RENCONTRE Vers une approche pluraliste en sciences infirmières Towards a pluralistic approach in nursing Evy NAZON Infirmière, MSc Candidat au PhD, Université d’Ottawa, Canada Amélie PERRON Professeur agrégée, Université d’Ottawa, Canada RÉSUMÉ Depuis de nombreuses années, les infirmières participent à l’avancement des connaissances de la profession. Des théories aux modèles conceptuels, plusieurs ont proposé leur vision sur la façon d’atteindre cet objectif. Par-delà la diversité et les divergences d’opinions, des conceptions monistes et pluralistes se dégagent de leur prise de position. Utilisant les théories des sociétés closes et ouvertes de Karl Popper (1979) et la définition du pluralisme de McLennan (1995), cette étude plaide en faveur du pluralisme en sciences infirmières. Le pluralisme offre la possibilité aux infirmières chercheuses de combiner leurs recherches à d’autres théories, d’autres concepts, d’autres approches et d’autres disciplines pour permettre une analyse plus poussée et une perspective plus large de la discipline infirmière. Cette étude représente une réflexion théorique sur la recherche en sciences infirmières qui va dans le sens de l’interdisciplinarité. Mots clés : Discipline infirmière, société ouverte, société close, pluralisme. ABSTRACT For many years, nurses have contributed in the advancement of knowledge in nursing. From theories to conceptual models, several researchers offered their vision on how to achieve this goal. Beyond the diversity and differences of opinion, monistic and pluralistic conceptions emerge from their position. Using Karl Popper’s (1979) theories of open and closed societies and McLennan’s (1995) definition of pluralism, this study argues for pluralism in nursing. Pluralism provides the opportunity for nurse researchers to combine their research to other theories, other concepts, other approaches and other disciplines to enable further analysis and a broader perspective of the nursing discipline. This study is a theoretical reflection on interdisciplinarity in nursing research. Key words : Nursing discipline, open society, closed society, pluralism. Pour citer l’article : NAZON E, PERRON A. Vers une approche pluraliste en sciences infirmières. Recherche en soins infirmiers, mars 2014 ; 116 : 6-12. Adresse de correspondance : Evy Nazon : [email protected] 6 l Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 Copyright © ARSI tous droits réservés Introduction Comment faire avancer les connaissances infirmières ? Dans l’histoire des sciences infirmières, peu d’enjeux ont suscité autant de débats que le développement des connaissances tant dans les milieux académiques que cliniques. Utilisant des méthodes scientifiques, empiriques ou expérimentales, infirmières et infirmiers travaillent à pourvoir la profession d’une base de connaissances qui assure sa notoriété auprès des pairs, mais également auprès des autres disciplines. En fait, les différentes contributions des infirmières à l’avancement des connaissances visent la reconnaissance de la profession en tant que discipline et en tant que science (Donaldson et Crowley, 1978) [1]. Cependant, cet éventail de sources pour le développement des connaissances infirmières ne fait pas l’unanimité. Plusieurs considèrent que le développement des connaissances ne doit se faire qu’à l’intérieur des modèles et des théories développées en sciences infirmières et condamnent l’utilisation des théories dites « empruntées » (Barrett, 2002) [2] ; (Cody, 1996) [3] ; (Walker et Alligood, 2001) [4]. Ces derniers considèrent l’éclectisme comme un danger pour le développement des connaissances en sciences infirmières et un élément qui nuit à la définition et à l’essence du nursing. Ils soutiennent que les sciences infirmières sont une profession unique et distincte et encouragent donc les infirmières à asseoir leur pratique et leurs recherches sur des théories infirmières. Parallèlement, d’autres y voient le signe d’une discipline en pleine croissance adoptant des modèles, des théories souvent empruntés à d’autres disciplines pour