THESE DE DOCTORAT - RÉSUMÉ Nom, prénom : Simon Deschamps E-mail: [email protected] Titre de la Thèse : Franc-maçonnerie et pouvoir colonial dans l’Inde britannique (17301921). Directrice de Recherche : Professeur Cécile Révauger Dès la création de la Grande Loge d'Angleterre en 1717, la franc-maçonnerie professe sa neutralité politique et religieuse. Les deux premiers articles des Constitutions dont elle se dote en 1723 sont consacrés à ces deux principes fondateurs. Dans la droite ligne de l’idéal universaliste qui en découle, la franc-maçonnerie revendique la volonté de promouvoir une véritable fraternité universelle entre les hommes. En 1730, le réseau maçonnique atteignit le Bengale, où une loge fut créée par les employés de la Compagnie des Indes orientales. La composition des loges indiennes révèle qu’elles étaient très proches du pouvoir colonial, c'est-à-dire des structures politiques et économiques de l'Inde britannique. De là naît la contradiction, le paradoxe s'il en est, qui constitue le fondement de ce travail de recherche. Si l’on admet que la franc-maçonnerie contribua à relayer l’impérialisme britannique, exerça-t-elle une influence directe sur le fait colonial indien, ou bien son influence s’exerça-t-elle de manière indirecte, par l’intermédiaire de ses membres ? Comment la franc-maçonnerie parvint-elle à concilier son idéal d’universalisme et d’égalité et sa participation à l’entreprise coloniale ? Comment les francs-maçons britanniques purent-ils soutenir la cause impériale tout en acceptant de fraterniser avec le peuple colonisé ? Si les études sur l'Empire britannique abondent, rares sont les historiens qui se sont intéressés aux liens concrets qui existent entre la franc-maçonnerie et le fait colonial. Pourtant, les loges maçonniques occupèrent une place centrale dans la vie sociale et culturelle de l’Inde britannique. Ce travail de thèse a donc pour vocation première d'offrir de nouveaux éclairages sur son fonctionnement, tout en proposant une nouvelle façon de penser l'impérialisme britannique. Autrement dit, il s'agit de réinvestir le champ de recherche de l'histoire coloniale de l’Inde à travers le prisme de la franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie britannique se diffusa de manière réticulaire, de Londres vers la province et au-delà des mers. Ce-faisant, elle facilita et elle stimula la circulation des hommes, de l'information et des idées. Malgré la distance, les loges coloniales étaient invitées à maintenir une correspondance aussi régulière que possible avec les Grandes Loges de métropole. Les facilités de circulation que procurait l'appartenance maçonnique étaient d'autant plus appréciées par la population britannique en Inde, qu’elle était extrêmement mobile. Les fonctionnaires, les militaires et les marchands de la Compagnie des Indes orientales changeaient régulièrement de poste. Munis de leur certificat maçonnique et grâce au droit de visite, les francs-maçons britanniques pouvaient circuler plus facilement entre la métropole et la périphérie coloniale indienne. Cela était vrai dans un sens comme dans l'autre, puisque des « loges impériales » destinées aux Britanniques servant ou ayant servi dans l'Empire, s’ouvrirent à Londres dès le début du XIXe siècle. L'intérêt de concevoir la franc-maçonnerie comme un réseau prend une pertinence toute particulière au regard de l'histoire coloniale. De nombreux historiens ont insisté sur l'importance des réseaux dans la construction et le maintien de l'Empire britannique. C'est notamment le cas de Ronald Hyam lorsqu’il note l'importance des loges dans la diffusion de la culture britannique. S'interroger sur la fonction des réseaux revient à s'interroger sur la nature des liens qui unissaient la métropole et la périphérie coloniale, c'est-à-dire ce qui donnait à l'Empire britannique sa cohésion. D’après David Cannadine, l'Empire était « un système interactif, un monde vaste et unifié ». Les réseaux maçonniques s'inscrivent parfaitement dans cette vision de l'Empire puisqu'ils mettent en lumière une certaine continuité impériale. Trop souvent l'historien de la franc-maçonnerie se focalise sur les structures aux dépens des individus. D'après Abner Cohen, le profil socio-économique des membres d'une même loge s'avère d'une importance capitale, puisqu'il détermine en grande partie son fonctionnement ainsi que son rôle social. Sans surprise, les listes des membres des loges indiennes révèlent l'omniprésence des agents de la Compagnie des Indes orientales, et plus intéressant encore, la participation d'un grand nombre d'administrateurs coloniaux. A l’évidence, les loges indiennes étaient dominées par les principaux acteurs de l'impérialisme britannique. On voit ainsi émerger une forme de cosmopolitisme impérial qui permet aux élites coloniales de se rencontrer et de renforcer leur statut. Le succès de la franc-maçonnerie en Inde s'explique avant tout par le fait que les loges maçonniques répondaient aux besoins de l'Empire naissant et de ses bâtisseurs (mobilité, sociabilité, intégration, prestige). Il faut dire que la franc-maçonnerie se distingue par sa capacité à s'adapter à de nouveaux contextes. Sa grande adaptabilité fut la clé de son expansion fulgurante. Abordé