Commentaire n° 14 : [Emmanuèle Grandadam] Les frères Goncourt

Commentaire n° 14 : [Emmanuèle Grandadam] Les frères Goncourt, 43 rue Saint-Georges
Sources : le Journal, le dossier accompagnant Germinie Lacerteux, en G F, les romans des Goncourt et
leurs préfaces, Chroniques de Maupassant, biographie des Amis des Goncourt (internet).
Au dernier étage de cet immeuble cossu et bourgeois, les frères Goncourt, après le décès en
1662 de leur bonne, Rose Malingre, auparavant au service de leur mère, découvrent la mansarde
insalubre qu’elle occupait et la double vie de celle qu’ils croyaient être un modèle de vertu. La mort de
Rose délie les langues et ils apprennent, par Maria, leur maîtresse commune, que leur vieille servante,
exploitée par son amant, se livrait à la prostitution et qu’après avoir failli mourir lors d’un
accouchement, elle avait eu, dans le plus grand secret, deux enfants illégitimes élevés en cachette à la
campagne puis morts. Bouleversés et atterrés par tant de misère qu’ils n’avaient pas voulu voir, les
deux écrivains en font, en 1864, le sujet de leur quatrième roman qu’ils composent et rédigent, selon
leur habitude, à quatre mains, Germinie Lacerteux, le premier roman naturaliste. Le couple fraternel,
puis Edmond seul, s’attaquent dans leur œuvre fictionnelle à des sujets difficiles : les hôpitaux (Sœurs
Philomène), les prisons pour femmes (La Fille Elisa) et la domesticité féminine avec Rose/Germinie,
mais aussi le monde des artistes. Leur méthode est celle du document humain ; leurs héros, le plus
souvent, travaillent à leur propre destruction. Importante, l’œuvre romanesque de ces « ciseleurs de
phrases subtiles », a certainement souffert de l’univers sombre qu’ils évoquent, de la célébrité de Zola
et de son style plus abordable que le leur, plus précieux.
Edmond l’ainé et Jules le cadet ont donc vécu rue saint Georges de 1850 à 1868. Ils ont d’abord
occupé le rez-de-chaussée, qu’ils ont quitté ensuite pour un appartement plus fonctionnel, en arrière
sur cour, dans les étages.
Sainte Beuve, leur grand ami Gavarni, et Flaubert ont à plusieurs reprises fréquenté cette
adresse. Trop jeune pour avoir connu Jules et ce logement, Maupassant évoquera, dans une chronique,
le fameux « grenier » du 67 boulevard de Montmorency, dans le verdoyant 16e de l’époque, où ils
déménagent en 1868, à cause de la santé de Jules, le plus jeune frère atteint de syphilis.
Rue Saint-Georges, comme à Auteuil, les deux frères, puis Edmond « veuf » - pour ses amis,
« la Veuve»1, juste retour de perfidie à celui qui en avait tant dit 2 - se consacrent entièrement à
l’histoire, surtout celle du XVIIIe siècle, et à la littérature. Ces historiens du présent, comme ils
souhaitaient l’être, sont surtout connus pour leur Journal3, commencé en ces lieux peu après leur
emménagement, en 1851, témoignage passionnant sur la vie parisienne, littéraire, artistique, mais aussi
politique, de la seconde moitié du XIXe siècle4. C’est une œuvre souvent caustique, riche en potins et
critiques diverses : leur amis les plus proches, Zola, Flaubert et Maupassant ne sont pas épargnés.
Mais leurs points de vue parfois extrêmes sur le plan politique5 ne les rendent pas toujours
sympathiques.
Le grand public connaît leur nom grâce au plus grand prix littéraire français, le prix Goncourt
qui figure dans le testament d’Edmond. La création de ce prix a été financée par la vente de leurs
collections consacrées principalement à l’art français du XVIIIe siècle, avec des dessins de Watteau,
Boucher, Fragonard ou des sculptures de Clodion, pour ne citer que quelques exemples. Toute leur
vie, les deux frères ont couru les brocanteurs et antiquaires, ont « bibeloté » pour reprendre ce verbe
forgé par Maupassant.
Les liens qui unissaient les frères Goncourt à Flaubert6, sont nombreux et transparaissent, avec
leur ambiguïté, dans la Correspondance du « génie de province » avec « les bichons », et dans le
Journal.
Rappelons que les frères Goncourt étaient à l’origine, avec Sainte Beuve et Gavarni7, en 1862,
1
La mère des deux frères, qui avaient pourtant huit ans de différence, avait, à sa mort, joint leurs mains, en signe de ce lien
qu’elle leur demandait de continuer. Ils vivront ensemble, écriront ensemble, auront la même maîtresse et seront enterrés
ensemble au Père Lachaise.
