Odontologie-Stomatologie Les Entretiens d’OdontologieStomatologie 2014 L'approche centrée sur la personne : importance de l'écoute en odontologie comme en médecine J.N. Vergnes*,**, M. Sixou*, N. Apelian**, C. Bedos**,*** *U FR Odontologie, Université Paul Sabatier, Toulouse, 3, chemin des maraîchers, 31062 Toulouse Cedex 9 ** D ivision of Oral Health & Society Unit, Faculty of Dentistry, McGill University, 2001 McGill College, Montréal, Québec, H3A 1G1, Canada *** Faculté de médecine, Université de Montréal, Montréal, Québec, Canada RÉSUMÉ Le chirurgien-dentiste, bien que spécialiste de la cavité buccale, prend en charge des individus dans toute leur dimension biopsychosociale. En médecine, le modèle centré sur le patient a montré des bénéfices en termes de meilleure compréhension des préoccupations et croyances du patient, de son niveau d’empathie, de communication sur les options de traitement, et même d’efficacité des soins. La transposition de ce modèle à la chirurgie dentaire a mis en évidence l'importance de l'écoute dans les consultations. Une consultation dentaire centrée sur le patient s’articule autour de trois processus : 1) recueil des éléments décisionnels (exploration et compréhension de la personne au niveau émotionnel, professionnel, social, intellectuel, spirituel, physique, financier, créatif et environnemental), 2) élaboration d’un plan de traitement (prise de décision partagée) et 3) intervention personnalisée, à l'écoute des craintes spécifiques du patient. MOTS-CLÉS Modèle médical, soins centrés sur le patient, odontologie, chirurgie dentaire, éthique, relation patient-praticien, écoute, empathie, prise de décision partagée Introduction La médecine contemporaine fait face à un risque grandissant de dérive des soins loin de l'humain [1]. Pour limiter cette dérive, un modèle de soins centré sur le patient se développe en médecine depuis une vingtaine d'années [2]. Ce modèle a montré des bénéfices en termes de meilleure compréhension des préoccupations et croyances des patients [3], de niveau d’empathie [3], de communication sur les options de traitement [3], et même d’efficacité des soins [4]. Le chirurgien-dentiste, bien que spécialiste de la cavité buccale, prend en charge des individus dans toute leur dimension biopsychosociale [5]. Pourtant, il semble que la capacité d’écoute du chirurgien-dentiste soit remise en question dans la littérature [6]. Des études ont rapporté un déclin du niveau d’empathie des étudiants en chirurgie dentaire au cours de leur formation [7], et près de 40% des patients pensent que les dentistes recommandent parfois des traitements qui ne sont pas nécessaires [8]. Parallèlement, il a été montré que les attentes et la demande des patients vis-à-vis de l’empathie sont placées au premier rang de leurs priorités [9]. Les patients souhaiteraient en savoir plus sur les plans de traitement, et désireraient jouer un rôle actif dans leur élaboration [10]. C’est dans ce contexte d’évolution de la pratique médicale qu'a été récemment développé un modèle original de dentisterie clinique centrée sur le patient [11]. © Les Entretiens de Bichat 2014 - 1 Odontologie-Stomatologie Élaboration du modèle de dentisterie centrée sur le patient Encadré 1 – Les différents types de relation patient-praticien Le modèle s'inscrit dans la perspective d’approche centrée sur le patient initialement décrite par Stewart [2], qui tire son origine des sciences comportementales, de la psychologie, de la sociologie et de la philosophie [12]. Le modèle base ses valeurs sur l’humanisme, définit comme « tout système ou mode de pensée ou d’action dans lequel prédominent les intérêts humains, les valeurs et la dignité humaine » [13]. Il existe plusieurs types de relation patientpraticien [14]. Pour élaborer un modèle applicable à l'exercice de la chirurgie dentaire en pratique libérale, une étude pragmatique de type recherche-action a été conduite dans un cabinet privé de Montréal, Québec, Canada. Durant deux mois, un chercheur indépendant du cabinet (JNV) a observé l’activité clinique d’un praticien (NA), également impliqué dans le développement de l’approche. À la fin de chaque rendez-vous, l’observateur et le praticien ont partagé leurs impressions et observations par rapport au déroulement de la consultation, afin de tendre davantage vers une pratique centrée sur le patient. Les suggestions d’évolutions ont été testées au fil des consultations. Après 39 cycles