le quo#dien - Les mardis de la philo

 Le quotidien et l’événement.
Continuité et discontinuité dans
l’expérience humaine
Sébastien Laoureux
Université de Namur
28 janvier 2014
Les mardis de la philosophie
2. Une philosophie du quotidien est-elle possible ?
"Le quo(dien : ce qu’il y a de plus difficile à découvrir" M. Blanchot, "La parole quo4dienne" (1962). « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quo(dien, l’évident, le commun, (…) comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne semble pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni ques4on ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune informa4on. (…) Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine ». G. Perec, L’infra-­‐ordinaire, Seuil, pp. 11-­‐12. Dès ses débuts, la philosophie s’est caractérisée par une a?tude d’arrachement au quo(dien (au monde de la vie de tous les jours). à  Philosophie : Recherche de la vérité, monde des idées, contempla4on, rapport à l’éternité, etc. = EPISTEME à  Monde quo(dien : monde de l’opinion, du changement, de la fausseté, temporalité, etc. = DOXA à Une méfiance réciproque ! Un exemple paradigma4que de ceZe sépara4on, le portrait du philosophe (Thalès) par Platon : “Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-­‐on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher » Platon, Théétète, 174a-­‐176a. L’image du philosophe La tête dans les étoiles est née… à Pourquoi un tel fossé ? La philosophie a le plus souvent pensé que la vie quo4dienne allait de soi et n’était pas digne d’un ques4onnement philosophique. Il semble qu’il n’y a rien à découvrir dans le quo(dien. Il renvoie au monde de l’évidence, du connu, du familier. Il est vécu sans même que nous y pensions, sans être remis en ques4on. Mais précisément : n’est-­‐il pas trop connu ? N’est-­‐il pas trop proche ? N’est-­‐il pas difficile à décrypter en raison de sa trop grande proximité ? à Un tel paradoxe a bien été pointé par la liZérature : Ex. du travail de G. Perec qui est traversé par ceZe ques4on d’un quo4dien qui nous échappe. Le plus familier devient le plus étranger. Le travail liZéraire (à travers ses procédés) comme tenta4ve de dévoiler ce qui est là, mais qui n’avait pas été réellement vu. Condi4on de possibilité pour porter sur le quo4dien un regard philosophique intéressant : ques4onner son évidence, sa "naturalité", sa cer(tude. Le monde quo4dien a-­‐t-­‐il réellement ceZe évidence qu’il cherche à se donner ? Est-­‐il aussi "naturel" qu’il le prétend ? Possède-­‐t-­‐il vraiment la cer4tude qu’il cherche à s’aZribuer ? à L’évalua4on plus posi4ve du quo4dien en philosophie : une préoccupa4on récente. Husserl et le concept de Lebenswelt : Lebenswelt, monde de la vie : concept important de l’œuvre tardive de Husserl, en par4culier dans La crise des sciences Européennes et la phénoménologie Transcendantale (1936). Tenta4ve de réhabiliter la doxa. Accent sur la vérité antéprédica4ve (antérieure à toute pensée prédica4ve). Mise en évidence du paradoxe de la ra4onalité moderne : la philosophie (et la science) absorbée par ses raisonnements théoriques, en oublie les condi4ons extra-­‐philosophiques (ou extra-­‐scien4fiques) de son ac4vité. Monde de la vie ? Expérience immédiate et intui4ve (qui ne fait appel à aucune connaissance scien4fique). Expérience ordinaire de la vie prise comme "allant de soi". Expérience irréfléchie, non théma4que du vivre, acceptée "naïvement", sans ques(onnement. Il s’agit du « monde commun à tous », du « sol de validité constant », que nous revendiquons, nous dit Husserl « aussi bien en tant qu’hommes pra4ques qu’en tant que savants » (p. 138). « Ce monde de la vie n’est rien d’autre que le monde de la simple doxa, que la tradi(on traite avec tant de mépris » (p. 515). Il désigne ce que la science présuppose toujours déjà comme son fondement. La science est « un vêtement d’idées jeté sur le monde de l’expérience et de l’intui4on immédiate, sur le monde de la vie » (p. 60). La phénoménologie cherche à ouvrir la voie à une "connaissance" du monde de la vie : "Mais voici la ques4on paradoxale : […] Ce monde de la vie, ne pouvons-­‐nous pas, en changeant d’a?tude, le prendre en vue universellement, ne pouvons-­‐nous pas apprendre à le connaître tel qu’il est et comme il est, dans la mobilité, la rela(vité qui lui est propre, en faire le thème d’une science universelle, mais qui n’a nullement pour but celui de la