Curie_CH8_final 24/04/06 17:46 Page 70 De la fission nucléaire à la réaction en chaîne À la veille de la Seconde guerre mondiale, les Joliot-Curie se mobilisent. Irène met les scientifiques de Berlin sur la piste de la fission et Frédéric pense à l’énergie nucléaire. u cours des années 1930, les nuages s’amoncellent au-dessus de l’Europe et du monde. Début 1933, à la suite de la grande crise économique de 1929-1931, Hitler et les nazis prennent le pouvoir en Allemagne et font la chasse à tous les opposants, puis à tous ceux qui sont d’origine juive. Beaucoup, dont de nombreux savants, choisissent l’exil. Le régime nazi prépare le pays à la guerre ; la remilitarisation de la Rhénanie, en 1936, est suivie de l’«Anschluss» de l’Autriche en mars 1938, puis, à l’automne de cette même année, après la conférence de Munich, du démembrement de la Tchécoslovaquie par l’annexion du territoire des Sudètes. L’armée allemande entre à Prague en mars 1939. Des vagues de réfugiés fuient vers les pays voisins, notamment la France. L’Italie fasciste de Mussolini entreprend la conquête de l’Éthiopie en 1935 et noue une alliance – l’«axe» – avec l’Allemagne nazie. En juillet 1936, en Espagne, le général Franco, bientôt soutenu par l’Allemagne et l’Italie, se soulève contre le gouvernement républicain ; c’est le début de la guerre civile. La situation est particulièrement menaçante. En Extrême-Orient, l’armée japonaise occupe, en 1931, la Mandchourie et provoque à partir de 1932 des incidents dans la province de Jehol, prétexte d’une guerre de conquête en Chine. À Paris, le 6 février 1934, une violente manifestation des ligues d’extrême droite, place de la Concorde devant la Chambre des députés, est suivie le 9 février par une contre-manifestation des forces de gauche, prémisses du Front populaire de 1936. Bundesarchiv/Koblenz A L’Illustration Où il sera question de politique 70 L’Action Française e pulair Le Po Les manifestations du 6 février 1934, et des coupures de journaux du lendemain. Au-dessus, une affiche nazie de 1936 : «Dehors, les perturbateurs de la paix! Unité de la jeunesse dans les Jeunesses hitlériennes!» Dans ce contexte, Frédéric et Irène ont le sentiment de devoir s’engager et consacrer une partie de leur temps à l’action politique. Dès février 1934, ils participent à la fondation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. En été 1934, ils adhèrent tous deux au parti socialiste SFIO. Ils font campagne pour Paul Rivet (futur créateur du musée de l’Homme), candidat d’union dans le Vème arrondissement de Paris, lors des élections municipales de mai 1935. Plusieurs autres scientifiques de renom, tels Paul Langevin (depuis longtemps déjà), Jean Perrin, Jacques Hadamard et Georges Urbain, ont la même attitude. Au sein du Comité de vigilance, les Joliot-Curie soutiennent, aux côtés de l’écrivain Jean-Richard Bloch, le courant antifasciste contre le courant «pacifiste». Après l’attribution du prix Nobel, en novembre 1935, ils sont heureux de publier leur premier article dans Vendredi, hebdomadaire du Front populaire ; ils donnent ensuite une interview à Regards, hebdomadaire proche du parti communiste. Ils déplorent le manque de moyens pour la recherche et Frédéric déclare : «Avec le prix d’un croiseur de bataille moderne, on pourrait créer et faire vivre pendant un demi-siècle dix instituts plus grands que celui-ci.» © POUR LA SCIENCE 17:46 Page 71 Le Front populaire gagne les élections du printemps 1936 et, début juin, Léon Blum est désigné pour former le nouveau gouvernement. Pour la première fois en France, il fait appel à trois femmes. Parmi elles, il choisit Irène JoliotCurie comme titulaire du tout nouveau sous-secrétariat d’État à la recherche scientifique. Cette désignation est ainsi doublement symbolique. Rappelons que les femmes, à cette époque, n’ont pas encore le droit de vote. Irène accepte, à la condition de n’occuper ces fonctions que pendant trois mois. Elle confirme sa décision de démissionner début septembre 1936 dans une lettre à Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale : «Je suis tout à fait convaincue que mes fonctions au sous-secrétariat de la recherche scientifique peuvent être remplies par d’autres savants plus qualifiés que moi ; au contraire, pour enseigner la radioactivité et diriger des travaux en cette matière, très peu de personnes en France possèdent les connaissances spéciales nécessaires. Je crois donc bien faire en reprenant ma carrière scientifique normale.» Jean Perrin lui succédera. Vivement préoccupés par la tournure prise par la guerre d’Espagne, les Joliot-Curie prennent position contre la politique de non-intervention décidée par le gouvernement. Irène participe au Comité international des femmes contre le fascisme et la guerre, et Frédéric au Rassemblement universel pour la paix. Ils feront également partie de la direction de l’Union des intellectuels français pour la justice, la liberté et la paix. Frédéric appartient aussi au comité directeur de l’Union rationaliste et collabore activement, aux côtés de René Wurmser et Louis Rapkine, au Comité d’accueil et d’organisation du travail des savants étrangers. Tous deux sont épris de justice sociale. Ils s’indignent de ce qu’un petit nombre d’hommes s’enrichissent tandis qu’un grand nombre souffrent de privations et du chômage. Ils suivent avec intérêt la construction d’un nouvel ordre social et d’un nouveau système économique en Union Soviétique. Frédéric participe, avec Francis Perrin, à un congrès de physique nucléaire à Leningrad en 1933. D. Skobeltzyn lui fait visiter son laboratoire et explique, en français, les problèmes du moment. Fin septembre 1936, Frédéric et Irène participent à la première conférence Mendéléiev, organisée par l’Académie des sciences de l’URSS ; ils visitent Moscou, Leningrad et Kharkov. Ils sont impressionnés par les progrès accomplis ; ils sont aussi conscients des manques et des aspects policiers du régime, mais