A Bretton Woods le dollar prit le pouvoir

ENJEUX • 5
N° 26-35 • 28 JUIN 2014
A Bretton Woods le dollar prit le pouvoir
HISTOIRE ÉCONOMIQUE • Il y a septante ans, les Etats occidentaux choisissaient le dollar comme monnaie de réserve en échange de la
promesse des Etats-Unis de garantir la stabilité du système. Inspirateur de ces Accords de Bretton Woods, l’économiste Keynes afficha
d’emblée son pessimisme sur la pérennité du système. En 1971, le président Nixon ouvrit en effet la voie à la déréglementation néolibérale.
L
a signature le 22 juillet 1944 des
Accords de Bretton Woods fournit
un cadre solide à la stabilité et au
développement économique occidental,
responsable en grande partie de la prospérité des Trente Glorieuses. Elle
entraîne également l'avènement de
«l'âge du dollar», qui cornaque depuis
l'économie mondiale. En suivant l'histoire de cet arrangement monétaire global, nous apparaissent aussi les causes
des crises économiques actuelles et les
prémices des dérèglements financiers de
ces dernières années. Quand Nixon
dénonce le système de Bretton Woods
en août 1971, on touche du doigt le
moment de basculement idéologique
qui, au cours des années 1970, conduit
de la régulation à la dérégulation, de
Keynes à Friedman.
Une monnaie mondiale pour la paix
John Maynard Keynes est en effet le
grand inspirateur de Bretton Woods. A
l'origine des politiques qui ont mené le
monde à sortir de la crise de 1929, il
estime également que le système monétaire international est en partie responsable du déclenchement de la Seconde
Guerre mondiale. Si l'on retourne aux
origines de ce système à la fin du 19ème
siècle, l'adoption par la plupart des pays
de l'étalon-or, c’est-à-dire une monnaie
convertible à tout moment grâce aux
stocks des banques centrales, et la domination de la livre anglaise sur l'échiquier
financier international stabilisent ce
qu'on peut appeler une première mondialisation économique. Les accords de
Gênes en 1922, qui institutionnalisent la
livre et le dollar en tant que monnaies
de réserve et «prêteurs en dernier
recours», tentent de réparer les dégâts
causés par la guerre 14-18. Le système
vole cependant en éclats dans les années
1930 et les pays renoncent les uns après
les autres à la convertibilité en or. Ce qui
fait apparaître des zones monétaires
constituées par affinité culturelle et intérêt commercial, qui se livrent à une
concurrence féroce et procèdent à des
dévaluations successives, en fragilisant
la balance des échanges internationaux
et en nourrissant le terreau du grand
conflit à venir.
Dès 1941, les experts de ce qui
reste de la SDN, pour la plupart des
keynésiens convaincus, préparent le
monde financier d'après-guerre.
Avant d'être un économiste, Keynes
Séance d’ouverture de la conférence tenue en juillet 1944 dans un hôtel de Bretton Woods, station de montagne du New Hampshire.
est un philosophe qui place l'idée de
paix au sommet des priorités intellectuelles. L'économie n'est qu'un instrument au service de son aboutissement, elle est subordonnée à la politique, qui se soumet elle-même à
l'éthique. L'objectif de Keynes est
donc de mettre en place des mécanismes internationaux de régulation
garantissant un certain équilibre et
une équité des échanges. Comme toujours, la fragilité des idéaux ne résistera pas à la muraille froide des calculs
de conclave et on aboutira évidemment à ce que l'humanité a inventé de
meilleur pour réconcilier métaphysique et physique: un compromis.
Ainsi, en 1944, la conférence de Bretton Woods accueille les représentants
des 44 nations alliées et un observateur soviétique, chacun y vient avec
des intérêts particuliers à défendre.
L'idée centrale des keynésiens est
de créer une monnaie scripturale
mondiale, le «bancor», convertible
uniquement en or, qui fixerait dans la
durée les taux de changes entre les
autres monnaies, avec un organisme
émetteur international qui pourrait
intervenir pour apporter des corrections circonstanciées aux pays traversant des difficultés. Les Américains, à
travers le plan White, cherchent à
imposer les règles les moins contraignantes. C'est déjà la première économie du monde et 70% des stocks d'or
de la planète sont dans des coffres aux
Etats-Unis. Ils réussissent donc à
imposer le dollar en tant que monnaie
de réserve, qui sera la seule à pouvoir
être convertie en or, à un taux fixe de
35 dollars l'once, en échange d'un
engagement à garantir la stabilité du
système et maintenir la valeur «réelle»
de leur monnaie. Dans la foulée, on
crée le Fonds monétaire international
et la Banque mondiale, ayant leur
siège à Washington. Se voyant floué et
pressentant les menaces à venir sur
ses objectifs d'équilibre des échanges,
Keynes est amer. Il fait trois crises cardiaques et la dernière l'emporte en
1946. Dans ses dernières lettres, il
affiche son scepticisme sur la pérennité future de ce qu'il a contribué à
créer.
