Quels solutés de remplissage ?

Chapitre
60
Quels solutés
de remplissage ?
N. LEROLLE, P. ASFAR
Points essentiels
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Il n’existe pas de produit de remplissage idéal.
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Les hydroxy éthyl amidons ont été associés dans de multiples études à une
augmentation de la morbidité rénale, et dans une étude à une surmortalité,
par rapport au soluté salé isotonique.
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L’albumine comme les gélatines n’ont pas montré d’avantage par rapport au
soluté salé isotonique.
■
Les avantages de solutions cristalloïdes « balancées » sur le soluté salé
isotonique (acidose de dilution, insuffisance rénale par surcharge chlorée) sont
des pistes à confirmer.
■
En raison de son prix faible, le soluté salé isotonique reste donc actuellement
le produit de référence, malgré tous ses défauts.
■
Il n’existe pas de situation clinique particulière associée à des recommandations
spécifiques scientifiquement validées.
1. Introduction
En réanimation, anesthésie et médecine d’urgence, la prescription d’un
remplissage vasculaire est une intervention extrêmement courante. Plusieurs
éléments se combinent de manière plus ou moins légitime dans le choix d’un
produit de soluté : études cliniques, raisonnement physiopathologique, habitudes,
Correspondance : Pr Nicolas Lerolle – Département de Réanimation Médicale et de Médecine
Hyperbare, Centre Hospitalier Universitaire, 4, rue Larrey, 49933 Angers Cedex 9, France.
E-Mail : [email protected]
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prix… et malheureusement conflits d’intérêts tant les enjeux financiers sont
majeurs compte tenu des volumes prescrits. Le but de cette synthèse est de
présenter uniquement les arguments scientifiques en termes de morbidité et de
mortalité afin d’éclairer le choix des prescripteurs selon ce qui importe vraiment
aux patients.
Il existe de très nombreuses revues récentes d’excellente qualité sur les produits de
remplissage vasculaire. Notamment, les lecteurs sont invités à se reporter à la
revue publiée dans le New England Journal of Medicine par Myburgh en
septembre 2013 (1). Le texte présenté ici reprend largement cette revue. Les
données très récentes de la littérature ont été ajoutées.
2. Substance colloïdes
Le raisonnement physiologique fondé sur les échanges liquidiens de part et
d’autre d’une membrane semi-perméable soumis aux influences opposées d’une
pression hydrostatique et oncotique pousse en théorie à l’utilisation de solutés de
remplissage ayant une force oncotique. Cette force oncotique permet en effet le
maintien du soluté perfusé dans l’espace vasculaire. Les colloïdes sont
actuellement de trois types possibles, l’albumine, les hydroxy éthyl amidon et les
gélatines. Ces deux dernières classes étant considérées comme des colloïdes semisynthétiques.
2.1. Albumine
L’étude SAFE a étudié sur 6997 patients de réanimation l’impact de l’albumine
4 % vs. soluté salé isotonique comme soluté de remplissage (2). Le critère de
jugement principal, la mortalité à J28, n’était pas différent entre les deux groupes,
ni l’évolution des défaillances d’organes dans les premiers jours. Aucune
différence hémodynamique n’était notée, en dehors d’une élévation plus rapide
de la pression veineuse centrale chez les patients recevant de l’albumine. Une
analyse post hoc de cette étude a suggéré qu’un effet favorable était possible
dans le sous-groupe des patients septiques (3). Cependant, deux études
randomisées récentes sur plus de 2 000 patients au total (EARSS et ALBIOS,
publiées toutes deux uniquement pour l’instant sous forme d’abstract) dédiées à
cette population n’ont pas mis confirmé cette observation. Il est à noter qu’une
analyse secondaire des données de SAFE n’a pas montré d’effet bénéfique
particulier chez les patients hypoalbuminémiques (< 25 g/L) (4).
Chez les patients cirrhotiques, une étude maintenant classique a mis en évidence
une amélioration de la survie lors d’un remplissage vasculaire précoce par
albumine chez les patients atteints d’infection du liquide d’ascite (5). Dans cette
étude, aucun remplissage n’était réalisé dans le groupe contrôle. Cette étude
n’apporte donc pas d’éclairage pour le choix du soluté, même si l’utilisation de
l’albumine dans cette population reste usuelle.
