Vive le vieux jazz de combat ! - Front de Gauche Loire

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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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album de free jazz français sobrement intitulé Free
Jazz, sur lequel on retrouve entre autre François
Jeanneau et Michel Portal.
Vive le vieux jazz de combat !
PAR PATRICK ARTINIAN
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 19 MARS 2014
François Tusques, chez lui en 2014 © Patrick Artinian
Sous une superbe pochette, douze titres d’un free jazz
contestataire des années 70 : l’album Mobilisation
générale, Protest and Spirit Jazz from France
1970-1976, exhibe tout un pan tombé en désuétude de
la chanson française de combat. Pour les nostalgiques
à poils durs, il existe même une édition en double
album vinyle ! Vidéos et morceaux de musique dans
l'article.
Mai 68 arrive, Tusques n’est plus étudiant depuis belle
lurette, ce qui ne l’empêche pas de se radicaliser, de
se découvrir des accointances avec la Chine populaire
de Mao et de jouer sa musique à l’occasion des
manifs, des grèves, des meetings. Et lorsqu’en 1972,
Joseph Fontanet, ministre du travail de Pompidou,
pond une circulaire visant à limiter l’arrivée des
travailleurs immigrés en France, son sang ne fait
qu’un tour. Indigné, il compose, mais cette fois, fini
les atermoiements, il faut aller droit au but, être
efficace, dénoncer. Et pour cela, écrire des paroles,
il y a urgence, l’époque n’est pas à l’eau tiédasse
d’autant plus que dans le camp d’en face, on ratonne
et on tue des Arabes dans le sud, à Grasse ou
à Marseille. Ce sera “Nous allons vous conter…”,
morceau emblématique que l’on retrouve sur la
compilation Mobilisation générale sortie récemment
qui relate tout un pan tombé dans l’oubli de cette
chanson française de combat déclamée sur fond de free
jazz.
Lorsqu’en 1960, François Tusques, étudiant rêveur,
pianiste autodidacte épris de Charlie Parker et
Thelonious Monk embarque pour aller combattre en
Algérie, il a vingt-deux ans et sait à peine où il met
les pieds. Dix-huit mois plus tard, c’est un insurgé qui
prend le bateau en sens inverse, révolté par le mépris,
le racisme et la torture. Rentré au bercail, écœuré, il
rejette tout en bloc, les études, le travail, ne restent
que le piano et le jazz, il sera donc musicien. Pendant
que de l’autre côté de la Méditerranée, Tusques use ses
rangers à courir derrière les fellagas, de l’autre côté de
l’Atlantique émerge une musique nouvelle, radicale,
étendard de la libération des Afro-Américains et
grand-messe d’improvisation collective, le Free Jazz.
Ses porte-drapeaux s’appellent Cecil Taylor, Don
Cherry et surtout Ornette Coleman. Ébloui, Tusques
leur emboîte le pas et enregistre dès 1965 le premier
Sur mediapart.fr, un son est disponible à cet endroit.
« Je ne savais pas chanter mais ça passait bien parce
que j’y croyais, lâche-t-il. Le plus important, c’était
l’engagement. Le groupe était composé pour partie de
musiciens amateurs. Il y avait même un trompettiste
qui ne savait jouer que cinq notes et lorsque l’on
composait, on n’écrivait pour lui que les cinq notes
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qu’il était capable de jouer. Ce qui comptait, ce n’était
pas le talent du musicien mais l’envie qu’il éprouvait
de participer. »
étriqué que celui de Tusques, entre Stalingrad et Porte
de Pantin, où l’on se fraye un passage entre le canapé
et la table, avant de contourner la poussiéreuse console
de mixage pour parvenir à s’asseoir sur un coin de
lit non sans avoir auparavant repoussé saxophones,
clarinettes et toutes les anches qui encombrent son
matelas.
