Austérité européenne, déséquilibres constitutionnels et droits fondamentaux Céline Romainville Chargée de recherches du FNRS, Chargée de cours invitée à l’U.C.L., à l’U.S.L.- Bruxelles et à l’U.L.B. Introduction La crise économique et financière qui a secoué les démocraties libérales de la zone Euro fonctionnant avec une économie de marché capitaliste présente une grande complexité, tant en ce qui concerne l’identification de ses causes, de sa teneur exacte et des réponses qui y ont été apportées. En sciences économiques et sociales, les recherches ont principalement porté les causes de la crise1 et sur les politiques d’austérité2. En droit constitutionnel, un ensemble de recherches ont porté sur la crise comme symptôme de transformations radicales opérant au niveau des relations entre le système économique et les systèmes légaux et politiques et, en particulier, sur l’asymétrie engendrée par la dominance du système économique3. D’autres recherches se sont concentrées sur la « suspension » de certaines normes dans l’objectif pragmatique d’assurer la stabilité des pays et de la zone Euro4. Initiés tant par l’action de certaines institutions européennes et plus spécialement du Conseil, par l’activité intergouvernementale des Etats membres de l’Union européenne et par les accords bilatéraux conclus entre les Etats5, de multiples travaux ont également été menés pour évaluer la constitutionnalité des mesures adoptées ou pour analyser les implications constitutionnelles de ces mesures6, que ce soit au regard des règles de répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres (la politique monétaire revenant en principe à la première, les politiques économiques aux seconds) ou d’autres dispositions spécifiques telles l’interdiction du renflouement (article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne)7. Voy. notamment K. Blusch, C. Hermann, K. Hinrichs, T. SChulten, “Euro Crisis, Austerity Policy and the European Social Model. How Crisis Policies in Southern Europe Threaten the EU’s Social Dimension”, International Policy Analysis, Février 2013, pp. 4-5 et S. Petrie, Controversies in policy research : critical analysis for a new era of austerity and privation, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013. 2 Voy. notamment : P. de Grauwe, Y. Ji, « More Evidence that Financial Markets Imposed Excessive Austerity in the Eurozone », CEPS Commentary, available at www.ceps.eu 3 Voy. notamment G. Teubner, “A Constitutional Moment? The Logics of « Hitting the Bottom », in The Financial Crisis in Constitutional Perspective. The Dark side of Functional Differentiation, P. F. Kjaer, G. Teubner, A. Febbrajo (eds.), Oxford, Hart Publishing, pp. 3-42. 4 Voy. notamment: A. Febbrajo, “The Failure of Regulatory Institutions – a Conceptual Framework”, The Financial Crisis in Constitutional Perspective. The Dark side of Functional Differentiation, op.cit., pp. 269-302. 5 Voy. notamment : B. de Witte, « Old Fashioned Flexibility : International Agreements between Member States of the European Union », in G. de Burca and J. Scott (eds.), Constitutional Changes in the EU – From Uniformity to Flexibility, Oxford, Hart Publishing, 2001, pp. and B. de Witte, “The European Treaty Amendement for the Creation of a Financial Stability Mechanism”, 6 European Policy Analysis 1, pp. 1-8. 6 Voy. notamment : E. Chiti, P. Gustavo Teixhera , « The constitutional implications of the European Responses to the Financial and Public Debt crisis », Common Market Law Review, 2013, n°50, pp. 683-708. 7 Voy. notamment : J.-V. Louis, « Guest Editorial : The No-Bailout Clause and Rescue Package », Common Market Law Review 2010, n°47, vol 4., pp. 971-986. 1 1 L’évaluation des instruments anticrise s’est également inscrite dans un cadre plus substantiel, dans l’objectif d’expliquer et d’analyser les déséquilibres entre les politiques économiques, monétaires et fiscales que ces instruments auraient aggravés8. Cette contribution a précisément pour but d’approfondir, dans le cadre européen, cette question des déséquilibres induits par la crise, entre les objectifs de démocratie sociale9 et les politiques, objectifs et mécanismes de gouvernance de nature budgétaire et promouvant l’austérité. Elle entend analyser ces déséquilibres à l’aune du cadre explicatif et évaluatif fourni par le droit constitutionnel et international des droits fondamentaux. L’article revient, dans une première partie, sur la description des instruments « anticrise » et les déséquilibres démocratiques qu’ils induisent, en particulier en ce qui concerne la fragilisation des politiques redistributives (I). La seconde permet d’appréhender ces déséquilibres et cette fragilisation à l’aune des droits fondamentaux (II). L’objectif est ainsi de décrire, d’expliquer et d’évaluer les effets des instruments anticrise adoptés au niveau européen sur les droits fondamentaux et l’éventuelle alternative que ces derniers pourraient dessiner. Afin de procurer, sur cette question aux multiples ramifications, des réponses les plus précises possibles, on se concentrera ici sur les instruments normatifs adoptés dans la zone euro. I. Les déséquilibres démocratiques induits par les instruments anticrise L’idée originelle de l’intégration européenne résidait, au niveau substantiel, dans la construction d’un équilibre entre, d’une part, les politiques économiques, revenant à l’Union, et, d’autre part, les politiques redistributives réservées à l’échelon national, « where political structures would ensure that the redistributive criteria used matched the expectations and different interests of national citizens »10. On considère ainsi que « the national political system and the public and civic spheres that surround it serve to engender, bound, and channel diverse ideas of what is socially ‘just’, and ultimately legitimise and tie all agents to the distributive outcome »11, alors que le niveau européen ne présente pas, jusqu’à nouvel ordre, ces caractéristiques démocratiques. L’idée que l’intégration européenne devait laisser suffisamment de marge de manœuvre pour le processus politique démocratique au niveau national a rapidement été affectée par la triple asymétrie qui se joue au niveau européen, brillamment analysée par Fitz Scharpf. La première asymétrie favorise l’intégration négative sur l’intégration positive. Elle fragilise les politiques redistributives des Etats par rapport aux compétences économiques de l’Union. Or, en raison de la deuxième asymétrie, qui se marque au niveau des compétences très réduites de l’Union en matière de politiques redistributives, la fragilisation des politiques publiques redistributives ne Voy. notamment : A. Antoniadis, « Debt Crisis as a Global Emergency : The European Economic Constitution and other Greek Fables », in A. Antoniadis, R. Schütze and E. Spaventa (eds.), The European Union and Global Emergencies: a Law and Policy Analysis, Oxford, Hart Publishing, 2011, pp.? ; E. Chiti, A. Menéndez, P. Teixeira, “The European Rescue of the European Union”, in E. Chiti, A. Menendez and P. Teixeira (eds.), The European Rescue of the European Union, Oslo, Arena Centre for European Studies, pp. 391-428. 9 K. Tuori and K. Tuori, The Eurozone Crisis. A Constitutional Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp. 205-247; K. Möller, “Struggles for Law: Global Social Rights as an Alternative to Financial Market Capitalism”, in The Financial Crisis in Constitutional Perspective. The Dark side of Functional Differentiation, op.cit., pp. 305-333. 10 M. Dawson, F. de Witte, « Constitutional Balance in the EU after the Euro-Crisis », The Modern Law Review, 2013, Vol. 76, p. 823. 11 Ibid., p. 823. 8 2 peut être tout à fait compensée par les institutions européennes, dépourvues de compétences dans une série de secteurs clés (éducation, politiques sociales, culture, santé). La troisième asymétrie promeut l’adoption de mesures par des acteurs non politiques au détriment des acteurs politiques12. Cette triple asymétrie a rendu possible la soumission et l’inféodation, par la Cour de justice de l’Union européenne, d’un grand nombre de politiques publiques redistributives au droit des quatre libertés de circulation13 et à la législation du marché intérieure14. Cette sujétion des politiques redistributives et de leurs fondements fiscaux aux impératifs de l’intégration économique négative se double, dès l’adoption du Traité de Maastricht, d’une série de contraintes enserrant la marge de manœuvre budgétaire et fiscale, dans un contexte de rareté renforcée des ressources publiques et surtout de mise en place de l’Union économique et monétaire (UEM). Le traité de Maastricht conditionne la participation à cette Union au respect de cinq critères de convergences (le déficit ne peut dépasser 3% du PIB par an alors que la dette ne peut dépasser 60% du PIB). En 1997, le Pacte de stabilité et de croissance introduit l’objectif de parvenir à une position budgétaire "proche de l’équilibre ou en excédent à moyen terme". Ces asymétries se sont renforcées dans les instruments anticrise, adoptés au lendemain de la grave crise financière de 2007. Elles se sont doublées de déséquilibres démocratiques qui impliquent que, les matières sociales, culturelles, éducatives échappent, en partie, au contrôle démocratique15. Les réponses européennes à la crise financière favorisent en effet une immixtion des institutions de l’Union européenne, au nom de l’assainissement des finances publiques et de la bonne gouvernance économique, dans des domaines dans lesquels elles n’ont formellement aucune compétence (raison pour laquelle ces instruments relèvent majoritairement du droit international public, se situant en dehors du champ d’application des traités européens)16. L’adoption de cet ensemble de normes s’explique par la croyance en la nécessité de coordonner voire d’harmoniser au niveau européen une série de questions intimement liées aux politiques redistributives, pour mener à bien une politique plus générale d’austérité17, seule alternative considérée pour endiguer l’augmentation de la dette publique, identifiée comme étant la première responsable de la crise. Nous envisagerons d’abord les déséquilibres induits des mécanismes de conditionnalité stricte prévus dans les instruments imposant la stricte conditionnalité (I.1), avant d’aborder le fameux « Pacte budgétaire » (II.2). Voy. F. W. Scharp, « The Asymmetry of European Integration or Why the EU Cannot Be a ‘Social Market Economy’ », 8 Socio-Economic Review 2, pp. 211-250. 13 K. Tuori et K. Tuori, op.cit., p. 234. 14 Voy. F. W. Scharpf, « Legitimacty in the Multilevel European Polity », European Political Science Review, 2009, vol. 1, n°2, p. 173. 15 Voy. pour plus de précisions sur cette déstabilisation de cet équilibre européen, M. Dawson et F. de Witte, op.cit., pp. 823-828. Nous ne traiterons pas, dans cette contribution, de ce qui a été qualifié de déstabilisation de l’équilibre institutionnel mais de la balance « substantielle ». 