Plan du cours Introduction 1. Antoine Meillet : Fait social et fait linguistique 2. Les marxistes : langue, pouvoir et classe sociale 3. Basil Bernstein : langue et déficit linguistique 3.1. Quelques caractéristiques du langage formel (d’après Bernstein) 3.2. Quelques caractéristiques du langage commun 4. W. Bright : Terrain d’étude de la sociolinguistique 5. W. Labov : langue et variationnisme Les principaux axes de recherche de Labov : 5.1. L’analyse des changements linguistiques en cours 5.2. L’étude des données de la langue spontanée. 5.2.1. Stratification sociale de la langue à New York 5.2.2. La variation stylistique et la variation sociale 5.2.3. L’évaluation sociale du langage. 5.3. La langue du ghetto. Conclusion Eléments bibliographiques Exercices d’application 21 « Il n’y a pas de langue sans société, ni de société sans langue », c’est le postulat de base qui est à l’origine de la naissance de cette linguistique qui s’intéresse à la fois à la langue et à la société qui la parle. Cette discipline, qui est pourtant sans domaine propre, emprunte son objet à la Linguistique et ses méthodes à la sociologie. La sociolinguistique s’est frayé un chemin entre ces deux sciences. Elle s’est distinguée de la linguistique saussurienne dès ses premiers pas, non pas comme « une nouvelle théorie du langage », mais comme « une nouvelle pratique linguistique ». La conception sociale de la langue remonte au fondateur même de la linguistique. En définissant la langue comme un fait social, Saussure reconnaît la conception sociale de son objet d’étude. Mais cette idée de sociale fut rapidement abandonnée par les structuralistes. Les linguistes venus après Saussure ont chacun de son côté essayé de remettre l’objet d’étude de la linguistique dans son contexte social. Antoine Meillet, Les marxistes, Bazil Bernstein, William Bright et enfin William Labov ont tous évoqué la nécessité de donner une définition sociale à la langue. 1. Antoine Meillet : Fait social et fait linguistique L’acte de naissance de la sociolinguistique est signé par Antoine Meillet qui s’est opposé au Cours de linguistique générale dès son apparition en 1916. Il le critique sur plusieurs plans. Saussure qui définit la langue comme étant la partie sociale du langage n’assume pas ce postulat dans ses analyses linguistiques. Mais, c’est par rapport au traitement des changements linguistiques que Meillet se révolte. Il écrit : « en séparant le changement linguistique des conditions extérieures dont il dépend, Ferdinand de Saussure le prive de réalité ; il le réduit à une abstraction qui est nécessairement inexplicable »1. La phrase qui semble être la plus contraignante pour Meillet se trouve être celle qui termine le CLG où les auditeurs de cette œuvre posthume assignent à la linguistique un véritable et unique objet « la langue en elle-même et pour elle-même ». Bien que Meillet se réfère à Saussure pour définir la langue comme institution sociale et la parole comme fait momentané, ces termes apparaissent avec des aspects différents dans la linguistique historique et générale de Meillet. Ils sont liés au changement linguistique2. L'emploi des termes langue et parole chez Saussure et Meillet est déterminé pas leurs conceptions différentes de la linguistique et par des buts scientifiques divergents. L’opposition apparaît au niveau épistémologique : pour Meillet la linguistique générale est subordonnée à la linguistique historique, pour Saussure la construction d'une linguistique générale devrait en fin de compte bouleverser et transformer la linguistique. L'un veut analyser la langue, système sémiologique formel et virtuel, l'autre veut trouver les procédés constants qui gouvernent les transformations des langues. L’un a voulu élucider des « faits particuliers assez abstrus », l'autre avait l'intention d'avancer les idées générales sur la langue comme fait sémiologique. Ces deux perspectives peuvent être appelées l'intérêt empirique et l'intérêt méthodologique. Pour Meillet, les faits sont donnés et il veut les scruter, pour Saussure il s'agit de constituer un fait pour la linguistique comme science. Pour Meillet « si l'on veut décrire une langue actuellement parlée, on ne peut le faire qu'en tenant compte des différences qui résultent de la diversité des conditions sociales et de toute la structure de la société considérée » (35). 1 A. Meillet, Compte rendu de F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916, Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 20, 1919. 2 N. Brigitte, « Meillet : langue et parole », In Histoire Épistémologie Langage, Tome 10, fascicule 2, 1988, pp.99-108. 