Aujourd’hui, Monsanto prend la place d’un Keynes
S
eptante ans après Bretton
Woods, au lendemain d'une
crise qui a bien failli emporter
banques et marchés financiers vers
les nirvanas du billet vert, et au
moment où la plupart des anciens
vainqueurs de la Seconde Guerre
mondiale s'affaissent sous le poids
des dettes contractées depuis quarante ans, la négociation de nouveaux
mécanismes de régulation monétaires globaux et contraignants
devrait apparaître comme une priorité vitale pour n'importe quel économiste rationnel. Quand on a assisté
aux convulsions mortelles de la pourtant liliputienne taxe sur les transactions financières, on sent bien que la
raison ne sera jamais un accord
dominant dans cette musique-là. Il
faudrait d'une part que les banques
renoncent relativement docilement à
la plupart de leurs sources de revenus
et on a jamais vu d'abeilles se soulever contre le miel. D'autre part, les
Etats-Unis devraient renoncer au
business le plus juteux de la planète,
celui où l’on refourgue au monde
entier pour 100 dollars l'unité des
containers de billets verts dont le prix
de revient est de 10 cent. Enfin, par
souci de l'équilibre promis par
Keynes, il faudrait revoir la pyramide
bâtie par les agences de notations
sans en refaire un club à l'écusson
flanqué de la devise «on ne prête
qu'aux riches». Ce serait nécessairement une remise à plat entre Etats,
alors que ceux-ci sont bientôt dépassés en tant que force de décision par
les grands groupes transnationaux.
Au lieu de cela, décideurs américains et européens sont actuellement
prêts à s'engager dans un nouveau
«partenariat transatlantique», négocié
dans le plus grand secret, qui, s'il est
quand même ratifié dans le contournement habile de la souveraineté
démocratique, ramènera probablement l'Europe au niveau de l'Amérique du Sud d'après-guerre, niveau
qu'elle n'aurait jamais dû quitter si
des étoiles nommées Plan Marshall,
Bretton Woods et Pacte de Varsovie
n'avaient pas trouvé leur place exactement où il fallait sur la voûte céleste.
Car, si elle a pu profiter du précédent
«contrat», tout du moins jusqu'à ce
que les partenaires ultramarins sifflent la fin de la partie dans les années
1970, il n'y aura pas cette fois-ci de
Keynes pour inspirer l'architecture du
nouveau traité. Il faudra plutôt compter sur l’emprise de multinationales
comme Monsanto et Nestlé. n
ASv
Milton Friedman gagne contre Keynes
L'avenir ne lui donnera pas tort, le
système de Bretton Woods étant
bancal dans sa conception. Si,
jusque dans le milieu des années
1960, la stabilité des taux de
changes et l'économie fortement
exportatrice des USA, qui renforce
la valeur du dollar, apportent en
effet les bienfaits évoqués au début,
la situation se détériore bientôt de
manière systémique. La pérennité
des accords repose uniquement sur
l'abnégation du garant étasunien à
respecter les engagements pris.
Agissant dans le même temps
comme fabricant de jetons et
comme joueur invétéré dans le
casino mondial, l'Amérique peut se
permettre de financer son déficit
commercial et budgétaire par le
retour au bercail des dollars qu'elle
émet en masse, en signant des
reconnaissances de dette qu'elle
n'est pas obligée de rembourser. A
sa décharge, on peut également rappeler la création du marché parallèle des eurosdollars par des
banques essentiellement anglosaxonnes. Le montant de ces dépôts
en dollars, de l'argent virtuel et de
fait non réglementé, dépasse bientôt
le montant total du marché domestique aux Etats-Unis et ouvre la voie
aux paradis financiers tels que nous
les connaissons aujourd'hui.
La guerre du Vietnam, qui
plombe le budget américain, l'augmentation de la masse monétaire
mondiale et la perte de confiance
des agents économiques envers la
monnaie de référence entraînent
une dépréciation du dollar qui
pousse les banques centrales des
pays exportateurs à vouloir récupérer leur mise en demandant de l'or
pour les dollars qu'elles ont accumulés. La mort de Bretton Woods
est actée en 1971 quand Richard
Nixon suspend unilatéralement la
convertibilité du dollar en or et
délie les Etats-Unis de leurs obligations envers la stabilité monétaire
internationale, ouvrant de facto
l'époque des taux de change «flottants» dans laquelle nous naviguons
à vue depuis lors. Le monde se
retrouve avec une masse de monnaie qui a crû de manière exponentielle et qui a rendu les banques et
les organismes financiers maîtres du
jeu économique et, bientôt, politique. Milton Friedman a gagné, la
monnaie est devenue une marchandise comme les autres. n
Alexandre Smirnov