Anne Lise Ellingsæter, An-Magritt Jensen, Merete Lie

Anne Lise Ellingsæter, An-Magritt Jensen, Merete Lie
The Social Meaning of Children and Fertility Change
in Europe
2013, Londres, Routledge, 188 pages.
Cet ouvrage collectif anglophone, paru en 2013,
traite de la variété des facteurs qui entrent en
compte pour expliquer les différences de taux
de fécondité entre les pays européens. Sous la
direction des chercheures norvégiennes Anne-Lise
Ellingsæter et An-Magritt Jensen, professeures de
sociologie, et de Merete Lie, anthropologue, les
études de cas empiriques qui constituent ce
recueil s’intéressent aux multiples microdécisions
individuelles qui aboutissent à avoir ou pas des
enfants, et contribuent ainsi à expliquer le taux
de fécondité. Inversant la mécanique des analyses
en termes de crise de la fécondité, l’ouvrage
analyse les raisons qui conduisent les personnes
à faire des enfants, en interrogeant ce que les
enfants signifient pour eux. En écho au concept
de « valeur de l’enfant », développé dans les
années 1970, est ainsi proposé celui de « sens social
de l’enfant » (1).
L’ouvrage aborde, en onze chapitres rédigés par
différents contributeurs, la fécondité dans six pays
d’Europe : la France, le Danemark, la Suède et la
Norvège, dont les taux sont élevés, l’Allemagne et
l’Italie dont les taux sont faibles. L’ensemble des
travaux présentés porte une grande attention à
l’effet du contexte social sur les décisions individuelles. Il s’agit d’étudier la manière dont l’environnement économique, politique et social mais aussi
historique influencent les choix en matière de
procréation. L’un des axes de l’ouvrage consiste
ainsi à articuler systématiquement les dimensions
publique et privée des questions familiales.
Le premier chapitre (A. L. Ellingsæter, A.-M. Jensen
et M. Lie) présente l’enquête et l’ouvrage. Les
auteures y rappellent notamment que les travaux
sur la fécondité se focalisent massivement sur
les femmes, leur comportement, l’évolution de
leur statut et de leur mode de vie. Les enquêtes
présentées dans l’ouvrage réintègrent au contraire
parmi les facteurs qui déterminent la fécondité,
l’évolution du rapport des hommes aux enfants
et à la reproduction. Dans cette perspective, l’un des
grands changements anthropologiques du dernier
siècle est celui qui fait passer l’enfantement de
jalon naturel de la vie humaine à un choix, largement
féminin. C’est cette « rhétorique du choix » que
Marie-Thérèse Letablier déplie dans le deuxième
chapitre, qui s’intéresse aux rapports, et à la tension,
entre projet parental et projet professionnel dans
le cas de la France. Dans le troisième chapitre,
Anne Lise Ellingsæter et Eirin Pedersen (2) analysent
les résultats d’une enquête sur l’approche de la
parentalité en termes de risque économique, dans
les politiques familiales et au niveau des décisions
individuelles. Le quatrième chapitre (Karin Jurczyk)
aborde les effets de la flexibilité du travail sur
les décisions de fécondité en Allemagne et sur
l’articulation entre les sphères du travail et de la
famille. Le cinquième chapitre (Mai Heide Ottosen
et Sofie Skovdal Mouritzen) porte sur les comportements de jeunes danois à la période de l’entrée
dans l’âge adulte.
Dans le sixième chapitre, Malin Noem Ravn et
Merete Lie recourent à la notion d’« unité culturelle » (« cultural unit ») afin d’appréhender les
représentations sur l’entrée en parentalité, en particulier l’idéal de décision conjointe du couple
d’avoir un enfant. Le septième chapitre (Disa Bergnéhr
et Eva Bernhardt) explore l’idée d’« enfant non
moderne » (« non modern child ») pour cerner les
représentations attachées à la parentalité, notamment en termes de dépendance et de stabilité, et la
manière dont elles peuvent entrer en tension avec
l’idéal d’indépendance et de flexibilité qui traverse
la société suédoise. Dans le huitième chapitre,
A.-M. Jensen analyse la manière dont les hommes
parlent des enfants et se demande, dans une perspective de genre, dans quelle mesure l’enfant est
présent dans le quotidien masculin et de quelle
manière. Le neuvième chapitre (Trude Lappegård,
Turid Noack et Marit Rønsen) compare deux cohortes
norvégiennes, nées dans les années 1940 et 1960,
afin d’appréhender les changements de comportements liés au genre et à la classe sociale.
Le dixième chapitre (Laura Bernardi) étudie les
normes de maternité sur plusieurs générations de
(1) A.L. Ellingsæter en particulier développe la notion de « social meaning of children » en écho à celle de « social value
of children ».
(2) Voir la publication de leur article publié en 2013 dans Politiques sociales et familiales : Politique familiale et fécondité
en Norvège : une question de genre et de classe sociale, n° 112 p. 51-62.