22 Récapitulatif3 des deux conceptions de la langue : Meillet • • • • • • • • • • • Langage (parole déf. plutôt physiologique) fait social : fait empirique (sociohistorique) niveau empirique, quantitatif histoire sociale (des langues, des mots) variation, changement hétérogénéité but : description et explication, de l’hétérogénéité moyen : observation de la parole (faits sociol. et physio-psychol.) linguistique externe vie des mots résultat : sociolinguistique française Saussure • langue (parole : déf. négative) • fait social : fondement méthodologique • niveau méthodologique, qualitatif • linguistique générale • système sémiologique • homogénéité • but : constitution d'un objet homogène • moyen : théorie de la langue (Exclusion de ces faits) • Linguistique interne • vie des signes • résultat : structuralisme Possibilité d'une collaboration future : Sémiologie : vie des signes au sein de la vie sociale 2. Les marxistes : langue, pouvoir et classe sociale Les linguistes marxistes sont d’un apport déterminant. Ils relient la problématique linguistique à la réalité sociale. Lafargue explique le changement du vocabulaire du français après la Révolution par les évènements politiques. Par là, il sera le premier à appliquer une certaine analyse sociologique aux faits de la langue. Marr qui s’est illustré par la « nouvelle théorie du langage » et qui postule une origine commune aux langues considère celle-ci comme un instrument de pouvoir et comme un facteur de division sociale. Il construisait sa théorie autour de deux postulats : le premier est que la langue est une superstructure et le second est le fait que la langue est un phénomène de classe. Par là, il explique que la disparition des classes (prônée par les tenants du marxisme) est reliée à la disparition des langues. Il a travaillé pendant quinze ans pour élaborer une langue artificielle – l’Espérantosusceptible de remplacer toutes les langues du monde après l’avènement universel du marxisme. Par ailleurs, les approches marxistes de la linguistique ont suivi une évolution qui part de la contribution à la lutte des classes à la consolidation de l'Etat soviétique. Louis-Jean 3 N. Brigitte, « Meillet : langue et parole », In Histoire Épistémologie Langage, Tome 10, fascicule 2, 1988, pp.99-108. 23 CALVET, en mettant en avant les approches de Karl MARX, Friedrich ENGELS, Paul LAFARGUE et STALINE met en avant les richesses des théories marxistes dans le domaine de la linguistique. Dans une introduction à ces textes, il indique leurs différentes logiques qui marquent bien les spécificités des apports marxistes à la linguistique. On trouve dans l'idéologie de Karl MARX, des réflexions sur le langage : "Le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes." "La conscience est d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes." "La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie, morale, etc." Trois moments, "la force productive, l'état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l'activité intellectuelle et matérielle - la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents (...)". Dès le départ de la réflexion marxiste, le langage et l'idéologie sont liés dans la même dynamique sociale. BAKHTINE (1895-1975) et VOLOCHINOV (Le marxisme et la philosophie du langage, 1929), proposent de nombreux travaux sur le lien entre langue et marxisme. La parole est le moteur des changements linguistiques et il est impossible d'étudier la langue séparément de l'expression concrète et de l'énonciation, mais elle n'est pas le fait des individus : les individus sont animés par l'expression linguistique dans un champ de force social où ils sont entièrement plongés. Le discours est l'arène où s'affrontent les "accents sociaux" contraires, expression des conflits de classe, à l'intérieur du même système linguistique. Mais classes et communautés linguistiques ne se recouvrent pas. La communication verbale, inséparable des autres formes de communication, implique conflits, rapports de domination et de résistance, adaptation ou résistance, utilisation de la langue par la classe dominante pour renforcer son pouvoir. A des différences de classes peuvent correspondre des différences de registre ou même de système linguistique, mais à l'intérieur d'un même système, en se basant sur une analyse stylistique de l'œuvre de DOSTOEVISKI, BAKHTINE et VOLONICHOV trouve des éléments qui alimentent les conflits sociaux. Pour eux, la réalité des phénomènes idéologiques est la réalité objective des signes sociaux. Les lois de cette réalité sont les lois