élargir le champ des connaissances infirmières (Giuliano, Tyer-Viola et Lopez, 2005) [5] ; (Hinshaw, 2000) [6] ; (Meleis, 2011) [7]. D’après Guiliano, Tyer-Viola et Lopez, 2005, [5] ceci favorise le développement des connaissances dans un système ouvert plutôt que dans un système fermé. L’historique de ces apports révèle des opinions opposées que nous identifions à des discours moniste et pluraliste (Reszler, 2001) [8]. Dans ce contexte, nous voulons engager une réflexion sur les contributions infirmières qui ont participé au développement des connaissances et nous positionner face à l’importance du pluralisme dans l’avancement des connaissances en nursing. Notre propos est double. Nous voulons dans un premier temps analyser les différentes stratégies utilisées par les infirmières dans le passé pour développer des connaissances et, ensuite, présenter dans quelle mesure le pluralisme peut soutenir l’avancement des savoirs infirmiers. En nous appuyant sur les théories des sociétés closes et ouvertes de Karl Popper (1979) [9], nous suggérons que les sciences infirmières ont besoin de puiser dans d’autres disciplines, d’autres théories pour asseoir la profession et que le développement des connaissances passe donc par la multiplicité et le pluralisme épistémologique. La recherche en sciences infirmières Les connaissances en sciences infirmières regroupent les savoirs jugés utiles et significatifs pour les infirmières et les patients dans leur compréhension des processus de santé. Ces savoirs sont à la fois constitués des connaissances théoriques et de l’expérience nécessaire pour le développement et la pratique professionnelle (Reed et Lawrence, 2008) [10]. Qu’en est-il alors du développement des connaissances infirmières ? Dans son analyse de l’évolution de la recherche infirmière, Ducharme, 2001 [11] organise celle-ci en trois périodes qui débutent à la moitié du 20e siècle. La première, 1950-1970, est caractérisée par le rattachement des sciences infirmières à la médecine qui prône la méthode expérimentale associée au positivisme (Whittemore, 1999) [12] ; (Guba et Lincoln, 1994) [13]. Fortement appuyé sur le dualisme cartésien, le modèle biomédical priorise les facteurs biologiques au détriment des dimensions sociale et psychologique des individus (Sheridan et Radmakher, 1992) [14]. Ainsi, une proportion significative des connaissances infirmières a été générée à partir de la méthode priorisée par le modèle biomédical produisant ainsi un savoir basé sur l’objectivation, la quantification et la mesure des phénomènes. De nombreuses infirmières se réclament du paradigme positiviste/post-positiviste. Plus près de notre époque, le mouvement fondé sur les données probantes (Evidence Based Movement), largement adopté en sciences infirmières, appuie et promeut notamment cette approche dans le développement de la science par le biais de la quantification, la rationalisation et les essais contrôlés randomisés (Holmes, Murray, Perron et Rail, 2006) [15]. La deuxième période, 1970-1985, est caractérisée par le développement sans précédent de modèles conceptuels dans la discipline infirmière (Ducharme, 2001) [11]. Certains modèles comme le Rodgers’ model of unitary man ou le Total person approach to patient problems sont d’ailleurs bien connus du milieu infirmier (Meleis, 2011) [7]. Selon Aggleton et Chalmers (1987) [16], les modèles conceptuels peuvent s’appliquer dans divers champs de compétences dont la pratique, l’éducation et la recherche. Et bien que certains ne s’appliquent qu’à un domaine en particulier, d’autres sont plus polyvalents et peuvent être utilisés dans différentes sphères. Au cours de cette deuxième période, d’autres chercheurs se sont aussi fait remarquer par leur contribution à l’avancement des connaissances infirmières. Par exemple, Carper (1978) [17], dont les travaux sont considérés comme un incontournable dans les écrits américains, a identifié quatre sources de savoir (scientifique, esthétique, personnel et éthique) qui Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 l Copyright © ARSI tous