À tout juste 70 ans, il conserve toujours en lui la
ferveur du musicien et si sa mémoire est parfois
confuse, son regard s’enflamme lorsqu’il évoque
ce fameux mois de mai 1968 alors qu’étudiant en
musicologie à l’université de Poitiers, il s’improvise
« pilier musical de grève », interdisant l’entrée du
grand amphi à tous, s’écoutant du John Coltrane en
boucle et à tue-tête. L’époque est à l’expérimentation,
« on était pour la révolution musicale, c’était une
philosophie de vie ». Et lorsque le batteur Claude
Delcloo, fondateur du magazine Actuel, à l’origine
un fanzine de jazz, l’appelle pour tenir le saxo avec
le Full Moon Ensemble, un groupe de free qui avait
auparavant enregistré avec Archie Shepp, il n’hésite
pas une seconde. L’album Crowded with Loneliness
publié originellement chez CBS nous délivre une
musique inspirée d’Ornette Coleman pour une face et
de John Coltrane pour l’autre avec des paroles tirées
de l’œuvre du poète beatnik Bob Kaufman, chantées
et déclamées par « l’exaltée » Sarah Touati à la voix si
sensuelle. « On louait une maison de douze chambres
à Nanterre où nous vivions en communauté, jouant de
nuit comme de jour, improvisant librement, prenant
tous les trains musicaux du moment. On hébergeait
les musiciens de passage, certains restaient un temps,
repartaient. On admirait Ginsberg et Burroughs et
on se prenait pour les Black Panthers. On était des
gauchistes, gentiment provocateurs et insolents. »
La pochette de l'album « Mobilisation générale
», dessinée au feutre par l’illustratrice Camille Lavaud.
Jean-Baptiste Guillot, patron du label Born Bad
Records et éditeur de l’album, s’en délecte : « Il y avait
une façon approximative de faire les choses, c’est
bancal, pas produit, c’était des enregistrements live,
Tusques arrivait avec sa bande de potes, faisait pendre
le micro du plafond et les gens jouaient. Il y a du
souffle, des bruits, c’est une façon de faire les choses
qui est plaisante mais qui peut rebuter les amateurs
de jazz qui sont dans la précision, la virtuosité,
la qualité de production. » S’il est vrai que les
productions récentes de Tusques restent relativement
confidentielles, l’an dernier, avec le clarinettiste Louis
Sclavis, il a accompagné lors d’une tournée aux ÉtatsUnis quelques pointures afro-américaines du jazz
avant-gardiste, Kidd Jordan, William Parker et surtout
le phénoménal batteur Hamid Drake, privilège rare
pour un musicien français.
Panou, Fontaine, le Larzac... mais pas les Lip
Jef Sicard, chez lui en 2014 © Patrick Artinian
Jef Sicard, lui, n’a jamais mis les pieds aux ÉtatsUnis. Pourtant, depuis toujours, il rêve d’Amérique ;
la route 66, les hippies, la musique, la liberté. Il nous
reçoit dans son minuscule appartement, à peine moins
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L’album, aujourd’hui réédité au Japon, est
resté longtemps introuvable, négocié à des prix
pharaoniques par quelques collectionneurs pour
d’autres collectionneurs, on en retrouve un extrait,
Samba Miaou, sur l'album Mobilisation générale.
comédienne Nicole Aubiat, superbe chanteuse, le
loisir de laisser courir sa voix lascive sur une longue
fable poétique et libertaire.
Sur mediapart.fr, un son est disponible à cet endroit.
On a même droit à un improbable ésotérisme avec
De l’orient à l’Orion composé par Siegfried Kessler
et interprété par RK Nagati, chanteur tunisien qui a
laissé sa trace dans l’histoire de la musique populaire
comme l’interprète énamouré d’un bijou kitschissime,
le romantico-arabo-disco Yasmina.
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L’antimilitariste, avec son corollaire la lutte pour le
Larzac, tient aussi une bonne place sur l’album. «
Attention l’armée d’Atatorp 73, avec le Tusques, ont
été des déclencheurs du projet. Dans notre pays, il y
avait une scène fabuleuse avec de la chanson engagée
à la française sur du free jazz. C’était vraiment
quelque chose à mettre en valeur », indique Julien
Achard, compilateur du projet et marchand de disques
rares (et chers) sur internet. « Les gens ne rencontrent
pas toujours le succès qu’ils méritent. Beaucoup ne
sont pas toujours parfaitement au bon endroit au bon
moment », enchérit Jean-Baptiste Guillot.
