Cours 2 de sociolinguistique Dr. BEKTACHE - E

Plan du cours
Introduction
1. Antoine Meillet : Fait social et fait linguistique
2. Les marxistes : langue, pouvoir et classe sociale
3. Basil Bernstein : langue et déficit linguistique
3.1. Quelques caractéristiques du langage formel (d’après Bernstein)
3.2.
Quelques caractéristiques du langage commun
4. W. Bright : Terrain d’étude de la sociolinguistique
5. W. Labov : langue et variationnisme
Les principaux axes de recherche de Labov :
5.1.
L’analyse des changements linguistiques en cours
5.2.
L’étude des données de la langue spontanée.
5.2.1. Stratification sociale de la langue à New York
5.2.2. La variation stylistique et la variation sociale
5.2.3. L’évaluation sociale du langage.
5.3.
La langue du ghetto.
Conclusion
Eléments bibliographiques
Exercices d’application
21
« Il n’y a pas de langue sans société, ni de société sans langue », c’est le postulat de
base qui est à l’origine de la naissance de cette linguistique qui s’intéresse à la fois à la langue
et à la société qui la parle. Cette discipline, qui est pourtant sans domaine propre, emprunte
son objet à la Linguistique et ses méthodes à la sociologie. La sociolinguistique s’est frayé un
chemin entre ces deux sciences. Elle s’est distinguée de la linguistique saussurienne dès ses
premiers pas, non pas comme « une nouvelle théorie du langage », mais comme « une
nouvelle pratique linguistique ». La conception sociale de la langue remonte au fondateur
même de la linguistique. En définissant la langue comme un fait social, Saussure reconnaît la
conception sociale de son objet d’étude. Mais cette idée de sociale fut rapidement abandonnée
par les structuralistes. Les linguistes venus après Saussure ont chacun de son côté essayé de
remettre l’objet d’étude de la linguistique dans son contexte social. Antoine Meillet, Les
marxistes, Bazil Bernstein, William Bright et enfin William Labov ont tous évoqué la
nécessité de donner une définition sociale à la langue.
1. Antoine Meillet : Fait social et fait linguistique
L’acte de naissance de la sociolinguistique est signé par Antoine Meillet qui s’est
opposé au Cours de linguistique générale dès son apparition en 1916. Il le critique sur
plusieurs plans. Saussure qui définit la langue comme étant la partie sociale du langage
n’assume pas ce postulat dans ses analyses linguistiques. Mais, c’est par rapport au traitement
des changements linguistiques que Meillet se révolte. Il écrit : « en séparant le changement
linguistique des conditions extérieures dont il dépend, Ferdinand de Saussure le prive de
réalité ; il le réduit à une abstraction qui est nécessairement inexplicable »1. La phrase qui
semble être la plus contraignante pour Meillet se trouve être celle qui termine le CLG où les
auditeurs de cette œuvre posthume assignent à la linguistique un véritable et unique objet « la
langue en elle-même et pour elle-même ».
Bien que Meillet se réfère à Saussure pour définir la langue comme institution sociale et la
parole comme fait momentané, ces termes apparaissent avec des aspects différents dans la
linguistique historique et générale de Meillet. Ils sont liés au changement linguistique2.
L'emploi des termes langue et parole chez Saussure et Meillet est déterminé pas leurs
conceptions différentes de la linguistique et par des buts scientifiques divergents.
L’opposition apparaît au niveau épistémologique : pour Meillet la linguistique générale est
subordonnée à la linguistique historique, pour Saussure la construction d'une linguistique
générale devrait en fin de compte bouleverser et transformer la linguistique. L'un veut
analyser la langue, système sémiologique formel et virtuel, l'autre veut trouver les procédés
constants qui gouvernent les transformations des langues. L’un a voulu élucider des « faits
particuliers assez abstrus », l'autre avait l'intention d'avancer les idées générales sur la langue
comme fait sémiologique. Ces deux perspectives peuvent être appelées l'intérêt empirique et
l'intérêt méthodologique. Pour Meillet, les faits sont donnés et il veut les scruter, pour
Saussure il s'agit de constituer un fait pour la linguistique comme science. Pour Meillet « si
l'on veut décrire une langue actuellement parlée, on ne peut le faire qu'en tenant compte des
différences qui résultent de la diversité des conditions sociales et de toute la structure de la
société considérée » (35).
1
A. Meillet, Compte rendu de F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916, Bulletin de la Société de
Linguistique de Paris 20, 1919.
2
N. Brigitte, « Meillet : langue et parole », In Histoire Épistémologie Langage, Tome 10, fascicule 2, 1988,
pp.99-108.