pensent que cela est transitoire. En 1937, ils apprennent que plusieurs scientifiques étrangers, dont Fritz Houtermans et Alexander Weissberg, ont été arrêtés, accusés d’espionnage ; avec Jean Perrin, Frédéric et Irène adressent une lettre et un télégramme aux plus hautes autorités soviétiques pour leur venir en aide. Le 23 août 1939, à la surprise générale, est signé le pacte de non-agression germano-soviétique. Les Joliot rentrent précipitamment de vacances. Le 29 août, l’Union des intellectuels lance un appel signé d’Irène, de Frédéric, de Paul Langevin, de Victor Basch et de plusieurs autres personnalités qui, «réprouvant toute duplicité dans les relations internationales, expriment leur stupéfaction devant la volte-face qui a rapproché les dirigeants de l’U.R.S.S. des dirigeants nazis». Michel Pinault note dans son livre que cet appel, publié dans le journal l’Œuvre, est en rupture avec la position du parti communiste, qui approuve alors la nouvelle orientation de la diplomatie soviétique. La guerre paraît imminente. Construction d’accélérateurs et synthèse atomique Pour produire des radioéléments artificiels en quantités plus importantes et en fabriquer de nouveaux, en vue de leurs applications en biologie et en médecine, Frédéric Joliot entreprend, dès 1935, de construire en France des accélérateurs de particules. Frédéric, fort de sa formation d’ingénieur, sous-estime les difficultés qu’il va rencontrer. Il se fait aider par un ancien camarade de promotion, André Lazard et par Pierre Savel qui travaille avec lui depuis 1932. Il est d’abord © POUR LA SCIENCE Archives Curie et Joliot-Curie 24/04/06 Archives Curie et Joliot-Curie Curie_CH8_final Irène Joliot-Curie en 1936, sous-secrétaire d’État à la recherche scientifique. Elle n’occupera ce poste que trois mois, souhaitant se consacrer à l’enseignement et à la recherche. En dessous, le brouillon de sa lettre de démission adressée à Léon Blum, président du Conseil des ministres. 71 Curie_CH8_final 24/04/06 17:46 Page 72 Dessin d’un générateur de type Van de Graaff. accueilli à l’École des Travaux publics de Cachan, dont le directeur, Léon Eyrolles, met à sa disposition un grand local et les ateliers de mécanique de l’École. Il y construit un générateur de type Van de Graaff avec une sphère de 1 mètre de diamètre et un tube accélérateur du type Lauritsen. Il constate (en collaboration avec M. Feldenkrais et A. Lazard) que, pour parvenir sur l’appareil Van de Graaff à une tension de 1,2 million de volts, on doit vaporiser dans la salle un peu de tétrachlorure de carbone afin de limiter la perte de charges électriques par effluves ; par la suite le tétrachlorure est remplacé par du fréon. Parallèlement, quelques mois après le début du travail à Cachan, il découvre, non loin de là, au laboratoire Ampère d’Ivry, l’existence d’un générateur d’impulsions pouvant atteindre 3 millions de volts appartenant à la Compagnie générale d’électro-céramique. Ce générateur, qui était utilisé pour des essais électriques, est mis à la disposition de Frédéric et de ses collaborateurs. Ils l’aménagent en lui adjoignant un tube permettant d’accélérer des deutons et des électrons sous 2 millions de volts. Ils obtiennent ainsi des quantités significatives de radioéléments artificiels ; le tube accélérateur peut être employé comme source de rayons X de grande énergie lorsque le faisceau d’électrons frappe une anticathode de tungstène. Malheureusement ces tubes ont une durée de vie courte. Le laboratoire Ampère deviendra en novembre 1936 le laboratoire de Synthèse atomique. Frédéric Joliot souhaite obtenir des moyens plus importants pour développer les accélérateurs et les installations qui doivent les accompagner. Il adresse en 1935 une demande à la Fondation Rockefeller. Au début de la même année, Frédéric est nommé maître de conférences à la Faculté des sciences (Irène est chef de travaux depuis 1932) ; à l’automne, il présente aux autorités universitaires un projet de création d’un laboratoire pour les applications biologiques, médicales et physico-chimiques des nouveaux radioéléments. On prépare l’Exposition universelle de Paris de 1937. Dans ce cadre, Jean Perrin lance le projet, en plein cœur de Paris, d’un «Palais de la Découverte» qui existe toujours. Frédéric Joliot et son équipe sont chargés de construire dans le grand hall d’entrée un générateur électrostatique de type Van de Graaff : deux sphères sont chargées respectivement d’électricité positive et négative par deux courroies en mouvement, de manière à ce qu’on obtienne entre les sphères une différence de potentiel de 5 millions de volts ; de grandes étincelles crépiteront alors au-dessus de la tête des visiteurs. Du grand spectacle. Au Collège de France et à Ivry En janvier 1936, les professeurs du Collège de France doivent pourvoir la chaire de chimie minérale après le décès de Camille Matignon deux ans plus tôt. Un nouveau bâtiment pour des laboratoires est presque achevé et toute modification L’ère des accélérateurs de particules D 72 epuis la fin des années 1920 et le début des années 1930, des accélérateurs fonctionnent déjà à l’étranger, aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne et supplantent peu à peu, en intensité et en flexibilité, les sources naturelles de particules α. Ils peuvent fournir des protons, des deutons et des α (donc également des neutrons), ainsi que des électrons (donc aussi des rayons X de grande énergie). Un accélérateur est constitué typiquement d’une source d’ions produisant les particules à accélérer par épluchage des atomes (d’hydrogène, deutérium ou hélium) de leurs électrons, d’une source de haute tension, et d’une enceinte ou d’un tube à vide dans lequel les particules sont accélérées, formant un faisceau qui vient frapper une cible. Pour réaliser la haute tension, C. Lauritsen, à l’Institut de technologie de Californie, utilise une série de transformateurs en cascade (1928-1930), J. Cockcroft et