de la communication sémiotique qui sont directement produites par l'ensemble des lois sociales et économiques. La réalité idéologique est une superstructure située directement au-dessus de la base économique. Les évolutions dramatiques de la situation politique en Union Soviétique amènent l'école linguistique de Nicolas Yacovlevich MARR (1865-1934) à devenir le guide officiel en matière de langues. Le fondateur de cette école fonde la "japhétidologie ", pure "science marxiste " débarrassée des apports "bourgeois ". Il fait remonter l'origine des langues à une source antérieure à l'indo-européen, et postule une origine commune aux langues caucasiennes, sémitiques-hamitiques et basques (et plus loin un "protolangage à base de quatre exclamations aurait existé). A une origine gestuelle aurait succédé, lors de la désagrégation de la société primitive (communiste comme il se doit), une monogenèse à partir de ces quatre éléments. Une langue est une superstructure, reflet exact de la base économique, et une société de classes connaît des langues de classe. Les langues d'une même classe de pays différents auraient plus de points communs que les langues de classes différentes dans une même langue. Ce "fait" laisse espérer l'avènement d'une langue universelle dans une 24 époque où le socialisme a triomphé dans tous les pays. Cela va évidemment de pair avec le projet d'extension du socialisme au monde entier, de 1930 à 1950 . STALINE, dans une intervention dans la Pravda en 1950, probablement inspiré par Anold CHIKOBAVA (1898-1985), récuse l'existence de langues de classe : la langue n'est pas une superstructure, mais un instrument de communication qui ne peut être affecté par les changements sociaux. C'est qu'il ne s'agit plus que de construire le socialisme en un seul pays, et le dépérissement de l'Etat n'est plus envisagé, et le respect des langues nationales est rétabli du même coup. "La langue (...) diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d'une société donnée, mais par toute la marche de l'histoire de la société et de l'histoire des bases au cours des siècles. Elle est l'œuvre non pas d'une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts de générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d'une classe quelconque, mais de toute la société (...). Par suite, le rôle d'instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes (...)." (Le marxisme et les problèmes de linguistique). 3. Basil Bernstein : langue et déficit linguistique (extraits relevés dans http://creoles.free.fr/sociolinguistique/diaporamas/sociolinguistique, Fichier Power Pointe) Bernstein, sociologue de l’éducation, est l’un des premiers à se pencher sur les causes sociales de l’échec scolaire. Son mérite consiste dans le fait qu’il travaillât sur les productions linguistiques réelles en relation avec la situation sociologique des locuteurs. Il constate au cours d’une enquête réalisée en classe que les enfants issus des classes aisées maîtrisent deux codes (le code restreint et le code élaboré) alors que les enfants issus des classes défavorisées maîtrisent uniquement le code restreint. Bernstein, se fondant sur l’investigation empirique, établit les différences entre le code restreint de la classe ouvrière et le code élaboré de la classe moyenne. Les codes restreints dépendent du contexte et sont particularistes, tandis que les codes élaborés ne dépendent pas du contexte et sont universalistes. Bernstein étudiant les codes à l’école a souligné que les enfants de la classe ouvrière s’y retrouvent dans des conditions d’infériorité, parce qu’ils ne maîtrisent pas le code élaboré de l’école, mais non pas parce que leur code est déficient en soi. Bernstein a toujours voulu montrer que le système éducatif est en relation avec la division sociale du travail, protestant toujours quand on lui attribuait une « théorie du déficit ». « La théorie des codes affirme qu’il y a une répartition inégale, liée à la classe sociale, des principes de communication porteurs de privilèges […] et que la classe sociale, indirectement, établit la classification et l’énoncé du code élaboré transmis par l’école, de manière à faciliter et perpétuer son acquisition inégalitaire. Dès lors, la théorie des codes n’accepte ni l’idée d’un déficit ni celle d’une différence mais attire l’attention sur les liens entre les macro-relations de pouvoir et les micro-pratiques de transmission, d’acquisition et d’évaluation, ainsi d’ailleurs qu’avec le positionnement ou non en faveur du caractère originel de ces pratiques. »4 4 B. Bernstein , Class, Codes and control : the