2
Dès 1874, avec la création d’une académie littéraire de dix personnes, mais il ne sera attribué qu’à partir de 1903
3
Il ne commencera seulement à être publié par Edmond, qu’à partir de 1887, et encore dans une version expurgée
4
. Il faudra attendre 1956 pour la publication intégrale de ces textes.
5
Misogynes, antirépublicains, violemment anticommunards et antisémites.
6
Leur première rencontre date de 1857 dans les bureaux du journal L’Artiste.
7
Ils étaient convaincus que Gavarni était un des plus grands dessinateurs français. La postérité ne les a pas
suivis.
1
des fameux dîners Magny, dîners bi-mensuels qui cesseront en 1869 à la mort de Sainte Beuve. En
1877, au restaurant Trapp, les jeunes Médanistes, sacrent Edmond un des « maîtres de l’heure » avec
Flaubert et Zola.
Commentaire n° 8 [Joëlle Robert] : Tourgueneff et les Viardot, 50 rue de Douai
L’an dernier nous visitions Bougival, le domaine « Les Frênes », acquis par Tourgueneff en
1874 et où il se fit construire une Datcha. Il céda ensuite la propriété à Louis et Pauline Viardot, et la
demeure « les Frênes » devint leur résidence d’été.
Aujourd’hui, nous sommes devant le domicile parisien des Viardot.
Pauline Garcia, est née en 1821 et elle débuta très jeune sa carrière de cantatrice, par suite de la
mort accidentelle de sa sœur aînée, Maria Malibran, qui survint en 1837 (à 28 ans). Sur les conseils de
George Sand, Pauline épousa en 1840 Louis Viardot, directeur du Théatre Italien de Paris et qui avait
20 ans de plus qu’elle.
Après dix ans d’une carrière européenne, en Angleterre, Allemagne, Hongrie, Russie, [SaintPétersbourg, où elle rencontra Tourgueneff en 1843], la cantatrice se fixa vers 1850 à Paris, où naîtront
trois de ses quatre enfants8.
Louis Viardot achèta alors un terrain assez excentré à l’époque, les environs de la barrière
Blanche étant encore cultivés. Il y poussait des « artichauts ». Il y fit construire un hôtel particulier,
parfaitement approprié à sa destination esthétique. Des salons, consacrés à la musique instrumentale et
vocale et une galerie de tableaux précieux où se trouvait un orgue superbe, chef-d’œuvre de CavailléColl9.
Les soirées du jeudi, données par les Viardot, accueillaient alors de nombreux artistes,
musiciens comme Camille Saint-Saëns, Gounod ou Berlioz, mais aussi des peintres, comme
Delacroix et des écrivains, comme Dumas... On sait par sa correspondance que Flaubert l’a fréquenté
quelquefois : Le 26 juin 1872, Ivan Tourgueneff écrit à Flaubert : « Je sais que vous avez assisté à une
belle soirée musicale chez Me Viardot. Il paraît que le public a été content »10. Et en 1874, Flaubert
écrit à George Sand : « Je vous ai bien regretté chez Me Viardot il y a quinze jours. Elle a chanté de
L’Iphigénie en Aulide ! Je ne saurais vous dire combien c’était beau, transportant, enfin sublime.
Quelle artiste que cette femme-là ! quelle artiste ! De pareilles émotions consolent de l’existence ! »11
Tourgueneff avait son propre appartement au 2ème étage de l’hôtel des Viardot, où il a
vraisemblablement reçu Flaubert. Après la mort de Flaubert, Maupassant s’y est souvent rendu pour
parler du « monument » Flaubert et de la publication posthume de Bouvard et Pécuchet. Il y allait
régulièrement aussi pour parler de ses propres œuvres, de la publication de La Maison Tellier en 1881
et il a lu à Tourgueneff Une Vie en janvier 1883. En général, c’était Maupassant qui se déplaçait rue
de Douai à cause de la maladie de Tourgueneff, la goutte. Tourgueneff est décédé à Bougival en
septembre 1883.
Commentaire n° 9 : [Emmanuèle Grandadam] Zola, 23 rue Ballu, de 1877 à 1889
Sources : Emile Zola, Alain Pagès, 2002, Ellipse, chapitre « Logements » ; « Zola », chronique de
Maupassant du 14 janvier 1882. ; Correspondance ; Journal ; Ecrits sur l’art, Zola ; Isabelle Delamotte, Le
Roman de Jeanne.