droits réservés - 7 caractérisent la complexité du soin infirmier et permettent aux infirmières de produire des connaissances nouvelles. L’élaboration de ces théories et de ces modèles, soulignent Chinn et Kramer (2011) [18], étaient importante, d’une part, pour éloigner les sciences infirmières du modèle médical et, d’autre part, pour établir le nursing en tant que discipline distincte. La troisième période, 1985 à nos jours, se démarque par l’ascendant de l’approche interprétative (Ducharme, 2001) [11]. Cette tradition, qui doit ses lettres de créances à l’École de Chicago, offre une information riche et approfondie sur les aspects d’un phénomène donné sans se soucier de généraliser l’analyse à d’autres phénomènes semblables (Anadòn, 2006) [19]. Le déroulement de l’étude est souvent souple et évolutif et se fait dans un cadre naturel qui n’est pas prédéterminé (Loiselle et Profetto-McGrath, 2007) [20]. D’autres recherches proposent des approches différentes pour accroître les connaissances propres à la discipline infirmière. Par exemple, Creswell (2009) [21] présente les devis mixtes (combinaison des méthodes quantitatives et qualitatives) ; le pragmatisme (liberté dans le choix des modèles, des méthodes, des techniques et des procédures) et l’advocacy/participatory worldview qui est une méthode de recherche politisée qui aborde des questions relatives aux inégalités sociales, à l’oppression et à la domination. Notre vision pluraliste de la réalité incite à l’emprunt de théories et modèles à d’autres disciplines pour les recherches en sciences infirmières. L’outil conceptuel des sociétés closes et ouvertes de Popper (1979) [9] permettra d’articuler davantage cette position. Karl Popper : la théorie des sociétés closes et ouvertes Karl Popper (1909-1994), philosophe et épistémologue, a fortement contribué par le biais de ses écrits, à la critique de la méthode inductive, de l’historicisme et de la théorie essentialiste (Popper, 1979) [9]. Connu pour son rationalisme critique, l’argument poppérien souligne son épistémologie « problématiste», « faillibiliste» et « objectiviste » (Baudoin, 1989, p. 29) [22] et son opposition au totalitarisme (Popper, 1979) [9]. Popper rejette également le dogmatisme et le positivisme car pour lui « la science n’est ni certaine […], ni précise, elle est toujours ambigüe » (Bouveresse, 1986, p. 54) [23]. Et, bien que son examen de la pensée de Platon, de Marx et particulièrement de Hegel lui a valu maintes critiques, nous pensons que ses travaux présentent une certaine utilité pour notre discussion. Dans son étude de la société européenne de l’entre-deuxguerres, Popper (1979) [9] élabore les théories des sociétés closes et ouvertes. La distinction qu’il établit entre ces deux types de sociétés repose sur sa vision des régimes totalitaires et des principes démocratiques. Selon Baudoin (1989) [22], 8 l Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 Copyright © ARSI tous droits réservés ces théories ne doivent pas être perçues comme des « entités historiques concrètement identifiables, mais comme des idéaux-types […], des reconstructions partiellement utopiques de la réalité historique extrapolées à partir des éléments jugés les plus typiques de cette réalité » (p. 20). En utilisant les théories des sociétés closes et ouvertes de Popper, nous voulons établir des parallèles avec l’évolution de la discipline infirmière. Si les concepts de société et de discipline semblent au prime abord très différents, nous proposons de les réunir au regard de leur structure organisationnelle, de leur système de valeurs et des normes qui les identifient. Popper (1979) [9] présente la société close comme une société « magique ou tribale » repliée sur elle-même (p. 142). Elle est une société organique et immobile dans laquelle les individus participent à des activités identiques. Dans ces sociétés, les lois et règlementations sociales sont imposées. Ces sociétés contestent l’idée d’évolution et vise à arrêter le développement ou le progrès de la connaissance (Bouveresse, 1986) [23]. Ce type de société