16Les instruments « anticrise » développés au niveau de l’Union européenne sont en effet de trois types. Les premiers sont des accords internationaux de type intergouvernemental. Les deuxièmes sont des prêts bilatéraux. Un deuxième type d’instruments regroupe l’ensemble des opérations d’aide financière directe conclus entre les Etats sous la forme de prêts bilatéraux. Ainsi, par exemple, le Royaume Uni, la Suède et le Danemark ont établis des prêts bilatéraux pour l’Irlande, ne faisant pas partie du MES Voy. http://ec.europa.eu/economy_finance/articles/eu_economic_situation/pdf/2010-12-07-mou_en.pdf). Les troisièmes sont des instruments relevant du droit de l’Union européenne. Voy. sur cette transformation des « méthodes européennes » : E. Chiti, P. Gustavo Teixhera , op.cit., p. 685. 17 R. Colliat, « A Critical Genealogy of European Macroeconomic Governane », European Law Journal, 2012, n°18, p. 6. 12 3 I. 1. Le MESF, les accords intergouvernementaux FESF, MES et la stricte conditionnalité Le droit de l’Union européenne ne contenant pas de dispositions permettant de régler les cas d’urgence ou de crise financière et économique aigüe, un ensemble d’instruments fut adopté pour donner un contenu substantiel à l’idée de solidarité qui se dégage des Traités18. Le premier instrument anticrise « proprement européen » est le Mécanisme européen de stabilisation financière (MESF), adopté concomitamment avec le Fonds européen de stabilité financière (FESF, qui est, lui, une institution intergouvernementale). Le MESF, organisme communautaire greffé aux budgets de l’Union, a été créé, sur proposition de la Commission, par un règlement du 11 mai 2010 du Conseil19, avec une garantie à hauteur de 60 milliards d’euros (contre 440 milliards pour le FESF). Ce mécanisme établit dans son préambule que « [d]e strictes conditions de politique économique devraient être imposées en cas d'activation de ce mécanisme afin d'assurer la viabilité des finances publiques de l'État membre bénéficiaire et de rétablir sa capacité de se financer sur les marchés financiers ». L’article 3, b, précise que l’aide financière est soumise à des « conditions de politique économique générales, à définir par la Commission en consultation avec la BCE, dont est assortie l'assistance financière de l'Union afin de restaurer une situation économique et financière saine dans l'État membre concerné et de rétablir sa capacité de se financer sur les marchés financiers (…) ».20 Le Fonds européen de stabilité financière ( FESF) fut quant à lui créé sous la forme d’une société anonyme de droit luxembourgeois. L’accord cadre, qui précise les modalités de son intervention, établit l’obligation pour les Etats bénéficiaires de l’aide financière de négocier des Memorandum d’entente avec la « troïka » (Commission européenne, Fonds monétaire international et Banque centrale européenne) pour préciser les strictes conditions de l’aide financière. Tous ces Memoranda reprennent une liste précise de réformes spécifiques à apporter aux politiques fiscales, politiques éducatives ou sociales des pays bénéficiant de l’aide financière21. Ce mécanisme a été consolidé dans le Traité instituant le Mécanisme Européen de Stabilité, adopté le 2 février 2012 et entré en vigueur le 27 septembre 2012. Ratifié par les 17 Etats membres de la zone euro, il crée un mécanisme permanent de solidarité financière22 destiné à Voy. pour une analyse approfondie de ces dispositions : A. Antoniadis, « Debt crisis as a Global Emergency : The European Economic Constitution and other Greek Fables », in The European Union and Global Emergencies : A Law and Policy Analysis, A. Antoniadis, R. Schütze, E. Spaventa (eds.), Oxford, Hart Publishing, 2011. 19 Règlements n°407/2010 du Conseil du 11 mai 2010 établissant un mécanisme européen de stabilisation financière, JO 12 mai 2010 L 118/1. 20 Art. 3(b), Règlements n°407/2010 du Conseil du 11 mai 2010 établissant un mécanisme européen de stabilisation financière, JO 12 mai 2010 L 118/1. 21 Voy. F. Scharpf, « Monetary Union, Fiscal Crisis and the Preemption of Democracy », LEQS Paper, n°36, (2011), p. 22. L’ampleur de fragilisation des politiques publiques permettant la réalisation de certains droits fondamentaux par les politiques d’austérité menées dans les pays bénéficiant de l’aide financière est variable. Alors que certains Mémoranda d’entente précisent de façon explicite les restrictions à opérer dans les politiques publiques réalisant le droit de grève, de négociation collective, le droit à une protection sociale, d’autres abordent plus indirectement cette question. Il apparaît cependant clairement que le FESF et le MES, combiné avec l’exigence de stricte conditionnalité et avec la politique globale d’austérité – désormais constitutionnalisées, a eu pour conséquence non seulement une diminution des moyens des politiques redistributives menées mais également la promotion d’une vision libérale de ces politiques. Voy. pour une analyse détaillée des Memoranda : XXX 22 Le MES dispose de quatre possibilités d’action : le renflouement d’Etat qui ne peuvent plus se financer sur les marchés, le rachat de la datte d’Etats sur les marchés, la recapitalisation des banques via des prêts aux gouvernements, l’octroi de lignes de crédit souples. 18 4 assurer la stabilité de la zone euro, sous une stricte conditionnalité adaptée à l’instrument d’assistance financière choisi. Cette stricte conditionnalité ainsi évoquée implique que toute aide est subordonnée à l’adoption des Memoranda d’entente précités. La création du MES a impliqué une révision de l’article 136 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne23. Par une décision du Conseil du 25 mars 201124, le Conseil, se prononçant sur une proposition de modification de cette dernière disposition dans le cadre de la procédure simplifiée des Traités25, émanant du gouvernement belge du 16 décembre 2011, et après avoir reçu les avis de la Commission européenne, du Parlement et de la Banque centrale, a ainsi modifié l’article 136 du Traité en y insérant un paragraphe rédigé comme suit, qui « constitutionnalise » l’exigence de stricte conditionnalité » : «3. Les États membres dont la monnaie est l’euro peuvent instituer un mécanisme de stabilité qui sera activé si cela est indispensable pour préserver la stabilité de la zone euro dans son ensemble. L’octroi, au titre du mécanisme, de toute assistance financière nécessaire, sera subordonné à une stricte conditionnalité.»26 Dans son célèbre arrêt Pringle, la Cour de justice confirme cette constitutionnalisation de l’exigence de stricte conditionnalité des aides éventuellement concédées au sein du MES et des autres instruments27. La Cour considère en effet que « (…) il ressort des travaux d’élaboration [du Traité de Maastricht] que l’article 125 TFUE vise à assurer que les États membres respectent une politique budgétaire saine (…). En effet, l’interdiction énoncée à l’article 125 TFUE garantit que les États membres restent soumis à la logique du marché lorsqu’ils contractent des dettes, celle-ci devant les inciter à maintenir une discipline budgétaire. Le respect d’une telle discipline contribue à l’échelle de l’Union à la réalisation d’un objectif supérieur, à savoir le maintien de la stabilité financière de l’Union monétaire »28. Selon la Cour, cette disposition « interdit à l’Union et aux États membres l’octroi d’une assistance financière qui aurait pour effet de porter atteinte à l’incitation de l’État membre bénéficiaire de cette assistance à mener une politique budgétaire saine »29. En conséquence, la Cour de Luxembourg estime que la mise en place d’un mécanisme d’assistance financière tel que le MES « n’est compatible avec l’article 125 TFUE que lorsqu’elle s’avère indispensable pour préserver la stabilité financière de la zone euro dans son ensemble et qu’elle est subordonnée à des conditions strictes »30. En lisant dans l’article 125 TFUE une exigence de « politique budgétaire Rédigé en ces termes : « 1. Afin de contribuer au bon fonctionnement de l'union économique et monétaire et conformément aux dispositions pertinentes des traités, le Conseil adopte, conformément à la procédure pertinente parmi celles visées aux articles 121 et 126, à l'exception de la procédure prévue à l'article 126, paragraphe 14, des mesures concernant les États membres dont la monnaie est l'euro pour: a) renforcer la coordination et la surveillance de leur discipline budgétaire; b) élaborer, pour ce qui les concerne, les orientations de politique économique, en veillant à ce qu'elles soient compatibles avec celles qui sont adoptées pour l'ensemble de l'Union, et en assurer la surveillance. » 24 Décision 2011/199/UE du Conseil européen, du 25 mars 2011, modifiant l’article 136 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en ce qui concerne un mécanisme de stabilité pour les États membres dont la monnaie est l’euro (JO L 91, p. 1). 25 Voy. l’article 48 du TFUE. 26 Mentionnons enfin que les Memoranda d’entente ont, pour la plupart, été « rapatriés » dans le droit européen. Voy. notamment la décision du Conseil du 12 juillet 2011 n°2011/734 « addressed to Greece with a view to reinforcing and deepening fiscal surveillance and giving notice to Greece to take measures for the deficit reduction judged necessary to remedy the situation of excessive deficit », modifiée en novembre 2011, mars et décembre 2012) (JO L296/38 Du 15 novembre 2011) et qui contient une liste détaillée de mesures à prendre, dont notamment, à l’article 5, i et k, la privatisation d’une partie des avoirs de l’Etat 27 K. Tuori et K. Tuori, op.cit., p. 133, notre traduction. 28 C.J.U.E., affaire Pringle c. Government of Ireland, n°C-370/12, 27 novembre 2012, §135. 29 Ibid., §136. 