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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 29-30 mars 2014
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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 29-30 mars 2014
Sciencesetdécouvertes
Sciencesetdécouvertes
Faculté olfactive:
sommes-nous
tous nez égaux?
Nez de métier
Richard Pfister, à la fois
œnologue et parfumeur.
FRANÇOIS WAVRE
Le talent des parfumeurs serait davantage dû à leur
entraînement qu’à un don particulier. L’odorat, ça se travaille!
Bertrand Beauté
L
e fumet d’un plat sortant du
four. La fragrance d’une
jeune femme effleurée.
L’herbe fraîchement coupée… Selon une étude, parue
le 21 mars dans la revue
Science, le nez serait capable de distinguer
1000 milliards d’odeurs différentes. Oui,
vous avez bien lu: 1000 milliards
d’odeurs! Un chiffre gigantesque. Par
comparaison, les yeux discernent entre
2,3 et 7,5 millions de couleurs et les
oreilles jusqu’à 340 000 tonalités.
Le pif incarnerait-il un sens majeur,
trop longtemps négligé par rapport aux
yeux et aux oreilles? «Beaucoup de personnes ont l’impression que l’odorat n’est
pas si important que ça. Que, quitte à
perdre un sens, autant que cela soit celui-là, sourit Benoist Schaal, biologiste au
Centre des sciences du goût à Dijon et
spécialiste du sujet. Mais je ne crois pas
tellement à la théorie de la prééminence
de la vision sur l’olfaction chez les hommes. Bien sûr, nous communiquons davantage par la parole et la vision, mais
connaissez-vous une autre espèce qui a
développé la parfumerie? Notre société
dépense des milliards pour des parures
olfactives. C’est bien que cette capacité,
même si elle est refoulée, se révèle très
importante. C’est certainement le sens le
plus intime de l’homme.»
Un sens chimique
«Jusqu’ici, les scientifiques estimaient que
le système olfactif humain pouvait reconnaître 10 000 parfums différents. Alors
forcément, cette nouvelle évaluation est
spectaculaire, note Jérôme Golebiowski,
chercheur à l’Institut de chimie de l’Université de Nice. Mais pour moi, elle signifie surtout que l’odorat demeure relativement méconnu. A la différence de la vue
ou de l’ouïe, ce sens reste un puits de
mystère.»
Car, au fond, qu’est-ce que sentir? Que
se passe-t-il dans nos narines lorsque le
parfum d’une friandise vient nous rappeler le bonheur passé? Quels mécanismes
sensoriels et cérébraux sont activés? La
perception des arômes se fait grâce à des
neurones spécifiques, dont l’extrémité se
trouve au fond de la cavité nasale. «Les
récepteurs visuels sont protégés de l’extérieur par la cornée, le système auditif par
le tympan, souligne Jérôme Golebiowski.
En revanche, les neurones olfactifs ne
sont pas abrités. C’est l’unique zone de
notre corps où des cellules nerveuses sont
en contact avec l’air libre. Cela explique
pourquoi les récepteurs olfactifs sont
remplacés très souvent – environ une fois
par mois – et pourquoi il est possible de
retrouver l’odorat après une perte de celui-ci. Alors qu’il est impossible de restaurer la vue (voir encadré).»
Une symphonie de parfums
Le nez humain compte environ 400 récepteurs olfactifs – moins que la truffe du
chien (1000) ou que le museau du rat
(1300) – que Jérôme Golebiowski aime à
comparer aux touches d’un piano. «Les
molécules chimiques odorantes vont venir
au fond de la cavité nasale appuyer sur ces
touches. Chaque note jouée constitue une
odeur, raconte le chercheur. Même avec
«seulement» 400 récepteurs, les possibilités sont immenses, parce qu’un composé
peut frapper une touche fortement ou
doucement, selon sa concentration. Et
qu’en mélangeant plusieurs senteurs, il est
possible de faire des accords.» Imaginez
plutôt: à elle seule, l’odeur de la rose est
composée de plus de 250 molécules différentes. Toute une symphonie de parfums.