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Comptes rendus de lectures
femmes italiennes afin de comprendre comment
elles se transmettent. Dans le cas de l’Italie, qui a
connu de profondes transformations entre les
deux dernières générations, notamment en ce qui
concerne l’accès des femmes à la formation,
l’étude des relations mères-filles apparaît essentielle pour comprendre les comportements liés à
la fécondité des nouvelles générations. Enfin, le
dernier chapitre (A. L. Ellingsæter, A.-M. Jensen et
M. Lie) conclusif présente les apports de ces études
de cas pour la compréhension de la fécondité en
Europe.
Parmi les nombreuses contributions qui composent
ce recueil sur l’analyse de la fécondité en Europe,
celle de M.-T. Letablier concerne la France où, dès
les années 1960, l’essor de l’emploi des femmes
et la baisse de la fécondité semblent aller de
pair. L’auteure montre que cette corrélation n’est
qu’apparente : ainsi, en France où 80 % des femmes
âgées de 25 ans à 64 ans travaillent, le taux de
fécondité est supérieur au Royaume-Uni et aux
pays scandinaves où l’emploi des femmes est plus
faible. Mais le poids d’un héritage familialiste
continue de peser sur les politiques familiales,
lesquelles, n’étant plus ostensiblement pronatalistes, encouragent néanmoins la parentalité en
cherchant à réduire la tension entre emploi des
femmes et natalité. Historiquement, un certain
familialisme a promu la démographie comme
pilier des politiques familiales mais, à partir des
années 1970, les transformations sociales et juridiques ont entraîné une révolution culturelle et
un changement profond des tendances démographiques. Avec l’ouverture de l’accès aux moyens
de contraception, le « sens social de l’enfant » s’est
transformé : l’enfant devient, dans ce contexte, le
fruit d’un choix, un enfant désiré, tandis que la
sexualité s’émancipe de la procréation, transformant les rapports sociaux entre les hommes et
les femmes. Le rapport à l’enfant lui-même a ainsi
profondément changé à la fin du dernier siècle.
Il est devenu un bien collectif que l’État a le
devoir de protéger, et un être précieux auquel
est attachée une valeur émotionnelle pour sa
famille, c’est-à-dire pour ses deux parents. En
outre, l’emploi des femmes s’est généralisé au point
que les familles biactives sont devenues la norme.
Malgré ces changements, la participation des
hommes au travail domestique et à la prise en
charge des enfants demeure encore très inférieure
à celles des femmes, en dépit du fait qu’elles
aussi travaillent. Pour M.-T. Letablier, les politiques
familiales se positionnent en proposant des compensations au moindre investissement domestique
des hommes, soutenant ainsi indirectement la procréation en réduisant le coût, notamment professionnel et salarial, supporté par les femmes qui
travaillent et choisissent d’avoir un enfant. En analysant le discours des jeunes adultes concernant leur
décision de procréation, elle pointe le rôle joué par
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l’État à travers l’environnement propice à la
famille qu’il promeut. Ainsi l’auteure interroge à la
fois le sens, les tenants et les conséquences de la
« rhétorique du libre choix » de faire des enfants,
qui s’adresse en fait surtout aux femmes et laisse
largement de côté la question de l’inégale répartition des investissements professionnels domestiques et parentaux au sein du couple.
Si ce chapitre fait écho à de nombreuses parties
du recueil, et permet ainsi de comparer le cas
français à celui d’autres pays européens, il peut
notamment être associé au chapitre 9 qui interroge la fécondité en Norvège à partir d’une étude
menée sur deux cohortes d’hommes et de femmes
nés dans les années 1940 et 1960, afin d’étudier
les effets générationnels au regard du genre et
de la classe sociale. Les auteures posent trois
questions majeures. En premier lieu, les disparités
sociales entre les hommes et les femmes de
classes sociales différentes se sont-elles accrues ?
Au sein d’une même classe sociale, les comportements des hommes et des femmes se sont-ils uniformisés ? Enfin, quelles sont les implications de
la fécondité individuelle sur le marché du travail
des hommes et des femmes de différents groupes
sociaux ? Le chapitre souligne en particulier les
écarts, de trajectoire et de comportement, entre les
pères et les mères, et selon le milieu social et le
niveau de formation. L’un des points saillants se
rapporte à la situation des hommes et des femmes
sans enfant. Ainsi apprend-on notamment que le
nombre de femmes sans enfant est plus élevé
dans les classes supérieures. Chez les hommes, il
concerne plutôt ceux ayant un niveau de formation
plus bas et les pères sont plus souvent en emploi
que les hommes sans enfant. Les typologies
proposées se révèlent particulièrement éclairantes
sur les influences effectives entre formation,
emploi, perspectives familiales et type de couple,
par-delà l’orientation même des dispositifs institutionnels, plus ou moins interventionnistes, natalistes ou égalitaires.
