Thierry Renoux, Cons..

<ITEMDOCT> <INTITULE>
Constitutionnalité de la loi relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile,
pénale et administrative, et extension implicite de la compétence des juges uniques
</INTITULE> <CORPS> <DEVLPMT> Injonction pénale.
Si le silence peut être le légitime hommage rendu par le législateur à la sagacité du juge, on
ne lui prête pas, pour le juge, la même vertu, le justiciable associant volontiers silence du juge
et déni de justice. On regrettera sur ce point que le Conseil constitutionnel soit resté sans voix,
à propos de la conformité à la Constitution de modifications législatives essentielles apportées
à notre droit processuel ou à l'organisation judiciaire (Décis. n° 95-360 DC, 2 févr. 1995, RFD
const. 1995, p. 405, note Renoux).
Il en va ainsi, tout d'abord, à l'égard de l'extension de la compétence du juge unique en
matière correctionnelle réalisée par les art. 36 à 40 de la loi soumise au contrôle de
constitutionnalité. En 1975, la généralisation de l'institution du juge unique en matière
correctionnelle avait déclenché les foudres du Conseil constitutionnel, suscité les commentaires
des représentants les plus prestigieux de la doctrine (Décis. n° 75-56 DC, 23 juill. 1975, RJC,
p. 32 ; Les grandes décisions... 2e éd., n° 27 ; J.-E. Beardsley, Comparative constitutional law
1979, p. 69 et 372 ; L. Favoreu et L. Philip, RD publ. 1975, p. 1313 ; C. Franck, JCP 1975, II,
n° 18200 ; L. Hamon et G. Levasseur, D. 1977, Jur. p. 629 ; J. Rivero, AJDA 1976, p. 44) et
conduit une cour d'appel à refuser d'appliquer une loi (déjà promulguée) permettant, dans une
hypothèse comparable à celle sanctionnée par le Conseil constitutionnel au président du
tribunal de grande instance de décider que la formation de jugement ne serait pas collégiale
dans une procédure déterminée (CA Amiens, 22 janv. 1976, Gaz. Pal. 1976, 1, Jur. p. 333,
note Y. M.). En 1995, saisi d'une extension beaucoup plus large des compétences du juge
unique, et concernant non seulement de nouvelles catégories de délits mais également la
procédure administrative contentieuse, le juge constitutionnel garde le silence. Il est vrai que
le choix de la formation à juge unique est désormais déterminé par la loi (et non plus par le
juge lui-même) et cela pour des catégories d'instances prédéfinies. En sorte que, bien au
contraire, comme nous l'avons souligné (« Le Conseil constitutionnel et la collégialité », in Le
juge unique, rapport au Congrès du XXIe anniversaire des instituts d'études judiciaires,
Université de Toulon et du Var, 19 et 20 mai 1995 ; Les juges uniques : dispersion ou
réorganisation des contentieux, Dalloz, 1996), le législateur a tenu compte de la jurisprudence
du Conseil constitutionnel fixée dès 1975, en supprimant des dispositions législatives
implicitement inconstitutionnelles mais maintenues dans notre droit exclusivement parce
qu'elles n'avaient pas été atteintes par la réforme de 1975. Vingt ans : comme pour la
suppression des peines contraventionnelles assorties de privation de liberté (art. 474 ancien c.
pén., tel qu'il résulte de la loi n° 93-913 du 19 juill. 1993), tel aura donc été le délai nécessaire
pour que le législateur tire, sur le plan pratique, la conséquence d'une « grande » décision du
Conseil constitutionnel.
Enfin, il eût été sans doute intéressant de connaître le point de vue du Conseil constitutionnel,
d'une part et au regard du principe d'égalité, des immunités parlementaires comme du respect
de la liberté individuelle, de l'obligation légale désormais faite au juge d'instruction, d'informer
le président de l'assemblée parlementaire concernée, préalablement à l'interception dans le
cadre d'une enquête judiciaire, des conversations téléphoniques émises sur la ligne d'un
député ou d'un sénateur (art. 50 de la loi du 8 févr. 1995, déférée au Conseil constitutionnel) ;
d'autre part et au regard du principe de la séparation des pouvoirs, de la faculté désormais
ouverte aux juridictions administratives, d'adresser à l'Administration des « injonctions »,
assorties si nécessaire, d'astreintes (art. 62 s. de la même loi). Mais le Conseil constitutionnel
qui disposait là d'un champ considérable pour jalonner notre droit public et privé dont on
regrette parfois le « flou », a préféré plus sage de garder un silence prudent.