d’observation-évaluation-amélioration, une forme de saturation a été atteinte dans le développement de l’approche clinique. Description du modèle centré sur le patient Schématiquement, une consultation dentaire centrée sur le patient s’articule autour de trois processus : 1) recueil des éléments décisionnels (exploration et compréhension de la situation), 2) élaboration d’un plan de traitement (prise de décision), et 3) intervention personnalisée. Au centre de ce triple processus se trouve la relation entre le patient et le dentiste, de nature "interprétative" dans le présent modèle (Encadré 1). L'approche centrée sur le patient est possible quel que soit le type de consultation (urgences, premier rendez-vous, rendez-vous de suivi). 2 - © Les Entretiens de Bichat 2014 –– Dans une relation paternaliste (modèle de Parsons), le praticien exerce un pouvoir autoritaire sur le patient et décide de ce qui est le mieux pour lui, comme un père pour son enfant. –– À l'inverse, dans une relation consumériste (modèle informatif), c'est le patient qui décide de ce qu'il souhaite en matière de santé, le praticien n'ayant qu'un rôle d'exécutant. –– Entre ces deux types, la relation dite « interprétative » permet au praticien d'explorer et de clarifier les attentes et préférences du patient, en jouant un rôle de conseiller, invitant au dialogue à tout moment de la consultation. Le type interprétatif part du postulat que les attentes et préférences du patient ne sont pas forcément claires pour celui-ci, et que le praticien peut aider à les formuler. Exploration et compréhension de la situation Lors de la phase d'exploration, le praticien écoute attentivement le patient, le laisse exprimer son - ou ses - motif(s) de consultation. Le praticien a conscience que la santé ne se limite pas à l'absence de maladie, et intègre aussi le bien-être psychologique, social et émotionnel. Ainsi le praticien invite le patient à évoquer toute information personnelle (d'ordre psychologique, social, ou émotionnel) éventuellement associé à la consultation. Cette conversation franche et naturelle se fait de manière ouverte, sans questionnaire préétabli. La construction d'une véritable relation de confiance passe par la validation émotionnelle du récit du patient. Le praticien évite d'adopter une attitude moralisatrice, reste positif, et parle le moins possible. À ce stade, il évite aussi de fournir toute information relative au traitement, le(s) diagnostic(s) n'ayant pas été posé(s). Le praticien considère le patient comme une personne à part entière, tente de Odontologie-Stomatologie comprendre son ressenti, respecte son expérience de vécu, et ses attentes. Il s'agit aussi de comprendre et respecter les craintes du patient, en adoptant une attitude empathique, dans un environnement adapté à la confidence (local, personnes présentes). Ce temps de parole laissé au patient, crucial pour le diagnostic et pour le plan de traitement, dépasse exceptionnellement deux minutes. La suite de l'exploration comprend l'étape de l'anamnèse clinique, au moyen de questions précises focalisées sur la recherche d'un diagnostic. L'examen clinique, les tests para-cliniques et les examens complémentaires permettent de poser tous les diagnostics utiles à l'accompagnement global du patient [2]. Au final, tout l'enjeu de cette première phase est d'explorer de manière distincte la cavité buccale et la personne, avec ses dimensions émotionnelles, professionnelles, sociales, intellectuelles, spirituelles, physiques, financières, créatives et environnementales [15]. Lorsque ce double processus est réalisé avec succès commence la suite de la consultation : la prise de décision. Prise de décision Les situations pour lesquelles il existe plusieurs options thérapeutiques représentent une part importante de l’activité clinique du chirurgien-dentiste. La « prise de décision partagée » [16] débute par une phase d’explication neutre sur les diagnostics posés dans la phase précédente. Puis, les différentes options thérapeutiques sont expliquées, encore de manière neutre, afin d’aider le patient à comprendre et peser les différentes options possibles [17]. La notion de « supériorité » d’une option par rapport à une autre, éventuellement démontrée par la littérature scientifique, doit être reconnue et expliquée au patient, sans que cela empêche la possibilité d’envisager d’autres traitements. En effet, les critères choisis dans les études ne correspondent pas