22
Récapitulatif3 des deux conceptions de la langue :
Meillet
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Langage (parole déf. plutôt
physiologique)
fait social : fait empirique (sociohistorique)
niveau empirique, quantitatif
histoire sociale (des langues, des mots)
variation, changement
hétérogénéité
but : description et explication, de
l’hétérogénéité
moyen : observation de la parole (faits
sociol. et physio-psychol.)
linguistique externe
vie des mots
résultat : sociolinguistique française
Saussure
• langue (parole : déf. négative)
• fait social : fondement
méthodologique
• niveau méthodologique, qualitatif
• linguistique générale
• système sémiologique
• homogénéité
• but : constitution d'un objet
homogène
• moyen : théorie de la langue
(Exclusion de ces faits)
• Linguistique interne
• vie des signes
• résultat : structuralisme
Possibilité d'une collaboration future :
Sémiologie : vie des signes au sein de la vie sociale
2. Les marxistes : langue, pouvoir et classe sociale
Les linguistes marxistes sont d’un apport déterminant. Ils relient la problématique
linguistique à la réalité sociale. Lafargue explique le changement du vocabulaire du français
après la Révolution par les évènements politiques. Par là, il sera le premier à appliquer une
certaine analyse sociologique aux faits de la langue. Marr qui s’est illustré par la « nouvelle
théorie du langage » et qui postule une origine commune aux langues considère celle-ci
comme un instrument de pouvoir et comme un facteur de division sociale. Il construisait sa
théorie autour de deux postulats : le premier est que la langue est une superstructure et le
second est le fait que la langue est un phénomène de classe. Par là, il explique que la
disparition des classes (prônée par les tenants du marxisme) est reliée à la disparition des
langues. Il a travaillé pendant quinze ans pour élaborer une langue artificielle – l’Espérantosusceptible de remplacer toutes les langues du monde après l’avènement universel du
marxisme.
Par ailleurs, les approches marxistes de la linguistique ont suivi une évolution qui part de la
contribution à la lutte des classes à la consolidation de l'Etat soviétique.
Louis-Jean
3
N. Brigitte, « Meillet : langue et parole », In Histoire Épistémologie Langage, Tome 10, fascicule 2, 1988,
pp.99-108.
23
CALVET, en mettant en avant les approches de Karl MARX, Friedrich ENGELS, Paul
LAFARGUE et STALINE met en avant les richesses des théories marxistes dans le domaine
de la linguistique. Dans une introduction à ces textes, il indique leurs différentes logiques qui
marquent bien les spécificités des apports marxistes à la linguistique.
On trouve dans l'idéologie de Karl MARX, des réflexions sur le langage : "Le langage est la
conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors
seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le
besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes." "La conscience est d'emblée un
produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes." "La division du travail
ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du
travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s'imaginer
qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement
quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience
est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie,
philosophie, morale, etc." Trois moments, "la force productive, l'état social et la conscience,
peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible,
bien mieux il arrive effectivement que l'activité intellectuelle et matérielle - la jouissance et le
travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents (...)".
Dès le départ de la réflexion marxiste, le langage et l'idéologie sont liés dans la même
dynamique sociale.
BAKHTINE (1895-1975) et VOLOCHINOV (Le marxisme et la philosophie du langage,
1929), proposent de nombreux travaux sur le lien entre langue et marxisme. La parole est le
moteur des changements linguistiques et il est impossible d'étudier la langue séparément de
l'expression concrète et de l'énonciation, mais elle n'est pas le fait des individus : les
individus sont animés par l'expression linguistique dans un champ de force social où ils sont
entièrement plongés. Le discours est l'arène où s'affrontent les "accents sociaux" contraires,
expression des conflits de classe, à l'intérieur du même système linguistique. Mais classes et
communautés linguistiques ne se recouvrent pas. La communication verbale, inséparable des
autres formes de communication, implique conflits, rapports de domination et de résistance,
adaptation ou résistance, utilisation de la langue par la classe dominante pour renforcer son
pouvoir. A des différences de classes peuvent correspondre des différences de registre ou
même de système linguistique, mais à l'intérieur d'un même système, en se basant sur une
analyse stylistique de l'œuvre de DOSTOEVISKI, BAKHTINE et VOLONICHOV trouve des
éléments qui alimentent les conflits sociaux. Pour eux, la réalité des phénomènes idéologiques
est la réalité objective des signes sociaux. Les lois de cette réalité sont les lois de la
communication sémiotique qui sont directement produites par l'ensemble des lois sociales et
économiques. La réalité idéologique est une superstructure située directement au-dessus de la
base économique.