S'autorisant d'une interprétation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, selon laquelle
les magistrats du parquet appartiennent au corps judiciaire (Décis. n° 92-305 DC, 21 févr.
1992, RFD const. 1992, p. 389, note Renoux) et exercent avec les magistrats du siège,
l'autorité judiciaire (Décis. n° 92-305 DC, préc.) la loi déférée au Conseil constitutionnel avait
conféré au ministère public le pouvoir d'éteindre l'action publique par la transaction. Ainsi était
aménagée par la loi une alternative au classement sans suite ou à la saisine du tribunal
correctionnel, puisque plutôt que de saisir le tribunal, le ministère public pouvait, sous la forme
d'un acte suspensif de prescription dénommé « injonction pénale », proposer au contrevenant
susceptible d'encourir une peine de moins de trois ans d'emprisonnement, soit de verser une
somme au Trésor, soit de participer à une activité non rémunérée d'intérêt général, tout en
ayant soin de réparer le préjudice commis à la victime.
C'est ce dispositif qui est déclaré non conforme à la Constitution par la décision n° 95-360 DC
du 2 févr. 1995, dispositif, qui, il est vrai, pouvait mettre en cause plusieurs principes
constitutionnels.
En premier lieu, l'attribution au procureur de la République d'une possibilité de transiger, dans
des affaires non soumises au juge, semble atteindre l'exercice par l'Etat d'une de ses fonctions
régaliennes : celle de rendre la Justice. En ce sens, si le membre du parquet appartient à
l'autorité judiciaire, s'il possède la qualité de magistrat professionnel, il n'est pas pour autant
juge.
En deuxième lieu, même avec le consentement du contrevenant, l'injonction pénale aurait pu
s'analyser en une violation de la présomption d'innocence formulée par l'art. 9 de la
Déclaration des droits de 1789. En effet, dès l'instant où le contrevenant accepte de transiger,
il admet tacitement sa culpabilité en dehors de tout contrôle de l'organe de jugement, « sans
être déclaré coupable », pour reprendre la terminologie de la Déclaration. Mais alors pourrait
également être posée la question de la constitutionnalité de la médiation pénale, aménagée
par la loi du 4 janv. 1993, puisqu'elle permet au ministère public de confier à un tiers le soin
de réaccorder victime et délinquant. Il reste que, telle qu'elle était organisée par la loi déférée,
l'injonction pénale se serait exercée sans respect des droits de la défense, hors la présence
d'un avocat, sans contrôle de l'organe de jugement et, surtout, sans aucune faculté de
recours.
On comprend aisément dès lors, que le Conseil constitutionnel, dans la décision commentée,
après avoir rappelé « qu'en matière de délits et de crimes, la séparation des autorités chargées
de l'action publique et des autorités de jugement concourt à la sauvegarde de la liberté
individuelle » (séparation des fonctions dont nous avions souligné le caractère constitutionnel
en matière correctionnelle et criminelle : Le Conseil constitutionnel et l'autorité judiciaire,
Economica, 1984, p. 426. On remarquera que dans l'affaire Conseil supérieur de l'audiovisuel,
[Décis. n° 88-248 DC, 17 janv. 1989, RJC I, p. 339 et réf. citées], le moyen n'était pas
soulevé), relève que certaines mesures susceptibles de faire l'objet de l'injonction pénale,
assimilables à des sanctions pénales, peuvent être de nature à porter atteinte à la liberté
individuelle : par suite, leurs exécutions « même avec l'accord » de l'intéressé ne peuvent «
s'agissant de la répression de délits de droit commun, intervenir à la seule diligence d'une
autorité chargée de l'action publique mais requièrent la décision d'une autorité de jugement
conformément aux exigences constitutionnelles ».
Ceci démontre une fois de plus, comme nous avons eu l'occasion de l'écrire, qu'il existe bien
une fonction constitutionnelle de l'autorité judiciaire, et plus particulièrement au sein de
celle-ci, une répartition constitutionnelle des attributions entre les magistrats du siège et les
magistrats du parquet selon le degré de contrainte apporté à la liberté individuelle (notamment
RFD const. 1991, p. 128 et 1993, p. 851. Sur tous ces points, V. notre rapport, La répartition
constitutionnelle des compétences, Colloque, La Cour de cassation et la Constitution de la
République, 9 et 10 déc. 1994, Economica-La Documentation française, 1995).