cherche à se reproduire identique à elle-même. Les sociétés closes négligent l’individu en tant qu’entité mais tendent à le voir comme faisant partie d’un tout. Les sociétés closes dites monistes, fermées ou unitaires (dont les régimes totalitaires ou théocratiques représentent le modèle le plus achevé) sont d’un seul tenant, ont réponse à tout, sont autoritaires et rejettent l’esprit critique. Dans ces sociétés ni les lois, ni les mythes, ni l’autorité des chefs ne peuvent être remis en cause (Martinez, 2005) [24] ; (Reszler, 2001) [8]. La théorie des sociétés closes est pertinente au regard de la pensée des chercheurs qui soutiennent que seuls les théories et modèles conceptuels infirmiers sont appropriés pour développer les connaissances infirmières. En exigeant l’utilisation de théories et de modèles infirmiers cela laisse place à une seule réalité : la réalité infirmière. En effet, en se basant uniquement sur des théories et modèles infirmiers, ces chercheurs proposent un cadre restreint (Holmes et Gastaldo, 2004) [25] qui, sans nécessairement bloquer le développement des connaissances infirmières, révèle une vision figée de la profession et dresse une barrière à l’utilisation d’autres approches disciplinaires. Il s’ensuit une reproduction de la discipline identique à elle-même. Or, pour les auteurs qui soutiennent que le développement des connaissances infirmières ne doit se faire que par l’utilisation de modèles conceptuels et de théories infirmières, il convient de souligner que dès les années 1950, les premiers jalons relatifs à l’emprunt de théories d’autres disciplines ont été posés. Si nous prenons l’exemple d’Hildegard Peplau, nous remarquons que cette théoricienne bien connue du milieu infirmier a été influencée dans sa « Théorie des relations interpersonnelles » par les écrits d’Abraham Maslow et les modèles psychologique et psychanalytique d’Harry Stack Sullivan et Sigmund Freud (Kérouac, Pépin, Ducharme et Major, 2003) [26]. Plusieurs autres théoriciennes infirmières ont semblablement utilisé des sources externes à la discipline Vers une approche pluraliste en sciences infirmières infirmière pour élaborer leurs modèles ou théories (Kérouac et al., 2003) [26]. À la société close, Popper (1979) [9] oppose la société ouverte. La conception de la société ouverte traduit l’idéal politique de la démocratie de Popper et son sens de l’histoire sociale (Bouveresse, 1986) [23]. Selon cette théorie, la remise en question, la discussion critique sont de l’ordre du possible. La société ouverte est une société libérale qui accepte le libre développement des idées et des critiques, une société différenciée, en progrès indéfini reposant sur l’interdépendance et où les individus accomplissent des activités distinctes et spécialisées (Baudoin, 1989) [22]. La société ouverte laisse à tous la liberté de prendre des décisions et fait de l’individu la valeur suprême. Elle cherche perpétuellement à se remettre en cause, sans pouvoir ni vouloir atteindre un état de repos. La notion de société ouverte s’oppose à une vision unique et laisse place à la diversité et à la multiplicité d’opinions (Martinez, 2005) [24]. La théorie des sociétés ouvertes élaborée par Popper plaide pour une société où différents points de vue et opinions doivent être entendus. Cette théorie s’oppose au diktat et à l’uniformité. S’identifier au mode de pensée de la société ouverte implique un plaidoyer pour l’éclectisme et la diversité et un examen critique des faits, des évènements et des phénomènes. L’utilisation des théories empruntées à d’autres disciplines pour faire avancer les connaissances infirmières correspond à une telle ligne de pensée. Et, loin d’enrichir uniquement les autres disciplines, les connaissances obtenues par le biais de ces théories et modèles empruntés contribuent autant au développement des connaissances infirmières qu’aux autres disciplines (Meleis, 2011) [7]. Théorie des sociétés ouvertes et pluralisme Reszler (2001) [8] reconnaît le pluralisme (ou société pluraliste) comme une forme particulière de la société