8
Voir Patrick Barbier, Pauline Viardot, Biographie, Grasset, 2009, p. 71-106.
Voir Ibid., p. 164 et suiv.
10
Lettre de Tourgueneff à Flaubert du [26 juin 1872], Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, p. 541. Édition abrégée en Corr., suivi du tome et de la page.
11
Lettre à George Sand, Corr., t. IV, p. 795.
9
2
Zola habite à deux cents mètres de la place Clichy, dans une maison qui donne sur une impasse
au délicieux charme provincial. D’abord installé au 2ème étage de la rue Ballu, il descend, quatre ans
plus tard, au premier étage, au-dessus de l’entresol. L’écrivain y réside d’avril 1877 à octobre 1889 (de
37 ans à 49 ans), période clef de sa maturité artistique : pendant ces douze années, il publie dix des
volumes des Rougon-Macquart (soit la moitié). Il a emménagé là quelques mois après le premier
succès de scandale autour de L’Assommoir suivi par une formidable notoriété. Il enchaîne, pendant ces
années rue Ballu, ses plus grands romans : Nana, en 188012, la même année que les Soirées de Médan,
Pot Bouille, Le Bonheur des dames, Germinal et L’Œuvre.
C’est là qu’ont lieu les fameux « Jeudi » qui réunissent les fidèles.
Accrochés aux murs de l’appartement, le célèbre portrait de Manet (peint en 1869), des tableaux
de Guillemet, de Monet, de Pissarro et de son ami d’enfance Cézanne13 témoignent de l’amour et de
l’intérêt de Zola pour l’Impressionnisme et nous rappellent les campagnes qu’il a menées dans la
presse pour sa reconnaissance.
Dans la salle à manger, une immense volière, ailleurs un mobilier très éclectico-hétéroclite :
bureau Louis XIII, fauteuil Louis XIV, bibliothèque Louis XVI, au-dessus d’une porte un devant
d’autel italien du XVIIe siècle14, aux fenêtres des vitraux d’église. Les avis sont partagés : Maupassant
admire « ce fougueux ennemi des romantiques [qui] s'est créé [… une des] plus romantiques des
demeures15 ; les Goncourt parlent d’un mobilier de « parvenu fastueux »16 .
Mais l’appartement n’est pas grand et Zola rêve de campagne : Guillemet l’oriente17 vers Triel
et, écrémant la région, quelques mois après son emménagement rue Ballu, Zola tombe sous le charme
d’une « cabane à lapins » à Médan :
Ennemi du monde et du bruit, il ne quitte presque plus Médan, où il reste enfermé neuf mois sur
douze18.
Le couple quitte la rue Ballu en 1889 (un mois après la naissance de Denise née de la longue
liaison de l’écrivain avec Jeanne Rozerot ) et s’installe rue de Bruxelles, dernier logement de Zola, non
loin, là encore, de la gare St Lazare19, où habitait Jeanne.
Degas reprendra l’appartement de Zola
Commentaire n° 11 [Joëlle Robert] : 2 rue Bréda, domicile de Louise Colet
Avant de rencontrer Flaubert en juillet 1846, Louise Colet s’était installée à Paris avec son mari
Hippolyte, en 1835. Ayant peu d’argent, ils durent déménager plusieurs fois.
Très entreprenante, Louise se répandait en visite auprès des journalistes, des académiciens, des
écrivains… pour faire connaître ses œuvres et pouvoir les publier. En 1839, elle rencontra Victor
Cousin, qui tomba sous le charme de la Muse et lui obtint une pension de l’État. Les Colet purent alors
emménager, 2 rue Bréda (actuelle rue H. Monnier). L’appartement n’était pas très grand, mais Louise
12
C’est rue Ballu, que Zola, en décembre 1878, lit Nana à ses jeunes amis. Maupassant, peu enthousiaste, relate
la soirée à Flaubert et critique la composition du roman faite pour lui d’une juxtaposition de chapitres. Lettre à
Flaubert du 2 décembre 1878.
13
Une lettre tout récemment trouvée remue le monde des Zoliens car elle invalide la prétendue brouille, devenue
légendaire, qu’auraient eue Zola et son ami d’enfance en 1886, après la publication de L’Œuvre.
14
Drôlerie d’Edmond à propos de ces objets religieux : « un mobilier qui a un peu l’air d’un héritage par Zola
d’un cardinal vénitien, mais où tout ce décrochez-moi-ça cathédraleux fait un drôle d’entour à l’auteur de
L’Assommoir et de Nana ». Journal, 2 avril 1891, t. III, 1889, p. 568 .