théorie universelle, au sens où le désire la philosophie historique et les sciences ? » (appendice XVII, pp. 511-­‐512). "Réduc(on" (épochè) comme ou4l méthodologique pour retrouver le sens du monde de la vie. Renouvellement du regard que nous portons sur le monde. A?tude naturelle à a?tude phénoménologique/transcendantale. Les ques4ons qui se posent : -­‐CeZe évidence "naturelle" de la quo4dienneté est-­‐elle de l’ordre du donné ? Est-­‐elle première ? -­‐Ou est-­‐elle de l’ordre de la construc(on, de l’inven(on, de la conquête existen(elle ? Pour Husserl à familiarité originaire, quiétude originelle, Urdoxa. D’autres réponses possibles : Alfred Schütz (la réduc4on de la réduc4on), Bruce Bégout (la dialec4que du quo4dien), Michel de Certeau (l’inven4on du quo4dien). Alfred Schütz (1899-­‐1959) et la "réduc(on de la réduc(on": Phénoménologie du monde de la vie quo4dienne. Fondateur de la sociologie phénoménologique. Renonce à l’artude transcendantale. Héri4er de Husserl, et pourtant très forte originalité. « Nous pouvons nous risquer de suggérer que l’homme dans l’artude naturelle u4lise également une épochè spécifique, qui est bien sûr toute autre que celle du phénoménologue. Il ne suspend pas sa croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son existence. Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puisse être autre qu’il ne lui apparaît. Nous proposons d’appeler ceZe épochè, l’épochè de l’artude naturelle ». A. Schütz, "Sur les réalités mul4ples", dans Le chercheur et le quoFdien. Conséquences : à Selon Schütz, la "naïveté" du monde quo4dien est toute rela4ve. La "réduc4on de la réduc4on" = stratégie vitale (qui peut parfois ne pas être effectuée). à "Angoisse fondamentale" qui disparaît sous l’épochè de l’épochè. à Possibilité de "crise de la typicité" du monde de la vie quo4dienne. Bruce Bégout et la dialec(que du quo(dien Ce qui est premier : l’inquiétude, l’insécurité, l’expérience de l’apeiron. Accent mis sur la genèse (dynamique, mouvement) du quo4dien. Quo(dianisa(on : « processus d’aménagement matériel du monde incertain en un milieu fréquentable » ou encore « le travail de dépassement de la misère originelle de notre condi4on par la créa4on de formes de vie familières » (p. 313). à Organisa4on d’un certain espace, aZachement à une certaine forme de durée, et une manière causale de penser les rela4ons entre les évènements. (quo4dianisa4on ≠ socialisa4on). à MAIS : la familiarité du monde n’est jamais acquise une fois pour toute. Le travail de quo(dianisa(on repose sur une dialec4que (dissimulée) jamais interrompue. Processus exigeant, qui doit en outre dissimuler son propre effort. Conflit (caché) entre deux forces, deux extrêmes (étrangeté et familiarité) = moteur de la quo4dianisa4on. Le quo(dien ne peut jamais être ceae tranquillité rassurante qu’il aspire pourtant à être. à La quo4dienneté = équilibre fragile. Surgissement con4nuel de nouvelles expériences, irrégularité d’évènements, renouveau impressif de l’expérience qui remeZent en ques4on cet équilibre. Le quo4dien, c’est donc l’équilibre fragile entre la volonté de familiarisa(on et l’étrangeté du rapport à autrui, au monde et à soi qui n’est jamais résorbable. La quo4dianisa4on = dynamique qui est une oscilla4on entre le certain et l’incertain. Balancement incessant entre l’ordre du familier et l’ouverture vers l’inconnu. Important : le quo4dien ne se réduit pas à la familiarité. Il n’est pas la simple répé((on du même. Combat incessant contre le doute qui le ronge. à Un quo4dien réduit au banal, à la simple répé44on = un quo4dien pathologique. Un quo4dien qui ne serait que du côté de la familiar4té. à Paradoxe : Toute quo4dianisa4on con4ent en elle-­‐même le principe de sa propre dégénérescence en banalité ou monotonie. à La quo4dianisa4on peut trop bien réussir = pathologies de l’excès de familiarité. à pathologies de l’excès de familiarité : la rou4ne et le conformisme. « Clouée au lit de la répé44on perpétuelle du familier, sans plus connaître les joies de l’aventure de la familiarisa4on de l’étranger, la vie quo4dienne se referme sur l’iden4té vide d’une normalité sans avenir » (p. 558). à Pathologies de l’excès d’étrangeté ? à Y a-­‐t-­‐il des événements non quo4diens ? La naissance, le deuil, la guerre, l’amour,… Mais aussi … Michel de Certeau (1925-­‐1986) et l’inven4on du quo4dien. Henri Lefebvre (1901-­‐1991) et les contradic4ons de la vie quo4dienne.