Les évolutions dramatiques de la situation politique en Union Soviétique amènent l'école
linguistique de Nicolas Yacovlevich MARR (1865-1934) à devenir le guide officiel en
matière de langues. Le fondateur de cette école fonde la "japhétidologie ", pure "science
marxiste " débarrassée des apports "bourgeois ". Il fait remonter l'origine des langues à une
source antérieure à l'indo-européen, et postule une origine commune aux langues
caucasiennes, sémitiques-hamitiques et basques (et plus loin un "protolangage à base de
quatre exclamations aurait existé). A une origine gestuelle aurait succédé, lors de la
désagrégation de la société primitive (communiste comme il se doit), une monogenèse à partir
de ces quatre éléments. Une langue est une superstructure, reflet exact de la base économique,
et une société de classes connaît des langues de classe. Les langues d'une même classe de
pays différents auraient plus de points communs que les langues de classes différentes dans
une même langue. Ce "fait" laisse espérer l'avènement d'une langue universelle dans une
24
époque où le socialisme a triomphé dans tous les pays. Cela va évidemment de pair avec le
projet d'extension du socialisme au monde entier, de 1930 à 1950 .
STALINE, dans une intervention dans la Pravda en 1950, probablement inspiré par Anold
CHIKOBAVA (1898-1985), récuse l'existence de langues de classe : la langue n'est pas une
superstructure, mais un instrument de communication qui ne peut être affecté par les
changements sociaux. C'est qu'il ne s'agit plus que de construire le socialisme en un seul pays,
et le dépérissement de l'Etat n'est plus envisagé, et le respect des langues nationales est rétabli
du même coup.
"La langue (...) diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par
telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d'une société donnée, mais par toute la marche
de l'histoire de la société et de l'histoire des bases au cours des siècles. Elle est l'œuvre non
pas d'une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des
efforts de générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d'une classe
quelconque, mais de toute la société (...). Par suite, le rôle d'instrument que joue la langue
comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au
détriment des autres classes (...)." (Le marxisme et les problèmes de linguistique).
3. Basil Bernstein : langue et déficit linguistique (extraits relevés dans
http://creoles.free.fr/sociolinguistique/diaporamas/sociolinguistique, Fichier
Power Pointe)
Bernstein, sociologue de l’éducation, est l’un des premiers à se pencher sur les causes sociales
de l’échec scolaire. Son mérite consiste dans le fait qu’il travaillât sur les productions
linguistiques réelles en relation avec la situation sociologique des locuteurs. Il constate au
cours d’une enquête réalisée en classe que les enfants issus des classes aisées maîtrisent deux
codes (le code restreint et le code élaboré) alors que les enfants issus des classes défavorisées
maîtrisent uniquement le code restreint.
Bernstein, se fondant sur l’investigation empirique, établit les différences entre le code
restreint de la classe ouvrière et le code élaboré de la classe moyenne. Les codes restreints
dépendent du contexte et sont particularistes, tandis que les codes élaborés ne dépendent pas
du contexte et sont universalistes.
Bernstein étudiant les codes à l’école a souligné que les enfants de la classe ouvrière s’y
retrouvent dans des conditions d’infériorité, parce qu’ils ne maîtrisent pas le code élaboré de
l’école, mais non pas parce que leur code est déficient en soi.
Bernstein a toujours voulu montrer que le système éducatif est en relation avec la division
sociale du travail, protestant toujours quand on lui attribuait une « théorie du déficit ».
« La théorie des codes affirme qu’il y a une répartition inégale, liée à la classe sociale, des
principes de communication porteurs de privilèges […] et que la classe sociale, indirectement,
établit la classification et l’énoncé du code élaboré transmis par l’école, de manière à faciliter
et perpétuer son acquisition inégalitaire. Dès lors, la théorie des codes n’accepte ni l’idée d’un
déficit ni celle d’une différence mais attire l’attention sur les liens entre les macro-relations
de pouvoir et les micro-pratiques de transmission, d’acquisition et d’évaluation, ainsi
d’ailleurs qu’avec le positionnement ou non en faveur du caractère originel de ces
pratiques. »4
4
B. Bernstein , Class, Codes and control : the structuring of pedagogic discourse, vol. 4, 1990
25
3.1. Quelques caractéristiques du langage formel (d’après Bernstein)
1°) Précision de l’organisation grammaticale et de la syntaxe ;
2°) Nuances logiques et insistance véhiculées par une construction de la phrase
grammaticalement complexe, et spécialement par l’utilisation d’une série de conjonctions et
de propositions subordonnées ;
3°) Usage fréquent de prépositions qui indiquent des relations logiques, comme de
prépositions indiquant la proximité spatiale et temporelle ;
4°) Usage fréquent des pronoms impersonnels, « il », « on » ;
5°) Choix rigoureux des adjectifs et des adverbes ;
6°) Impressions individuelles verbalisées par l’intermédiaire de la structure des relations entre
les phrases et à l’intérieur de la phrase, c’est-à-dire d’une manière explicite ;
7°) Symbolisme expressif différenciant dans le détail les significations au niveau des phrases,
au lieu de renforcer les mots dominants ou d’accompagner les énoncés d’une manière
indifférenciée ;
8°) Usage du langage qui rend attentif aux possibilités attachées à un système complexe de
concepts hiérarchisés pour l’organisation de l’expérience.