30 Ibid. La Cour indique toutefois que « En revanche, l’article 125 TFUE n’interdit pas l’octroi d’une assistance financière par un ou plusieurs États membres à un État membre qui demeure responsable de ses propres 23 5 saine » liée à la réalisation de l’objectif supérieur de stabilité, la Cour confirme ainsi la « constitutionnalisation » des politiques d’austérité, qui se déduisait déjà de la modification de l’article 136 du TFUE dans le cas des Etats sous assistance financière. En effet, en rendant obligatoire la conditionnalité de toute aide financière à la mise en œuvre de mesures permettant la réduction du déficit de l’Etat bénéficiaire de l’aide31, et en multipliant les références, dans l’arrêt, aux avis de la Banque centrale européenne32, elle élève au rang de règle « constitutionnelle », dans l’ordre juridique européen, la poursuite de politiques budgétaires « saines », qui s’assortit de l’obligation de se conformer à une stricte conditionnalité en cas d’aide financière. Dans cette perspective, les Memoranda d’entente et les programmes d’ajustement structurels deviennent nécessaires pour que toute mesure d’aide financière soit légale d’un point de vue européen. Or, l’austérité promue par ces Memoranda, en imposant des coupes budgétaires, des privatisations et des libéralisations dans la plupart des politiques publiques redistributives empêche, comme l’ont montré Floris de Witte et Mark Dawson, la formulation de choix politiques alternatifs. Par conséquent, « the austerity drive not only overlooks the procedural demand that the citizen’s voice be incorporated in devising criteria of distributive justice, but also overlooks the fact that priority accorded to one policy choice must be legitimised by the articulation of, and mediation between, alternatives »33. La priorité – “constitutionnelle” – accordée à l’austérité est ainsi de nature à rendre caduc les objectifs formulés, à l’échelle nationale, en termes de politiques sociales, environnementales, culturelles, éducatives ou de santé publique, qui sont, pourtant, les traductions concrètes des droits constitutionnels économiques, sociaux et culturels. III. 2 Le Pacte budgétaire européen et la « règle d’or budgétaire » Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG), fait à Bruxelles le 2 mars 2012 (également dénommé « Pacte budgétaire européen » ou « Fiscal Compact »), est entré en vigueur le 1er janvier 201334. Les Etats membres ayant ratifié ce traité sont les seuls à pouvoir bénéficier du MES précité. Accord intergouvernemental relevant du droit international public, le Pacte budgétaire européen prévoit, de façon originale, une intégration dans le droit européen dans un délai de cinq ans (par la voie du droit européen dérivé) et présente la caractéristique d’intégrer les institutions européennes dans son dispositif de nature intergouvernementale. A. Règle d’or budgétaire et mécanisme correcteur L’article 3 du Traité sur la stabilité (intitulé, dans sa troisième partie, « Pacte budgétaire ) prévoit en son §1er que : « outre leurs obligations au titre du droit de l’Union européenne et sans préjudice de celles-ci, les parties contractantes appliquent » deux règles . La première est que « la situation budgétaire des engagements à l’égard de ses créanciers et pourvu que les conditions attachées à une telle assistance sont de nature à inciter ce dernier à mettre en œuvre une politique budgétaire saine » (§137). 31 Voy. J. Tomkin, « Contradiction, Circumvention and Conceptual Gymnastics : the Impact of the Adoption of the ESM Treaty on the State of European Democracy (2013), 14 German Law Journal, 169. 32 K. Tuori et K. Tuori, op.cit., p. 134 ; M. Dawson et F. de Witte, op.cit., p. 827. 33 M. Dawson, F. de Witte, op.cit., p. 826. 34 Voy. pour plus de détails sur ce Pacte : P. Craig, « The Stability, Coordination and Governance Treaty : principle, politics and pragmatism », European Law Review, 2012, pp. 231-248. 6 administrations publiques d’une partie contractante » doit être « en équilibre ou en excédent » (art. 3, §1er, a). La deuxième est que, l’équilibre est considéré comme étant respecté « si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à l’objectif à moyen terme spécifique à chaque pays, tel que défini dans le pacte de stabilité et de croissance révisé, avec une limite inférieure de déficit structurel de 0,5% du PIB » (art. 3, §1er ,b)35. Cette disposition prévoit en outre l’obligation d’une « convergence rapide vers leurs objectifs à moyen terme respectif » , organisée sur la base d’un calendrier « proposé par la Commission européenne compte tenu des risques qui pèsent sur la soutenabilité des finances publiques de chaque pays ». Ces obligations « font l’objet d’une évaluation globale prenant pour référence le solde structurel et comprenant une analyse des dépenses déduction faite des mesures discrétionnaires en matière de recettes, conformément au pacte de stabilité et de croissance révisé ». Le seuil établit par l’article 3, §1er, b, de 0,5% « peut être relevé pour atteindre un déficit structurel d’au maximum 1,0% du produit intérieur brut au prix du marché lorsque le rapport entre la dette publique et le produit intérieur brut au prix du marché est sensiblement inférieur à 60% et lorsque les risques pour la soutenabilité à long terme des finances publiques sont faibles » (article 3, §1er, d)). En outre, l’article 3 prévoit que « Les parties contractantes ne peuvent s’écarter temporairement de leur objectif respectif à moyen terme ou de leur trajectoire d’ajustement propre à permettre sa réalisation qu’en cas de circonstances exceptionnelles telles que définies au §3, b) ». Ces circonstances sont définies par l’article 3(1)(c) comme « des faits inhabituels indépendants de la volonté de la partie contractante concernée et ayant des effets sensibles sur la situation financière des administrations publiques ou à des périodes de grave récession économique telles que visées dans le pacte de stabilité et de croissance révisé, pour autant que l'écart temporaire de la partie contractante concernée ne mette pas en péril sa soutenabilité budgétaire à moyen terme ». Enfin, l’article 3(1) (e ) instaure un mécanisme de correction automatiquement déclenché « si des écarts importants sont constatés par rapport à l'objectif à moyen terme ou à la trajectoire d'ajustement propre à permettre sa réalisation ». Ce mécanisme comporte « l’obligation pour la partie contractante concernée de mettre en œuvre des mesures visant à corriger ces écarts sur une période déterminée ». Il doit être mis en place en droit interne par chaque partie contractante, en respectant les « prérogatives des parlements nationaux » et « sur la base de principes communs proposés par la Commission européenne et concernant en particulier la nature, l’ampleur, et le calendrier des mesures correctives à mettre en œuvre, y compris en cas de circonstances exceptionnelles, ainsi que le rôle et l’indépendance des institutions chargées, au niveau national de vérifier le respect des règles énoncées au §1er ». Les dispositifs du TSCG viennent confirmer et renforcer ceux établis par le « Two Packs » - le règlement (UE) n°472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des états membres dont la stabilité financière au sein de la zone euro est menacée ou risque de l’être, et le règlement (EU) n°473/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 établissant des dispositions communes pour le suivi et l’évaluation des projets de plan budgétaire et pour la correction des déficits excessifs dans les états membres de la zone euro36 - et le « Six Pack », un ensemble de régulations européennes37 affinant le « Two Packs ». Le Traité innove principalement sur la 35 36 Au terme de l’article 3, §3, 2ème alinéa, a. du Traité. « Le solde structurel annuel des administrations publiques signifie le solde annuel corrigé des variations conjoncturelles, déductions faites des mesures ponctuelles et temporaires ». Tous deux publiés au JOUE du 27 mai 2013, L140. Voy. Règlement n°473/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 établissant des dispositions communes pour le suivi et l'évaluation des projets de plans budgétaires et pour la correction des déficits excessifs 37 7 question des mécanismes correcteurs nationaux, qui, établis par le droit interne de chaque Etat membre, doivent se être déclenchés automatiquement en cas d’écarts budgétaires et permettre l’adoption de mesures ayant pour objectif de corriger les écarts importants par rapport à l’objectif à moyen terme ou à la trajectoire d’ajustement propre à permettre sa réalisation (article 3, §1er, e) du Traité). Il innove également dans la mesure où il prévoit l’instauration d’une « majorité renversée » pour le vote des sanctions en cas de déficits excessifs ou de non-respect des recommandations adressées en matière budgétaires, ou l’obligation de traduire au plan constitutionnel l’idée de la règle d’or budgétaire38. Le Traité, les « Two » et les « Six » Packs consacrent un choix en faveur de l’austérité, au détriment d’autres options politiques. Constitutionnalisée dans l’article 126 du TFUE, cette priorité accordée à l’austérité se traduit concrètement dans la fameuse « procédure pour déficit excessif », qui implique la mise sous contrôle des budgets par la Commission et la possibilité pour cette dernière de suggérer, dans des domaines où elle est en principe incompétente, des modifications politiques structurelles. Dix-sept Etats sont actuellement contrôlés par la Commission dans le cadre de la procédure pour déficit excessif alors que neuf procédures sont désormais clôturées et que seuls deux Etats n’ont pas été mis sous contrôle (l’Estonie et la Suède). On comprend sans peine comment l’introduction de la règle budgétaire – de préférence au niveau constitutionnel, renforce systématiquement les pouvoirs des institutions supranationales alors que le Pacte budgétaire accorde à la Commission européenne, et non au Parlement européen, le pouvoir de contrôler les politiques fiscales des Etats membres39. B. Traduction constitutionnelle de la règle d’or budgétaire et prise en compte d’autres objectifs sociaux et environnementaux Le Traité prévoit que la règle d’or budgétaire doit, « de préférence », être traduite dans l’ordre constitutionnel des Etats membres. Dans tous les cas, il doit être tel qu’il puisse « garantir le plein respect de la stricte observance » de la règle d’or budgétaire (art. 3 du Traité). Dans l’ordre juridique belge, aux multiples formes normatives, la question s’est posée de savoir quel était l’instrument le plus apte pour assurer ce plein respect et cette stricte observance non seulement au niveau fédéral, mais également au niveau régional et communautaire. La section de dans les États membres de la zone euro, JO 27 mai 2011, L 140/22. Voy. également : Règlement n°1173/2011 du Parlement européen et du 16 novembre 2011 sur la mise en œuvre efficace de la surveillance budgétaire dans la zone euro, JO L. 306/1, du 23 novembre 2011 ; Règlement n°1177/2011 du Conseil du 8 novembre 2011 modifiant le règlement (CE) n o 1467/97 visant à accélérer et à clarifier la mise en œuvre de la procédure concernant les déficits excessifs JO L 306/33 23 novembre 2011 ; Règlement n°1176/2011 du 16 novembre 2011 sur la prévention et la correction des règlement n°1177/2011 du Conseil du 8 novembre 2011 modifiant le règlement (CE) n o 1467/97 visant à accélérer et à clarifier la mise en œuvre de la procédure concernant les déficits excessifs déséquilibres macroéconomiques, JO L. 306/25 23 novembre 2011 ; Règlement n°1174/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 novembre 2011 établissant des mesures d’exécution en vue de remédier aux déséquilibres macroéconomiques excessifs dans la zone euro JO L 306/8 du 23 novembre 2011 ; Directive 2011/85/UE du Conseil du 8 novembre 2011 sur les exigences applicables aux cadres budgétaires des États membres JO L. 306/ 41 du 23 novembre 2011 38 Il renforce la mise sous surveillance et la coordination des politiques économiques, avec une coordination des programmes budgétaires, une obligation de fournir des informations détaillées sur les réformes structurelles nécessaire pour la correction des déficits excessifs et il renforce la gouvernance économique de la zone Euro par une coopération renforcée. 