FORUM EUROPÉEN DE BIOÉTHIQUE VENDREDI30JANVIER2015 P 18 DÉPENSES DE SANTÉ Frédéric Leyret, dirigeant hospitalier La vraie valeur de l’hôpital Frédéric Leyret dirige le plus grand ensemble hospitalier privé d’Alsace, et l’un des plus grands de France qui soit à but non lucratif. Il défend une évaluation des hôpitaux plus humaine. L’ hôpital est-il malade des classements, pour reprendre le thème d’un débat qui vous intéresse ? Il peut le devenir, selon la manière dont on les utilise. La méthode des classements dans les magazines n’a pas évolué. Et les pouvoirs publics s’y sont mis eux aussi. On aboutit à des comparaisons un peu brutales sur des critères pas forcément inintéressants, mais qui sont des prismes. aussi des cas lourds, notamment en cancérologie et en gériatrie. Pour des motifs de rentabilité, le privé lucratif est lui, en quelque sorte, obligé de se focaliser sur l’activité de base. Une structure légère est sans doute plus adaptée aux petites interventions, en ambulatoire, sans suivi particulier. Notre groupe hospitalier est rémunéré sur la base des tarifs publics, qui sont différents du privé lucratif. Cet écart est-il suffisant ? Vaste débat. Le non lucratif, public ou privé, a des missions supplémentaires. La performance de parcours par exemple est difficilement mesurable. Il n’y a pas de bon modèle d’évaluation. Et nous sommes là souvent en déficit. Est-ce que l’hôpital privé souffre ? Il souffre d’un paradoxe qui se creuse de plus en plus. Nous sommes des acteurs économiques dans trois environnements différents, pour la même activité : le public, le commercial/libéral et enfin un petit secteur, le nôtre, qui est l’économie sociale et solidaire. Ces trois secteurs sont censés se compléter mais avec des injonctions très diverses, dans une conjoncture économique difficile. Donc on souffre, comme les autres. À force de dire que les hôpitaux doivent faire des économies, n’accrédite-t-on pas l’idée qu’ils sont mal gérés ? L’objectif national de dépenses de l’assurance-maladie est arbitraire : la loi définit la part du produit national affectée à la santé. Les déficits publics sont donc la conséquence d’une décision parlementaire ! Pas forcément la réponse à la question de savoir si les hôpitaux dépensent trop ou pas assez. Le débat est biaisé. « Il faut beaucoup plus de moyens pour obtenir davantage de résultats » Mais peut-on encore baisser les coûts hospitaliers ? Difficile à dire. Qu’est-on prêt à injecter comme argent, en particulier dans les derniers âges de la vie, pour éviter la mort prématurée ? Jusqu’où aller dans les pratiques médicales pour sauver une vie, ce qui n’est plus seulement empêcher de mourir, mais aussi accompagner la vie de manière à ce qu’elle se termine bien ? Les exigences sont nouvelles. La participation des usagers est plus forte. On nous en Comment vous en sortez-vous ? Nous essayons de travailler la logique des parcours dans les services hospitaliers et de gagner sur la logistique globale. On partage des équipes. On fait du cousu main autour du séjour hospitalier, et ça, ça ne peut pas apparaître dans les classements des hebdomadaires. Ils ne s’intéressent qu’à de petites séquences techniques. Frédéric Leyret : « L’objectif national de dépenses de l’assurance-maladie est arbitraire. » PHOTO DNA – MARC ROLLMANN demande beaucoup plus, ce qui est légitime puisqu’il s’agit de santé, mais la société a de moins en moins de moyens. Dans le même temps, les techniques médicales évoluent beaucoup. Au final, il faut beaucoup plus de moyens pour obtenir davantage de résultats. Surtout en France où l’on a déjà atteint un niveau médical très élevé. Sauver des vies sans s’occuper des suites de ces actes, ça ne coûte pas très cher. En revanche, chercher en plus à restaurer un maximum de capacités motrices, cognitives, sociales, voilà un autre enjeu. LE CHIFFRE De qui relève ce choix ? De la société. Mais je ne suis pas sûr que ce choix soit conscient. Parce que, d’une certaine manière, il est impossible. Des critères fixés collectivement ne sont pas forcément acceptables individuellement. En plus du choix éthique intervient la position de chacun dans son capital santé. En