structuring of pedagogic discourse, vol. 4, 1990 25 3.1. Quelques caractéristiques du langage formel (d’après Bernstein) 1°) Précision de l’organisation grammaticale et de la syntaxe ; 2°) Nuances logiques et insistance véhiculées par une construction de la phrase grammaticalement complexe, et spécialement par l’utilisation d’une série de conjonctions et de propositions subordonnées ; 3°) Usage fréquent de prépositions qui indiquent des relations logiques, comme de prépositions indiquant la proximité spatiale et temporelle ; 4°) Usage fréquent des pronoms impersonnels, « il », « on » ; 5°) Choix rigoureux des adjectifs et des adverbes ; 6°) Impressions individuelles verbalisées par l’intermédiaire de la structure des relations entre les phrases et à l’intérieur de la phrase, c’est-à-dire d’une manière explicite ; 7°) Symbolisme expressif différenciant dans le détail les significations au niveau des phrases, au lieu de renforcer les mots dominants ou d’accompagner les énoncés d’une manière indifférenciée ; 8°) Usage du langage qui rend attentif aux possibilités attachées à un système complexe de concepts hiérarchisés pour l’organisation de l’expérience. 3.2. Quelques caractéristiques du langage commun 1°) Phrases courtes, grammaticalement simples, souvent non terminées, à syntaxe pauvre ; 2°) Usage simple et répétitif des conjonctions ou des locutions conjonctives (donc alors, et puis, parce que, etc.) ; 3°) Usage rare des propositions subordonnées servant à subdiviser les catégories initialement employées pour traiter du sujet principal ; 4°) Incapacité de s’en tenir à un sujet défini pendant un énoncé, ce qui facilite la désorganisation du contenu de l’information ; 5°) Usage rigide et limité des adjectifs et des adverbes ; 6°) Usage rare de la tournure impersonnelle dans les phrases ou les propositions conditionnelles, du genre : « On pourrait penser… » ; 7°) Usage fréquent d’énoncés où les justifications et les conclusions sont télescopées de manière à produire une affirmation catégorique ; 8°) Nombreuses affirmations et nombreuses expressions indiquant que l’on demande à l’interlocuteur d’accorder une valeur particulière à l’énoncé précédent : « N’est-ce pas ? », « Tu te rends compte ? », « Tu vois. » On pourrait appeler ce procédé « rhétorique du consentement ou de l’appel au consensus » ; 9°) Choix individuels opérés fréquemment dans un ensemble de tournures proverbiales ; 10°) Impressions individuelles à l’état implicite dans l’organisation de la phrase : c’est un langage à signification implicite. 26 27 4. W. Bright : Terrain d’étude de la sociolinguistique 28 Bright est connu par le fait qu’il a rassemblé autour d’une table ronde une vingtaine de linguistes afin de parler de la définition et du domaine de la sociolinguistique. En publiant les actes de cette table ronde, Bright réussit à définir les domaines de la sociolinguistique. Donc, son mérite se résume au fait qu’il a réussi à fédérer la sociolinguistique en domaines. Selon lui, la sociolinguistique doit avoir comme objectif : - Mener des recherches sur l’identité sociale des participants engagés dans le processus de communication ; Déterminer l’environnement social dans lequel les événements linguistiques prennent place ; Evaluer les jugements socialement différenciés que les locuteurs portent sur les formes de comportements linguistiques ; Procéder à une analyse synchronique et diachronique des dialectes sociaux ; Envisager les applications pratiques que peut fournir la recherche sociolinguistique ; La sociolinguistique se donne comme programme le rôle des coercitions sociales dans la langue. 5. W. Labov : langue et variationnisme Labov est connu pour être le père de la sociolinguistique. Son nom est relié à cette jeune discipline. Il s’est fait connaitre surtout par ses enquêtes qu’il a réalisées à New York. En radicalisant la position de Meillet par rapport au fait que la langue n’est autre chose qu’un phénomène social qui doit être étudiée dans le cadre d’une science sociale, Labov va jusqu’à dire que la sociolinguistique doit simplement être appelée linguistique, puisque les sujets traités par la sociolinguistique relèvent du domaine de la linguistique. Pour confirmer la conception sociale de la langue Labov mène plusieurs enquêtes de terrain. Ces enquêtes signent la naissance, dans le domaine de la sociolinguistique, de l’approche variationniste. Les principaux axes de recherche de Labov5 5.1. L’analyse des changements linguistiques en cours A travers une étude effectuée sur l’île Martha’s Vineyard (1961-1962) Labov tente d’établir l’histoire sociale d’un changement en cours à travers la communauté qui l’engendre. Dans ce domaine Labov est préoccupé par les questions suivantes : D’où vient la variation ? Comment se diffuse-t-elle ? Quelle régularité a-t-elle ? 