E. Walton, à Cambridge, un multiplicateur de tension formé d’un transformateur de puissance, de redresseurs et de condensateurs (1929-1932). R. Van de Graaff construit à Princeton, puis près de Boston, les premiers accélérateurs électrostatiques dans lesquels une sphère métallique creuse est chargée par une courroie en mouvement (1931-1932). En Allemagne, R. Wideröe avait eu recours à une accélération multiple dans une structure linéaire (1927-1929). E. Lawrence, à Berkeley en Californie, imagine une accélération multiple dans une structure circulaire placée dans un champ magnétique : le cyclotron, appareil performant, compact et souple d’emploi (1930-1932). © POUR LA SCIENCE Curie_CH8_final 24/04/06 17:46 Page 73 DÉFLECTEUR OSCILLATEUR HAUTE FRÉQUENCE Archives Curie et Joliot-Curie D doit être décidée rapidement. Par ailleurs un professeur d’histoire ancienne vient de disparaître. Dans ce contexte, Paul Langevin, professeur au Collège, propose à l’Assemblée la candidature de Frédéric Joliot, qui vient de recevoir le prix Nobel de chimie, à une chaire nouvelle : «Il est, en effet, du plus haut intérêt pour le Collège de France, et entièrement conforme à son but, d’y introduire la discipline nouvelle aux possibilités sans limites que représente la chimie des noyaux atomiques, où les éléments anciennement connus peuvent être conduits à réagir les uns sur les autres, des variétés d’atomes caractérisés à la fois par leurs propriétés chimiques au sens ancien du mot et par une radioactivité. Il s’agit bien d’une science chimique, celle des transmutations spontanées ou provoquées. Le Collège de France peut donner les moyens d’une chaire de chimie nucléaire.» Cette proposition est confrontée à celle d’une chaire d’indianisme. La chaire de chimie nucléaire n’est adoptée qu’à une voix près. La nomination finale de Frédéric Joliot à la nouvelle chaire n’intervient que début janvier 1937. Conseillé par Lawrence qui lui a envoyé de Berkeley des plans détaillés, Frédéric a déjà commandé à la Société Oerlikon l’électroaimant d’un futur cyclotron et a fait creuser une vaste salle pour l’abriter sous le nouveau bâtiment. Cette salle ne sera prête qu’en février 1938. Grâce à une bourse Rockefeller, Lawrence envoie à Joliot pendant un an un jeune ingénieur, Hugh Paxton, spécialiste du cyclotron ; il collabore avec deux jeunes ingénieurs français et l’atelier de mécanique. Il faudra cependant beaucoup d’efforts pour monter et mettre au point le cyclotron du Collège, qui ne fonctionnera, encore irrégulièrement, qu’à partir du début de 1939. Frédéric, dans son nouveau «Laboratoire de chimie nucléaire» hérite de l’ancienne équipe de chimistes de Matignon, parmi lesquels Henri Moureu, sousdirecteur pour la chimie, Jean Calvet, un spécialiste des alliages d’aluminium, Maurice Dodé et Pierre Süe, qui deviendra sous-directeur quand Moureu partira à la direction du Laboratoire municipal. De l’Institut du Radium, il emmène Pierre Savel qui deviendra sous-directeur pour la physique, Maurice Nahmias qu’il envoie plusieurs mois chez Lawrence à Berkeley se familiariser avec les cyclotrons, ainsi que Hans von Halban, autrichien, Lew Kowarski, d’origine russe, Ignace Zlotowski, venu de Pologne – avec lequel il étudie plusieurs réactions nucléaires sur les noyaux légers –, et Bruno Pontecorvo, le plus jeune membre de l’équipe de Fermi, qui a fui l’Italie fasciste. En 1936, le gouvernement de Front populaire se propose d’augmenter sérieusement le budget de la Caisse nationale de la Recherche scientifique. Irène Joliot-Curie, encore en fonction, annonce officiellement à Frédéric qu’un important crédit lui est alloué pour réaliser son projet de laboratoire pluridisciplinaire à Ivry ; ce crédit est affecté à la CNRS. Dès novembre 1936, la Caisse passe un accord avec la Compagnie générale d’électro-céramique pour acheter le © POUR LA SCIENCE Dans un cyclotron, un champ magnétique courbe le faisceau de particules chargées et un champ électrique alternatif de haute fréquence les accélère à chaque passage entre les deux «D». Un déflecteur oriente le faiceau de particules pour l’extraire du cyclotron. Ci-contre, le cyclotron installé en 1937 au laboratoire de Chimie Nucléaire du Collège de France, puis transféré au laboratoire de Physique Nucléaire d’Orsay en 1958. Le gros anneau rouge est l’électroaimant qui produit le champ magnétique nécessaire pour courber le faisceau de particules. Caricature de cyclotron. 73 24/04/06 17:46 Page 74 Laboratoire Ampère qui devient le «Laboratoire de synthèse atomique», premier laboratoire de la CNRS ; Frédéric Joliot en est nommé directeur. En 1937, Frédéric définit, en collaboration avec le docteur Antoine Lacassagne, le programme du nouveau laboratoire, associant biologie, physique et chimie. Il fait construire un pavillon important comprenant des laboratoires pour les trois disciplines et un élevage d’animaux. Il recrute un médecin-biologiste, Charles Leblond. Les travaux d’installation et de fabrication de nouveaux appareils progressent. Un nouveau générateur haute tension de 600 000 volts pour produire des neutrons (et fabriquer des radioéléments) est commandé. Frédéric souhaite s’impliquer personnellement dans les recherches de biologie utilisant les indicateurs radioactifs. Avec Pierre Süe et C. Leblond, il entreprend, en 1938, des expériences sur le métabolisme de l’iode dans l’organisme ; avec Feyel et Süe, il étudie la perméabilité des parois des globules rouges du sang à certains ions dont l’iode de l’iodure de sodium, en utilisant l’iode radioactif de 25 minutes de période. Archives Curie et Joliot-Curie Curie_CH8_final Irène et le problème des transuraniens Le biologiste et radiologue français Antoine Lacassagne (1884-1971) définit, en collaboration avec Frédéric Joliot-Curie, le programme du nouveau laboratoire de synthèse atomique. Il deviendra directeur du laboratoire Pasteur de l’institut du radium en 1937, professeur au collège de France