3939 F. Fabrini, op.cit., p. 37. 8 législation du Conseil d’Etat, se prononçant sur le projet de loi fédérale d’assentiment au Traité, a estimé que « [l]e choix de cet instrument relève dans une large mesure du choix d'opportunité qui sera fait par les autorités belges. Il leur appartiendra de tenir compte à cet égard du fait que si ces dispositions ne figurent pas dans la Constitution, l'instrument à adopter devra être d'une nature telle qu'il permettra de garantir «le plein respect et la stricte observance» de ces règles «tout au long des processus budgétaires nationaux», et ce tant à l'égard de l'autorité fédérale que des communautés, des régions et des pouvoirs subordonnés »40. La même section de législation paraît plus critique sur une insertion dans le corps même de la Constitution : « [s]’'il devait être opté pour une inscription des règles en question ou à tout le moins leurs éléments essentiels dans la Constitution, ce qui relève du pouvoir d'appréciation du constituant, l'attention doit être attirée sur le fait que pareil procédé, par la rigidité qu'il induit, risque de rendre plus difficile la prise en considération des principes communs que la Commission européenne doit proposer aux États en application de l'article 3, paragraphe 2, deuxième phrase, du Traité, sur la base desquels doit être mis en place le mécanisme automatique de correction dont il est question dans cette disposition et dans celle de l'article 3, paragraphe 1er, e), compte tenu notamment de la possibilité pour ces «principes communs» d'évoluer dans le temps, en fonction notamment des fluctuations de la conjoncture économique »41. Quant à un éventuel conflit entre le Traité et la Constitution, le Conseil d’Etat a considéré qu’il était évité grâce à l’article 34 de cette dernière qui prévoit la possibilité pour le Parlement de déléguer une partie de la souveraineté populaire à l’occasion de Traités internationaux. Soulignons cependant que la section de législation n’a en aucune façon abordé la question d’une éventuelle violation, par le Traité, des dispositions constitutionnelles relatives aux droits économiques, sociaux et culturels, même s’il a abordé la question de la conformité du Traité avec l’objectif constitutionnel de développement durable inséré à l’article 7bis de la Constitution. Les différents législateurs, ont, quant à eux, abordé de façon originale la question de l’éventuel conflit entre le Traité et certaines politiques permettant la réalisation des droits fondamentaux dans les travaux préparatoire des textes portant assentiment aux Traité42. Par exemple, les travaux préparatoires de l’ordonnance de la Région de Bruxelles capitale martèlent l’égale valeur entre les objectifs économiques et budgétaires et les objectifs sociaux et environnementaux consignés dans la stratégie UE2020, égale valeur que les parlementaires estiment, au terme d’une interprétation qu’il convient de qualifier d’audacieuse, consignée dans le Traité sur la stabilité (celui comprenant en effet quelques mentions des objectifs économiques, sociaux et environnementaux de l’Union). Les parlementaires considèrent que l’acte de transposition devra prévoir des garanties nécessaires pour que cette égale valeur entre objectifs budgétaires, sociaux et autres soit garantie. Ils appellent l’Union à poursuivre de concert ces deux types d’objectif et à combiner rigueur budgétaire et stratégies en faveur de la croissance et de l’emploi, tout en soutenant un renforcement de la coopération sur ces questions. Enfin, ils considèrent qu’il conviendra d’interpréter largement la Avis de la section de législation du Conseil d’Etat n°51.725 du 18 septembre 2012, Doc. Parl. Sén., sess. 20122013, n° 5-1939/1, p. 51 41 Avis de la section de législation du Conseil d’Etat n°51.725 du 18 septembre 2012, Doc. Parl. Sén., sess. 20122013, n° 5-1939/1, p. 53. Voy. pour les instruments d’assentiment au Traité sur la stabilité : 42 Voy. Voy. pour les normes portant assentiment au Traité : Décret de la Communauté française du 23 décembre 2013, Mon. b. 9 janvier 2014 ; Décret du 23 décembre 2013 de la Région Wallonne, Mon. b. 31 décembre 2013 ; Décret de la Cocof du 23 décembre 2013, Mon. b. 31 décembre 2013 ; Ordonnance de la Région de Bruxelles Capitale du 20 décembre 2014, Mon. b. 16 janvier 2014 ; Décret de la Communauté germanophone du 14 octobre 2013, 28 novembre 2013 ; Loi du 18 juillet 2013, Mon. b. 7 avril 2014, Décret de l’autorité flamande du 21 décembre 2012, Mon. b. 24 janvier 2013. 40 9 possibilité de s’écarter, dans des circonstances exceptionnelles, des objectifs fixés à moyen terme43. De la même manière, les exposés des motifs offerts par les Parlements de la Communauté française ou par le Parlement fédéral contiennent le même genre de disposition44. L’accord de coopération du 29 novembre 2013 a quant à lui pour objectif de « transposer » l’article 3 du Traité. Son article 2, §1er, dispose que « Les budgets des parties contractantes doivent s'inscrire dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques inscrit à l'article 3 du Traité » son §2 que « [c]ette règle est considérée comme respectée pour la Belgique si le solde structurel annuel de l'ensemble des pouvoirs publics atteint l'objectif à moyen terme, ou respecte la trajectoire de convergence vers celui-ci telle que définie dans le Programme de stabilité, la limite inférieure étant un déficit structurel de 0,5 % du PIB. Cette limite peut cependant être portée à un déficit structurel de maximum 1 % lorsque le rapport entre la dette publique générale et le PIB est sensiblement inférieur à 60 % et que les risques à long terme pour la soutenabilité des finances publiques sont faibles ». Tout en précisant la possibilité d’un écart temporaire en cas de circonstances exceptionnelles (art. 2, §3), l’accord de coopération établit que « les objectifs budgétaires annuels de l'ensemble des pouvoirs publics définis en termes structurels conformément aux méthodes de la Commission de l'Union européenne sont répartis en termes nominaux et structurels entre les différents niveaux de pouvoir de l'ensemble des pouvoirs publics, en s'appuyant sur un avis de la Section Besoins de financement des pouvoirs publics du Conseil supérieur des Finances ». Examinant « le comportement des pouvoirs locaux en matière d'investissements », cette section « tiendra compte de la mise à jour éventuelle de l'objectif à moyen terme » alors que « l’'objectif budgétaire global des pouvoirs publics fait l'objet d'une concertation préalable en Comité de concertation » et que « [l]a fixation en termes nominaux et structurels des objectifs budgétaires individuels des parties contractantes et des pouvoirs locaux devra être approuvée par une décision de Comité de concertation ». Selon les articles 4 et 5 de l’accord de coopération, c’est en outre la même Section Besoin de financement qui devra également évaluer les engagements des parties. Suite à cet accord, les diverses autorités belges ont ensuite adopté des normes portant approbation de cet accord de coopération45. Certaines normes tentent parfois d’assurer une conciliation entre exigences budgétaires et autres types d’exigence. Le législateur bruxellois s’est montré, à nouveau, particulièrement créatif. Ainsi, l’article 4, §1er, de l’Ordonnance de la Région de Bruxelles Capitale portant approbation de l’accord de coopération établit que « En poursuivant les objectifs et obligations budgétaires visés à l'article 2 de l'accord de coopération du 29 novembre 2013 », « le Gouvernement veille également à atteindre l'ensemble des objectifs que l'Union européenne s'est fixés dans sa Stratégie Europe 2020 et dans le TFUE ». Son paragraphe 3 confie à l'Institut Bruxellois de Statistique et d'Analyse « une évaluation publique du respect des objectifs sociaux et environnementaux, au sens des articles 8, 9, 11, 14, 106.2, et 153 du TFUE et de l'article 2 du Protocole 26 sur les Services d'Intérêt Général annexé à celui-ci, ainsi que des objectifs sociaux et environnementaux que l'Union européenne s'est fixés dans sa Stratégie Europe 2020 », évaluation à laquelle peuvent être associés les partenaires 43 Doc. Parl. R.B.C., session ordinaire 2013-2014, A476/1, p.3 à 12. Voy. notamment : 45 Voy. pour les normes portant approbation de l’accord de coopération au niveau fédéral : Décret du 24 février 2014 de la Communauté germanophone, Mon. b. 25 avril 2014 ; Décret du 23 décembre 2013 de la Région Wallonne, Mon. b. 23 décembre 2013 ; Décret du 23 décembre 2013 de la Cocof, Mon. b. 23 décembre 2013 ; Décret de la Communauté française du 23 décembre 2013 ; Mon. b. 15 janvier 2014 ; Ordonnance du 20 décembre 2013 portant sur l'approbation de l'Accord de coopération du 29 novembre 2013 entre l'Etat fédéral, les Communautés, les Régions et les Commissions communautaires relatif à la mise en oeuvre de l'article 3, § 1er, du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire et adoptant des dispositions régionales en matière budgétaire, adaptées à certaines dispositions dudit Accord, Mon. b. 16 janvier 2014. 44 10 sociaux. La même disposition prévoit, en son paragraphe 5, que les plans de correction font « l'objet d'une évaluation ex ante des impacts sociaux, environnementaux et économiques par l'Institut Bruxellois de Statistique et d'Analyse et d'un avis préalable des partenaires sociaux réunis au sein du Conseil économique et social, selon les modalités fixées par le Gouvernement » et que « cette évaluation comprendra notamment une analyse de l'impact redistributif des mesures projetées, notamment sur la base du coefficient de GINI, et une analyse des effets genrés des mesures projetées ». Le plan fait également l’objet d’une évaluation ex post 4 qui comprend « notamment une analyse de l'impact redistributif des mesures projetées, notamment sur la base du coefficient de GINI, et une analyse des effets genrés des mesures projetées ». On voit ainsi comment le législateur bruxellois, en tordant quelque peu l’interprétation du traité, réussit à élaborer une procédure originale, notamment fondée sur un indicateur non utilisé au niveau européen (le GINI, mesurant la dispersion de la distribution dans une population donnée).. IV. Les droits fondamentaux, démocratiques ? facteurs de rééquilibrages Outre ces aménagements originaux de certains législateur nationaux dans la « transposition » du Traité sur la stabilité visant à mieux prendre en compte les objectifs de nature sociaux, environnementaux, culturels ou éducatifs et donc les droits constitutionnels qui dérivent de ces objectifs, il convient maintenant de s’interroger sur le rôle de ces droits dans l’interprétation et la mise en œuvre des normes budgétaires que l’on vient d’étudier. Face à la réduction drastique de la démocratie fiscale induite du resserrement du corset budgétaire au niveau européen46 et face à la cure d’austérité que subissent les politiques redistributives, celles-là mêmes qui mettent en œuvre les droits culturels et sociaux, que peuvent ces droits ? Alors qu’il a été établi que toute aide financière est strictement conditionnée à des réformes établissant clairement une priorité des considérations économiques sur les considérations sociales et culturelles47, les droits fondamentaux peuvent-ils constituer des remparts contre la désintégration de certains pans des politiques sociales, éducatives et culturelles? Peuvent-ils venir renforcer les dispositifs nationaux, comme ceux établis par certaines autorités belges, qui, dans leur « transposition » du Traité sur la stabilité, intègrent de nouveaux référencements, directement liés aux politiques qui soutiennent la réalisation des droits fondamentaux ? Pour répondre à cette question, il convient d’abord d’analyser l’applicabilité des instruments de protection des droits fondamentaux aux instruments établissant la stricte conditionnalité et la règle d’or budgétaire (IV. 1). Il s’agit ensuite de s’interroger sur le contrôle des instruments anticrise et de leurs objectifs par le principe de proportionnalité et par le principe de nonrégression déduit des obligations positives induites des droits fondamentaux (IV.2). IV.1. Applicabilité des instruments de protection des droits fondamentaux Pour statuer sur l’applicabilité de ces divers instruments de protection des droits fondamentaux aux mesures nationales, il s’agit de distinguer entre les instruments anticrise de nature Voy. pour un argumentaire convaincant et tout à fait fascinant sur ce déclin de la démocratie fiscale: W. Streeck, A. Schafer, Politics in the Age of Austerity, Cambridge, Polity Press, 2013. 