sous cet angle, l'étude de la franc-maçonnerie britannique permet d'explorer une facette de l'impérialisme rarement mise en lumière par les historiens de l'Empire, à savoir la dimension hautement symbolique du pouvoir colonial en Inde. Comment les 40,000 Britanniques présents en Inde en 1830 parvinrent-ils à asseoir leur autorité sur 250 millions d'Indiens ? Au même titre que le cricket, une autre institution culturelle d'importation britannique, la franc-maçonnerie en Inde comportait une dimension fortement « performative », puisqu’elle contribua à mettre en scène le pouvoir colonial. Les loges maçonniques occupèrent une place centrale dans la vie publique des colons. Elles furent systématiquement chargées d’organiser les festivités publiques et notamment les cérémonies de pose de la première pierre des édifices publics construits par les Britanniques. Ces festivités associaient bien souvent la franc-maçonnerie aux plus hauts représentants de l'administration coloniale, mais aussi aux élites locales indiennes. Souvent, ces événements étaient couverts par la presse locale, qui insistait sur leur caractère majestueux et théâtral, ainsi que sur la forte impression faite par les décors maçonniques sur les Indiens qui y assistaient. De là, l'activité des loges maçonniques peut s'inscrire dans le cadre conceptuel de « l'hégémonie culturelle », qui décrit la domination d'un groupe sur un autre par le biais de la culture et des valeurs partagées. Dans le contexte de l'Inde, l'idée même d’une « mise en scène du pouvoir colonial » a été articulée par l'historien Eric Hobsbawm, ainsi que par David Cannadine, qui postule l'existence d'un espace public colonial, théâtre d'une lutte symbolique menée par le colonisateur pour asseoir son pouvoir. Pourtant, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie commença à susciter l'intérêt des populations locales. Les loges se retrouvèrent alors confrontées à une diversité sans précédent. Alors que l'idéal maçonnique était mis à l’épreuve et elles devinrent rapidement le laboratoire de nouveaux rapports sociaux. Dès 1776, un premier indigène fut initié dans une loge militaire. Il fut le premier d'une poignée de princes indiens musulmans qui trouvèrent leur place en loge à la fin du XVIIIe siècle. Les Britanniques comptaient sur le soutien des élites aristocratiques locales pour renforcer leur légitimité. Pendant longtemps, l'initiation de candidats indiens ne suscita aucun débat. Le phénomène demeurait extrêmement marginal. Dans les années 1840, la question de l'initiation des Indiens pris un tour nouveau lorsqu’une loge fut créée spécifiquement pour leur initiation, à Bombay. De là, et alors que le nombre de candidatures indigènes allait croissant, le débat sur l'admissibilité des Indiens s'installa. La question des parsis (les disciples de Zoroastre) semblait plus ou moins résolue, bien qu'elle ne fasse pas l'unanimité. Le principe de leur éligibilité était d'autant plus admis que leurs activités commerciales les avaient amenés à collaborer étroitement avec les Britanniques. Les hindous en revanche demeuraient totalement exclus du Temple, à quelques exceptions près. Le principe de leur éligibilité ne fut véritablement reconnu que dans les années 1870. La révolte des Cipayes (1857), que les Britanniques interprétèrent comme le produit de l'irrationalité superstitieuse de la communauté hindoue, ne fit que renforcer leur stigmatisation et freiner leur admission en loge. Le débat s'intensifia tout particulièrement dans la province du Bengale dans les années 1860, lorsque la Grande Loge Provinciale se prononça en faveur de leur exclusion. Pourtant, à l’échelle de l’Inde britannique, le nombre d'Indiens admis dans les loges ne cessait de croître. Dans la province de Bombay de nouvelles loges furent créées expressément pour eux. Outre ces « loges indigènes », certaines loges voyaient alors leur composition se modifier au profit d'une composante indienne majoritaire. Alors que de plus en plus d'Indiens accédaient à la franc-maçonnerie, cette lutte symbolique prit un tour nouveau. De nombreux liens se développèrent entre les loges maçonniques et les diverses associations politiques indiennes qui virent le jour dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et dont l’objectif était de promouvoir une meilleure intégration des Indiens dans le gouvernement colonial. A l’instar de Dadabhai Naoroji et de Pherozeshah Mehta, bon nombre de membres fondateurs du Congrès national indien (1885) étaient francs-maçons. Si les loges maçonniques contribuèrent indéniablement à faire rayonner l'impérialisme britannique, il semblerait donc qu'elles aient par la suite contribué à structurer le mouvement nationaliste indien. Elles fournirent francs-maçons indiens l’opportunité de faire l’expérience de l’égalité et de la démocratie avant l’heure, et contribuèrent ainsi à éveiller leurs aspirations démocratiques. Les élites indiennes détournèrent ainsi les espaces de sociabilité d’importation britannique à leurs propres fins. Le concept d'acculturation révèle alors ses limites, puisqu'il n'accorde pas assez d'importance aux réciprocités qui s’exercèrent entre le colonisateur et le colonisé.
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