Bonus : deux vidéos
« On voulait vraiment raconter une histoire,
documenter une époque », et c’est plutôt réussi
même si l’on peut déplorer ici ou là quelques oublis,
quelques revendications phares du moment, féministes
ou ouvrières, passées à la trappe, Lip par exemple. «
Il y avait bien un truc enregistré par des ouvriers de
Renault mais c’était trop pop et pas d’assez bonne
qualité », reprend Achard. « On nous a aussi reproché
de ne pas retenir Colette Magny mais on ne voulait
pas faire trop Front de gauche », justifie JB Guillot,
avant de préciser, « on a mis près de deux ans
et demi à réunir cette compilation. Il y a toujours
une course à l’exhumation, essayer d’avoir un train
d’avance. C’est gratifiant et jubilatoire d’arriver sur
un territoire sonore vierge, être les premiers à mettre
ses pas dans la neige, c’est notre forme de snobisme
à nous. Il y avait cette volonté de donner un sens au
projet, pas juste de réaliser une enfilade de morceaux.
Au moment où je vous parle, je suis sûr qu’il y a
des génies incroyables qui pondent des bidules dans
leur cave ou leur cuisine, les gravent sur CD et que
l’on redécouvrira dans 40 ans comme Les éléphants
de Frédéric Rufin et Raphael Lecomte, des nonprofessionnels qui figurent sur la compilation et que
l’on n’est pas parvenus à retrouver, c’est eux qui nous
ont contactés lorsqu’ ils ont entendu leur morceau
sur FIP, ravis de se retrouver au milieu de musiciens
confirmés. »
Dès le premier morceau, « un rap français » slammé
par le comédien togolais Alfred Panou, qui joua entre
autres sous la direction de Godard et de Mocky, Je suis
un sauvage, raconte les pérégrinations acerbes d’un
Africain en France, rencontre musicale d’un conteur
du continent noir avec le légendaire Art Ensemble of
Chicago, installé à Paris depuis peu et qui vient tout
juste d’enregistrer le splendide Comme à la radio avec
Brigitte Fontaine.
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La même Brigitte Fontaine que l’on retrouve en grande
forme avec son compagnon Areski dans C’est normal,
une perle tragi-comique de duettistes se livrant à un
échange surréaliste où la dérision sert de dénonciation
à la condition de logement des immigrés.
Sur mediapart.fr, un son est disponible à cet endroit.
Les morceaux s’enchaînent, balayant l’époque,
certains très directs, politiques, Atarpop 73 avec
Attention l’Armée, Tusques ou Mahjun (Mouvement
Anarcho Héroïque des Joyeux Utopistes Nébuleux)
avec Nous ouvrirons les casernes, d’autres laissant
place à la rêverie comme ce Hey de la compagnie
théâtrale avignonnaise Chêne Noir qui donne à la
« Ma fille m’a appelé un jour pour me dire que
l’on avait parlé de moi à la radio », confirme
Lecomte, aujourd’hui ingénieur au CEA, tandis que
de son côté, Rufin est gastro-entérologue. « On avait
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composé Les éléphants pour une pièce de théâtre
et on jouait sur scène durant la représentation. Le
disque avait été gravé au Kiosque d’Orphée, un studio
d’enregistrement à compte d’auteur aujourd’hui
disparu, et on le vendait après le spectacle »,se
souvient Lecomte.
Après tout, Elvis Presley n’a-t-il pas inventé le rock
and roll en débarquant un beau matin dans les studios
Sun de Memphis, Tennessee, pour y graver à compte
d’auteur une chanson dédiée à sa maman, qu’il lui a
offerte le jour de la fête des mères ?
-----En bonus deux vidéos d'aujourd'hui :
Jef Sicard interprète Cardboardde Charlie Parker
François Tusques joue Insouciance.
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