Plan_Freycinet_le_Monde_juillet_2014

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histoire
Samedi 12 juillet 2014
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En 1878, l’Etat se lance dans le développement du chemin de fer. Les capitaux
immobilisés manqueront ensuite pour financer la chimie ou les grandes usines
Les coûteux grands travaux du plan Freycinet
J
usqu’aux vallées les plus reculées, les paysages de France
sont striés de lignes de chemin
de fer désaffectées que d’audacieux ouvrages d’art ponctuent. Ces improbables infrastructures sont les témoins de l’échec
retentissant d’une politique volontariste de grands travaux. Le plan
Freycinet a couvert la France d’un
réseau de chemin de fer inutile et a
contrarié la seconde révolution
industrielle.
Charles de Saulces de Freycinet
(1828-1923), polytechnicien, ministre des travaux publics de décembre 1877 à décembre 1879, puis président du Conseil et ministre des
affaires étrangères, finit sa carrière politique en 1915-1916 après
avoir été plusieurs fois ministre et
ministre d’Etat. En 1878, il présente
un ambitieux plan de modernisation des infrastructures. Outre des
travaux sur les canaux et les ports,
son but principal est d’étendre les
chemins de fer par un dense
réseau secondaire qui devait
apporter la modernité et la République à une France rurale souvent
hostile au nouveau régime.
Lors de la discussion du plan, les
parlementaires se livrent à une
incroyable « démagogie ferroviaire » sous prétexte d’établir une sorte d’égalité de tous les Français
devant le chemin de fer. Chaque
élu pense qu’une gare dans sa circonscription lui garantit la réélection : il est décidé que toutes les
sous-préfectures auront leur gare.
A l’époque, ce sont des compagnies privées qui construisent et
gèrent les chemins de fer. En 1883,
l’Etat leur « impose » la réalisation
du plan : 11 000 km de lignes nouvelles, soit une augmentation de
40 % du réseau. L’investissement
total en chemins de fer jusqu’en
1914 représentera plus de 7 milliards de francs, soit deux fois le
budget de l’Etat pour l’année 1883.
Les études de l’époque prévoient d’importants déficits pour
ce réseau y compris de fonctionnement. L’Etat organisedonc un complexe système de subventions et
de garanties pour compenser les
pertes des compagnies. Pour l’administration,ces lignes sontd’intérêt général, car sources d’économies. Le fret de marchandise coûte
30 centimes (la tonne par kilomètre) par route, contre 6 centimes
par chemin de fer. Cette différence
de 24 centimes constitue « l’enrichissement » permis par les nouvelles lignes. Les ingénieurs
oubliaient que ce qui compte n’est
pas l’économie réalisée mais son
coût, car il existe des économies
qui coûtent cher !
En 1900, l’économiste Paul
Leroy-Beaulieu parle de la « folie
Freycinet (…), débauche de travaux
publics mal étudiés, mal dirigés,
mal utilisés, qui a sévi partout
depuis quinze ans. (…) Il leur semblait que tout travail public dût
être nécessairement productif ».
Mais le plan sera mené quasiment
à terme. Seules les insolubles difficultés budgétaires empêcheront
de terminer certaines lignes dans
les années 1920.
Au final, trois sous-préfectures
seulement n’ont jamais eu de
gare: Sartène, Barcelonnette et Castellane. Quant à Florac, Puget-Théniers et Yssingeaux, elles ont dû se
contenter de chemins de fer à voie
étroite. Ces derniers ont été réalisés par des départements en complément du plan Freycinet pour
desservir leurs chefs-lieux de canton. Ils sont souvent construits sur
les bas-côtés des routes, et l’écartement de leurs rails ne dépassait
pas 1 mètre.
A cause de ce réseau Freycinet,
les compagnies supportent un
déficit moyen de 2,6 % par an
entre 1883 et 1913. Mais les subventions publiques compensent ces
Les débuts
du chemin de fer
1827 La première ligne de
chemin de fer ouvre pour le
transport de charbon entre
Saint-Etienne et Andrézieux
(traction par chevaux).
1837 Première ligne spécifiquement pour les voyageurs, de Paris à Saint-Germain.
1841 Le réseau ferroviaire
français s’élève à environ
550 km de lignes.