en 1941 et membre de l’Académie des sciences la même année. Collège de France 74 En 1530, le roi de France François Ier, souhaitant rompre avec l’esprit conservateur de la scolastique qui régnait en maître sur l’Université de Paris – où seul le latin avait droit de cité –, institua, dans l’esprit de la Renaissance, six «lecteurs royaux», deux pour le grec, trois pour l’hébreu et un pour les mathématiques. Ainsi naquit ce qui deviendra le Collège de France. Le Collège de France ne délivre pas de diplômes. Ses professeurs dispensent chaque année un nouvel enseignement proche de leurs recherches en cours. Après le départ à la retraite ou le décès d’un professeur, la discipline à laquelle il appartenait peut-être remise en question par l’Assemblée des professeurs et remplacée par une discipline toute différente. Après approbation de ce choix par le Ministre, l’Assemblée délibère et propose le nom d’un nouveau professeur pour la chaire ainsi définie ; celui-ci est finalement nommé par décret. Ainsi, une chaire de chimie nucléaire sera créée, en 1936, pour Frédéric Joliot. En 1934, nous l’avons indiqué, Enrico Fermi et son équipe, à Rome, bombardent avec des neutrons tous les éléments qu’ils peuvent se procurer. Ce faisant, ils observent que les neutrons traversant l’eau ou la paraffine deviennent beaucoup plus efficaces pour produire certains radioéléments artificiels. Fermi trouve rapidement l’explication : les neutrons sont ralentis par l’hydrogène, leur efficacité augmente en raison inverse de leur vitesse car ils passent alors plus de temps près des noyaux et ont plus de chances d’être capturés. Méthodiquement, ils étudient les éléments par numéro atomique croissant. Quand ils arrivent à l’uranium (numéro atomique 92), en juin 1934, ils observent cinq radioéléments nouveaux de différentes périodes, qui ne sont pas des isotopes des éléments juste au-dessous de l’uranium. Ils font alors l’hypothèse que par capture d’un neutron sont formés des isotopes plus lourds de l’uranium qui, par radioactivité β–, se transforment en isotopes de l’élément 93, un élément «transuranien» qui n’existe pas dans la nature. Tous les physiciens acceptent cette explication. Il y a bien une chimiste allemande, Ida Noddack, qui critique l’équipe de Rome en notant que Fermi n’a pas apporté la preuve qu’il ne s’agit pas d’éléments beaucoup plus bas dans le tableau périodique des éléments, mais personne n’y fait attention car, pour tous les physiciens, les réactions nucléaires conduisent toujours à des éléments proches de l’élément cible ; par ailleurs I. Noddack n’a fait aucune expérience sur ce sujet. Fin 1934, à l’Institut de chimie «Kaiser Wilhelm» de Berlin, la physicienne Lise Meitner persuade le chimiste Otto Hahn de reprendre leur ancienne collaboration pour étudier le problème des transuraniens. Lise Meitner est une physicienne réputée, d’une grande culture et d’une grande rigueur. Elle a une très bonne connaissance de la théorie ; c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Elle sait © POUR LA SCIENCE Page 75 © POUR LA SCIENCE Irène Joliot-Curie dans son laboratoire en 1954. tf o t B. Pontecorvo (en médaillon en 1955) et A. Lazard utilisent, en 1938, le faisceau intense de rayons X de grande énergie fourni par le générateur d’impulsions d’Ivry pour rechercher des états isomères de noyaux stables. Si le moment angulaire du premier état excité d’un noyau est très différent de celui de son état fondamental, il met un temps appréciable à se désexciter ; on qualifie alors l’état excité de métastable ou isomère ; la période d’un isomère peut aller jusqu’à plusieurs heures, voire plusieurs jours. Les deux chercheurs mettent ainsi en évidence, à Ivry, l’isomère de période 4 heures de l’indium 115. Cependant, aussitôt après avoir obtenu ce résultat, le tube d’accélération implose, projetant des morceaux de verre dans toutes les directions. Personne n’est blessé, mais les techniciens présents en parleront encore des années après avec effroi. o UNE EXPÉRIENCE DANGEREUSE Eas très bien l’utiliser, mais est désarmée quand la théorie ne fait pas de prévision comme, par exemple, lors de sa controverse avec les physiciens de Cambridge. Otto Hahn, le chimiste, a déjà découvert plusieurs radioéléments en travaillant chez Rutherford lorsque celui-ci était encore à Montréal ; il a découvert le premier cas de métastabilité (isomérie) en 1921. Fin 1934, il est sans doute le plus remarquable des radiochimistes. Ensemble, O. Hahn et L. Meitner ont découvert, en 1918, un nouvel élément, le protactinium, le «père» de l’actinium. Dans leurs expériences successives, de 1935 à 1937, O. Hahn et L. Meitner, auxquels s’est joint le jeune chimiste Fritz Strassmann, mettent en évidence, lors du bombardement de l’uranium par les neutrons, neuf radioéléments, les uns étant le produit de la désintégration des autres ; ils attribuent ces radioéléments à trois chaînes d’isotopes transuraniens, isomères les uns des autres. Ils admettent ainsi l’existence de quatre éléments transuraniens, de numéros atomiques allant de 93 à 96. Tous ces radioéléments sont produits aussi bien par neutrons lents que par neutrons rapides. Ces résultats leur semblent solidement assurés, lorsque Irène Joliot-Curie entre en scène. En 1937, Irène succède à Frédéric comme maître de conférences à la Faculté des sciences de Paris. Peu après, elle est nommée professeur sans chaire. Au cours de l’été 1937, en collaboration avec le physicien yougoslave Paul Savitch, elle reprend à l’Institut du Radium le problème des transuraniens. Les deux chercheurs confirment d’abord une partie des résultats de l’équipe de Berlin, puis attaquent le problème par une nouvelle méthode : ils mesurent l’uranium irradié à travers des écrans de 0,5 et de 0,73 gramme par cm2 de cuivre. Ils observent ainsi une radioactivité de période 3,5 heures, relativement importante, qui n’a pas encore été signalée ; ils appellent ce corps R3,5 h et pensent