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■ SRLF/SFMU : LE REMPLISSAGE VASCULAIRE ET AU-DELÀ
2.2. Colloïdes semi-synthétiques
Les hydroxy éthyl amidons (HEA) ont été pendant des années les solutés
« phares » du remplissage vasculaire. Malheureusement, plusieurs études
concordantes de grandes ampleurs et méthodologiquement très solides sont
venues démontrer l’augmentation de la morbidité et de la mortalité associée à
toutes les molécules d’HEA. Même les solutés les plus récents, moins concentrés
(6 %), avec un plus faible poids moléculaire (130 kd), et un faible degré de
substitution molaire (0,38-0,45) n’ont pas modifié ces constatations. L’étude
Scandinave 6S sur 800 patients a montré que l’utilisation d’un HEA (6 %,
130/0,42) comparé au Ringer Acetate était associée a une surmortalité
statistiquement significative ainsi qu’à un recours accru à l’épuration
extrarénale (6). De même, dans l’étude CHEST conduite en Australie – Nouvelle
Zélande sur 7 000 patients de réanimation, l’utilisation d’un autre HEA très proche
(6 %, 130/0,4) était associée à une augmentation du recours à l’épuration
extrarénale, et au prurit parfois persistant plusieurs mois, sans bénéfice sur la
mortalité (7). Ces données confirment les données d’études plus anciennes avec
des HEA moins élaborés (10 % 200/0,5), telles que l’étude VISEP portant sur
537 patients (8).
Les données spécifiques aux gélatines sont beaucoup plus pauvres, et aucune
étude de grande ampleur n’a permis de mettre en évidence un bénéfice de ces
molécules par rapport au soluté salé isotonique. Une étude observationnelle
récente a néanmoins mis en évidence un lien statistique entre gélatine et
insuffisance rénale aiguë (9).
Une étude multicentrique interventionnelle récemment publiée comparant
colloïdes (le choix du soluté était laissé à l‘appréciation de chaque centre) et
cristalloïdes chez les patients en état de choc a montré à l’inverse des études citées
jusqu’à maintenant, une meilleure survie à J90 chez les patients du groupe
colloïde (10). Il faut noter plusieurs limites à cette étude, pour lequel l’objectif
principal, non différent entre les deux groupes, était la mortalité à J28. En
particulier, l’analyse des courbes de survie montre une cassure brutale de la survie
aux alentours de J30, non expliquée par les auteurs.
Finalement, la synthèse de cette littérature montre que l’attrait théorique des
colloïdes ne se confirme pas, bien au contraire, à l’épreuve de plusieurs études
cliniques bien conduites. Ainsi l’utilisation des colloïdes semi-synthétique est
difficilement justifiable (1). Plusieurs sociétés savantes ont pris position contre
l’utilisation des HEA en particulier dans le sepsis (11).
Finalement, en France, un avis du 12 novembre 2013 de l’Agence Nationale de la
Santé et du Médicament (ANSM) est venu limiter de manière drastique les
indications de ces produits aux seules hypovolémies par pertes sanguines aiguë
lorsque l’utilisation des cristalloïdes seuls est jugée insuffisante. Dans ce cadre,
l’avis précise que l’utilisation des HEA doit se faire à la dose efficace la plus faible
possible, sous surveillance hémodynamique continue afin d’interrompre leur
apport dès que l’objectif hémodynamique est atteint. Cet avis précise clairement
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une longue liste de contre-indications dont les patients septiques, les patients de
réanimation et soins intensifs.
2.3. Cristalloïdes
Le soluté salé isotonique est historiquement le soluté de référence, sa composition
datant de la fin du XIXe siècle. Le terme de soluté « physiologique » fréquemment
associé n’est pas pertinent, le caractère physiologique de ce composé étant très
contestable. En effet, la perfusion de grande quantité de soluté salé isotonique est
associé à une dilution, entre autres, des bicarbonates et donc à une acidose
métabolique hyperchlorémique. Expérimentalement, la charge chlorée est
responsable d’effets immuns et rénaux, en particulier une baisse du débit sanguin
rénal (1). D’autres cristalloïdes ont ainsi été développés, avec présence variable
d’ions alternatifs, potassium, calcium, lactate, acétate, gluconate… afin de se
rapprocher d’un « idéal physiologique » d’ailleurs bien difficile à définir. Les effets
secondaires possibles de ces solutés dits « balancés » sont réels : alcalose
métabolique, hyperlactatémie, surcharge calcique ou potassique… À côté de ces
solutés isotoniques, le concept de remplissage à volume limité par utilisation de
soluté salé hypertonique a été proposé. Des études sont actuellement en cours
pour évaluer leur intérêt (voir étude en cours ci-dessous).