3.2. Quelques caractéristiques du langage commun
1°) Phrases courtes, grammaticalement simples, souvent non terminées, à syntaxe pauvre ;
2°) Usage simple et répétitif des conjonctions ou des locutions conjonctives (donc alors, et
puis, parce que, etc.) ;
3°) Usage rare des propositions subordonnées servant à subdiviser les catégories initialement
employées pour traiter du sujet principal ;
4°) Incapacité de s’en tenir à un sujet défini pendant un énoncé, ce qui facilite la
désorganisation du contenu de l’information ;
5°) Usage rigide et limité des adjectifs et des adverbes ;
6°) Usage rare de la tournure impersonnelle dans les phrases ou les propositions
conditionnelles, du genre : « On pourrait penser… » ;
7°) Usage fréquent d’énoncés où les justifications et les conclusions sont télescopées de
manière à produire une affirmation catégorique ;
8°) Nombreuses affirmations et nombreuses expressions indiquant que l’on demande à
l’interlocuteur d’accorder une valeur particulière à l’énoncé précédent : « N’est-ce pas ? »,
« Tu te rends compte ? », « Tu vois. » On pourrait appeler ce procédé « rhétorique du
consentement ou de l’appel au consensus » ;
9°) Choix individuels opérés fréquemment dans un ensemble de tournures proverbiales ;
10°) Impressions individuelles à l’état implicite dans l’organisation de la phrase : c’est un
langage à signification implicite.
26
27
4. W. Bright : Terrain d’étude de la sociolinguistique
28
Bright est connu par le fait qu’il a rassemblé autour d’une table ronde une vingtaine de
linguistes afin de parler de la définition et du domaine de la sociolinguistique. En publiant les
actes de cette table ronde, Bright réussit à définir les domaines de la sociolinguistique. Donc,
son mérite se résume au fait qu’il a réussi à fédérer la sociolinguistique en domaines. Selon
lui, la sociolinguistique doit avoir comme objectif :
-
Mener des recherches sur l’identité sociale des participants engagés dans le
processus de communication ;
Déterminer l’environnement social dans lequel les événements linguistiques
prennent place ;
Evaluer les jugements socialement différenciés que les locuteurs portent sur les
formes de comportements linguistiques ;
Procéder à une analyse synchronique et diachronique des dialectes sociaux ;
Envisager les applications pratiques que peut fournir la recherche
sociolinguistique ;
La sociolinguistique se donne comme programme le rôle des coercitions
sociales dans la langue.
5. W. Labov : langue et variationnisme
Labov est connu pour être le père de la sociolinguistique. Son nom est relié à cette jeune
discipline. Il s’est fait connaitre surtout par ses enquêtes qu’il a réalisées à New York. En
radicalisant la position de Meillet par rapport au fait que la langue n’est autre chose qu’un
phénomène social qui doit être étudiée dans le cadre d’une science sociale, Labov va jusqu’à
dire que la sociolinguistique doit simplement être appelée linguistique, puisque les sujets
traités par la sociolinguistique relèvent du domaine de la linguistique.
Pour confirmer la conception sociale de la langue Labov mène plusieurs enquêtes de terrain.
Ces enquêtes signent la naissance, dans le domaine de la sociolinguistique, de l’approche
variationniste.
Les principaux axes de recherche de Labov5
5.1. L’analyse des changements linguistiques en cours
A travers une étude effectuée sur l’île Martha’s Vineyard (1961-1962) Labov tente
d’établir l’histoire sociale d’un changement en cours à travers la communauté qui l’engendre.
Dans ce domaine Labov est préoccupé par les questions suivantes :
D’où vient la variation ?
Comment se diffuse-t-elle ?
Quelle régularité a-t-elle ?
5.2. L’étude des données de la langue spontanée.
Pour étudier la variation sociale de la langue, Labov s’est intéressé à différentes
strates : sous-prolétariat, classe ouvrière, petite bourgeoisie, moyenne et haute bourgeoisie. Il
s’est fixé pour objectif de savoir les attitudes sociales des locuteurs de différentes strates visà-vis de la langue et de dégager la signification sociale attribuée par ces locuteurs (les
Neworkais) aux variantes étudiées.