ouverte. Il souligne notamment que dans ce type de société, où l’individu représente une source d’initiatives irremplaçables, les changements et les transformations sont perpétuels et récurrents. Toutefois, précise-t-il, ces modifications ne sont nullement en contradiction avec la continuité. En effet, selon lui le pluralisme se caractérise par la perméabilité des frontières des disciplines académiques et la libre circulation des idées vues comme source d’enrichissement. Pour McLennan (1995) [27], le pluralisme encourage la démocratie, s’oppose à toutes formes d’impérialisme et prône la variété des valeurs culturelles. S’éloignant du rationalisme des Lumières, ce courant de pensée propose la diversité méthodologique et théorique, la créativité et la liberté dans l’acquisition et le développement des connaissances. Il est au centre de toute réflexion et est porteur de traditions, de croyances et de valeurs. Plus qu’un courant de pensée ou une théorie, le pluralisme peut donc être vu comme un ensemble de perspectives interprétatives. Découlant du courant postmoderne, le pluralisme incite à l’utilisation de méthodes ou de théories empruntées à diverses disciplines pour développer les connaissances (Martin, 1972) [28]. McLennan (1995) [27] distingue trois types de pluralisme : politique, sociologique et méthodologique (p. 5). Le pluralisme politique reconnaît les différences socioculturelles et en tient compte dans les prises de décisions. De même, le pluralisme sociologique suggère qu’il y a plusieurs sortes de relations sociales, de sous-cultures et d’identités. Enfin, le pluralisme méthodologique postule l’existence et la validité de plusieurs méthodes de recherches, de paradigmes et de vérités. Ces trois types de pluralisme s’articulent ensemble dans le contexte de développement des connaissances propres à une discipline. Depuis quelques années, les méthodes de recherche en sciences infirmières tendent de plus en plus à vouloir se diversifier. Des concepts ou des travaux théoriques de philosophes tels que Foucault, Deleuze, Latour ou Derrida ont été jugés utiles pour analyser et théoriser plusieurs phénomènes en sciences infirmières : le développement des connaissances (Holmes et Gastaldo, 2004) [25], l’éducation infirmière (Darbyshire et Fleming, 2008) [29], la construction de l’identité (Archin et Cormier, 2007) [30], les questions liées au pouvoir (Martin, 2010) [31] et à la violence (Perron et Rudge, 2012) [32]. D’autres infirmières telles que Low et Gutman (2003) [33] et Aïta et Goulet (2003) [34] utilisent des modèles issus de la psychologie dans leurs recherches. La théorie du stress et de l’adaptation de Lazarus et Folkman, la théorie du comportement planifié d’Azjen et Madden, le modèle des croyances relatives à la santé de Becker et la théorie sociocognitive de Bandura constituent également quelques exemples de modèles couramment utilisés par les infirmières (Loiselle et Profetto-McGrath, 2007) [20]. Les approches comme les analyses féministes ou du genre en sciences infirmières contribuent aussi à construire une base de connaissance sur les mouvements sociaux et les politiques qui touchent (et souvent excluent) les femmes. Wuest (1994) [35] souligne qu’avec une approche féministe, le développement des connaissances infirmières a pour objectif de créer un ordre social où les femmes ne seraient plus sous le joug de structures et de discours patriarcaux. Or, bien que les recherches féministes s’intéressent particulièrement à la domination masculine et à la discrimination (Chinn et Wheeler, 1985) [36] ; (MacPherson, 1983) [37], les recherches récentes tendent à dépeindre une image plus précise de la réalité sociale et politique des infirmières. Par exemple, certains auteurs se sont concentrés sur les expériences individuelles des infirmières, sur les défis auxquels elles font face dans leur milieu de travail, sur leur place dans la société, sur leur discours et sur l’impact de leur prise de parole (Im, 2010) [38] ; (McCormick et Bunting, 2002) [39]. Dans ces Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 