Il n’existe pas encore d’étude prospective interventionnelle de grande ampleur
permettant de recommander un cristalloide par rapport à un autre. Des études
observationnelles rapportent un possible bénéfice des solutions balancées. En
postopératoire de chirurgie, l’utilisation d’une solution balancée était associée, par
rapport au soluté salé isotonique, à un moindre taux de complications majeures,
dont la défaillance rénale, la transfusion, l’acidose, les infections
nosocomiales (12). Également, une étude de type avant/après a mis en évidence
qu’en seconde période l’utilisation de solutés pauvre en chlore était associée à une
diminution du taux de recours à l’épuration extrarénale (13). Cette étude doit être
prise avec précaution compte tenu de son design qui ne permet pas de prendre en
compte le poids d’autres modifications survenues de manière concomitante au
changement de stratégie de remplissage. Le principal apport de ces données est
de jeter les bases conceptuelles d’une étude prospective.
Concernant l’utilisation des cristalloides dans le choc septique, la conférence de
consensus commune SRLF/SFAR de 2005 indique que le remplissage initial doit se
faire par bolus répétés de 500 mL en 15 minutes (14). Le volume minimal n’est
pas précisé dans cette conférence, mais à titre indicatif, plusieurs études récentes
sur le choc septique (PROWESS SHOCK, SEPSISPAM, HYPER2S) ont exigé un
remplissage minimum par cristalloïde de 20 à 30 mL/Kg dans les premières heures
de la prise en charge (15). Ce volume peut être considéré comme le volume à
passer d’emblée, la poursuite ou l’arrêt du remplissage par la suite sera fondé sur
une analyse de l’évolution de l’état hémodynamique avec les moyens
d’exploration appropriés.
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■ SRLF/SFMU : LE REMPLISSAGE VASCULAIRE ET AU-DELÀ
3. Études en cours
La visite sur le site ClinicalTrial.gov permet d’appréhender les études en cours ou
récemment terminées dont les résultats pourraient ajouter de nouvelles
informations pertinentes :
– concernant les solutés hypertoniques, une étude multicentrique française
(Hyper2S) vise à comparer le soluté salé isotonique au soluté salé hypertonique
(10 %) dans la réanimation des chocs septiques. Les inclusions sont actuellement
en cours ;
– deux études ont récemment été arrêtées comparant le soluté salé hypertonique
au soluté isotonique chez les patients hypovolémiques traumatisés. L’un, pour
surmortalité dans le groupe hypertonique, l’autre pour futilité ;
– une étude brésilienne en cours de recrutement (étude RASP) et espérant
360 patients vise à comparer le Ringer Lactate à l’albumine dans le sepsis sévère.
4. Conclusion
La réflexion sur le choix d’un soluté de remplissage vasculaire concentre tous les
problèmes associés avec « l’évidence base medicine ». L’interprétation de
l’ensemble de la littérature requiert une lecture scientifique rigoureuse des études,
et s’oppose aux conflits d’intérêts bien évidemment financiers mais aussi affectifs
et intellectuels qui ne sont certainement pas les moindres. Un nouveau produit,
toujours plus cher que le produit de référence, doit clairement démontrer sa
supériorité effective et non pas sa supériorité théorique ou une équivalence pour
être retenu. Ainsi, actuellement compte tenu du profil défavorable associé au
HEA, en l’absence de supériorité démontrée avec les autres colloïdes y compris
l’albumine, les cristalloïdes restent les produits de référence. Parmi les cristalloïdes,
les produits balancés ou hypertoniques doivent encore faire leur preuve d’une
supériorité pour être recommandés par rapport au soluté salé isotonique.
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