5
Cette partie du cours fera l’objet d’un cours magistral plus détaillé lors de la prochaine séance
29
Le choix des variantes phonologiques est motivé par leur fréquence d’emploi. Ces variables
sont instables, fluctuantes. Elles se réalisent en variantes de prestige et en variantes
stigmatisées. Celles-ci ont une fonction de discrimination sociale.
La variable étudiée est la suivante : /r/. Labov étudie l’absence ou la présence de ce phonème
en position postvocalique dans « car, card, four, fourth ». Cette variante est notée comme
suit : r-0, rLa variante est étudiée en 3 directions :
1. Dimension sociale (une stratification sociale) : le /r/ fonctionne comme un
différenciateur social. La communauté est organisée en deux groupes.
2. Dimension stylistique et situationnelle : les locuteurs peuvent mettre en œuvre des
styles différents (familier/ surveillé), en fonction des contextes d’échange
(informel/formel).
3. Elle participe d’un changement linguistique en cours : Il s’agit (à New York) de
substituer au modèle de prestige de la Nouvelle-Angleterre (r-0) le modèle de prestige
de Midwest (r-1).
5.2.1. Stratification sociale de la langue à New York
Labov a mené son enquête dans trois grands magasins new-yorkais ( Manhattan):
Il va demander aux employés où se trouvait un certain rayon ou à quel étage on se trouvait. La
réponse est connue : les employers produiront des réponses où apparaîtront les formes
phonétiques à étudier : forth floor ( 4e étage) .
5.2.2. La variation stylistique et la variation sociale
A travers une autre enquête Labov remarque que dans le contexte formel et artificiel de
l’interview le locuteur fait apparaître un style surveillé marqué par l’emploi du /r/ alors que
dans des situations ordinaires, bars, restaurants, rues, plages, les locuteurs utilisent un style
familier , marqué par l’absence du /r/. L’enquête a été menée dans les trois grands magasins
cités précédemment, auprès de vendeuses et employés.
5.2.3. L’évaluation sociale du langage.
Dans une autre enquête Labov étudie les réactions des locuteurs face à la variable du /r/.
Ce travail va l’amener à définir la notion de communauté linguistique.
Il fait écouter à des locuteurs des faux couples prononcés par une même personne et étudie
leurs réactions. Il leur demande de classer ces « façons de parler » sur une échelle d’aptitude
professionnelle hiérarchisée tant du point de vue du prestige social que de l’importance du
rôle tenu par le langage.
5.3. La langue du ghetto.
L’enquête est menée cette fois-ci à Harlem. Le but de cette étude était d’analyser le
vernaculaire noir américain.
Il s’agit d’une langue appartenant aux enfants et adolescents noirs issus des ghettos urbains.
Ce sont des membres à part entière de la culture de rue rejetés par le système éducatif.
L’objectif étant de rendre compte de leur échec scolaire.
30
Synthèse
1. Labov apporte de nouveaux éléments théoriques à la démarche sociolinguistique tant
du point de vue technique que de l’objet d’étude.
2. L’enquête de New York visait la stratification sociale de la langue, la mise en
évidence de corrélations significatives entre variantes phonétiques et paramètres
sociaux.
3. A Harlem, l’objet d’étude est la grammaire du vernaculaire. L’ensemble des règles
phonologiques et syntaxiques qui lui sont spécifiques. Le vernaculaire témoigne d’une
variation interne, régulière, qui n’est ni stylistique ni situationnelle mais structurale.
4. Les enquêtes précédentes qui saisissaient les sujets parlants de l’extérieur hors de
toutes interactions verbales concrètes.
5. A Harlem la démarche vise à reconstituer de l’intérieur le comportement linguistique
des groupes. La variation apparaît non seulement comme une conséquence de la
différenciation sociale mais aussi comme agent actif des antagonismes sociaux.
Conclusion
Ainsi, nous avons essayé de retracer l’historique de la naissance de cette jeune discipline qui
cherche encore à se distinguer à la fois de la linguistique et de la sociologie. Nous avons
donné un aperçu des recherches effectuées pour élever cette discipline au rang des sciences
aux méthodes rigoureuses. Donc, la sociolinguistique est cette science qui considère la langue
comme un fait social, qui explique les phénomènes linguistiques par les phénomènes sociaux,
qui cherche une relation de cause à effet entre le changement linguistique et le changement
social.