A Nice, Jérôme Golebiowski tente de
découvrir les formules chimiques des
composés odorants afin, un jour, de fabriquer un nez informatique capable de prévoir l’arôme d’une substance simplement
en regardant sa structure moléculaire. On
sait désormais que le 2-acétyl-thiazoline
donne l’arôme de pop-corn ou que le 2acétyl-tétrahydropyridine sent le pain
grillé. «Mais l’important n’est pas tant la
senteur en elle-même, souligne le cher-
Richard Pfister: de
la topette à la pipette
cheur, c’est le sentiment qu’elle déclenche. La fameuse madeleine de Proust.»
Après avoir reçu une molécule odorante, les récepteurs nasaux vont envoyer
un message à une région du cerveau baptisée bulbe olfactif. C’est cette zone qui
confère un sens à l’odeur, selon si la personne l’a déjà sentie ou non. «C’est tout
un apprentissage qui est propre à la personne, à sa culture, explique Benoist
Schaal. Les émanations du gaz alertent,
parce que nous l’avons appris. L’arôme
des madeleines ne rappelle l’enfance qu’à
ceux qui en ont mangé chez leur grandmère.»
Rompu aux techniques de la
parfumerie, l’œnologue
vaudois Richard Pfister a
créé une nouvelle
classification des odeurs.
Une narine dans le labo,
l’autre dans le caveau, un
nez d’exception nous répond
Des nez en puissance
Pour montrer cet apprentissage des senteurs, des chercheurs de l’Université de
Genève (UNIGE) ont exposé deux lots de
souris aux mêmes parfums de banane, de
kiwi et de clou de girofle. «Le premier
groupe a été entraîné à différencier ces
odeurs par un système de récompense,
alors que le second y a été exposé de
manière passive, explique le professeur
Alan Carleton, chercheur au Département
des neurosciences fondamentales de
l’UNIGE et principal auteur de l’étude. Les
deux cohortes ont ensuite été soumises
une nouvelle fois aux mêmes odeurs plusieurs semaines plus tard.»
Les résultats, publiés le 18 mars dans la
revue eLife, montrent que les rongeurs
entraînés ont activé davantage de neurones du bulbe olfactif que les autres et ont
pu détecter des concentrations plus faibles de ces arômes. En revanche, les souris passives se sont comportées exactement comme leurs congénères n’ayant
jamais été exposés à ces odeurs. Pour Alan
Carleton, «cela montre qu’il est possible
d’améliorer ses capacités olfactives en
s’entraînant, grâce à une étonnante plasticité neuronale. Les capacités hors du commun des parfumeurs ou des œnologues
sont certainement le résultat de nombreux exercices, plutôt que d’un don particulier.» Nous serions donc tous des nez
en puissance.
Chose rare, vous cumulez une formation
d’œnologue et de parfumeur.
Cela remonte à mon diplôme pour
l’Ecole d’ingénieurs de Changins. Il
portait sur les applications des méthodes
de la parfumerie en dégustation. Pour
cela, je me suis mis à travailler avec un
parfumeur, le Genevois Daniel André,
avec qui, et quelques autres, j’ai continué
à collaborer et à m’entraîner de nombreuses années.
Quelle que soit sa forme, il est possible d’améliorer les capacités de son appendice nasal.
Au risque de le déformer, tels les acteurs de l’opéra de Chostakovitch «Le nez», monté en 2001 à Lausanne. YVAIN GENEVAY
L’Uni de Genève vient de publier une
étude affirmant, grosso modo, que tous
les nez humains sont également
performants à condition de s’entraîner…
J’en suis bien d’accord. Chez de rares
personnes, il peut exister des handicaps
physiologiques, comme l’anosmie, une
perte ou une diminution forte du
potentiel olfactif. Mais nous avons tous
les mêmes capacités… en moyenne
seulement. Car les sensibilités à certaines
odeurs sont très variables d’un individu à
l’autre. Jamais deux personnes sur terre
ne sentent exactement les mêmes
choses, avec la même intensité. Le musc,
par exemple, est très différemment
perçu selon les gens. J’ai rencontré un
parfumeur de grand talent qui ne
détectait pas le trichloroanisole,
responsable du goût de bouchon.
Mais nous tous pouvons devenir
œnologues ou parfumeurs.
Une autre étude assure que le nez humain
peut distinguer plus de mille milliards
d’odeurs. Qu’en pensez-vous?
Je ne suis pas sûr qu’il y en ait autant sur
terre! C’est sans doute un calcul purement mathématique, en étudiant les
fonctions physiologiques du nez. La
mémoire joue ici un rôle primordial. La
plupart des gens reconnaissent moins
d’une dizaine d’odeurs.