47 Voy. E. Achtsioglou, M. Doherty, « There Must Be Some Way Out of Here : The Crisis, Labour Rights and Member States in the Eye of the Storm », European Law Journal, 2014, Vol. 20, n°2, pp. 219-24à. 46 11 intergouvernementale, c’est-à-dire les Traités MES, FESF, TSCG et les Memoranda d’entente qui les mettent en œuvre (A), les mesures nationales de mise en œuvre de ces Traités (B) et les mesures relevant du droit de l’Union européenne (C). Dans tous les cas, il s’agit d’analyser non seulement l’applicabilité de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais également celle des catalogues nationaux et internationaux de protection des droits fondamentaux. A. Instruments anticrise de nature intergouvernementale En ce qui concerne les programmes d’austérité mis en œuvre par les Traité internationaux établissant les mécanismes d’aide financière et par les Memoranda qui en découlent, l’applicabilité directe de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a été clairement écartée. En effet, la Commission européenne et la Banque centrale, lors de la rédaction et de la mise en œuvre de ces instruments, n’ont pas agi sur la base de leurs compétences établies dans les Traités européens mais, au contraire, en tant que représentants des Etats membres dans le cadre d’accords intergouvernementaux48. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé cette inapplicabilité directe de la Charte des droits fondamentaux aux Memoranda dans l’affaire Pringle. La Cour a en effet considéré que « conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les dispositions de celle-ci s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union » et que « les États membres ne mettent pas en œuvre le droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, lorsqu’ils instituent un mécanisme de stabilité tel que le MES pour l’institution duquel, ainsi qu’il ressort du point 105 du présent arrêt, les traités UE et FUE n’attribuent aucune compétence spécifique à l’Union »49. En ce qui concerne le Pacte budgétaire européen, la conclusion est identique. Ce Traité ainsi que les mesures d’application de celui-ci se situant en dehors du champ d’application du droit de l’Union, la Charte des droits fondamentaux ne peut trouver à s’appliquer. L’applicabilité des instruments nationaux de protection des droits fondamentaux aux instruments anticrise de nature intergouvernementale pose la délicate question de la relation entre les catalogues nationaux de protection des droits de l’homme, les lois d’assentiment et de ratification et des traités internationaux. En droit belge, par exemple, dans l’hypothèse d’un traité inconstitutionnel au regard du catalogue national des droits fondamentaux, la Cour constitutionnelle peut, soit à l’occasion d’un recours en annulation (intenté dans les 60 jours50), soit à l’occasion d’une question préjudicielle, annuler ou déclarer inconstitutionnelle la loi d’assentiment. Le droit national ne peut bien entendu pas remédier à l’inconstitutionnalité du traité ; simplement, la loi d’assentiment étant annulée, le Traité ne pourra recevoir d’exécution ou sera déclaré inapplicable. A notre connaissance toutefois, le Traité sur la stabilité n’a fait l’objet que d’un recours, qui s’est soldé par un désistement51. Par ailleurs, la section de législation du Conseil d’Etat peut également, dans son analyse du projet de loi d’assentiment, soulever une question de conformité de la norme d’assentiment eu égard aux droits fondamentaux constitutionnels, quod non en ce qui concerne le Traité sur la stabilité. K. Tuori et K. Tuori, op.cit., p. 237. C.J.U.E., affaire Pringle c. Government of Ireland, op.cit., §§179-180. 50 Art. 3, §1er, loi spéciale sur la Cour d’arbitrage. 51 Voy. C.C., arrêt n° 156/2012 du 20 décembre 2012. 48 49 12 Quant à l’applicabilité des instruments internationaux de protection des droits fondamentaux, et en particulier la Convention européenne des droits de l’homme, aux Traités intergouvernementaux anticrise, elle doit s’analyser à l’aune des règles, notamment interprétées par la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme, en matière de traités successifs. Rappelons que la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dès 1999, que « [d]e l’avis de la Cour, lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations en leur accordant des immunités, la protection des droits de l’homme peut s’en trouver affectée. Toutefois il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné »52. Dans ses arrêts Mattews et Bosphorus, la Cour a estimé que la Convention n’interdit pas aux Etats membres de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d’activité mais que les Etats membres ne peuvent pour autant en être exonéré de toute responsabilité car « les garanties prévues par la Convention pourraient être limitées ou exclues discrétionnairement, et être par là même privées de leur caractère contraignant ainsi que de leur nature concrète et effective. L’Etat demeure responsable au regard de la Convention pour les engagements pris en vertu de traités postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention »53. En conséquence, un Etat contractant demeure responsable des engagements pris dans les instruments intergouvernementaux analysés ci-dessus et de leurs actes de mise en œuvre au regard du droit de la Convention européenne des droits de l’homme. B. Mesures nationales Pour les mesures nationales d’exécution des Memoranda d’entente, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne semble pas mobilisable, ces mesures se situant en dehors du champ d’application du droit européen, au sens de l’article 51,§1er, de la Charte des droits fondamentaux. Cette exclusion de l’applicabilité de la Charte a été confirmée à l’occasion de la réponse de la Cour de justice sur une question préjudicielle posées par le tribunal du travail de Porto à la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire Sindicatos dos Bancarios do Norte e.a. c. BPN-Banco Portugues de Negocios s.a., au sujet de réductions de salaires pour les travailleurs du secteur public et qui invoquaient le droit à l’égalité et à la non-discrimination, l’article 31, §1er de la Charte et 28 de cette dernière (droit à des conditions de travail convenables et droit de négociation collective)54. En ce qui concerne ces mesures nationales, les catalogues nationaux ou internationaux des droits fondamentaux sont quant à eux applicables. Les lois nationales exécutant les Memoranda d’entente ont ainsi fait l’objet de nombreux recours devant les juridictions constitutionnelles des Etats membres, sur la base des catalogues nationaux ou internationaux des droits fondamentaux, ainsi que d’une série de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, de décisions du Cour eur. dr. h., Waite et Kennedy c. Allemagne, 18 février 1999, req. n° 26083/94, § 67. Cour eur. dr. H., Matthews, §§29 et 32. 54 Voy. la demande de question préjudicielle du tribunal de travail de Porto du 8 mars 2012, Sindicato dos Bancarios do Norte e.a. c. BPN Banco Protgues de Negocios s.a., aff. C-128/12 et la réponse offerte par la Cour de justice, se déclarant manifestement incompétente (Ordonnance de la Cour (sixième chambre) du 7 mars 2013 dans l’affaire C-128/12 (JO C 129 du 04.05.2013 p.3), §§ 8-14). Signalons qu’une autre demande de question préjudicielle du tribunal de travail de Porto a été présentée à la Cour de justice dans l’affaire Sindicato Nacional dos Profissionais de Seguros e Afins c. Fidelidade Mundial Companhia de Seguros s. a., aff. C-264/12. 52 53 13 Comité européen des droits sociaux, de « rappels à l’ordre » du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et de son homologue contrôlant l’application des droits civils et politiques. La conclusion d’une applicabilité des instruments nationaux ou internationaux de protection des droits de l’homme s’impose également pour les mesures nationales induites par la volonté de se conformer à la règle d’or budgétaire et qui peuvent impliquer des restrictions ou des régressions dans les droits fondamentaux. C. Instruments européens Concernant les instruments soit proprement européens soit « rapatriés » dans le droit européen suite à des décisions du Conseil adoptées sur la base des articles 126 ou 136 du Traité, la Charte des droits fondamentaux doit, à notre sens, doit s’appliquer, dès lors qu’il s’agit d’application du droit européen au sens de l’article 51.1 de la Charte55. Les catalogues internationaux de protection des droits fondamentaux, dont notamment la Convention européenne des droits de l’homme, sont également applicables, de façon indirecte, à ces mesures, par la médiation des mesures nationales. La Cour européenne des droits de l’homme considère ainsi qu’un Etat membre peut être tenu responsable d’une violation de la Convention européenne des droits de l’homme par un acte national même si celui-ci dérive nécessairement d’un acte communautaire. Si l’Etat conserve une certaine marge de manœuvre par rapport à l’acte communautaire, la Convention s’applique de façon certaine. Si l’Etat ne possédait pas de marge de manœuvre dans la mise en œuvre de l’acte communautaire, un système de présomption a été instauré. La Cour considère que dès que l’organisation « offre une protection équivalente, le respect de la Convention est présumé dès lors que l’Etat se limite