d’abord qu’il s’agit d’un isotope du thorium. Hahn et Meitner leur signalent dans une lettre qu’ils ne sont pas d’accord avec eux sur l’existence d’un tel isotope du thorium. Entre-temps, Irène et Savitch sont arrivés à la conclusion que R3,5 h n’est effectivement pas un isotope du thorium, mais présente des propriétés semblables à celles des terres rares (lanthanides) ; en mars 1938, ils imaginent qu’il pourrait être un isotope de l’actinium, mais, en mai, ils montrent par une expérience de précipitation fractionnée que ce n’est pas le cas et que le corps inconnu se comporte plutôt comme le lanthane (de numéro atomique 57). Ils sont très près de la vérité, mais concluent pourtant : «Il semble donc que ce corps ne puisse être qu’un élément transuranien possédant des propriétés très différentes de celles des autres éléments transuraniens connus, hypothèse qui soulève des difficultés d’interprétation.» À Berlin, O. Hahn, L. Meitner et F. Strassmann sont surpris de ne pas avoir observé eux-mêmes ce radioélément. Ils accueillent ces résultats avec scepticisme car ils ont le sentiment que la chimie de l’Institut du Radium est moins bonne que la leur. Malicieusement, ils donnent même au corps R3,5 h le nom de «Curiosum». Cependant, en mars 1938, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche. Lise Meitner, de nationalité autrichienne et d’origine juive, est en danger. Jusquelà, bien que, tout comme Otto Hahn, elle soit hostile aux nazis, elle a souffert en silence et s’est accommodée de la situation ; elle est en effet profondément intégrée au milieu scientifique berlinois. À présent, ses amis la pressent de partir. Lise Meitner passe sa dernière nuit en Allemagne dans la maison de Otto Hahn. Le 13 juillet, sans passeport, accompagnée par le physicien néerlandais Dirk Coster, elle passe la frontière hollandaise à Nieuwe Schans. Elle émigrera en Suède. En juillet, Irène Curie et Paul Savitch publient un compte rendu détaillé de leurs expériences et de leurs conclusions ; ils décrivent les procédures chimiques employées et donnent les courbes de décroissance radioactive. Le corps inconnu est produit aussi bien par l’action des neutrons lents que des neutrons rapides. Ils écrivent : «Dans l’ensemble, les propriétés de R3,5 h sont celles du lanthane, dont il semble jusqu’ici qu’on ne puisse le séparer que par fractionnement.» Ils ne parviennent pas à placer R3,5 h dans le tableau des éléments. to / 17:46 fo 24/04/06 Archives Curie et Joliot-Curie Curie_CH8_final So v 75 Curie_CH8_final 24/04/06 17:47 Page 76 LA FISSION NUCLÉAIRE n 236 92U 235 92U 141 54 Xe 95 38Sr 140 54 Xe La fission du noyau révélée 140 55 Cs 94 38Sr – νe e- e– νe 94 39Y Lorsqu’un neutron est capturé par un noyau fissile, il fragilise les liaisons internes de ce dernier, qui se scinde en deux noyaux complémentaires de masses voisines. Les deux fragments émettent des neutrons rapides, puis, instables, retournent rapidement à un état plus stable par désintégration β. La quantité d’énergie libérée lors de la réaction de fission est considérable. 76 L’article arrive à Berlin. O. Hahn passe la revue à F. Strassmann. Celui-ci prend alors au sérieux les expériences de l’Institut du radium. Il pense que I. Curie et P. Savitch ont affaire à un mélange qui doit contenir du radium. Le 25 octobre, O. Hahn écrit à Lise Meitner : «Nous sommes en train de les reproduire [les résultats de Curie et Savitch] et nous croyons maintenant à leur réalité.» O. Hahn et F. Strassmann pensent mettre en évidence plusieurs isomères du radium qui, par radioactivité β, donnent des isotopes de l’actinium. Ils publient ces résultats début novembre. Le 13 novembre, O. Hahn rencontre secrètement Lise Meitner chez Niels Bohr à Copenhague. Elle n’est pas satisfaite de ses conclusions : il y a trop d’isomères et la réaction de production du radium ne lui semble pas crédible. Elle presse O. Hahn de recommencer ses expériences. O. Hahn et F. Strassmann reprennent leurs séparations chimiques avec plus de rigueur encore. Utilisant du baryum comme entraîneur, ils cherchent à démontrer, par une suite de cristallisations et de précipitations fractionnées, que leur produit radioactif est bien du radium. Toutefois, à leur grand étonnement, la radioactivité demeure avec le baryum. Le soir du 19 décembre, O. Hahn écrit à L. Meitner du laboratoire : «Toujours davantage nous arrivons à la terrible conclusion : nos isotopes du radium se comportent non pas comme du radium, mais comme du baryum […]. Peut-être peux-tu proposer quelque explication fantastique. Nous savons bien nous-même qu’en principe il ne peut pas éclater en baryum […].» Le 22 décembre, ils envoient leurs résultats à la revue Naturwissenschaften. Ils concluent : «Il ne s’agit pas de radium, mais de baryum […]. Si nos “isotopes du radium” ne sont pas du radium, alors les “isotopes de l’actinium” ne sont pas non plus de l’actinium, mais devraient être du lanthane […].» Ils évoquent ensuite la possibilité que l’uranium se casse en deux, ce qui expliquerait tous ces multiples «transuraniens» ; ils ajoutent cependant que, en tant que «chimistes nucléaires», ils hésitent encore à faire ce pas décisif «en contradiction avec toute l’expérience passée de la physique nucléaire». Ils ont découvert la fission. En réalité, sous l’action des neutrons, les noyaux d’uranium se scindent en deux noyaux complémentaires plus légers (les fragments de fission) ; il se forme ainsi toute une variété de couples de noyaux, en général radioactifs. La chimie a découvert ce que la physique n’avait pas su prévoir. Le corps R3,5 h est réellement un isotope du lanthane, mais il est mélangé à un autre produit de fission, un isotope de l’yttrium (numéro atomique 39) de propriétés chimiques analogues, dont la période est malencontreusement très proche de 3,5 heures. O. Hahn et F. Strassmann envoient immédiatement une copie de leur article à Lise Meitner, mais n’en parlent pas autour d’eux avant la