Séquence 2 – L’Equipage de Joseph Kessel : une épopée de la Première Guerre mondiale Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2014-2015 – 1ères S Textes complémentaires – Ah Dieu ! que la guerre est jolie ! Voltaire, Candide, chapitre 3, 1759 Dans ce conte philosophique, Voltaire met en scène le jeune Candide, appelé ainsi pour sa grande simplicité d’esprit. Au château du baron de Thunder-ten-tronckh, il suit les leçons du philosophe Pangloss, selon lesquelles tout est bien dans le meilleur des mondes. Pour avoir embrassé la belle-fille du baron, Candide est chassé de ce paradis terrestre et part à la découverte du monde, dont la cruauté et l’absurdité le stupéfient. Au chapitre 3, il assiste à une bataille entre les Abares et les Bulgares. Rien n’était si beau, si leste1, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres , les hautbois3, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie4 ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum5, chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public6. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros7, rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l’avaient traité de même. 2 5 10 15 1 Souple et léger. Flûtes. 3 Instruments de musique à vent. 4 Les coups de fusil des soldats de l’infanterie. 5 Hymne chrétien en latin, commençant par « Toi, Dieu, nous te louons ». 6 Droit international. 7 Après avoir été violées par des soldats. 2 Séquence 2 – L’Equipage de Joseph Kessel : une épopée de la Première Guerre mondiale Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2014-2015 – 1ères S Henri Barbusse, Le Feu, journal d’une escouade, chapitre 19, « Bombardement », 1916 Poète et romancier, Henri Barbusse a déjà 41 ans lorsqu’il s’engage volontairement dans l’infanterie en 1914. Il combat en première ligne jusqu’en 1916. Paru la même année et immédiatement récompensé par le Prix Goncourt, son roman Le Feu, journal d’une escouade, retrace son expérience avec un réalisme inédit qui suscita l’émotion des lecteurs de l’époque. 5 10 15 20 25 30 35 Tout à coup une étoile intense s'épanouit là-bas, vers les lieux vagues où nous allons: une fusée. Elle éclaire toute une portion du firmament8 de son halo9 laiteux, en effaçant les constellations, et elle descend gracieusement avec des airs de fée. Une rapide lumière en face de nous, là-bas; un éclair, une détonation. C'est un obus. […] L'obus est tombé sur le sommet, dans nos lignes. Ce sont eux qui tirent. Un autre obus. Un autre, un autre, plantent, vers le haut de la colline, des arbres de lumière violacée dont chacun illumine sourdement tout l'horizon. Et bientôt, il y a un scintillement d'étoiles éclatantes et une forêt subite de panaches phosphorescents10 sur la colline : un mirage de féerie11 bleu et blanc se suspend légèrement à nos yeux dans le gouffre entier de la nuit. Ceux d'entre nous qui consacrent toutes les forces arc-boutées12 de leurs bras et de leurs jambes à empêcher leurs vaseux13 fardeaux trop lourds de leur glisser du dos et à s'empêcher eux-mêmes de glisser par terre, ne voient rien et ne disent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid, en grelottant, en reniflant, en s'épongeant le nez avec des mouchoirs mouillés qui pendent de l'aile, en maudissant les obstacles de la route en lambeaux, regardent et commentent. « C'est comme si tu vois un feu d'artifice », disent-ils. Complétant l'illusion de grand décor d'opéra féerique et sinistre devant lequel rampe, grouille et clapote notre troupe basse, toute noire, voici une étoile rouge, une verte; une gerbe rouge, beaucoup plus lente. On ne peut s'empêcher, dans nos rangs, de murmurer avec un confus accent d'admiration populaire, pendant que la moitié disponible des paires d'yeux regardent: « Oh! une rouge!… Oh! une verte!… » Ce sont les Allemands qui font des signaux, et aussi les nôtres qui demandent de l'artillerie. La route tourne et remonte. Le jour s'est enfin décidé à poindre. On voit les choses en sale. Autour de la route couverte d'une couche de peinture gris perle avec des empâtements blancs, le monde réel fait tristement son apparition. On laisse derrière soi Souchez14 détruit dont les maisons ne sont que des platesformes pilées de matériaux, et les arbres des espèces de ronces déchiquetées bossuant la terre. On s'enfonce, sur la gauche, dans un trou qui est là. C'est l'entrée du boyau. On laisse tomber le matériel dans une enceinte circulaire qui est faite pour ça, et, échauffés à la fois et glacés, les mains mouillées, crispées de crampes et écorchées, on s'installe dans le boyau, on attend. Enfouis dans nos trous jusqu'au menton, appuyés de la poitrine sur la terre dont l'énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l'aube15, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu: puis, plus précisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumes de fumée: des plumes d'autruche blanches et grises qui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119, à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement, s'évanouissent. 