l Copyright © ARSI tous droits réservés - 9 différentes perspectives, le genre est considéré comme un élément fondamental qui interagit avec d’autres facteurs tels que la race et la classe afin de structurer les relations entre individus (Im, 2010) [38]. Les méthodes mises au point dans le cadre de recherches épidémiologiques représentent également une opportunité pour le développement des connaissances infirmières (Whitehead, 2000) [40]. Bien que les points de vue épistémologiques et méthodologiques en épidémiologie sur les questions de santé et de maladies puissent varier, ces méthodes peuvent contribuer à une interprétation holistique des phénomènes d’intérêt à la discipline infirmière (Macha et McDonough, 2012) [41] ; (Mulhall, 2000) [42]. En ce sens, les études expérimentales et les études d’observation ou non-expérimentales représentent des exemples de méthodes épidémiologiques couramment utilisées en nursing (Tranmer et Parry, 2004) [43] ; (Feeley, Gottlieb et Zelkowitz, 2005) [44]. Discipline infirmière : société close ou société ouverte ? Les tenants de l’approche moniste s’entendent pour affirmer que les théories et modèles conceptuels infirmiers offrent un cadre de référence distinctif et une manière cohérente et unifiée de penser les évènements en sciences infirmières. Leurs buts étant de décrire, de prédire et d’expliquer les phénomènes selon une perspective nursing, ces théories et modèles représentent les fondements de la discipline et de la pratique des soins infirmiers et contribuent à générer de nouvelles connaissances tout en indiquant ses orientations futures. Pour plusieurs auteurs, l’utilisation des théories et modèles conceptuels infirmiers est ce qui permet d’éloigner la pratique infirmière du modèle médical (Fawcett, 2000) [45] ; (Cody, 1996) [3]. À cet effet, Cody souligne : « Si les sciences infirmières continuent à se démarquer en tant que discipline et profession, les théories et modèles conceptuels infirmiers devraient être, dans quelques années, les seuls outils à utiliser au niveau de la recherche et de la pratique infirmières » (Cody, 2000, p. 191, traduction libre) [46]. De nombreuses raisons expliquent l’intérêt des chercheurs pour une approche moniste en sciences infirmières. Leurs arguments se réfèrent directement à des enjeux qui concernent la profession depuis maintenant plusieurs années. La convergence de ces discours découlent du besoin de développer des connaissances spécialisées basée sur une conception infirmière, de garantir la crédibilité de la recherche et du savoir infirmier, d’assurer la normalisation des programmes de formation et de l’enseignement supérieur en sciences infirmières, et le plus important de contribuer à la reconnaissance des soins infirmiers comme profession et discipline (Alligood, 2013) [47]. Toutefois, en soutenant l’idée du développement des connaissances infirmières fondées sur les théories et modèles infirmiers, 10 l Recherche en soins infirmiers n° 116 - Mars 2014 Copyright © ARSI tous droits réservés les tenants de cette ligne de pensée rappellent la société close de Popper qui conduit à une vision intransigeante, voire totalitaire de la profession. Le totalitarisme, selon Arendt (2006) [48], renvoie au principe de l’annihilation de la liberté de pensée. En situation totalitaire « tout est fait pour stabiliser les hommes, pour les rendre statiques, pour empêcher tout acte imprévu, libre, spontané » (Arendt, 2006, p. 87) [48]. Dans cette perspective moniste, la discipline infirmière se refermerait sur elle-même et développerait des connaissances valables uniquement pour les infirmières une vision qui va à l’encontre du pluralisme et du courant postmoderne qui encouragent la multiplicité, la diversité et la différence (McLennan, 1995) [27]. Contrairement à la position moniste, la société ouverte de Popper et la notion pluraliste qu’elle propose offre aux chercheurs toute une gamme de ressources et de méthodes pour faire avancer les connaissances. Le pluralisme est encouragé et souhaité par de nombreux chercheurs en sciences infirmières. Meleis (2011) [7] soutient que même lorsque les théories développées dans d’autres disciplines (théories empruntées) sont utilisées pour expliquer des phénomènes en sciences infirmières, la perspective ainsi acquise fait en sorte que ces théories deviennent des théories infirmières. Villaruel et ses collègues (2001) [49] approuvent les théories empruntées mais proscrivent ce qu’elles appellent leur utilisation aveugle. En effet, les infirmières chercheuses doivent évaluer ces théories et décider de leur pertinence pour leurs recherches. Holmes et Gastaldo (2004) [25] se prononcent, pour leur part, en faveur d’une pensée « rhizomatique » qui favorise le chaos, la diversité et l’ambivalence : le rhizome en effet n’adhère à aucune hiérarchie et aucune structure prédéfinie, imposée ou rigide. Au contraire, il incarne « une certaine manière d’écrire, qui remet en question le statut quo et les régimes de vérité pris pour acquis, qui promeut des discours alternatifs et qui propose des stratégies d’opposition » (p. 262, traduction libre). Ces auteurs soutiennent qu’une vision essentialiste compromet la contribution des sciences infirmières au système de santé, où le pluralisme et le travail interdisciplinaire sont indispensables (Holmes et Gastaldo, 2004) [25]. Une telle vision des sciences infirmières et de l’avancement des connaissances s’apparente à la société ouverte de Popper qui incite à la multiplicité, la critique et la diversité. Malgré les nombreux arguments avancés en faveur de l’utilisation des théories et modèles conceptuels infirmiers en nursing, il est évident que les soins infirmiers auraient beaucoup à bénéficier d’une approche pluraliste. En effet, l’utilisation de modèles et de théories d’autres disciplines contribue à développer et à raffiner les connaissances. La pluralité dans les recherches infirmières fait appel non seulement à d’autres théories, mais aussi à d’autres disciplines permettant des angles d’analyse novateurs qui rendent justice à la complexité des phénomènes de santé et de soins. Le pluralisme permet Vers une approche pluraliste en sciences infirmières des analyses où plusieurs approches peuvent être articulées pour une meilleure compréhension d’un phénomène. Le développement des connaissances infirmières n’est plus possible sans l’intégration et l’utilisation de plusieurs modes de connaissances (Giuliano, Tyer-Viola et Lopez, 2005) [5]. La pluralité, à notre avis, a sa place en sciences infirmières : une pluralité non pas fondée sur plusieurs théories infirmières (quoique cette possibilité n’est nullement exclue) comme semble le suggérer Cody (1996) [3], mais mettant à profit des modèles et des théories issus d’autres disciplines qui conviennent aux sciences infirmières. Conclusion Notre analyse de la situation en sciences infirmières à l’aide des écrits de Karl Popper sur les théories closes et ouvertes permet de distinguer deux perspectives en sciences infirmières : la première, moniste, et la seconde, pluraliste, pour développer les connaissances en sciences infirmières. Les différentes possibilités (épistémologiques, méthodologiques) qu’offre le pluralisme permettent aux infirmières chercheuses d’appuyer leurs recherches sur d’autres théories, d’autres concepts, d’autres approches et d’autres disciplines, pour permettre une analyse plus poussée des phénomènes mais aussi une perspective plus large et moins centrique. Nous estimons que la vision plurielle que propose le pluralisme permet d’envisager un développement sans précédent des savoirs infirmiers et que cela ne menace pas l’intégrité du centre d’intérêt de notre discipline. Comme le disent si bien Bioy et ses collègues (2004) [50] : « On peut faire appel à d’autres sciences pour nourrir une réflexion et une recherche. […] les théories développées par d’autres disciplines comme la médecine, l’anthropologie, la psychologie… peuvent s’avérer utiles à l’avancement des connaissances infirmières dans la mesure où elles sont intégrées dans une perspective infirmière » (p. 22). 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