13 décembre 187728 décembre 1879 Charles
de Freycinet devient ministre des travaux publics.
1878 Présentation du plan
Freycinet, voté le 17juillet
1879, qui prévoit que toutes
les sous-préfectures soient
reliées par le chemin de fer.
1914 Près de 40 000 km
de lignes sont exploités.
1938 Toutes les compagnies ferroviaires passent
sous la tutelle de l’Etat au
sein de la Société nationale
des chemins de fer (SNCF).
En 1908. JACQUES BOYER/ ROGER VIOLLET
EN 1875, LES
COMPAGNIES
PENSAIENT,
COMME LA SNCF
AUJOURD’HUI,
QUE DES LIGNES
SUPPLÉMENTAIRES NE
SERAIENT PAS
RENTABLES
pertes assurant des profits aux
compagnies. Ainsi, malgré les déficits, la part des actions de chemins
de fer dans la capitalisation boursière française, en déclin depuis
1850, remonte, passant de 41 %, en
1883, à 55 % en 1898.
Les déficits de ce réseau, la
concurrence de l’automobile, l’inflation et les conditions sociales
avantageuses de leurs salariés
conduisent les compagnies à une
quasi-faillite lorsqu’elles sont
nationalisées par le Front populaire pour créer la Société nationale
des chemins de fer français (SNCF).
Elles ne pèsent plus alors que 6 %
de la capitalisation boursière. Libérée des obligations des compagnies, la société publique entreprend très vite la fermeture des
lignes les plus déficitaires.
Dès 1938, 4 500 km sont supprimés. Dans l’après-guerre, les « chemins de fer électoraux » sont massivementdémantelés. Ils n’ont parfois fonctionné qu’une poignée
d’années. Aujourd’hui, la presque
totalité du réseau secondaire a été
désaffecté.Le réseau actuel est quasiment revenu à celui de 1875
quand les compagnies pensaient,
comme la SNCF aujourd’hui, que
des lignes supplémentaires ne
seraient pas rentables.
Paradoxalement, cette débauche d’investissement en infrastructures est accompagnée d’une
longue stagnation économique.
Le produit intérieur brut français
de 1896 est égal à celui de 1882
alors que la population a légèrement augmenté. A cette époque, la
France se fait rattraper puis distancer par les Etats-Unis et l’Allemagne. Lors de la seconde révolution
industrielle, la France est en avance dans l’automobile, mais rate le
démarrage de la chimie et de l’électrotechnique. En 1914, la Société
centrale de dynamite, plus grosse
entreprise chimique française,
n’arrive qu’au 46e rang des sociétés cotées. Dans l’électrotechnique, Thomson-Houston est la
33e valeur et la Compagnie générale d’électricité (ancêtre d’Alcatel)
occupe la 81e place. Cette dernière
cherche à concurrencer AEG et Siemens, mais elle dispose d’un capital social vingt fois inférieur.
Ce manque de capitaux surprend, car le commerce extérieur
est excédentaire, les comptes
publics équilibrés et l’épargne des
Français abondante. Mais ils inves-
tissent au loin en achetant des
titres étrangers. Très peu dans les
colonies mais plutôt en Amérique
et surtout en Europe centrale.
C’est la grande épopée des
emprunts russes que les banques
revendent jusque dans les plus
petits villages de France. Les capitaux auraient donc manqué en
France, car ils étaient investis à
l’étranger.
Cette critique est ancienne. Dès
1856, François Ponsard, un auteur
dramatique alors en vogue, fait
dire à l’un de ses personnages :
« Ah ! Oui ! Le capital à nos champs
infidèles /S’envole vers la Bourse où
la prime l’appelle. Et chez les étrangers fait pleuvoir les milliards/
Sans qu’il en tombe un sou parmi
nos campagnards. » En 1910, Keynes la reformule avec moins de
faconde : « Placer nos ressources à
la disposition des économies étrangères puisse revenir à renforcer
ceux qui, en définitive, pourraient
nous surpasser et exporter nos capitaux, puisse à aboutir à un appauvrissement de nos concitoyens. »
Mais le plan Freycinet fut tout
aussi néfaste en immobilisant
d’immenses capitaux dans des
projets, certes français, mais inuti-
les et structurellement déficitaires. Avec le réseau secondaire, les
capitaux manquent pour financer
la seconde révolution industrielle.