8 Voûte céleste, ciel. Auréole lumineuse. 10 Trainées lumineuses ressemblant à des plumes. 11 Spectacle splendide, presque surnaturel. 12 Courbées, pliées. 13 Boueux. 14 Commune du Pas-de-Calais. 15 Néologisme qui signifie « la lumière pâle du matin ». 9 Séquence 2 – L’Equipage de Joseph Kessel : une épopée de la Première Guerre mondiale Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2014-2015 – 1ères S Guillaume Apollinaire, Calligrammes, « Merveille de la guerre », 1918 Deux jours après la déclaration de guerre, le poète Guillaume Apollinaire demande à être recruté dans l’armée française. Sa requête est acceptée, et, au printemps 1915, il part pour le front. Les poèmes écrits dans les tranchées traduisent sa fascination devant le spectacle terrifiant de la guerre. Blessé en 1916 au Chemin des Dames par un éclat d’obus qui lui traverse la tempe, il est transféré à Paris et opéré. Il décède le 9 novembre 1918 de la grippe espagnole. Merveille de la guerre Que c'est beau ces fusées qui illuminent la nuit Elles montent sur leur propre cime16 et se penchent pour regarder Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs J'ai reconnu ton sourire et ta vivacité 5 10 15 20 25 C'est aussi l'apothéose17 quotidienne de toutes mes Bérénices18 dont les chevelures sont devenues des comètes Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races Elles accouchent brusquement d'enfants qui n'ont que le temps de mourir Comme c'est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s'il y en avait plus encore S'il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif19 comme les lettres d'un livre Pourtant c'est aussi beau que si la vie même sortait des mourants Mais ce serait plus beau encore s'il y en avait plus encore Cependant je les regarde comme une beauté qui s'offre et s'évanouit aussitôt Il me semble assister à un grand festin éclairé a giorno20 C'est un banquet que s'offre la terre Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles La terre a faim et voici son festin de Balthasar21 cannibale Qui aurait dit qu'on pût être à ce point anthropophage22 Et qu'il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain C'est pourquoi l'air a un petit goût empyreumatique23 qui n'est ma foi pas désagréable Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre Il n'avale que les âmes Ce qui est une façon de ne pas se nourrir Et se contente de jongler avec des feux versicolores24 Mais j'ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence J'ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout ou plutôt je commence à être partout 16 Point le plus haut, sommet. Triomphe, épanouissement sublime. 18 Le prénom Bérénice signifie « porteuse de victoire ». Apollinaire fait ici allusion à une reine d’Egypte du IIIe siècle avant J.-C. Elle déposa une mèche de ses cheveux en offrande dans le temple d’Aphrodite. Ces cheveux ayant disparu du temple, un astronome déclara qu’ils avaient été changés en astre et donna à une constellation le nom de « Chevelure de Bérénice ». 19 Les unes par rapport aux autres. 20 Par des lampes imitant la lumière du jour. 21 Grand banquet au cours duquel le roi Balthasar but du vin dans des coupes d’or rapportées du temple de Salomon, ce qui constituait un sacrilège. Une inscription tracée par une main invisible annonça sa punition, et il mourut le lendemain même. 22 Qui mange de la chair humaine. 23 Qui possède une odeur forte et âcre, suite à l’action d’un feu violent. 24 De couleur changeante 17 Séquence 2 – L’Equipage de Joseph Kessel : une épopée de la Première Guerre mondiale Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2014-2015 – 1ères S C'est moi qui commence cette chose des siècles à venir Ce sera plus long à réaliser que non25 la fable d'Icare26 volant Je lègue à l'avenir l'histoire de Guillaume Apollinaire Qui fut à la guerre et sut être partout Dans les villes heureuses de l'arrière Dans tout le reste de l'univers Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé Dans les femmes dans les canons dans les chevaux Au zénith au nadir27 aux 4 points cardinaux Et dans l'unique ardeur de cette veillée d'armes Et ce serait sans doute bien plus beau Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout Pouvaient m'occuper aussi Mais dans ce sens il n'y a rien de fait Car si je suis partout à cette heure il n'y a cependant que moi qui suis en moi 25 Que non = que. C’est une formulation ancienne et qui n’existe plus aujourd’hui. Personnage de la mythologie grecque, qui est enfermé dans le labyrinthe du roi Minos de Crète. Grâce à des ailes fabriquées par son père, il parvient à s’évader par les airs. Mais ignorant les recommandations paternelles, il s’approche trop près du Soleil. La cire qui fixe les plumes fond, ce qui précipite Icare dans la mer. 27 Point opposé au zénith. 26
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