnera, je l’espère du moins (ni les cent personnes de
ma famille qui ont grillé dans d’autres camps moins cléments que gürs) d’encourager le moindre soutien douteux ou “antisémite” à Florence Cousin »).
Parfois, c’est la proximité avec les faits qui est mise en avant, dans ce qui
s’apparente à un statut de témoin privilégié (le salarié de Molex qui confirme
que les primes de licenciement sont, dans son entreprise, bien moins conséquentes). Ce procédé étant d’ailleurs utilisé par les journalistes eux-mêmes
(« certes, on pourra dire que j’en sais un peu plus que d’autres, ayant travaillé plus de 25 ans à Libération »). La contraposée peut être utilisée pour
mettre en avant une sorte d’objectivité dans sa position (« Oui, pour moi aussi
Florence Cousin est avant tout une personne (je n’ai aucun lien avec Libération, que j’ai très peu lu depuis vingt-cinq ans) »).
un monde journalistique plus académique (Estienne, 2007). Certains journalistes déjà en poste y trouvent eux l’occasion de s’adonner à des formats différents (Datchary, 2010).
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[Extrait du fil de discussion 2] Ce que je lis aujourd’hui conforte ma méfiance.
L’anonymat, même s’il est percé pour les initiés, permet tous les dérapages. Dommage, mais tellement prévisible.
Nous ne sommes pas tous égaux face aux pseudonymes, et certains lecteurs
en ont bien conscience :
[Extrait du fil de discussion 2] Consœur, dites-vous ? Donc vous êtes aussi journaliste. Votre texte est bourré de fautes d’orthographe grossières (pas la petite
faute qui échappe...). Un peu de respect pour les lecteurs SVP.
Les abonnés ne sont pas dupes quant aux possibilités offertes par internet de
reconfigurer leur identité ou d’en essayer de nouvelles (Turkle, 1995) et les
identités proférées sont aussi questionnées à partir des prises laissées par les
traces en ligne :
Pour autant, il convient de ne pas généraliser puisque certains abonnés restent
laconiques voire muets sur leur identité, à l’abri derrière leurs pseudonymes.
L’absence totale de prise sur l’identité de l’interlocuteur suscite la méfiance :
ainsi les arguments de JLMO sont d’autant plus mis à mal, que ce dernier est
« pseudomisé ». Nous en avons également fait les frais lors de nos enquêtes
en voulant ajouter des personnes à nos contacts en ligne pour mieux pouvoir
en suivre l’activité. Les réponses ont parfois été cinglantes : « Vous n’écrivez
rien, ni ne commentez depuis que vous avez rejoint Mediapart, du coup, je ne
sais pas à qui j’ai affaire. (…) Je n’avais pas souvenir de vous, normal vous
n’avez émis aucun commentaire, ne laissant comme trace que vos recommander anonymes, je suppose, une telle inexistence, un tel effacement, une telle
soumission à la production des réflexions des autres peut-elle faire une relation ? Seriez-vous un trou noir ? L’être ou le néant il vous faut choisir, et
être aux autres commence par se faire confiance et se dire. Prenez ce risque,
répondez-moi, répondez-vous, qui êtes-vous? ». Certains abonnés ont évidemment mené leur petite enquête : « Vous allez me trouver sur-réactif mais ne
vous effrayez pas. Je ne passe pas ma vie devant l’écran de mon ordinateur.
Je suis assez curieux de nature et Google, j’en ai honte, remplace un peu le
regard que nos grands-parents jetaient sous le rideau de la cuisine quand une
inconnue passait dans la rue... Google est bougrement plus efficace et plus
effrayant. J’ai donc tapé votre nom dans cette monstruosité pour vérifier que
vous n’étiez pas une serial killer relâchée de prison. Et je suis tombé sur une
sociologue intéressée par les réseaux… ».
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 219
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17. Le premier est spécialisé dans un domaine de compétence identifié par une institution ou
une communauté savante dont la plus prestigieuse reste l’université. Cette parcellisation des
connaissances requiert l’intervention d’experts attitrés (le journaliste y a constamment recours).
Le second est une vieille connaissance du journaliste. Il ne se définit ni par une profession, ni
par un savoir, mais par une cause à défendre dans laquelle il veut enrôler la presse (il n’existe
qu’à travers les médias) (Spitéri, 2004, pp. 245-269).
18. Sur ce point qui traduit la flexibilité fonctionnelle et la capacité à gérer les situations de
dispersion dont doivent faire preuve les journalistes, nous renvoyons à Datchary (2010).