publication. L’article paraît le 6 janvier 1939. Entre-temps, Lise Meitner a reçu la lettre de Otto Hahn datée du 19 décembre. Avec son neveu, le physicien Otto Frisch, qui l’a rejointe près de Göteborg pour Noël, elle réfléchit à une explication possible. Tout en marchant En 1934, Otto Hahn (1879-1968) et Lise Meitner (1878-1968) reprennent leur collaboration pour étudier le problème des transuraniens (à gauche). Fritz Strassmann (1902-1980, à droite) et Otto Hahn découvrent, fin 1938, que les radioéléments produits lors du bombardement de l’uranium par des neutrons sont dus à la fission de l’uranium. © POUR LA SCIENCE 24/04/06 17:47 Page 77 dans la neige, ils imaginent que le noyau d’uranium se comporte comme une goutte liquide : avec un petit supplément d’énergie, la goutte se déforme et les forces coulombiennes répulsives entre les 92 protons l’emportent sur les forces nucléaires attractives ; le noyau se divise. Ils se souviennent du calcul de la masse des noyaux (voir encadré page 79) et se rendent compte qu’une énergie considérable – presque 200 MeV – doit être libérée dans la fission. Meitner et Frisch envoient cette explication à la revue Nature ; elle sera publiée le 11 février. Le 3 janvier, O. Frisch, de retour à Copenhague, raconte tout cela à Niels Bohr, qui est sur le point d’embarquer pour les États-Unis ; N. Bohr s’exclame : «Que nous avons été bêtes! Nous aurions dû voir cela plus tôt.» Le 10 janvier, O. Hahn et Strassmann observent que le thorium subit également la fission ; ces résultats sont envoyés à Naturwissenschaften le 28 janvier. Les véritables transuraniens sont découverts un peu plus tard, à Berkeley, en Californie. En mai 1940, E. McMillan et P. Abelson trouvent le neptunium de numéro atomique 93 et, en janvier 1941, G. Seaborg, E. McMillan , J. Kennedy et A. Wahl découvrent le plutonium de numéro atomique 94. Frédéric démontre la réalité de la fission Frédéric Joliot est alors en train d’étudier des applications biologiques des indicateurs radioactifs. La découverte de la fission modifie ses priorités. Il racontera plus tard que, passant dans un couloir de son laboratoire du Collège de France et jetant un coup d’oeil dans la pièce où travaille Hans Halban, il demande à ce dernier ce qu’il est en train de préparer. Celui-ci lui confesse qu’il vient de recevoir une lettre de O. Frisch de Copenhague attirant son attention sur les résultats obtenus par O. Hahn et F. Strassmann qui viennent de paraître. Naturwissenschaften est arrivé au laboratoire et H. Halban traduit à Frédéric les conclusions des deux chimistes allemands, qui se sont exprimés avec une grande prudence. F Joliot garde l’impression que les deux Berlinois n’y croient pas encore tout à fait. Pourtant, les preuves chimiques qu’ils ont apportées sont irréfutables. H. Halban souhaite trouver une preuve physique de la fission, mais n’y est pas encore parvenu. Frédéric Joliot essaye alors de son côté. Il réalise ainsi, entre le 26 et le 28 janvier 1939, une de ses plus belles expériences. Il comprend immédiatement – sans connaître la publication ultérieure de L. Meitner et O. Frisch – que, du fait des différences des énergies de liaison entre noyaux moyens et lourds, la fission d’un noyau d’uranium doit libérer énormément d’énergie, qui se retrouvera pour l’essentiel sous forme d’énergie cinétique des deux noyaux plus légers résultant de la fission ; tous les physiciens nucléaires expérimentés qui, rapidement, se mettront à travailler sur ce phénomène, auront la même réaction. L’étude que Frédéric a réalisée sur les noyaux de recul dans le gaz de la chambre de Wilson lui est très utile et lui permet de prévoir approximativement la longueur du parcours des fragments de fission dans l’air : ceux-ci ont suffisamment d’énergie pour s’échapper de la couche d’uranium dans laquelle ils prennent naissance. Il place une très forte source de neutrons (de radon-béryllium) à l’intérieur d’un cylindre en laiton de 2 cm de diamètre et de 5 cm de haut, peint extérieurement d’une couche d’oxyde d’uranium. À 3 mm de la surface de cet uranium est disposé un cylindre concentrique de bakélite. Il constate que la surface intérieure de ce deuxième cylindre reçoit un mélange d’atomes radioactifs correspondant aux fragments de fission : en remplaçant la source et le cylindre intérieur par un compteur, il peut en suivre l’évolution au cours du temps. Il publie ce résultat dans une note aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, le 30 janvier 1939. Il a obtenu une preuve physique de la fission, indépendante de celle apportée par Frisch à Copenhague, dans une autre expérience. Un mois après, Frédéric observe un fragment de fission de l’uranium dans sa chambre de Wilson. Il examine également si d’autres éléments lourds, tels Tl, Pb, Hg, Au ou Pt, ne seraient pas susceptibles de subir la fission sous l’action des neutrons, sans trouver d’effet significatif. © POUR LA SCIENCE Fragment de fission Rayons α Archives Curie et Joliot-Curie Curie_CH8_final Cliché Wilson de Frédéric Joliot montrant la trajectoire d’un fragment de fission et de rayons α émis par une couche d’uranium irradiée par des neutrons. La couche d’uranium est déposée contre la paroi de la chambre, en bas du cliché. Fin janvier 1939, Frédéric Joliot obtient une preuve physique de la fission : dans un cylindre de bakélite, il bombarde de neutrons un cylindre en laiton recouvert d’une couche d’oxyde d’uranium. Les fragments issus de la fission de l’uranium se déposent sur l’intérieur du cylindre de bakélite et se désintègrent. Frédéric suit les périodes radioactives de ces radioéléments en remplaçant le cylindre de laiton et la source de neutrons par un compteur Geiger-Müller. Il obtient ainsi la preuve que ces radioéléments sont des fragments de fission. SOURCE DE NEUTRONS CYLINDRE DE BAKÉLITE 77 CYLINDRE DE LAITON RECOUVERT D'OXYDE D'URANE COMPTEUR GEIGER-MÜLLER Curie_CH8_final 24/04/06 17:47 Page 78 Archives