5.2. L’étude des données de la langue spontanée. Pour étudier la variation sociale de la langue, Labov s’est intéressé à différentes strates : sous-prolétariat, classe ouvrière, petite bourgeoisie, moyenne et haute bourgeoisie. Il s’est fixé pour objectif de savoir les attitudes sociales des locuteurs de différentes strates visà-vis de la langue et de dégager la signification sociale attribuée par ces locuteurs (les Neworkais) aux variantes étudiées. 5 Cette partie du cours fera l’objet d’un cours magistral plus détaillé lors de la prochaine séance 29 Le choix des variantes phonologiques est motivé par leur fréquence d’emploi. Ces variables sont instables, fluctuantes. Elles se réalisent en variantes de prestige et en variantes stigmatisées. Celles-ci ont une fonction de discrimination sociale. La variable étudiée est la suivante : /r/. Labov étudie l’absence ou la présence de ce phonème en position postvocalique dans « car, card, four, fourth ». Cette variante est notée comme suit : r-0, rLa variante est étudiée en 3 directions : 1. Dimension sociale (une stratification sociale) : le /r/ fonctionne comme un différenciateur social. La communauté est organisée en deux groupes. 2. Dimension stylistique et situationnelle : les locuteurs peuvent mettre en œuvre des styles différents (familier/ surveillé), en fonction des contextes d’échange (informel/formel). 3. Elle participe d’un changement linguistique en cours : Il s’agit (à New York) de substituer au modèle de prestige de la Nouvelle-Angleterre (r-0) le modèle de prestige de Midwest (r-1). 5.2.1. Stratification sociale de la langue à New York Labov a mené son enquête dans trois grands magasins new-yorkais ( Manhattan): Il va demander aux employés où se trouvait un certain rayon ou à quel étage on se trouvait. La réponse est connue : les employers produiront des réponses où apparaîtront les formes phonétiques à étudier : forth floor ( 4e étage) . 5.2.2. La variation stylistique et la variation sociale A travers une autre enquête Labov remarque que dans le contexte formel et artificiel de l’interview le locuteur fait apparaître un style surveillé marqué par l’emploi du /r/ alors que dans des situations ordinaires, bars, restaurants, rues, plages, les locuteurs utilisent un style familier , marqué par l’absence du /r/. L’enquête a été menée dans les trois grands magasins cités précédemment, auprès de vendeuses et employés. 5.2.3. L’évaluation sociale du langage. Dans une autre enquête Labov étudie les réactions des locuteurs face à la variable du /r/. Ce travail va l’amener à définir la notion de communauté linguistique. Il fait écouter à des locuteurs des faux couples prononcés par une même personne et étudie leurs réactions. Il leur demande de classer ces « façons de parler » sur une échelle d’aptitude professionnelle hiérarchisée tant du point de vue du prestige social que de l’importance du rôle tenu par le langage. 5.3. La langue du ghetto. L’enquête est menée cette fois-ci à Harlem. Le but de cette étude était d’analyser le vernaculaire noir américain. Il s’agit d’une langue appartenant aux enfants et adolescents noirs issus des ghettos urbains. Ce sont des membres à part entière de la culture de rue rejetés par le système éducatif. L’objectif étant de rendre compte de leur échec scolaire. 30 Synthèse 1. Labov apporte de nouveaux éléments théoriques à la démarche sociolinguistique tant du point de vue technique que de l’objet d’étude. 2. L’enquête de New York visait la stratification sociale de la langue, la mise en évidence de corrélations significatives entre variantes phonétiques et paramètres sociaux. 3. A Harlem, l’objet d’étude est la grammaire du vernaculaire. L’ensemble des règles phonologiques et syntaxiques qui lui sont spécifiques. Le vernaculaire témoigne d’une variation interne, régulière, qui n’est ni stylistique ni situationnelle mais structurale. 4. Les enquêtes précédentes qui saisissaient les sujets parlants de l’extérieur hors de toutes interactions verbales concrètes. 