Ceci amène à reconfigurer le travail du journaliste à plusieurs niveaux. Au
niveau le plus concret, ce sont autant de tâches supplémentaires qui condui-
Ni expert, ni essayiste « intellectuel » 17 – hormis, s’il le souhaite, sur son
blog –, le journaliste Mediapart singularise sa professionnalité en valorisant
une posture basée sur des savoir-faire, le sacrifice de l’immédiateté et de la
recherche du scoop, un cadrage transparent de l’information – donnant accès
à la boîte noire du travail journalistique –, une volonté d’élargir son domaine
de compétences techniques en multipliant les formats de publicisation de l’information 18, d’élargir aussi le champ de ses prérogatives, ou encore de jouer
sur la réflexivité favorisée par le dispositif technique pour valider et justifier
le travail réalisé et le sérieux de la démarche.
CONCLUSION
Ce dernier point alimente la question de la légitimité des propos tenus dans
l’espace mediapartien. Au-delà des seules figures génériques de l’abonné et
du journaliste, cette légitimité repose sur la compétence et les savoirs qu’un
individu pourra manifester sur un objet particulier. Elle requiert la convocation de figures susceptibles de témoigner de ces savoirs et de rendre les propos convaincants, aux yeux des lecteurs, que ces derniers soient abonnés ou
journalistes.
L’affaire Florence Cousin qui agite alors le milieu de la presse parisienne en
est un bon révélateur. De nombreux commentateurs se connaissent directement ou indirectement. Pour le lecteur lambda, les patronymes ne sont souvent guère plus éclairants que les pseudonymes. Et ce n’est qu’à la longue, au
gré des commentaires rédigés par différents abonnés, qu’il peut par exemple
découvrir le lien quasiment intime qu’un des commentateurs les plus zélés
(Skorecki) entretient avec cette affaire, en tant qu’ancien de Libération, ami
de Florence Cousin et membre de son comité de soutien notamment.
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19. Ces derniers nous expliquent que le travail numérique occasionne des tâches supplémentaires, « network » (tout ce qui touche à l’entretien du réseau), « technology work » (maîtrise
des différentes technologies) et « boundary work » (gérer l’entrelacement du travail et du horstravail et sa disponibilité envers ses différents collègues et projets, puisque la distance physique
ne suffit plus à marquer la frontière)
Au final, on peut déceler dans Mediapart un possible lieu de convergence des
deux grandes traditions de critique des médias (Cardon, Granjon, 2005). En
effet, la critique « anti-hégémonique » qui appelle à la création d’un contrepouvoir critique est inscrite dans le projet même de Mediapart ; quant à la
critique expressiviste, qui refuse l’accaparement de la parole par les professionnels et invite tous les citoyens à devenir leur propre média, elle est en
partie prise en charge avec les fonctionnalités participatives proposées (même
si les tenants les plus virulents de cette critique n’y trouveraient sans doute
pas leur compte). Et puisqu’il s’agit d’une critique interne, au sens où elle
est aussi portée par des journalistes, elle a plus de chances d’être entendue
(Lemieux, 2000).
Au niveau de la profession de journaliste et de ce qui fonde sa légitimité, cette
enquête nous enseigne également qu’il n’est pas question de liquider l’expertise journalistique, de la contourner (éviter), mais bien d’en repenser et d’en
affiner davantage les contours. Ce travail sur les frontières va plus loin que
celui décrit par Schwarz, Nardi et Whittaker (1999) 19. Ici, il s’agit aussi de
distinguer ce qui relève du journalisme et ce qui n’en relève pas. Nous avons
vu que les frontières étaient marquées tant dans le dispositif technique que
dans les discours tenus par les différents membres de la communauté.
sent le journaliste à devoir jongler avec des engagements de nature pour le
moins différente (Datchary, 2010). Mais, loin d’être subi par les journalistes
professionnels qui appartiennent à l’équipe Mediapart, cet élargissement du
spectre couvert par le métier est davantage vécu comme une chance, voire
justifie l’engagement initial de certains d’entre eux (ibid.). Comme nous l’a
confié un membre de l’équipe de rédaction, lors d’un entretien, « l’écriture
sur le blog n’était pas une condition sine qua non, moi même j’avais pas de
blog, on n’est pas venu me chercher pour ça, mais en revanche la presse gratuite m’intéressait, toute l’évolution du métier m’intéressait (…) ».
Journalistes et lecteurs-contributeurs sur mediapart 221
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