Notes de lecture
Citons plusieurs auteurs sur lesquels vous pouvez vous baser pour vos lectures sur le thème :
- Avant la révolution de 1917 en Russie, Paul LAFARGUE (1842-1911), dans ses
travaux sur la Révolution Française, étudie son impact linguistique, dans le domaine du
vocabulaire : le jeu linguistique entre l'aristocratie, la bourgeoisie et le peuple.
- L'étude des causes sociales des faits linguistiques, héritière de l'école sociologique
d'Antoine MEILLET (1866-1936) est menée entre autres par Marcel COHEN (1884-1974),
auteur du référentiel "Pour une sociologie du langage (1956).
- Dans les années 60, l'analyse du discours, l'étude des rapports entre le sens d'un énoncé
et la forme qu'il revêt est effectuée à la suite de Jean DUBOIS. Se fait sentir l'influence d'une
conception de la linguistique "objectivée", détachée des contextes des conflits sociaux, dans
des études qui, elles-mêmes se veulent marxistes, au moins en grande partie : étude d'une
corrélation entre le linguistique et le social, à travers les conditions de production par JeanBaptiste MARCELLESI ou étude sur l'autonomie et la matérialité de la langue dans la
constitution du discours, reconnaissant une partie proprement linguistique dans l'étude des
rapports entre langue, idéologie et société par Michel PECHEUX .
- La perspective marxiste est dernièrement renouvelée selon une perspective historique :
Michel FOUCAULT, R. BALIBAR et D.LAPORTE. Ces derniers travaillent sur les
conditions de la naissance du français comme langue nationale - langue unificatrice au service
de la bourgeoisie - sous la Révolution Française.
- Jean-Pierre FAYE (né en 1925), à travers la revue "Tel Quel" notamment, étudie les
changements de la langue et leurs relations réciproques avec les changements sociaux. Dans
Les langages totalitaires (2004), il recherche les conditions d'"acceptabilité" de la parole
hitlérienne lors de la montée du fascisme en Allemagne.
31
Françoise GADET, Article Langue/Linguistique, du Dictionnaire Critique du Marxisme,
PUF, collection Quadrige, 1999.
Karl MARX, Friedrich ENGELS, L'idéologie allemande, Editions sociales, 1970 ;
STALINE, le marxisme et les problèmes de linguistique, traduction des Editions du peuple,
Pékin, octobre 1971 (disponible sur Internet, www.communisme-bolchevisme.net) ;
VOLOCHINOV/BAKHTINE, Le marxisme et la philosophie du langage (recension de
l'ouvrage, disponible sur Internet sur le site de Réveil Communiste) :
http://reveilcommuniste.over-blog.fr) ; Jean-pierre FAYE, Langages totalitaires, Editions
Hermann, 2004.
Marxisme et liguistique, Editions Payot, 1977, Présentation de Louis-Jean CALVET (Sous
les pavés de STALINE, la plage de FREUD?) des textes de MARX-ENGELS (L'idéologie
allemande, d'ENGELS (Dialectique de la nature : Le rôle du travail dans la transformation du
singe en homme, de Paul LAFARGUE (La langue française, Avant et après la révolution,
paru dans l'Ere nouvelle, janvier-février 1894) et de STALINE (A propos du marxisme en
linguistique, sous forme d'interview, paru dans Pravda du 20 juin 1950) .
32
Eléments bibliographiques
Baylon (Christian), 1991 : Sociolinguistique. Société, langue et discours, Nathan
Bernstein, Basil, 1975 : Langage et classes sociales, Editions de Minuit, 347 p.
Blanchet, Philippe, 2000 : La linguistique de terrain, méthode et théorie, Rennes, PUR, 145
pages.
Boyer, Henri, 1996 : sous la direction de : Sociolinguistique. Territoire et objets, Lausanne,
Delachaux et Niestlé
Boyer, Henri, 2001 : Introduction à la sociolinguistique, Dunod, « Les topos », 104 p.
Calvet (L.J.), 1993 : La sociolinguistique, QSJ n° 2731
Cazeneuve (Jean) : article "Rites" in Encyclopedia Universalis (cf. aussi article "Rituel" qui
suit)
Cazeneuve (Jean), 1971 : Sociologie du rite, PUF, coll. Sup, "Le linguiste", 334 p.
Dumont (Pierre) et Maurer (Bruno), 1995 : Sociolinguistique du français en Afrique
francophone, Paris, Edicef/Aupelf-UREF, 224 p. [ne pas omettre de consulter la bibliographie
récente]
Gadet (Françoise), éd., 1992 : Langages n° 108, déc. 1992, "Hétérogénéité et variation :
Labov, un bilan", 127 p.