forcément à ceux considérés comme les plus importants par le patient. L'abstention thérapeutique doit être évoquée, avec les risques éventuels associés. Une fois les différentes options énoncées, le rôle de chirurgien-dentiste devient celui d’un conseiller, qui écoute et guide le patient dans le cadre d’une « alliance thérapeutique » [18]. Le chirurgien-dentiste reconnaît l’autonomie du patient et prend conscience de ses valeurs individuelles pour lui conseiller l'option la plus adaptée. Le patient n’est plus « compliant » à un traitement dicté par le praticien, mais devient un participant actif à un traitement auquel il peut adhérer de façon réaliste [2]. Cette implication du patient dans la prise de décision l’aide également à mieux tolérer l’incertitude du traitement [19], inhérente à toute procédure thérapeutique. À ce stade, il est clair que des éléments de contexte (politiques de santé publique, couverture de santé, normes culturelles ou professionnelles, expérience clinique et même niveau d’équipement du praticien) [18] influencent les diagnostics et les plans de traitement. Ceci doit être reconnu et, si nécessaire, expliqué au patient. En particulier, l’aspect financier doit être discuté de manière ouverte directement avec le patient [20]. Enfin, le consentement éclairé ne se résume pas à la signature d’un document, mais constitue un processus inhérent à la prise de décision. La prise de décision partagée requiert de façon implicite la bonne compréhension des responsabilités respectives, des risques et des bénéfices attendus lors de l’étape suivante : l’intervention. Intervention En odontologie, de nombreuses interventions nécessitent à la fois une action du dentiste et une modification des habitudes quotidiennes du patient. En effet, la majorité des affections bucco-dentaires étant de nature chronique [21], les modifications des habitudes de vie (alimentation, hygiène bucco-dentaire) sont souvent déterminantes pour le pronostic des traitements envisagés. Ainsi le niveau d’implication du participant peut influencer le calendrier des soins ainsi que la nature du traitement choisi. Pour que le soin soit efficace, l’exploration de la situation personnelle du patient est importante : © Les Entretiens de Bichat 2014 - 3 Odontologie-Stomatologie quelles modifications des habitudes de vie le patient pense-t-il pouvoir atteindre de façon réaliste ? De quel type d’accompagnement a-t-il besoin ? Quelle information lui manque-t-il ? tielles dans la formation et la recherche odontologiques. Le chirurgien-dentiste garde à l’esprit que les soins dentaires sont fortement associés à l’anxiété et à la douleur. En restant constamment à l'écoute des craintes spécifiques du patient, et à ses attentes particulières, il peut réduire la perception d’expériences négatives. Au fil des rendez-vous successifs, ceci peut même permettre au patient d’envisager d’autres options thérapeutiques, qu’il n’aurait pas considérées comme souhaitables dans un premier temps. qu’est-ce que cela veut dire? [Internet]. [cité 1 juin Enfin, un aspect important de cette étape d’intervention est la capacité du chirurgiendentiste à adresser le patient à un confrère. La confiance est également liée à la capacité du praticien à adresser le patient, toujours dans un souci de prise en charge globale. De plus, l'exploration du contexte psychosocial peut révéler des préoccupations qui dépassent la sphère buccale. Constituer un réseau de professionnels (de la santé buccodentaire, et d'autres professions médicales, paramédicales, associations, etc.) est un outil important pour l'accompagnement global du patient. Conclusion Le modèle centré sur la personne équilibre les pouvoirs entre le chirurgien-dentiste et le patient : d'un côté, l'expérience professionnelle et la connaissance médicale, de l'autre l'expérience de vécu et les préférences personnelles. Des compétences spécifiques doivent être acquises par le chirurgien-dentiste pour lui permettre d'explorer, d'écouter et de prendre en compte les préférences du patient pour l'accompagner au mieux dans le parcours de soins. Pour répondre aux aspirations d’une société qui évolue, le dentiste de demain devra apprendre à penser davantage la maladie par l'être humain, et non essentiellement par la physiopathologie. Ce changement de paradigme nécessite des modifications substan4 - © Les Entretiens de Bichat 2014 RÉFÉRENCES 1 – Bardin C. 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