Et vous?
C’est difficile à dire. Je dirais entre 300
et 500.
Vous entraînez-vous toujours?
J’enseigne l’olfaction en œnologie. En
préparant mes cours, je me replonge
dans différentes familles d’odeurs. Et
puis j’ai un orgue de parfumeur à la
maison, avec lequel je travaille plusieurs
fois par semaine.
Avec les avancées technologiques, nez
demeure-t-il un métier d’avenir?
Je le pense. En tout cas pour les décennies à venir. Les machines peuvent
identifier des molécules, mais l’esprit
humain amène une dimension synthétique et esthétique. Deux odeurs additionnées ne forment jamais simplement la
somme des deux. Le nez anticipe
l’ensemble. De même, la subjectivité
artistique, notamment en parfumerie, est
un aspect primordial; par exemple, pour
interpréter les souhaits d’un client. La
technologie reste incapable d’amener
cette dimension, pour l’heure en tout cas.
Propos recueillis par Jérôme Estèbe
«Les parfums du vin». Richard Pfister,
Ed. Delachaux et Niestlé, 256 pages.
Maternité
Biologie
Nouveau-nés: la bonne odeur de maman conduit direct bébé au néné
Mystérieuses phéromones Troubles de l’odorat, ces maladies méconnues
D
ès les premiers jours de leur
existence, les bébés
reconnaissent la voix de
leur mère, mais aussi son visage.
Qu’en est-il de son odeur? Pour le
savoir, des chercheurs du Centre
des sciences du goût de Dijon, en
association avec le CHU de Dijon,
ont présenté à des nouveau-nés de
trois jours des sécrétions aréolaires de leur mère, de femmes
allaitantes ou du lait artificiel. Leurs
résultats, publiés en octobre 2009
dans la revue PLoS ONE, montrent
que les bébés ont été nettement
plus stimulés par l’odeur maternelle. Celle-ci a déclenché des
réponses orales d’appétence et
une modification de l’activité
respiratoire.
Contrôle qualité
«Chez tous les animaux, la
naissance est un moment critique,
explique Benoist Schaal, principal
auteur de l’étude. Il faut que le
petit prenne très vite le colostrum,
c’est-à-dire le premier lait, sinon il
va mourir de faim. Pour y parvenir,
il doit trouver le bon endroit. Les
sécrétions mammaires permettent
ces communications chimiques
entre le bébé et la mère. Nous
avons ainsi montré que si on lave
les mamelles d’une rate, ses
souriceaux ne les trouvent plus et
décèdent. Bien sûr, chez l’homme,
le phénomène s’avère moins
crucial, puisque la maman amène
directement l’enfant vers son sein.
Mais ces odeurs permettent tout
de même de déclencher le réflexe
La louve allaitant Rémus et Romulus, fondateurs de Rome. CORBIS
de succion et augmentent
l’appétence.»
Mais pourquoi les bébés préfèrentils l’odeur de leur mère plutôt que
celle d’une autre femme allaitante?
«Toutes nos sécrétions, que cela
soit le lait, la sueur, le sperme ou
l’urine, possèdent une composante
propre à l’individu et une propre à
l’espèce, poursuit le chercheur.
Ainsi, nous avons montré qu’entre
une lapine allaitante et une non
allaitante, les lapereaux choisissent
toujours celle qui a du lait. Et entre
leur mère et une femelle allaitante,
ils choisissent leur mère.»
Chez les lapins, l’une des molécules chimiques entraînant ce
phénomène a été identifiée. «C’est
assez drôle, sourit Benoist Schaal.
Avec ce composé, on peut faire
boire n’importe quoi aux lapereaux. Si on le met dans de l’eau,
ils avalent de l’eau. Si on le met
dans du lait de vache, ils consomment du lait de vache…» Un tel
composé n’a pas (encore?) été
découvert chez l’homme. Si c’était
le cas, il intéresserait de nombreuses sociétés, vendeuses de lait ou
d’autre chose. Une possibilité qui
inquiète Benoist Schaal: «Qu’une
entreprise s’empare d’une telle
substance ne serait pas acceptable. Pour autant, trouver une telle
molécule serait formidable, tant les
applications médicales potentielles
sont nombreuses, notamment
pour les bébés qui ont perdu le
réflexe de succion.» BE.B.