Gadet, Françoise, 2003 : La variation sociale en français, Ophrys, coll. L’essentiel, 135 p.
Houis (Maurice), 1971 : Anthropologie linguistique de l'Afrique Noire, PUF, Coll. Sup., 232
p.
Labov, William, 1976 : Sociolinguistique, Editions de Minuit, 458 p.
Moreau, Marie-Louise, éd., 1997 : Sociolinguistique. Concepts de base, Belgique, Mardaga,
312 p.
Whorf, Benjamin Lee, 1969 : Linguistique et anthropologie, Denoël-Gonthier
33
Exercices d’application
Exrecice1
Déterminer à travers une recherche personnelle la conception sociale de la langue chez :
• F. De Saussure
• Meillet
• Les marxistes
• B.Bernstein
• W.Bright
• W. Labov
Eléments de réponse
Saussure
La langue :
Meillet
La langue :
Les marxistes
La langue :
-Un fait social.
-Indépendante de l’individu ;
social= pluri-individuel.
-La partie sociale du langage
-La langue est une institution
sociale
-Un fait social.
-Existe indépendamment de chacun
des individus qui la parlent. Elle
est extérieure à lui.
Meillet rejette l’idée selon laquelle
« la linguistique a pour unique et
véritable objet la langue envisagée
en elle-même et pour elle-même».
Les approches, rejetées par
Saussure dans son étude
apparaissent comme convergentes
chez Meillet: synchronie/
diachronie ; interne/ externe.
- Meillet associe approche externe
et interne de la langue et approche
synchronique/ diachronique de la
langue. Il cherche à expliquer la
structure par l’histoire. Meillet
rejette le modèle abstrait d’une
langue
-Discours insistant sur les
fonctions sociales de la langue.
- La langue est un instrument du
pouvoir, marquée par la division de
la société en classes sociales.
-La langue reflète la lutte des
classes.
-L’avènement du socialisme
devrait entraîner la naissance d’une
langue unique : l’espéranto, diffusé
en URSS.
-Langue comme superstructure
(théories linguistiques officielles)
-Un trésor déposé chez chaque
locuteur.
-Un instrument crée et fourni par la
collectivité.
-Le produit social de la faculté du
langage.
-L’ensemble de conventions mais
nécessaires adopté par le corps
social.
- La langue est élaborée par la
communauté ; c’est en cela qu’elle
est sociale.
-Distinction entre structure et
histoire. -L’étude de la langue est
synchronique
-Discours insistant sur la forme de
la langue
-Staline en 1950 rejette cette
définition en déclarant que la
langue n’est pas une superstructure
et n’a pas de caractère de classe.
-La linguistique doit servir la
politique prolétarienne.
34
Bernstein
Bright
Labov
Théorie du déficit linguistique
Tâches de la sociolinguistique
Il tente une définition de la
sociolinguistique : sa tâche « est de
montrer que la variation ou la
diversité n’est pas libre, mais qu’elle
est corrélée avec des différences
sociales systématiques»
Il pose trois dimensions pour la
sociolinguistique :
1-Les facteurs qui conditionnent le
changement linguistique : l’identité
sociale du locuteur, celle du
destinataire et le contexte.
-Opposition synchronie diachronie
3- les usages linguistiques et les
croyances sur ces usages
4-L’étendue de la diversité (diversité
multidialectale, multilinguale ou
multisociétale)
5-Les applications de la
sociolinguistique : la
sociolinguistique comme diagnostic
des structures sociales, comme
facteur des études sociohistoriques
Et comme aide à la planification.
Théorie des variables linguistiques.
-Il pose l’hypothèse selon laquelle
les enfants de la classe ouvrière
présentent un taux d’échec plus
élevé que celui des élèves issus des
classes aisées.
-Il définit deux codes : code restreint :
phrases courtes, sans subordination,
vocabulaire limité,
et code élaboré.
-La structure sociale détermine les
comportements linguistiques
-C’est le premier à tenter d’expliquer
la différence linguistique par la
différence sociale.
-Il cherche l’explication des
changements linguistique dans les
fluctuations de la composition sociale.
-Etude de la langue dans son contexte
social
Cette démarche l'a amené à isoler deux
niveaux de variation :- Un niveau
social : différents locuteurs d'une
même langue parlent différemment.Un niveau stylistique : un même
locuteur utilise différents registres de
langage (familier, soutenu...) selon la
situation.
La langue est soumise à trois sortes de
règles :- Les règles catégoriques
qu'aucun locuteur ne viole jamais.
Aucun francophone ne dit : « on
venons » ou « nous vient».- Les règles
semi-catégoriques, dont la violation fréquente - est interprétable
socialement : la tournure « aller au
coiffeur» est jugée populaire par la
norme.