15
« A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes, un lit Henri II s'avance au milieu de la vaste pièce
éclairée par d'anciens vitraux d'église15 qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus
en ce lieu. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillie, de séculaires ornements d'autel ».
Chronique sur Zola du 14 janvier 1882
16
ibid
17
Pagès, Zola et le groupe de Médan
18
Ibid.
19
D’abord rue St Lazare, puis rue Taitbout, puis rue du Havre. Isabelle Delamotte, Le Roman de Jeanne
3
pouvait y recevoir et elle y a inauguré ses « dimanches », qui ne sont pas encore un vrai salon
littéraire.
Un épisode (misogyne) est attaché à ces lieux. Le 1er mars 1840, Victor Cousin devint ministre
de l’Instruction publique. Personne n’ignorait la liaison qu’il entretenait avec Louise, puisqu’ils
s’affichaient ensemble à l’Opéra et que la Muse utilisait même la voiture de Cousin. Or, en 1840,
après cinq ans de vie commune avec Hippolyte Colet, Louise attend son premier enfant. La rumeur en
fait aussitôt l’enfant de Victor Cousin.
Alphonse Karr s’empare de ce sujet. Chroniqueur satirique, misogyne déclaré, pamphlétaire de
talent, il rédigeait alors une feuille virulente, Les Guêpes, qui n’épargnait personne. En juin 1840, il
publie un article injurieux sur Louise Colet et Victor Cousin, dont voici quelques extraits : « Il est
parfaitement constaté maintenant au ministère de l’Instruction publique que pour avoir une pension
d’hommes de Lettres, il faut être jolie femme. »20 Louise Colet serait donc victime d’une « piqûre de
Cousin ». « Elle est près de mettre au monde autre chose qu’un alexandrin »21.
Le libelle fait le tour de Paris et Louise reçoit l’insulte blessante en plein cœur. Trente ans après,
elle en fait encore un récit frémissant. Comme Hippolyte refuse de la venger, elle décide de le faire
elle-même. Elle se munit d’un couteau de cuisine et se précipite chez Karr :
La maison que j’habitais était voisine de celle de cet homme. Je m’y rendis résolue. Je le trouvai sur la
porte en manche de chemise. Je ne lui dis que ces mots : “J’ai à vous parlerˮ. Il m’engagea à entrer chez
lui et comme il se penchait vers la loge de son portier, je le frappai dans les reins. Quelques gouttes de
sang jaillirent. Le couteau avait glissé22 .
Alphonse Karr, qui avait beaucoup d’ennemis, portait en fait un genre de cuirasse sous sa
chemise. Il se retourna très vite, désarma Louise et la laissa partir. Il ne porta pas plainte, ce qui évita à
la Muse le passage devant les tribunaux. Karr s’en sortit avec humour : « Ces femmes de lettres sont
de bien mauvaises ménagères ; en voilà une qui vient de dépareiller une douzaine de couteaux ». Il
exposa le couteau chez lui dans une vitrine avec cette inscription : « Donné par Madame Colet (dans le
dos) »23.
Le sculpteur James Pradier avait aussi son atelier rue Bréda et la Muse, toujours à court
d’argent, posait pour lui. C’est dans son atelier, en juillet 1846, qu’elle rencontra Flaubert pour la
première fois. Gustave était monté à Paris pour voir l’avancement des bustes de son père et de sa sœur,
commandés à Pradier. Il eut un coup de foudre, quand il vit Louise « au milieu des marbres et des
plâtres antiques »24. La Muse aussi tomba immédiatement amoureuse du jeune Gustave et ils passèrent
trois jours ensemble, faisant deux longues promenades nocturnes en calèche au Bois de Boulogne. Ces
moments idylliques coïncidèrent avec l’anniversaire des « Trois Glorieuses », moment où LouisPhilippe fêtait sa prise du pouvoir par des feux d’artifice qui illuminèrent leurs soirées et le
commencement de leur amour25.
20
Cité par Micheline Bood etSerge Grand, L’Indomptable Louise Colet, Pierre Horay, 1986, p. 52.
Id.
22
Ibid., p. 53
23
Id.
24
Lettre à Louise Colet du [9 août 1846], Flaubert, Correspondance, éd. établie par Jean Bruneau, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 286.
25
Carnet du Voyage en Bretagne : « Écrit à Caumont, 28 juillet [1847], mercredi soir, neuf heures et demie à
onze heures. ‒ Il y a un an, j’étais à Paris : feu d’artifice des fêtes de juillet, vu des hauteurs ; je faisais du
sentiment, j’en ressens maintenant, il y a harmonie dans cet anniversaire. » CHH, t. 10, p. 430.
21
4