5. A Harlem la démarche vise à reconstituer de l’intérieur le comportement linguistique des groupes. La variation apparaît non seulement comme une conséquence de la différenciation sociale mais aussi comme agent actif des antagonismes sociaux. Conclusion Ainsi, nous avons essayé de retracer l’historique de la naissance de cette jeune discipline qui cherche encore à se distinguer à la fois de la linguistique et de la sociologie. Nous avons donné un aperçu des recherches effectuées pour élever cette discipline au rang des sciences aux méthodes rigoureuses. Donc, la sociolinguistique est cette science qui considère la langue comme un fait social, qui explique les phénomènes linguistiques par les phénomènes sociaux, qui cherche une relation de cause à effet entre le changement linguistique et le changement social. Notes de lecture Citons plusieurs auteurs sur lesquels vous pouvez vous baser pour vos lectures sur le thème : - Avant la révolution de 1917 en Russie, Paul LAFARGUE (1842-1911), dans ses travaux sur la Révolution Française, étudie son impact linguistique, dans le domaine du vocabulaire : le jeu linguistique entre l'aristocratie, la bourgeoisie et le peuple. - L'étude des causes sociales des faits linguistiques, héritière de l'école sociologique d'Antoine MEILLET (1866-1936) est menée entre autres par Marcel COHEN (1884-1974), auteur du référentiel "Pour une sociologie du langage (1956). - Dans les années 60, l'analyse du discours, l'étude des rapports entre le sens d'un énoncé et la forme qu'il revêt est effectuée à la suite de Jean DUBOIS. Se fait sentir l'influence d'une conception de la linguistique "objectivée", détachée des contextes des conflits sociaux, dans des études qui, elles-mêmes se veulent marxistes, au moins en grande partie : étude d'une corrélation entre le linguistique et le social, à travers les conditions de production par JeanBaptiste MARCELLESI ou étude sur l'autonomie et la matérialité de la langue dans la constitution du discours, reconnaissant une partie proprement linguistique dans l'étude des rapports entre langue, idéologie et société par Michel PECHEUX . - La perspective marxiste est dernièrement renouvelée selon une perspective historique : Michel FOUCAULT, R. BALIBAR et D.LAPORTE. Ces derniers travaillent sur les conditions de la naissance du français comme langue nationale - langue unificatrice au service de la bourgeoisie - sous la Révolution Française. - Jean-Pierre FAYE (né en 1925), à travers la revue "Tel Quel" notamment, étudie les changements de la langue et leurs relations réciproques avec les changements sociaux. Dans Les langages totalitaires (2004), il recherche les conditions d'"acceptabilité" de la parole hitlérienne lors de la montée du fascisme en Allemagne. 31 Françoise GADET, Article Langue/Linguistique, du Dictionnaire Critique du Marxisme, PUF, collection Quadrige, 1999. Karl MARX, Friedrich ENGELS, L'idéologie allemande, Editions sociales, 1970 ; STALINE, le marxisme et les problèmes de linguistique, traduction des Editions du peuple, Pékin, octobre 1971 (disponible sur Internet, www.communisme-bolchevisme.net) ; VOLOCHINOV/BAKHTINE, Le marxisme et la philosophie du langage (recension de l'ouvrage, disponible sur Internet sur le site de Réveil Communiste) : http://reveilcommuniste.over-blog.fr) ; Jean-pierre FAYE, Langages totalitaires, Editions Hermann, 2004. Marxisme et liguistique, Editions Payot, 1977, Présentation de Louis-Jean CALVET (Sous les pavés de STALINE, la plage de FREUD?) des textes de MARX-ENGELS (L'idéologie allemande, d'ENGELS (Dialectique de la nature : Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, de Paul LAFARGUE (La langue française, Avant et après la révolution, paru dans l'Ere nouvelle, janvier-février 1894) et de STALINE (A propos du marxisme en linguistique, sous forme d'interview, paru dans Pravda du 20 juin 1950) . 32 Eléments bibliographiques Baylon (Christian), 1991 : Sociolinguistique. Société, langue et discours, Nathan Bernstein, Basil, 1975 : Langage et classes sociales, Editions de Minuit, 347 p. Blanchet, Philippe, 2000 : La linguistique de terrain, méthode et théorie, Rennes, PUR, 145 pages. Boyer, Henri, 1996 : sous la direction de : Sociolinguistique. Territoire et objets, Lausanne, Delachaux et Niestlé Boyer, Henri, 2001 : Introduction à la sociolinguistique, Dunod, « Les topos », 104 p. Calvet (L.J.), 1993 : La sociolinguistique, QSJ n° 2731 Cazeneuve (Jean) : article "Rites" in Encyclopedia Universalis (cf. aussi article "Rituel" qui suit) Cazeneuve (Jean), 1971 : Sociologie du rite, PUF, coll. Sup, "Le linguiste", 334 p. Dumont (Pierre) et Maurer (Bruno), 1995 : Sociolinguistique du français en Afrique francophone, Paris, Edicef/Aupelf-UREF, 224 p. [ne pas omettre de consulter la bibliographie récente] Gadet (Françoise), éd., 1992 : Langages n° 108, déc. 1992, "Hétérogénéité et variation : Labov, un bilan", 127 p. Gadet, Françoise, 2003 : La variation sociale en français, Ophrys, coll. L’essentiel, 