Exercice 2
Expliquer en quelques lignes les différentes conceptions sociales de la langue : « de la
linguistique à la sociolinguistique ».
Eléments de réponses :
« Il n’y a pas de langue sans société, ni de société sans langue», c’est le postulat de
base qui est à l’origine de la naissance de cette linguistique qui s’intéresse à la fois à la langue
et à la société qui la parle. Cette discipline, qui est pourtant sans domaine propre, emprunte
son objet à la Linguistique et ses méthodes à la sociologie. La sociolinguistique s’est frayé un
chemin entre ces deux sciences. Elle s’est distinguée de la linguistique saussurienne dès ses
premiers pas, non pas comme « une nouvelle théorie du langage », mais comme « une
nouvelle pratique linguistique ». Quels rapports y a-t-il entre ces deux disciplines ? Quels sont
les nouveaux soubassements théoriques qui donné naissance à la sociolinguistique ?
L’acte de naissance de la sociolinguistique est signé par Antoine Meillet qui s’est
opposé au Cours de linguistique générale dès son apparition en 1916. Il le critique sur
plusieurs plans. Saussure qui définit la langue comme étant la partie sociale du langage
n’assume pas ce postulat dans ses analyses linguistiques. Mais, c’est par rapport au traitement
des changements linguistiques que Meillet se révolte. Il écrit : « en séparant le changement
linguistique des conditions extérieures dont il dépend, Ferdinand de Saussure le prive de
35
réalité ; il le réduit à une abstraction qui est nécessairement inexplicable». La phrase qui
semble être la plus contraignante pour Meillet se trouve être celle qui termine le CLG où les
auditeurs de cette œuvre posthume assignent à la linguistique un véritable et unique objet « la
langue en elle-même et pour elle-même».
Les linguistes marxistes sont d’un apport déterminant. Ils relient la problématique
linguistique à la réalité sociale. Lafargue explique le changement du vocabulaire du français
après la Révolution par les évènements politiques. Par là, il sera le premier à appliquer une
certaine analyse sociologique aux faits de la langue. Marr qui s’est illustré par la « nouvelle
théorie du langage» et qui postule une origine commune aux langues considère celle-ci
comme un instrument de pouvoir et comme un facteur de division sociale. Il construisait sa
théorie autour de deux postulats : le premier est que la langue est une superstructure et le
second est le fait que la langue est un phénomène de classe. Par là, il explique que la
disparition des classes (prônée par les tenants du marxisme) est reliée à la disparition des
langues. Il travaille pendant quinze ans pour élaborer une langue artificielle – l’Espérantosusceptible de remplacer toutes les langues du monde après l’avènement universel du
marxisme.
Bernstein, sociologue de l’éducation, est l’un des premiers à se pencher sur les causes
sociales de l’échec scolaire. Son mérite consiste en le fait qu’il travaillât sur les productions
linguistiques réelles en relation avec la situation sociologique des locuteurs. Il constate au
cours d’une enquête réalisée en classe que les enfants issus des classes aisées maîtrisent deux
codes (le code restreint et le code élaboré) alors que les enfants issus des classes défavorisées
maîtrisent uniquement le code restreint.
Bright est connu pour le fait qu’il a rassemblé autour d’une table ronde une vingtaine
de linguistes afin de parler de la définition et du domaine de la sociolinguistique. En publiant
les actes de cette table ronde, Bright réussit à définir les domaines de la sociolinguistique.
Donc, son mérite se résume au fait qu’il a réussi à fédérer la sociolinguistique en domaines.
Labov est connu pour être le père de la sociolinguistique. Son nom est relié à cette
jeune discipline. Il s’est fait connaître surtout par ses enquêtes qu’il a réalisées à New York.
En radicalisant la position de Meillet par rapport au fait que la langue n’est autre chose qu’un
phénomène social qui doit être étudié dans le cadre d’une science sociale, Labov va jusqu’à
dire que la sociolinguistique doit simplement être appelée linguistique, puisque les sujets
traités par la sociolinguistique relèvent du domaine de la linguistique.
Ainsi, nous avons essayé de retracer l’historique de la naissance de cette jeune
discipline qui cherche encore à se distinguer à la fois de la linguistique et de la sociologie.
Nous avons donné un aperçu des recherches effectuées pour élever cette discipline au rang
des sciences aux méthodes rigoureuses. Donc, la sociolinguistique est cette science qui
considère la langue comme un fait social, qui explique les phénomènes linguistiques par les
phénomènes sociaux, qui cherche une relation de cause à effet entre le changement
linguistique et le changement social.
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