France, la tendance est de considérer que la santé est un droit, qu’elle n’a pas de prix et qu’elle dépend des autres. Il faudrait plutôt considérer que la santé dépend de soi, par l’hygiène de vie déjà. Si la prévention fonctionnait, on éviterait 80 % des hospitalisations. Combien de pathologies sont induites par des excès, des conduites à risques ? En même temps que les progrès de la médecine, on observe une dégradation des états de santé parce que l’on se permet beaucoup trop. La technique peut compenser, en pesant sur la collectivité. N’est-ce pas une vision prioritairement économique de la santé ? Une vision responsable, avec sa traduction économique. Prenez le débat sur les dépassements d’honoraires. Collectivement, je ne pense pas qu’on ait encore très longtemps les moyens d’attirer en médecine les talents et les compétences. Il faut préserver cette attractivité, y compris par certains dépassements d’honoraires. Ce n’est pas choquant. Je me méfie beaucoup plus des complémentaires-santé tombées 2 000 C’est le nombre de salariés du Groupe hospitalier Saint-Vincent, union des cliniques Sainte-Anne, Sainte-Barbe, de la Toussaint à Strasbourg, et Saint-Luc à Schirmeck, soit 2 000 lits. Le groupe forme 340 étudiants infirmiers, à l’Institut SaintVincent. dans les mains des financiers. Que craignez-vous en particulier ? Lorsque l’on demande à des structures financières d’intervenir et de réguler l’activité médicale, on part vers quelque chose de compliqué. L’hôpital public se plaint lui de la concurrence du privé ? Tout dépend de quel privé on parle. Le privé non lucratif prend en charge lui Jusqu’où entrer dans une logique de performance ? Tous les services ne sont pas aussi performants. Il faut des éléments d’évaluation. Mais ils sont beaucoup plus complexes et doivent rester plus humains que ce qui est proposé. Le problème est que, comme les pouvoirs publics nous financent à l’activité, il faut être attractif. On nous classe, donc on nous met en concurrence. Le comble serait, puisqu’il faut bien survivre, de sélectionner son activité ! Pourquoi s’embêter avec des parcours compliqués si ce qui va apporter de l’activité, pérenniser les emplois, garantir les finances, c’est de faire du volume ? Y a-t-il un risque réel pour l’avenir ? C’est plus que ça. Des établissements lucratifs, qui étaient bons, abandonnent tout ce qui relève du service public. Les modes de financement, d’évaluation, de classement vont conduire à une sélection naturelle. RECUEILLI PAR DIDIER ROSE R Q FRÉDÉRIC LEYRET dirige le groupe hospitalier Saint-Vincent, Il sera le 3 février à 12h à la librairie Kléber. PHILOSOPHIE Bernard Baertschi, universitaire Des pays de « pseudo-cocagne » ? Lorsqu’il est question de soigner de manière juste, le critère qui est le plus souvent spontanément proposé est le besoin. Bernard Baertschi a examiné la signification de ce critère et ses limites. Dans le détail, on rencontre de graves difficultés à l’appliquer. « Dans un pays de cocagne, tous les besoins de chacun seraient satisfaits. Mais comme nous ne résidons pas dans un tel pays, il faut faire des choix. La considération des besoins de base a déjà cette fonction : limiter la satisfaction des besoins de santé aux besoins de base. Ce « rationnement » est-il suffisant, c’est-à-dire : pouvons-nous satisfaire complètement tous les besoins de base de toutes les personnes ? En termes de résultats, c’est impossible : par son caractère naturel, la santé échappe bien souvent à nos prises, nous manifestant notre impuissance. Par contre, il est toujours possible de faire quelque chose pour un patient, par exemple en termes de confort. On jugerait cependant inadéquat un système de santé qui n’accorderait aux patients que des soins palliatifs alors que des soins curatifs existent — il s’agirait d’un pays de pseudo-cocagne — ; quand on parle de satisfaire les besoins de base en soins, on veut dire : prodiguer les soins les meilleurs dont on dispose. Peut-on alors, en ce sens, satisfaire les besoins de base de tous ? Pour certains besoins, c’est possible, en tout cas sous nos latitudes : chaque patient peut bénéficier de thérapie antibiotique contre les