D
epuis plus de cinquante
ans, les phéromones sont
source de nombreux
fantasmes. Ces hormones
odorantes, émises par un individu,
seraient capables d’induire un
comportement spécifique et
inconscient chez un autre. En
particulier le sentiment amoureux.
Mais existent-elles vraiment?
«Chez certains animaux, ce type
de composés a été identifié»,
rapporte Benoist Schaal, biologiste
au Centre des sciences du goût à
Dijon. Dès 1959, le biochimiste
allemand Adolf Butenandt a isolé
et décrit chimiquement la
première phéromone animale,
chez le ver à soie. Baptisée
bombikol, cette substance est
Contrôle qualité
Santé
secrétée par les femelles pour
attirer les mâles. Depuis cette
découverte, des phéromones ont
été identifiées chez des bactéries,
des poissons et des mammifères
terrestres. Et chez l’homme?
«L’existence d’un composant
caché pouvant déclencher l’amour
fait beaucoup vendre sur Internet,
sourit Jérôme Golebiowski,
chercheur à l’Institut de chimie de
l’Université de Nice. Mais jusqu’à
présent, aucune molécule ayant
cet effet n’a été trouvée chez
l’espèce humaine. Le petit organe
spécifique à la réception des
phéromones, qui répond au doux
nom de voméronasal, est
d’ailleurs atrophié et non fonctionnel chez l’homme.» BE.B.
Peu connues du grand public,
les pathologies liées au système
olfactif concernent près d’une
personne sur vingt
T
out le monde connaît la
cécité et la surdité. Mais
qu’en est-il de l’anosmie? «La
perte totale de l’odorat concerne
environ une personne sur vingt ou
trente, rapporte le docteur Basile
Landis, médecin responsable de la
consultation d’olfaction aux
Hôpitaux universitaires de Genève
(HUG). Mais c’est très dépendant
de l’âge. Entre 25 et 30% des plus
de 80 ans ont un sérieux problème
avec leur nez, contre 3 à 5% chez
les moins de 25 ans.» A quoi ces
troubles sont-ils dus? «Les causes
sont variées, répond Basile Landis.
Il y a d’abord les nouveau-nés qui
viennent au monde dépourvus de
ce sens. On parle alors d’anosmie
congénitale.»
Les bébés aveugles sont identifiés
entre trois et quatre semaines
après leur naissance. Les sourds,
vers l’âge de 2 ou 3 ans. Pour
l’odorat, c’est plus long. «Il faut
attendre généralement que
l’enfant atteigne 7, 8 ou même
9 ans, lorsqu’il s’aperçoit lui-même
qu’il ne perçoit pas les mêmes
senteurs que ses copains à l’école»,
précise le médecin. Mais comment
est-ce de n’avoir jamais éprouvé le
doux parfum de la rosée du matin?
«La plupart des personnes nées
sans odorat le vivent plutôt bien,
rapporte Basile Landis. Elles
présentent des vies parfaitement
réussies.»
La seule différence: elles sont
souvent victimes d’accidents
domestiques, faute d’avoir flairé le
gaz qui s’échappe de la cuisinière,
un début d’incendie, la présence
d’un produit dangereux (eau de
Javel…) ou la puanteur d’un aliment
périmé. «En revanche, pour des
patients nés en pleine possession de
leurs moyens puis qui ont perdu
leur odorat, la situation est plus
délicate, note Blaise Landis. Ce sens
leur manque.» Fini, pour eux,
l’arôme du café matinal ou les milles
senteurs du printemps naissant.
La perte de l’olfaction peut se
produire brutalement, après un
traumatisme crânien, ou graduellement, suite à un rhume prolongé, à
l’inhalation de substances toxiques
ou à l’émergence d’une maladie
neurodégénérative. «Un éventuel
traitement va dépendre de chaque
cas, explique Blaise Landis, mais à
la différence de la vue ou de
l’audition, l’odorat peut se
régénérer spontanément, même si
ce n’est pas toujours très vite.» Une
étude publiée dans Nature
Neuroscience en 2012 a néanmoins
démontré qu’il était possible
d’accélérer la récupération. Un
entraînement a en effet permis de
rétablir ou d’améliorer les
capacités olfactives de rats ayant
perdu tout ou partie de leur odorat.
BE.B.