à l’exécution, sans aucune marge d’appréciation, d’obligations résultant de sa participation à l’organisation ». Cette présomption, qui vise à assurer le bon fonctionnement de l’intégration européenne, n’est toutefois pas irréfragable56. Comme le souligne F. Röhmer, « elle peut être renversée si dans les circonstances d’une affaire donnée, la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’insuffisance manifeste. Dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale. Il reviendra ainsi au requérant de prouver une insuffisance manifeste de la protection communautaire pour que la présomption puisse ne pas jouer. »57 Les catalogues nationaux de protection des droits fondamentaux peuvent également s’appliquer, de façon médiate, à ces décisions européennes, en autorisant des recours contre les mesures nationales appliquant ou transposant les mesures européennes. En ce qui concerne le droit belge, Voy. aussi K. Tuori et K. Tuori, op.cit., p. 238. Cette question n’était pas évoquée dans Pringle. Il est d’ailleurs, à ce titre, révélateur de constater que certains règlements européens font référence expresse – mais superflue à notre sens – à certains droits sociaux qui sont réputés « non affectés » par les dispositions qu’ils contiennent (Voy. Règlement n°472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États membres de la zone euro connaissant ou risquant de connaître de sérieuses difficultés du point de vue de leur stabilité financière, JO L 140/1 du 27 mai 2013, plus spécialement l’article 7, §1 er, 6ème alinéa de cet instrument. Voy. également, mutatis mutandis, le règlement 473/2013 contient mutatis mutandis les mêmes références, dans ses 7ème considérant et dans son article 2 et les programmes d’ajustement qui « respectent pleinement les dispositions de la Charte »). 56 Réf. Bosphorus 57 F. Röhmer, « A propos de l’arrêt Bosphorus Airlines du 30 juin 2005 : l’adhésion contrainte de l’Union à la Convention », Rev. trim. dr. h. 2005/64, pp. 845-846. 55 14 la Cour constitutionnelle se refuse à sanctionner directement la norme de transposition, car cela reviendrait à condamner indirectement la norme européenne transposée, ce que normalement seule la Cour de justice de l’Union européenne peut faire. Toutefois, la Cour constitutionnelle peut, et même parfois doit, emprunter une autre voie : transformer le conflit entre la norme législative et la Constitution en un conflit entre la directive et le droit primaire. En effet, les droits fondamentaux reconnus par la Constitution belge sont généralement consacrés de manière similaire ou analogue au niveau supranational et notamment par les dispositions applicables au niveau européen – telles la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, subsidiairement, la Convention européenne des droits de l’homme –, de telle sorte que la juridiction constitutionnelle est alors en mesure d’interroger la juridiction européenne sur la validité dans l’ordre juridique de l’Union européenne de la directive européenne litigieuse. A plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle a ainsi adressé à la Cour de justice des questions préjudicielles portant sur la validité de directives européennes. La Cour constitutionnelle peut également, à l’occasion d’un contrôle de constitutionnalité mobilisant de façon indirecte des normes internationales, être amenée à appliquer, par la médiation des normes constitutionnelles, des normes tirées de l’ordre juridique international. De la sorte, celles-ci acquièrent une fonction auxiliaire, donc complémentaire, par rapport au contrôle de constitutionnalité. La norme internationale dont elle entend faire application est tirée du droit de l’Union européenne – droit primaire ou droit dérivé – et lorsqu’un doute existe sur l’interprétation à conférer à cette norme, les juges constitutionnels belges n’hésitent pas à s’adresser, à titre préjudiciel, à la Cour de Luxembourg. IV.2. Réductions budgétaires, proportionnalité et non régression Dès lors que la question de l’applicabilité des catalogues constitutionnels et internationaux de protection des droits fondamentaux est désormais réglée, il reste à se poser celle du résultat d’une analyse des instruments anticrise européens en termes de droits fondamentaux. En effet, les programmes d’ajustement structurel et les Memoranda d’entente, en restreignant parfois drastiquement les ressources disponibles, en empêchant la conduite de certaines politiques ou en consignant précisément les politiques adopter, excluant par-là d’autres politiques plus respectueuses des droits fondamentaux, impliquent indubitablement des violations directes ou des régressions dans le niveau de respect, de protection et de réalisation des droits fondamentaux. Ces violations et régressions ont été diversement évaluées au sein des organes de contrôle des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne. Si le Comité européen des droits sociaux et l’Organisation internationale du travail ont très clairement constaté l’existence de violations en termes de droits fondamentaux (A), ainsi que les Comités onusiens (B), il n’est pas de même pour la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’est montrée très prudente sur cette question, établissant une realpolitik jurisprudentielle pragmatique (C). Les jurisprudences nationales sont bien plus contrastées, spécialement dans les pays en crise les plus touchés par la crise (D). A. Les condamnations du Comité européen des droits sociaux Le Comité européen des droits sociaux a, à plusieurs reprises, condamné les régressions qu’ont impliqué les Memoranda d’entente négociés entre les Etats bénéficiaires des aides et la troïka, dans 15 une série de décisions rendues le 7 décembre 201258. Dans sa décision ATE c. Grèce, le Comité a clairement établi que « (…) même lorsqu’en raison de la situation économique d’un État partie il est impossible à un État de maintenir le régime de protection sociale au niveau qu’il avait précédemment atteint, il est nécessaire, sur la base des dispositions de l’article 12§3, que l’État partie s'efforce de maintenir ce régime à un niveau satisfaisant, en tenant compte des attentes des bénéficiaires du système et du droit de tout individu à bénéficier réellement du droit à la sécurité sociale »59. Cette exigence est fondée sur l’engagement des États parties à « s’efforcer de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus haut (…)»60. Des régressions peuvent être envisagées, « à conditions toutefois qu’elles soient strictement proportionnées à l’objectif poursuivi et notamment considérées comme nécessaires dans une société démocratique, en tenant dûment compte de la teneur des modifications introduites, de l’existence de mesures d’assistance sociale destinées aux personnes qui se trouvent dans le besoin du fait des modifications et des résultats obtenus par les modifications »61. Exigences qui, selon le Comité, n’étaient pas réunies en l’espèce. Le 23 mai 2012, le Comité européen a confirmé sa condamnation des mesures grecques prises en application de la « stricte conditionnalité » des aides financières européennes. Statuant sur la réclamation 65/2011, dans l’affaire Fédération générale des employés des compagnies publiques d’électricité (GENOP-DEI) et Confédération des syndicats des fonctionnaires publics (ADEDY) c. Grèce, le Comité a considéré que « si la crise peut légitimement conduire (…) à des réaménagements en vue de limiter certains coûts pour les budgets publics ou d’alléger les contraintes pesant sur les entreprises, ces réaménagements ne sauraient se traduire par une précarisation excessive des bénéficiaires de droits reconnus par la Charte (…) une plus grande flexibilité dans le travail pour lutter contre le chômage ne peut pas conduire à priver de larges catégories de salariés (…) de leurs droits fondamentaux en matière de travail, contre l’arbitraire des employeurs ou les aléas de la conjoncture »62. Le même jour, le Comité conclut à la violation de la Charte en raison de la fixation d’un salaire minimal pour les employés de moins de 25 ans qui se situe en deçà du seuil de pauvreté63. Ainsi le Comité déduit-il de l’obligation générale de la Charte de progressivement augmenter le niveau de protection de droits qu’elle consacre une présomption de non-conformité des régressions occasionnées à l’occasion de la crise financière, qui ne peuvent être justifiées que si elles sont adéquates, strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi. B. Les rappels à l’ordre des Comités onusiens Depuis l’entrée en vigueur de la procédure quasi juridictionnelle devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels le 5 mai 2013, des communications individuelles ou interétatiques peuvent être portées devant le Comité pour les droits économiques, sociaux et Voy. : décision du 7 décembre 2012, ETAM c. Grèce, réclamation n°76/2012, Décision du 7 décembre 2012, POPS c. Grèce, réclamation n°77/2012 ; décision du 7 décembre 2012, ISAP c. Grèce, réclamation n°78/2012 ; décision POSDEI c. Grèce, réclamation n°79/2012 ; décision du 7 décembre 2012, ATE c. Grèce, réclamation n°80/2012. 59 §65. 60 CEDS, ATE c. Grèce, réclamation n°80/2012, §§ 64-65. 61 (Introduction générale aux Conclusions XIV-1, p. 11), réitéré dans CEDS, ATE c. Grèce. 62 CEDS, Fédération générale des employés des compagnies publiques d’électricité (GENOP-DEI) et Confédération des syndicats des fonctionnaires publics (ADEDY) c. Grèce, décision du 23 mai 2012, R.C. n°65/2011. 63 C.E.D.S., Fédération générale des employés des compagnies publiques d’électricité (GENOP-DEI) et Confédération des syndicats des fonctionnaires publics (ADEDY) c. Grèce, décision du 23 mai 2012, R.C. 66/2011. 