infections — si toutefois les nouveaux antibio- tiques voyaient leur prix exlier, que certains subsument sous la ploser, cela pourrait être remis rubrique « règle de secours » : on en question —, chaque citoyen veut, on doit faire quelque chose s’est vu proposer (parfois impour eux car la perte de la vie est la poser) un programme de vacciperte la plus radicale qui soit. nations. Mais cela n’est pas L’efficacité : personne n’a besoin de possible pour tous les besoins. soins inefficaces. Il y a donc un seuil absolu : des soins inefficaces sont Pensons aux transplantations ou au nombre de places limité « futiles », ils ne doivent donc pas dans certains services. Ruud être disponibles (refuser un traiteter Meulen signale : « En dément inefficace n’est donc pas à procembre 1990, un jeune enfant prement parler du rationnement). mourut aux Pays-Bas parce Mais il y a aussi un seuil relatif : il qu’il n’y avait plus de place faut donner à celui à qui ce sera le aux soins intensifs, dont les plus profitable, parce qu’il est le plus lits étaient pour la plupart oc- Bernard Baertschi : « Gare aux capable d’en bénéficier […]. cupés par des patients âgés ». décisions de tout ou rien ». DR La sévérité : celui qui est dans l’état Le critère du besoin de base le pire, qui est le plus mal loti, a un doit donc encore être affiné au vu de certaines besoin plus grand. Jon Elster contraste ainsi ce qu’il situations. appelle le principe du niveau avec celui de l’incrémentation […] Le premier dit qu’il faut donner la Qui a le plus besoin du soin ? priorité au plus mal loti et le second à celui qui en Lorsqu’il y a conflit d’allocation, on se demande tire le plus de bénéfice relatif. souvent : qui a le plus besoin du soin à distribuer ? La presse : le besoin d’une prothèse de hanche est La force du besoin est donc un critère de justice […]. plus pressant chez un travailleur qui a besoin d’utiliMalheureusement, ce qu’on croit être un gain de ser ses jambes pour subvenir à ses besoins que chez clarté introduit en fait de nouvelles complications. un retraité. La presse est, si l’on veut, l’urgence en En effet, l’expression « le plus grand besoin » a au fonction du mode de vie. Cela rappelle que la notion moins quatre sens différents : de besoin n’est pas indépendante du genre de vie que L’urgence : quelqu’un qui va mourir incessamment a l’on mène, et donc que les questions d’allocation des plus besoin d’un cœur que quelqu’un qui peut atten- ressources médicales ne doivent pas être tranchées dre. L’urgence peut aussi être indirecte. Plus généra- de manière identique dans toutes les cultures. lement, les risques vitaux créent un besoin particu- Comme on le voit déjà, et c’est la source de bien des difficultés dans l’utilisation du critère du besoin, ces quatre acceptions ne pointent pas toujours dans la même direction. Quelques exemples le souligneront encore. Plus un patient en besoin de transplantation cardiaque reste sur une liste d’attente, plus son besoin devient urgent (et pressant), mais moins la transplantation sera efficace, car son état de santé sera moins bon et son espérance de vie plus faible (la sévérité de son état augmente). Si soigner un patient moins atteint permet de le remettre sur pieds (fonctionnement normal), alors que soigner un patient dans un état pire ne l’améliore que peu, l’efficacité et la sévérité seront en conflit. Un écrivain qui souffre d’une arthrose rhumatismale de la hanche accompagnée de douleurs aura un besoin plus urgent mais moins pressant qu’un athlète souffrant d’une pathologie osseuse indolore. On n’est donc pas étonné de lire sous la plume de Rebecca Dresser que, lors du débat en Oregon, « les participants étaient en désaccord sur des questions comme celle de savoir si la priorité devait être donnée au traitement des patients les plus sévèrement malades ou de ceux pour qui il apporterait le plus grand bénéfice ». BERNARD BAERTSCHI R Q BERNARD BAERTSCHI est professeur de philosophie à l’Université de Genève. Il sera le 2 février à 12h à la librairie Kléber. Q In : Revue de métaphysique et de morale, 2002/1 (n° 33), PUF TTE-MTE 02
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