Curie et Joliot-Curie Frédéric et la réaction en chaîne L’équipe du Collège de France qui, en 1939, se consacre à la mise au point d’une réaction en chaîne : de gauche à droite, Frédéric Joliot, Hans Halban et Lew Kowarski. Cette photo est tirée du film «La bataille de l’eau lourde», où les trois scientifiques jouent leur propre rôle. 78 Associa tion Cur ie et Jo liot Cur ie Les trois brevets d’invention déposés par F. Joliot, H. Halban, L. Kowarski et F. Perrin en 1939 au nom de la CNRS : «Dispositif de production d'énergie», «Procédé de stabilisation d'un dispositif producteur d'énergie» et «Perfectionnements aux charges explosives». L'uranium comportant proportionnellement plus de neutrons que les noyaux plus légers, Joliot pense tout de suite à la possibilité d'une réaction en chaîne, si, comme cela semble probable, chaque fission libère, en plus des deux fragments, de nouveaux neutrons (susceptibles de provoquer de nouvelles fissions). On pourrait alors songer à produire de l'énergie à grande échelle. Avec enthousiasme et détermination, conscient des objectifs, organisé et systématique, mais sachant fort bien que d'autres physiciens, dans d'autres pays, étudient, au même moment, les mêmes problèmes, Frédéric Joliot constitue une équipe avec Hans Halban et Lew Kowarski pour examiner expérimentalement si une réaction en chaîne est effectivement possible. Ils iront ainsi de la recherche fondamentale vers la recherche la plus appliquée. Dès le 8 mars 1939, l’équipe du Collège de France met en évidence l'émission, dans la fission, de nouveaux neutrons. Avec l'aide du chimiste Maurice Dodé, elle détermine ensuite leur énergie grâce à une réaction endoénergétique sur le soufre ; une grande partie des neutrons est de grande énergie. Joliot et ses collaborateurs s'efforcent alors de mesurer leur nombre et trouvent, début avril, une valeur de 3,5 ± 0,7 par fission (ramenée en décembre 1939 à 3,2) ; ils sont optimistes et avancent rapidement. Fermi, après avoir reçu, en décembre 1938, son prix Nobel à Stockholm pour son travail avec les neutrons, a émigré aux États-Unis, fuyant l’Italie fasciste ; il rejoint l’Université Columbia à New York. Travaillant avec une équipe américaine, il montre, le 16 février 1939, que les neutrons thermiques (neutrons très lents, dont l’énergie correspond au mouvement thermique dans le milieu) sont beaucoup plus efficaces que les neutrons rapides pour produire la fission. Frédéric et son équipe pensent alors à un milieu hydrogéné pour ralentir les neutrons rapides de fission, afin de parvenir à une réaction en chaîne. Par une démarche similaire à celle de Frédéric, des résultats et des conclusions semblables sont obtenus à l'Université Columbia, à New York, par H. Anderson, E. Fermi et H. Hanstein d’une part, et par L. Szilard et W. Zinn d’autre part, mais l'équipe du Collège de France est souvent en avance, d’une ou plusieurs semaines, sur l'équipe américaine. Cette dernière trouve un nombre de neutrons plus faible que l'équipe française (environ 2,3 neutrons par fission). D’autres physiciens, ailleurs, tiennent un raisonnement analogue et commencent également des expériences. Le physicien hongrois Leo Szilard a fui l’Allemagne nazie, puis l’Autriche, et gagné New York via la Grande Bretagne. Craignant que Hitler ne développe une arme terrifiante à partir de la réaction en chaîne, Szilard écrit à Joliot en février, puis, relayé par le physicien Victor Weisskopf, également réfugié, il s’adresse de nouveau à lui en mars/avril, pour lui demander de ne plus publier de résultats sur la fission. Cependant, tous les physiciens américains ne suivent pas cette recommandation et Joliot répond : «Votre proposition est très raisonnable, mais vient trop tard». Les trois physiciens du Collège de France, auxquels s'est joint le théoricien Francis Perrin, déposent, les 1er, 2 et 4 mai 1939, au nom de la Caisse nationale de la Recherche scientifique, trois brevets d’invention : «Dispositif de production d'énergie», «Procédé de stabilisation d'un dispositif producteur d'énergie» et «Perfectionnements aux charges explosives». Des calculs de masse critique sont devenus nécessaires et F. Perrin détermine les dimensions de différents systèmes à expérimenter. La réalité dépasse la fission Tout en poursuivant les recherches expérimentales, Frédéric Joliot s'assure les matières premières nécessaires. Aussitôt après le dépôt des brevets, dès le 4 mai, il prend contact avec l'Union minière du HautKatanga, à Bruxelles. Son but est d'obtenir une quantité significative d'oxyde d'uranium pour les nouvelles expériences. L'Union minière © POUR LA SCIENCE Curie_CH8_final 24/04/06 17:47 Page 79 exploite au Congo belge les plus importants gisements d'uranium alors connus ; ses relations avec l'Institut du Radium sont anciennes. F. Joliot rencontre le président de la compagnie le 8 mai, qui mettra au total huit tonnes d'oxyde d'uranium à la disposition de l'équipe française (5 tonnes fin mai 1939, 3 tonnes en mars 1940), ainsi que plusieurs grammes de radium. Le 10 mai, Joliot écrit à Bruxelles pour connaître les conditions de stockage de l’uranate de sodium : quelles sont la forme, les dimensions et la teneur en eau du plus grand tas d’uranate empilé? Il souhaite évidemment évaluer les conditions minimales pour qu’une réaction en chaîne se produise. La réponse lui est adressée dès le 11 mai : le plus grand tas est une pyramide tronquée de 2,25 mètres de haut, de 17 x 16 mètres de base, contenant 45 % d’eau. Un accord est signé le 13 mai, à Paris, par G. Lechien pour l’Union minière et F. Joliot-Curie pour la Caisse nationale de la Recherche scientifique ; il prévoit la livraison de 5 tonnes d’oxyde d’urane, puis de 50 tonnes pour une expérience de grande envergure. L’Union minière met aussi à la disposition de Frédéric Joliot son bureau technique. Plus tard, une convention est négociée entre une société civile, constituée par le groupe de savants inventeurs