L’ouvrage conclut sur les apports de ce panorama
d’études de cas empiriques sur l’entrée en parentalité en Europe, contrepied des approches en
termes de crise de la fécondité européenne. Ainsi,
malgré une révolution de la situation des femmes
et de la famille qui traverse toute l’Europe, les
distinctions sociales marquent encore fortement le
rapport des femmes à la maternité en lien avec
leur rapport à l’emploi et à la répartition des tâches
dans le couple.
Dans le détail des différentes contributions, les
situations des hommes et des femmes décrites, et
souvent complétées par des données de cadrage
statistique, permettent au lecteur de se saisir de la
complexité et de la multiplicité des facteurs qui
interviennent dans la construction des choix individuels en matière de fécondité. Les comparaisons
entre pays offrent une lecture riche et stimulante,
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Comptes rendus de lectures
où les points de convergence et les liens entre
ces pays émergent au fil des pages. À cet égard,
l’ouvrage est utile à quiconque souhaite comparer
les situations nationales sur les questions de
fécondité mais aussi de rapports croisés, à la
famille et à l’emploi des hommes et des femmes,
d’une part, des individus et des politiques publiques, d’autre part. C’est bien l’ambition de cet
ouvrage d’associer presque systématiquement
microcontexte et macroeffets, pratiques privées et
action publique, et d’apporter ainsi sa propre
réponse à la double dialectique du micro et du
macro, de l’empirique et de la montée en généralité. Cette ambition se trouve redoublée par la
démarche comparatiste d’un panorama international qui permet de percevoir ressemblances
et différences entre pays, non pas seulement entre
haut et bas taux de fécondité mais parmi les
pays les plus féconds. La France y apparaît encore
nataliste, l’État et les politiques familiales produisant des normes qui valorisent la maternité :
plus qu’elles ne luttent contre les inégalités entre
les hommes et les femmes, les politiques en
compensent plutôt les effets négatifs. Les politiques familiales scandinaves, qui ont des points
communs avec la France, prônent davantage, et
de plus en plus, l’investissement paternel, notamment à l’aide d’un congé parental réservé en
partie aux pères.
Frédérique Chave
Rédactrice en chef
Ève Chiapello, Patrick Gilbert
Sociologie des outils de gestion
Introduction à l’analyse sociale de l’instrumentation de gestion
2013, La Découverte, collection Grands repères, 294 pages.
Les auteurs proposent, dans ce manuel, une
synthèse des travaux de recherche sur les outils
de gestion, dans une perspective d’analyse
sociale. Ils mettent à disposition du lecteur un
champ de recherches pluridisciplinaire (sociologie,
science politique, psychologie sociale et sciences
de gestion), sur des terrains variés. Les matériaux
sont issus en partie de cours et séminaires à l’École
des hautes études commerciales ou à l’Institut
d’administration des entreprises de Paris. La tonalité générale de l’ouvrage s’inscrit clairement dans
une dimension politique des outils de gestion et
non dans le registre utilitaire dans lequel ils sont
généralement cantonnés. La notion même d’« outil
de gestion » est questionnée. Elle dépend de l’angle
pris pour examiner sa matérialité qui peut ainsi
être distinguée selon son domaine fonctionnel
d’intervention, selon le résultat escompté ou selon
l’usage qui en est fait.
Le regard des auteurs se focalise sur ce qui se
passe dans le quotidien des entreprises aujourd’hui,
à travers l’analyse de la multiplicité des outils de
gestion développés ces trente dernières années :
référentiels, tableaux de bord, badges, charte des
valeurs, Customer Relationship Management (CRM –
progiciel de gestion de la relation client), logiciels
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intégrés, audits, indicateurs, contrôle de gestion…
Le propos n’est pas d’inventorier ces différents
outils mais de s’interroger sur les raisons pour
lesquelles les entreprises et les services publics
s’en saisissent et sur leurs impacts sur le travail
des salariés. Ce foisonnement d’outils a pris davantage d’ampleur depuis la révision générale des
politiques publiques (RGPP) et des bataillons de
consultants ont progressivement transposé les
pratiques du privé vers le public. Il n’est pas question
ici de décrire les procédés et les techniques mais
bien de sortir les outils de gestion de leur invisibilité et de les soumettre à un examen, à une contreexpertise démocratique.
En effet, ces instruments techniques, à dimension
quantitative le plus souvent, ne sont pas neutres et
sont impactés par les lieux où ils sont implantés.
Ils sont historiquement associés à l’action bureaucratique à travers des règles formelles et de la
prévisibilité et ont vu leur développement décoller
avec l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les auteurs soulignent également que ces outils homogénéisent
les pratiques, lissent les métiers et rendent la
frontière entre public et privé plus poreuse. La gestion
par la performance justifie l’utilisation de ces outils
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