135 p. Houis (Maurice), 1971 : Anthropologie linguistique de l'Afrique Noire, PUF, Coll. Sup., 232 p. Labov, William, 1976 : Sociolinguistique, Editions de Minuit, 458 p. Moreau, Marie-Louise, éd., 1997 : Sociolinguistique. Concepts de base, Belgique, Mardaga, 312 p. Whorf, Benjamin Lee, 1969 : Linguistique et anthropologie, Denoël-Gonthier 33 Exercices d’application Exrecice1 Déterminer à travers une recherche personnelle la conception sociale de la langue chez : • F. De Saussure • Meillet • Les marxistes • B.Bernstein • W.Bright • W. Labov Eléments de réponse Saussure La langue : Meillet La langue : Les marxistes La langue : -Un fait social. -Indépendante de l’individu ; social= pluri-individuel. -La partie sociale du langage -La langue est une institution sociale -Un fait social. -Existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent. Elle est extérieure à lui. Meillet rejette l’idée selon laquelle « la linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même». Les approches, rejetées par Saussure dans son étude apparaissent comme convergentes chez Meillet: synchronie/ diachronie ; interne/ externe. - Meillet associe approche externe et interne de la langue et approche synchronique/ diachronique de la langue. Il cherche à expliquer la structure par l’histoire. Meillet rejette le modèle abstrait d’une langue -Discours insistant sur les fonctions sociales de la langue. - La langue est un instrument du pouvoir, marquée par la division de la société en classes sociales. -La langue reflète la lutte des classes. -L’avènement du socialisme devrait entraîner la naissance d’une langue unique : l’espéranto, diffusé en URSS. -Langue comme superstructure (théories linguistiques officielles) -Un trésor déposé chez chaque locuteur. -Un instrument crée et fourni par la collectivité. -Le produit social de la faculté du langage. -L’ensemble de conventions mais nécessaires adopté par le corps social. - La langue est élaborée par la communauté ; c’est en cela qu’elle est sociale. -Distinction entre structure et histoire. -L’étude de la langue est synchronique -Discours insistant sur la forme de la langue -Staline en 1950 rejette cette définition en déclarant que la langue n’est pas une superstructure et n’a pas de caractère de classe. -La linguistique doit servir la politique prolétarienne. 34 Bernstein Bright Labov Théorie du déficit linguistique Tâches de la sociolinguistique Il tente une définition de la sociolinguistique : sa tâche « est de montrer que la variation ou la diversité n’est pas libre, mais qu’elle est corrélée avec des différences sociales systématiques» Il pose trois dimensions pour la sociolinguistique : 1-Les facteurs qui conditionnent le changement linguistique : l’identité sociale du locuteur, celle du destinataire et le contexte. -Opposition synchronie diachronie 3- les usages linguistiques et les croyances sur ces usages 4-L’étendue de la diversité (diversité multidialectale, multilinguale ou multisociétale) 5-Les applications de la sociolinguistique : la sociolinguistique comme diagnostic des structures sociales, comme facteur des études sociohistoriques Et comme aide à la planification. Théorie des variables linguistiques. -Il pose l’hypothèse selon laquelle les enfants de la classe ouvrière présentent un taux d’échec plus élevé que celui des élèves issus des classes aisées. -Il définit deux codes : code restreint : phrases courtes, sans subordination, vocabulaire limité, et code élaboré. -La structure sociale détermine les comportements linguistiques -C’est le premier à tenter d’expliquer la différence linguistique par la différence sociale. -Il cherche l’explication des changements linguistique dans les fluctuations de la composition sociale. -Etude de la langue dans son contexte social Cette démarche l'a amené à isoler deux niveaux de variation :- Un niveau social : différents locuteurs d'une même langue parlent différemment.Un niveau stylistique : un même locuteur utilise différents registres de langage (familier, soutenu...) selon la situation. La langue est soumise à trois sortes de règles :- Les règles catégoriques qu'aucun locuteur ne viole jamais. Aucun francophone ne dit : « on venons » ou « nous vient».