C'est donc moins le principe de la transaction pénale (qui existe déjà de manière partielle en
matières fiscale, douanière, d'infractions au code de l'aviation civile, au code forestier, ainsi
que dans le code de procédure pénale à l'égard des exploitants de services publics de
transports terrestres, dans des conditions, il est vrai, dont la constitutionnalité n'a pas été
examinée) que les modalités de sa mise en oeuvre qui se trouvent contestées.
Contrairement à ce qu'une note (critique) laisse supposer à propos de la décision commentée
(cf. J. Pradel, D'une loi avortée à un projet nouveau sur l'injonction pénale, D. 1995, Chron. p.
171 ), ce n'est pas à notre sens, l'assimilation des mesures de transaction à des peines qui a
vraisemblablement déterminé le Conseil constitutionnel.
Sans doute, ce grief, visé par la décision commentée, a été pris en considération, même s'il est
exact, au strict plan de la terminologie juridique, que de telles mesures, formellement, ne sont
pas des peines, lesquelles ne peuvent être par principe refusées par le délinquant. Mais la
véritable ratio decidendi de la décision nous semble davantage située dans l'absence de
contrôle réel et effectif du juge, magistrat du siège, sur l'objet, le contenu et les modalités de
la transaction.
Par comparaison, on observera que dans tous les pays où existe un procédé de transaction
pénale, celui-ci s'exerce toujours sous l'entier contrôle de l'autorité de jugement. Le juge (sauf
en Belgique et aux Pays-Bas où l'utilisation de cette procédure par le ministère public dans des
affaires politiquement sensibles a été critiquée) peut non seulement homologuer l'accord entre
les parties poursuivantes et le prévenu, mais encore et surtout refuser ou modifier les termes
de l'accord compte tenu des circonstances de l'espèce. En Espagne, par exemple, le juge doit
délivrer une « sentence de conformité », sans être tenu de respecter les termes de l'accord
entre le ministère public et l'accusé, alors qu'en Italie, la peine elle-même peut être négociée
sous le contrôle du tribunal jusqu'à la fin de l'audience préliminaire (pattegiamento).
Même dans le système anglo-saxon, le mécanisme du plea bargaining (plaider coupable) qui
suppose aussi, il est vrai, que la poursuite ait déjà été lancée, ne retire au juge aucun pouvoir
d'appréciation. Bien au contraire il a donné lieu aux Etats-Unis à une abondante jurisprudence
de la Cour suprême fédérale depuis le début des années soixante-dix, soulignant les conditions
et les limites d'une telle procédure, notamment au regard du contrôle du juge (qui, en
pratique, participe activement à la négociation), des droits de la défense et des droits des
victimes.
Aussi, toute procédure de transaction pénale, qu'elle se situe avant ou après le lancement de
la poursuite, exige d'être aménagé avec la plus grande précaution. Aux Etats-Unis, où il a
déterminé l'application des cinquième et sixième Amendements et où il constitue dans les faits
la contrepartie du due process of law, le plea bargaining conduit à neutraliser de nombreuses
garanties constitutionnelles pourtant destinées à renforcer les droits des accusés (droit de ne
pas témoigner contre soi-même, droit d'être mis en présence des témoins à charge et droit
d'être jugé par un jury...).
C'est sans doute pour avoir négligé d'instituer de telles contreparties, autant de garanties
procédurales mêmes antérieures au jugement, que la loi déférée au Conseil constitutionnel a
été déclarée partiellement contraire à la Constitution. Dans notre pays, l'injonction pénale
pourrait dès lors être admise si elle s'accompagnait d'une protection effective des droits de la
défense ainsi que d'un entier contrôle de la juridiction de jugement de nature à préserver la
présomption d'innocence. Cela supposerait notamment d'aménager une modalité concrète du
droit au recours juridictionnel (T. S. Renoux, Le droit au recours juridictionnel, JCP 1993, I, n°
3675), élément essentiel des droits de la défense dont la Cour de cassation, dans un récent
arrêt d'Assemblée plénière faisait une application implicite de la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, juge désormais qu'il « constitue pour toute personne un droit fondamental à
caractère constitutionnel » (Cass. ass. plén., 30 juin 1995, Belhomme, req. n° 94-20.302).
</DEVLPMT></CORPS>
Mots clés :
CONSTITUTION ET POUVOIRS PUBLICS * Autorité judiciaire * Juridiction * Juge unique *
Compétence * Extension implicite * Séparation des fonctions de poursuite et de jugement *
Indépendance * Présomption d'innocence * Liberté individuelle * Droit de la défense *
Procédure juste et équitable
</ITEMDOCT>
Recueil Dalloz © Editions Dalloz 2009