58 16 culturels64. Ces recours pourraient ainsi venir protéger les politiques publiques réalisant les droits fondamentaux de régressions trop importantes. Ils pourraient se fonder sur le principe de non régression qui se déduit a contrario de l’article 2 du Pacte (disposition qui exige, comme la Charte sociale, d’augmenter progressivement le niveau de protection et de réalisation des droits contenus dans le Pacte) mais peut-être également sur une interprétation audacieuse de l’article 2, qui tendrait à considérer qu’un Etat ne peut décider de façon disproportionnée de réduire les « ressources disponibles » publiques dont il est fait mention à l’article 2. Ces recours pourraient se fonder, plus particulièrement, sur une lettre adressée par le Président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels à l’ensemble des Etats membres du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels65 dans laquelle il rappelle l’obligation qui incombe aux États parties « d’agir au maximum de leurs ressources disponibles en vue d’assurer progressivement le respect, la protection et le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels », obligation réputée être « au cœur du Pacte ». Le Comité estime que cette obligation « suppose que les États adoptent et mettent en œuvre des lois et des politiques visant à permettre d’avancer pas à pas vers l’accès universel aux biens et services de base comme les soins de santé, l’éducation, le logement, la sécurité sociale et la vie culturelle ». Le Comité insiste sur le fait que, si toute régression dans les DESC ne constitue pas pour autant une violation directe de ceux-ci, une série de critères doivent être respectés : « (…) premièrement, la politique en question doit être temporaire et ne rester en vigueur que le temps que durera la période de crise. Deuxièmement, elle doit être nécessaire et proportionnée à la situation, c’est-à-dire que l’adoption de toute autre politique, ou l’absence de mesures, aurait des effets encore plus néfastes sur les droits économiques, sociaux et culturels. Troisièmement, la politique ne doit pas être discriminatoire et doit comprendre toutes les mesures possibles, y compris sur le plan fiscal, pour favoriser les transferts sociaux afin d’atténuer les inégalités qui tendent à se creuser en période de crise, et faire en sorte que les droits des personnes et des groupes défavorisés et marginalisés ne soient pas touchés de façon disproportionnée. Quatrièmement, la politique en question doit prévoir un minimum indispensable de droits ou un seuil minimum de protection sociale, tel que défini par l’Organisation internationale du Travail, et les protéger en toutes circonstances c’est-à-dire que l’adoption de toute autre politique, ou l’absence de mesures, aurait des effets encore plus néfastes sur les droits économiques, sociaux et culturels »66. Gageons qu’une analyse rigoureuse des instruments anticrise européens à l’aune de ces quatre critères ferait très clairement ressortir les indigences de ces derniers en matière de protection des droits de l’homme… Mais la fermeté de ce rappel à l’ordre du comité onusien s’explique sans aucun doute, en partie, par le caractère « mou » des décisions qu’il émet. Tout le contraire, finalement, de la situation des juges des la Cour européenne des droits de l’homme qui, eux, ont préféré adopter une position plus ambigüe sur la question, ménageant les des Etats et de l’Union européenne, susceptibles d’être lourdement affectés par une jurisprudence qui auraient été plus « ferme »…. C. La jurisprudence – prudente – de la Cour européenne des droits de l’homme Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, entré en vigueur le 5 mai 2013. 65 Voy. la Lettre du 16 mai 2012 adressée par le Président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels aux États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, HRC/NONE/2012/76, http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%20Documents/1_Global/INT_CESCR_SUS_6395_F.pdf. 66 Lettre du 16 mai 2012 adressée par le Président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels aux États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, op.cit., p. 64 17 En effet, la crise financière a occasionné une jurisprudence prudente de la part de la Cour européenne des droits de l’homme67. La Cour n’a ainsi, au contraire du Comité, jamais sanctionné une régression dans les droits sociaux ou culturels induites des Memoranda d’entente et de leurs traductions nationales. Dans sa décision Koufaki et Adedy contre Grèce68, rendue en mai 2013 concernant une loi grecque du 15 mars 2010 qui réduisait rétroactivement d’un pourcentage allant de 12 % à 30 % les rémunérations des personnes travaillant dans le secteur public et qui fixait un nouveau plafond aux rémunérations de tous ceux qui travaillaient dans la fonction publique, ceci en exécution du Memorandum d’entente de 2010, la Cour a rejeté l’argument des requérants, qui considéraient ces lois « en contradiction avec les droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels»69. Ecartant l’argument des requérants tiré du risque important que « [l]’invocation de la conjoncture budgétaire défavorable risque, tout comme l’invocation de l’utilité publique, de saper l’ordre juridique interne et notamment la force juridique supérieure de la Constitution et de la Convention par rapport aux lois ordinaires », la Cour a simplement rappelé que le principe de proportionnalité imposait au législateur de bien déterminer l’effet de la loi adoptée et de prendre, au besoin, des mesures compensatoires70. La première section de la Cour a déclaré la requête irrecevable, se fondant essentiellement sur la marginalité de son contrôle et l’importance de la marge d’appréciation des Etats en matière budgétaire (sauf si les choix nationaux se révèlent « manifestement dépourvus de base raisonnable »71) – sans vérifier toutefois si les restrictions en cause étaient réellement déduites d’une décision politique grecque( !). Considérant que « l’adoption des mesures litigieuses a été justifiée par l’existence d’une crise exceptionnelle et sans précédent dans l’histoire récente de la Grèce »72, la Cour a jugé que les réformes structurelles étaient « d’intérêt général » et « coïncidaient par ailleurs avec ceux des Etats membres de la zone euro, compte tenu de l’obligation de discipline budgétaire et de préservation de la stabilité de la zone euro instituée par la législation de l’Union européenne »73. La Cour a considéré que « [l]orsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national »74 sans cependant se poser la question du rôle exact joué par le Parlement grec dans l’imposition de ces mesures. Appelée à se prononcer si l’existence d’alternatives moins attentatoires aux droits fondamentaux, la Cour se borne à considérer que l’existence éventuelle de « solutions de rechange » « ne rend pas à elle seule injustifiée la législation en cause ». Elle considère ainsi, de façon excessivement prudente eu égard au test de nécessité que le contrôle de proportionnalité implique en principe, que « [t]ant que le Cour eur. dr. h., 3eme section, 6 décembre 2011, Felicia MIHĂIEŞ contre la Roumanie et Adrian Gavril SENTEŞ contre la Roumanie, Requêtes nos 44232/11 et 44605/11 ; Cour eur. dr. h., N.K.M. v. Hungary, judgment of 14 May 2013; C. Nencheva and Others v. Bulgaria, judgment of 18 June 2013; Samaras and Others v. Greece, judgment of 28 February 2012 ; Orchowski v. Poland, judgment of 22 October 2009. Cour. eur. dr. H., 2ème section, 8 octobre 2013, Antonio Augusto da Conceicao Mateus c. Portugal et Lino Jesus Santos Januario c. Portugal, requêtes n°62235/12 et 57725/12. 68 Première Section de la Cour européenne des droits de l’homme, Décision sur la recevabilité, Ioanna KOUFAKI contre la Grèce et ADEDY contre la Grèce, Requêtes nos 57665/12 et 57657/12, 7 mai 2013, §§ 24-25. 69 Ibid, §24. 70 §25. 71 §31. 72 §37. 73 §38. 74 §39 67 18 législateur ne dépasse pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer son pouvoir différemment »75. D. Un contrôle de constitutionnalité national à géométrie variable Afin d’illustrer la variabilité du contrôle de constitutionnalité exercé au niveau national sur les mesures anticrise, nous prendrons comme exemples les ordres juridiques belges, portugais et grecs. Au sein de l’ordre juridique belge, c’est à l’aune du principe de standstill que doivent être évaluées les régressions induites par les mesures d’austérité dans les droits fondamentaux76. Ce principe interdit en effet, dans certaines conditions, tout recul dans la réalisation des obligations positives induites des droits fondamentaux77 et s’attache particulièrement aux obligations positives déduites des droits économiques, sociaux et culturels consacrés à l’article 23 de la Constitution belge. Il vient ainsi affiner le contrôle de compatibilité en autorisant le juge du contentieux objectif à comparer la norme litigieuse avec un droit fondamental tel qu’il a été concrétisé dans le droit positif, plus précisément dans le plus haut niveau de protection consacré par le système juridique78. A partir de la thèse d’Isabelle Hachez79, il est possible de préciser les conditions de l’application de ce principe aux mesures de restrictions budgétaire. D’abord, précisons seuls les reculs « sensibles » sont sanctionnés par l’obligation de standstill. La Cour constitutionnelle considère ainsi en effet que l’obligation de standstill « s’oppose à ce que le législateur compétent réduise sensiblement le niveau de protection offert par la législation en vigueur sans qu’existent pour ce faire des motifs liés à l’intérêt général »80 et interdit « de régresser de manière significative dans la protection que les législations offraient antérieurement dans cette matière »81. Le Conseil d’Etat a confirmé cette jurisprudence dans son arrêt Coonmans du 17 novembre 200882. L’idée est de préserver une marge de manœuvre des pouvoirs publics dans la réalisation des obligations §49. I. HACHEZ, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative, Bruxelles, Bruylant, 2008, n°440, pp. 456-457. 77 Ibid., p. 472. 78 Ibid., n°440, p. 457. 79 Voy. notamment : I. HACHEZ, « Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative », Rev. b. dr. const., 2007, pp. 69 et s. ; I. HACHEZ, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative, op.cit. 80 Voy. e. a. : C.C., arrêt n°58/2012, 2 mai 2012, B.2.2. ; C.C., arrêt n°135/2011, 27 juillet 2011, B.5.2.; C.C., arrêt n°8/2011, 27 janvier 2011 ; C.C., arrêt n°151/2010, 22 décembre 2010 ; C.C., arrêt n°139/2010, 16 décembre 2010 ; C.C., arrêt 121/2008, 1er septembre 2008, B. 11.1.; C.C. arrêt n°114/2008, 31 juillet 2008, B.3. ; C.C., arrêt n°87/2007, 20 juin 2007, B. 5. ; C.C., arrêt n°145/2006, 28 septembre 2006, B.5.1. ; C.C., arrêt n°137/2006, 14 septembre 2006, B.7.1., note I. HACHEZ, « Lorsque Cour d’arbitrage et standstill se rencontrent … », obs. sous C.A., 14 septembre 2006, J.T. 2007, pp. 150-153 ; B. MARTEL, E. MAES, « Arbitragehof aanvaardt standstill-verplichting voor recht op gezond leefmilieu », noot bij Arbitragehof, arrêt n°137/2006, 14 septembre 2006 en arrest n°145/2006, 28 septembre 2006, Juristenkrant, 25 oktober 2006, n°136, 13 ; C.C., arrêt n° 135/ 2006, 14 septembre 2006, B. 10. ; C.C., arrêt n°135/2006, 14 septembre 2006, B. 10 ; C.C., arrêt n°189/2005, 14 décembre 2005, B.9 ; C.C., arrêt n°59/2005, 16 mars 2005, B.7.2. ; C.C., arrêt n°150/2004, 15 septembre 2004, B.12. ; C.C., arrêt n°130/2004, 14 juillet 2004, B. 5. Nous soulignons. 81 C.C., arrêt n°132/2008, 1er septembre 2008, B.9. ; C.C., arrêt n°123/2006, 28 juillet 2006, B. 14.3 ; C.C., arrêt n°5/2004, 14 janvier 2004, B. 25.3. Nous soulignons. 82 C.E., arrêt, Coomans, 17 novembre 2008. 