- Les règles semi-catégoriques, dont la violation fréquente - est interprétable socialement : la tournure « aller au coiffeur» est jugée populaire par la norme. Exercice 2 Expliquer en quelques lignes les différentes conceptions sociales de la langue : « de la linguistique à la sociolinguistique ». Eléments de réponses : « Il n’y a pas de langue sans société, ni de société sans langue», c’est le postulat de base qui est à l’origine de la naissance de cette linguistique qui s’intéresse à la fois à la langue et à la société qui la parle. Cette discipline, qui est pourtant sans domaine propre, emprunte son objet à la Linguistique et ses méthodes à la sociologie. La sociolinguistique s’est frayé un chemin entre ces deux sciences. Elle s’est distinguée de la linguistique saussurienne dès ses premiers pas, non pas comme « une nouvelle théorie du langage », mais comme « une nouvelle pratique linguistique ». Quels rapports y a-t-il entre ces deux disciplines ? Quels sont les nouveaux soubassements théoriques qui donné naissance à la sociolinguistique ? L’acte de naissance de la sociolinguistique est signé par Antoine Meillet qui s’est opposé au Cours de linguistique générale dès son apparition en 1916. Il le critique sur plusieurs plans. Saussure qui définit la langue comme étant la partie sociale du langage n’assume pas ce postulat dans ses analyses linguistiques. Mais, c’est par rapport au traitement des changements linguistiques que Meillet se révolte. Il écrit : « en séparant le changement linguistique des conditions extérieures dont il dépend, Ferdinand de Saussure le prive de 35 réalité ; il le réduit à une abstraction qui est nécessairement inexplicable». La phrase qui semble être la plus contraignante pour Meillet se trouve être celle qui termine le CLG où les auditeurs de cette œuvre posthume assignent à la linguistique un véritable et unique objet « la langue en elle-même et pour elle-même». Les linguistes marxistes sont d’un apport déterminant. Ils relient la problématique linguistique à la réalité sociale. Lafargue explique le changement du vocabulaire du français après la Révolution par les évènements politiques. Par là, il sera le premier à appliquer une certaine analyse sociologique aux faits de la langue. Marr qui s’est illustré par la « nouvelle théorie du langage» et qui postule une origine commune aux langues considère celle-ci comme un instrument de pouvoir et comme un facteur de division sociale. Il construisait sa théorie autour de deux postulats : le premier est que la langue est une superstructure et le second est le fait que la langue est un phénomène de classe. Par là, il explique que la disparition des classes (prônée par les tenants du marxisme) est reliée à la disparition des langues. Il travaille pendant quinze ans pour élaborer une langue artificielle – l’Espérantosusceptible de remplacer toutes les langues du monde après l’avènement universel du marxisme. Bernstein, sociologue de l’éducation, est l’un des premiers à se pencher sur les causes sociales de l’échec scolaire. Son mérite consiste en le fait qu’il travaillât sur les productions linguistiques réelles en relation avec la situation sociologique des locuteurs. Il constate au cours d’une enquête réalisée en classe que les enfants issus des classes aisées maîtrisent deux codes (le code restreint et le code élaboré) alors que les enfants issus des classes défavorisées maîtrisent uniquement le code restreint. Bright est connu pour le fait qu’il a rassemblé autour d’une table ronde une vingtaine de linguistes afin de parler de la définition et du domaine de la sociolinguistique. En publiant les actes de cette table ronde, Bright réussit à définir les domaines de la sociolinguistique. Donc, son mérite se résume au fait qu’il a réussi à fédérer la sociolinguistique en domaines. Labov est connu pour être le père de la sociolinguistique. Son nom est relié à cette jeune discipline. Il s’est fait connaître surtout par ses enquêtes qu’il a réalisées à New York. En radicalisant la position de Meillet par rapport au fait que la langue n’est autre chose qu’un phénomène social qui doit être étudié dans le cadre d’une science sociale, Labov va jusqu’à dire que la sociolinguistique doit simplement être appelée linguistique, puisque les sujets traités par la sociolinguistique relèvent du domaine de la linguistique. Ainsi, nous avons essayé de retracer l’historique de la naissance de cette jeune discipline qui cherche encore à se distinguer à la fois de la linguistique et de la sociologie. Nous avons donné un aperçu des recherches effectuées pour élever cette discipline au rang des sciences aux méthodes rigoureuses. Donc, la sociolinguistique est cette science qui considère la langue comme un fait social, qui explique les phénomènes linguistiques par les phénomènes sociaux, qui cherche une relation de cause à effet entre le changement linguistique et le changement social. 36
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