D’abord l’épargne, ressource rare,
qui est investie dans les chemins
de fer n’est plus disponible pour
d’autres projets.
Ensuite, l’impôt prélève annuellement une partie des revenus des
Français pour verser aux compagnies les subventions compensant
leurs pertes d’exploitation. Les
titres étrangers avaient au moins
le mérite de verser des revenus
encaissés en France.
En 2008, alors que le monde
s’enfonçait dans la crise, une relance par les grands travaux fut envisagée avant que les contraintes
d’endettement ne freinent les
ambitions. Le jour où cette idée
reviendra, il faudra garder à l’esprit que toutes les infrastructures
ne sont pas bonnes par nature. Et
se souvenir qu’avec les grands travaux du plan Freycinet, les Français se sont rapprochés de la gare,
mais éloignés de l’avenir. p
David Le Bris
David Le Bris est enseignant-chercheur
à Kedge Business School.
Dans les archives du «Monde» | La bataille de la route
Georges Galienne, délégué général
de l’Union routière, donne en 1949
le point de vue des routiers sur le
déficit de la SNCF.
Le drame du rail
Y
Le drame du chemin de
fer français n’est à
aucun degré et d’aucune manière
le fait de la route. C’est vraiment
un singulier paradoxe que de voir
la SNCF, qui a disposé à volonté
d’énormes contingents de
métaux ferreux et non ferreux, de
bois et de ciment depuis 1944, qui
s’est taillé la part du lion dans les
crédits du plan Monnet, qui a pu
acquérir aux Etats-Unis 1 300 locomotives dont elle n’a pas aujourd’hui l’emploi intégral, venir
reprocher aux transports routiers
délibérément sacrifiés depuis la
Libération, privés longtemps de
véhicules, puis de carburants et
de pneumatiques, de lui faire une
ruineuse concurrence. (…)
Le drame économique du rail a
pour raison essentielle que le
réseau français est aujourd’hui
quasi centenaire, qu’il a été complètement édifié, avec l’aggravation des erreurs du plan Freycinet,
bien avant l’apparition des autres
modes de transport.
Si l’évolution s’était faite autrement, si le rail était arrivé en dernier, il ne serait venu à l’esprit de
personne de construire le réseau
ferroviaire français avec la densité, la complexité et l’importance
excessive que nous lui connaissons.
Le problème qui se pose à notre
génération est donc de repenser
l’équilibre des transports existants en fonction de cette idée ; de
rendre au rail ce qui lui appartient
et ne lui est point contesté ; de lui
enlever ce qui ne devrait plus lui
appartenir depuis longtemps
déjà ; de lui restituer la physionomie exigée par les progrès de la
technique actuelle des transports.
Le drame financier de la SNCF,
c’est d’avoir sans cesse voulu voir
trop grand et de bâtir un système
ferroviaire en expansion continue, négligeant par là même
l’existence à ses côtés de concurrents beaucoup plus jeunes, plus
ardents, plus souples, mieux
armés pour servir l’économie (…).
La concurrence normale des
autres moyens de transport n’est,
dans cette aventure, qu’un élément et qu’un élément bienfaisant, puisqu’il a fini par poser
directement le problème du chemin de fer français, qui n’aurait
rien gagné à continuer à être traité dans plus ou moins de secret.
Aux responsables de faire désormais le nécessaire : est-il toujours
besoin, au siècle de l’automobile,
d’autant de gares, de stations, de
haltes qu’au siècle dernier, comme des mêmes 40 000 kilomètres de lignes ? Est-il toujours
nécessaire de laisser circuler
autant de trains omnibus à la fois
si inconfortables et coûteux ?
A deux reprises le chemin de
fer français aurait pu être « repensé » : en 1936 lors des 40 heures.
Fallait-il embaucher une centaine
de mille de cheminots de plus
(d’ailleurs au détriment final de
l’agriculture française) ou alléger
l’exploitation des rameaux déjà
inutiles ou trop coûteux ? A la
Libération, devant un réseau
détruit, fallait-il le reconstituer tel
quel, en l’augmentant même, ou
tailler dans le vif et réaliser ce que
l’avant-guerre n’avait pas permis
de faire ? » p
Georges Galienne
« Le Monde » du 14 mai 1949
(extraits)