75 76 19 positives découlant des droits fondamentaux83. Cette facilité ainsi offerte au juge de s’écarter d’une application ambitieuse de l’obligation de standstill au cas d’espèce, souvent exigeante, le conduira souvent à rejeter la prétention des particuliers avant même d’aborder la question de la proportionnalité des reculs- éventuellement sensibles – à un but légitime84. En effet, même un recul sensible peut être justifié à l’aune du principe de proportionnalité. A ce titre, le recul doit être justifié par un motif d’intérêt général, doit être approprié et nécessaire eu égard à ce motif – c’est-à-dire qu’il ne peut exister de voies moins attentatoires aux droits fondamentaux pour atteindre l’objectif poursuivi - et ne peut impliquer des conséquences disproportionnées pour le droit atteint d’une régression85. Dans un arrêt particulièrement intéressant, rendu par le Conseil d’Etat dans l’affaire Cléon Angelo, la plus haute juridiction administrative, au terme d’un raisonnement impeccable, a annulé un arrêté de gouvernement de la Commission communautaire française qui réduisait sensiblement les aides individuelles disponibles pour les personnes handicapées et qui ne semblait motivé que par les gains budgétaires occasionnés86. Sur la base de cet arrêt, on imagine bien les perspectives qu’ouvre ce principe de standstill pour protéger les politiques et les droits qui sont fragilisés par les mesures d’austérité : en exigeant une justification des reculs et une proportionnalité de ceux-ci, l’obligation de standstill oblige à tout le moins les décideurs à justifier de façon rigoureuse leurs décisions et à explorer les voies alternatives moins attentatoires aux droits fondamentaux. À condition, pour les requérants, de justifier d’un intérêt à agir suffisant, il est ainsi possible de contester une mesure nationale mettant en œuvre les objectifs européens en matière budgétaire. C’est ainsi que le Réseau flamand de lutte contre la pauvreté a tenté de contester le renforcement de la dégressivité des allocations de chômage, en se fondant notamment, dans son argumentaire basé sur l’obligation de standstill, sur la quasi-absence de justification de la régression ainsi opérée Mais, de façon tout à fait décevante, le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 20 décembre 2012, a considéré que « le renforcement de la dégressivité des allocations de chômage, objet de l’arrêté royal attaqué, ‘n’a pas de lien direct avec la ‘’lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale’’, laquelle forme l’objet social statutaire du Réseau’. Daniel Dumont remarque ainsi que « [l]e Conseil d’Etat n’a donc pas vu de « lien direct » entre une réforme qui organise la diminution par paliers des allocations de chômage, en ce compris celles des chefs de ménage et des isolés, jusqu’à un plancher proche de l’aide sociale, et la Cependant, cette mansuétude à l’égard des pouvoirs publics devrait connaître des limites lorsque ceux-ci ne revendiquent pas la possibilité de jouer sur les modalités de protection et de réalisation des droits fondamentaux, mais que leur démarche implique simplement la volonté de restreindre un droit fondamental « sans chercher à maintenir un niveau de protection équivalent ». Dans ce cas, tout recul devrait impliquer une atteinte au principe de standstilI. HACHEZ, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative, op. cit, p. 382, n°348. ; Force est cependant de constater que, comme le souligne l’auteure elle-même, elle « n’a pas du tout, mais alors pas du tout été suivie par la jurisprudence. Et que [l’auteure] ne le [sera] probablement jamais, tant cette exigence de recul significatif offre au juge une précieuse marge de manœuvre pour se débarrasser d’un moyen pris de la violation du standstill : il lui suffit d’affirmer que le recul constaté n’est pas significatif; merci et au revoir (I. HACHEZ, « Le principe de standstill : actualités et perspectives », Revue critique de jurisprudence belge, 2012/1, p. 11). 84 C.E., arrêt n°166.439, 9 janvier 2007. C.E., arrêt n°178.667, De Muynck, 18 janvier 2008, B.6.2. 85 Voy. pour plus de precisions: I. Hachez, B. Jadot, « Environnement, développement durable et standstill : vrais ou faux amis ? », Amén. 2009, pp. 5-25 et les références citées. 86 C.E. (6ème ch.), 23 juillet 2011, Cleon Angelo, AVP et ABMM c. Commission communautaire française, n°215.309, A.P.T., 2011, p. 414 83 20 préoccupation de contester les politiques qui ont pour effet d’accroître les situations de pauvreté » 87. Au Portugal, la Cour constitutionnelle s’est montrée plus franche en annulant la suspension des primes de treizième et de quatorzième mois qui bénéficiaient aux travailleurs du secteur public, estimant que cette suspension constituait une discrimination par rapport aux travailleurs du secteur privé88. La Cour a également considéré que la suspension des primes de Noël et de vacances pour les salariés et pour les personnes recevant une pension de plus de 1100 euros, qui impliquait une réduction équivalente à 14,3 % des revenus, dépassait « les limites du sacrifice » envisageable89. Par une décision 187/2013, la Cour a estimé que la suspension des primes de vacances était inconstitutionnelle en ce que la situation économique générale devait être appréhendée par des solutions structurelles et non des régressions dans les droits des individus. Enfin, dans sa décision 473/2013, la Cour a encore constaté une violation des droits sociaux dans des mesures de licenciements échelonnés. En Grèce, par contre, le Conseil d’Etat se montre plus prudent. Il a, par exemple, validé les coupes dans les salaires induites par le premier renflouement (décision n°668/12) (ce qui a par la suite été confirmé par la Cour européenne des droits de l’homme). Conclusions Faut-il conclure à un renforcement silencieux mais certain de ce que d’aucun ont appelé « la marginalisation de la Constitution européenne sociale »90 au regard de la Constitution économique et son interprétation (néo)libérale ? La constitutionnalisation de la stricte conditionnalité et son interprétation (néo)libérale ont en tout cas très certainement fragilisé les dispositions nationales et européennes protégeant les politiques redistributives et les droits afférents. Cette fragilisation a approfondi les déséquilibres démocratiques induits des asymétries européennes déjà présentes avant la crise. Ces déséquilibres, en retour, viennent déstabiliser la démocratie politique. La conclusion radicale de Fritz Scharp apparaît ainsi percutante: « European responses to the euro crisis have disabled national democratic legitimacy, and at the same time, they have destroyed the possibility of legitimacy intermediation on which the European polity so far had depended »91. Ces déséquilibres constatés n’ont pas été endigués par la jurisprudence de certains organes de contrôle des droits fondamentaux, toute empreinte de realpolitik budgétaire, dès lors que leurs décisions, qui, relevant du « droit dur » risquent d’affecter lourdement les Etats. Cette jurisprudence semble ainsi avoir intégré la logique des marchés financiers, en tout cas pour les organes de contrôle déployant une efficacité démontrée, se résignant à un contrôle marginal dès (D. Dumont, « Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de standstill », Journal des tribunaux, novembre 2013, n°6541, p. 775.). 88 La Cour avait toutefois décidé de maintenir la mesure de suspension pour l’année 2012. Cette décision a été sévèrement critiquée par la Commission européenne d’octobre 2012 qui constitue la cinquième évaluation des réformes portugaises (European Commission, « The Economic Adjustment Programme for Portugal Fifth Review – Summer 2012 », Occasional Paper, 117, octobre 201)/ 89 Décision 352/12. 90 Tuori et Tuori, op.cit. 91 F. Scharp, “Legitimacy Intermediation in the Multilevel European Polity and its Collapse in the Euro Crisis”, Cologne, Max Planck Institute for the Study of Societies Papers, 2012, p. 26 87 21 que des motivations budgétaires sont invoquées. Au même titre que les instruments « anticrise », ces organes de contrôle, ne semblent pas se départir de l’idée que le marché continue, malgré ses dysfonctionnement, de constituer l’autorité de « véridiction » au sens de Michel Foucault, c’est-àdire une autorité dotée, pour une série de raisons sur lesquelles il importe de s’interroger, du pouvoir d’indiquer quelle est la vérité92. Ainsi, globalement, les juges, tout comme les instruments censés lutter contre les ravages de la crise financière, semblent adhérer à l’idée, centrale dans le libéralisme économique, qui veut que les mécanismes de fonctionnement du marché, réputés « naturels » et « vrais », sont les seuls aptes à exprimer la « vérité ». Cette idée implique, toujours selon Foucault, une dissimulation d’abord des conditions sociales de construction de ce régime et de l’ordre social, mais aussi de la possibilité de formes alternatives de politique et de répartition des pouvoirs, un obscurcissement de la contingence du système néolibéral, de la façon dont il pose les problèmes et apporte les réponses93. Hormis quelques juges particulièrement audacieux (notamment en raison des faibles retombées de leurs décisions) et quelques législateurs créatifs (notamment le législateur bruxellois et son système alternatifs prenant en compte les effets sur l’indicateur GINI et les effets « genrés » des mesures de correction budgétaire), force est de constater que les juges, par crainte de représailles financières pour les Etats concernés, n’ont pas osé lever le voile sur la contingence même de certains réflexes (néo)libéraux ou sur la possibilités d’alternatives à l’austérité, alternatives qui auraient pu se construire sur le terreau fertile des droits fondamentaux (grâce notamment à une application stricte du principe de standstill, à une recherche rigoureuse de la proportionnalité entre les mesures adoptées et de l’adéquation du choix des catégories de « victimes » des cures d’austérité). Sans doute ne faut-il pas surestimer le rôle des normes juridiques, et spécialement de celles qui reconnaissent et protègent les droits fondamentaux, dans des questions de société aussi controversée que celles traitées ici. Mais il reste raisonnable d’attendre des juges qu’ils exigent des législateurs que des justifications élaborées soient fournies lorsque des mesures régressives sont adoptées, qu’ils motivent dûment ces mesures, notamment au regard de l’adéquation entre celles-ci, les groupes de personnes visées et l’objectif poursuivi. Enfin, parce que les déséquilibres démocratiques analysés ne sont pas seulement « substantiels » en ce sens qu’ils affectent les droits économiques, sociaux et culturels, mais qu’ils sont également « institutionnels » (en ce sens qu’ils ont accru les pouvoirs reconnus à la Banque centrale, au Conseil et à la Commission), la situation pourrait également être évaluée, de façon plus générale, à l’aune des droits politiques. Ce sont d’ailleurs ces mêmes droits qui ont, dans les deux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle allemande sur des questions relatives à la crise financière, ont motivé le raisonnement de la Cour. Peut-être faudrait-il développer une vision holiste de la question des conséquences des instruments anticrise pour les droits fondamentaux, en combinant droits politiques et droits économiques, sociaux et culturels. M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Le Seuil, Coll. « Hautes Études », 2004. 93 Ibid. 9292 22
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