du procédé et du dispositif, et l’Union minière. Une ébauche du projet de convention (elle ne sera jamais signée, du fait de la guerre) est envoyée par Lechien à Laugier à la CNRS le 2 juin. Elle prévoit notamment que l’Union minière apporte un million de francs français à l’expérience et que, si celle-ci réussit, un syndicat d’exploitation soit constitué entre la société civile et l’Union minière pour la mise en valeur des inventions ; son article 2 comporte la disposition pittoresque suivante : «Dans le cas où l'oxyde d'urane mis à la disposition de la Société, conformément au présent accord, ne serait pas détruit par l'expérience, il sera rendu à l'Union minière du Haut-Katanga […].» Frédéric Joliot a conclu cet accord sans aucune hésitation et sans perdre un instant : il a compris qu’il ne maîtriserait l’énergie nucléaire qu’en collaborant avec une société minière et industrielle en mesure de réaliser les dispositifs et installations de grande dimension dont il a besoin. Cette démarche préfigure, dans d’autres conditions bien sûr, et à une échelle plus modeste, les accords qui seront conclus plus tard avec des objectifs différents, pendant la guerre, dans le cadre du projet Manhattan, aux États-Unis, avec la société Du Pont de Nemours ou l’Union Carbide and Carbon Corporation. Pour Joliot, la première application doit être la disposition d’une nouvelle source d’énergie industrielle. Par rapport à ses compétiteurs scientifiques américains, immigrés de fraîche date, Frédéric a l’avantage d’une liaison directe avec les autorités scientifiques et gouvernementales et d’un très bon contact avec l’industrie. L'équipe s'installe en juillet au laboratoire de synthèse atomique d'Ivry, plus spacieux que le Collège de France. En quelques mois, Frédéric Joliot est passé à des applications pratiques appelées à prendre un caractère semi-industriel ; ces applications entreront dans l’histoire du XXe siècle et constitueront un enjeu majeur de société. Dans sa fameuse lettre du 2 août 1939 au Président Roosevelt, préparée par Szilard, sur les potentialités de l’uranium, Albert Einstein s’appuie sur le «travail de Joliot en France ainsi que celui de Fermi et Szilard en Amérique». Entre-temps, aux États-Unis, N. Bohr et J. Wheeler montrent théoriquement que l'isotope peu abondant de l'uranium, l'uranium 235, est le radioélément qui subit la réaction de fission lorsque l’on bombarde de l’oxyde d’uranium avec des neutrons lents (cette propriété avait déjà été suggérée par N. Bohr dans une note parue en février). L’ÉNERGIE LIBÉRÉE DANS LA FISSION L’énergie libérée lors d’une réaction de fission est la différence entre les énergies de liaison des fragments de fission et l’énergie de liaison du noyau qui fissionne. On obtient l’énergie de liaison d’un noyau en calculant la différence entre la somme des masses des nucléons du noyau et la masse du noyau mesurée par spectrométrie de masse. En divisant l’énergie de liaison par le nombre de nucléons, on obtient l’énergie de liaison par nucléon, que l’on peut tracer en fonction du nombre de nucléons. Cette courbe permet de prévoir rapidement le bilan des réactions nucléaires. Dès février 1939, Leo Szilard (1898-1964, en médaillon) prévient Frédéric Joliot du danger que pourraient représenter des publications de résultats sur la fission. La note bleue est de L. Kowarski. 79 La guerre éclate le 1er septembre 1939. Une dernière publication dans le Journal de physique et le Radium correspond à des expériences faites avant cette date ; les travaux suivants sur la réaction en chaîne ne sont plus publiés. Les conclusions tirées en octobre feront l’objet d’un pli cacheté, déposé à l’Académie des sciences le 30 octobre (il sera publié en 1949). F. Joliot, © POUR LA SCIENCE Archives Curie et Joliot-Curie L’équipe du Collège de France et la guerre Curie_CH8_final 24/04/06 17:47 Page 80 Affiche du film «La bataille de l’eau lourde» qui retrace la mission secrète du lieutenant Allier en Norvège. H. Halban et L. Kowarski sont mobilisés dans leur laboratoire. Frédéric Joliot est reçu par Raoul Dautry, le nouveau ministre de l'Armement, et lui explique les objectifs des recherches en cours. Ils entreront en contact à plusieurs reprises. Une note de synthèse de février 1940, indique : Il ne semble pas, dans l’état actuel des connaissances du phénomène, d’après Monsieur Joliot, que l’on puisse prévoir comme application immédiate la fabrication d’explosifs (bombe à uranium). Il lui semble que l’application la plus importante est celle, si les expériences réussissent, de la production de sources d’énergie considérables. Il faut déterminer les conditions pour une réaction en chaîne divergente. Le problème est plus complexe qu’il ne semblait au premier abord. Dans les expériences réalisées au cours de l'été 1939, le corps ralentisseur (modérateur) était distribué d'une manière homogène (sphères en cuivre de différents diamètres remplies d'oxyde d'urane mouillé avec de l'eau). Toutefois, les physiciens se rendent compte «qu'il est presque certainement impossible d'obtenir une chaîne divergente dans un milieu homogène contenant de l'hydrogène et de l'uranium dans leur composition isotopique naturelle» : dans un milieu homogène, la vitesse des neutrons diminuerait continûment et passerait par certaines valeurs dites de «résonance» pour lesquelles la probabilité de capture par l’uranium 238 est très grande. Ils s'efforcent donc de réaliser un ensemble hétérogène, en séparant l'uranium du modérateur : les neutrons deviennent alors trop lents pour être capturés par résonance et assez lents pour entraîner la fission de l’uranium. Les physiciens français s'aperçoivent que l'hydrogène absorbe trop de neutrons et recherchent un autre élément modérateur. Ils souhaitent utiliser du deutérium : il leur faut donc une quantité appréciable d'eau lourde. À l’époque, l'eau lourde n’est préparée qu'en Norvège, à partir de l'eau ordinaire, par la société Norsk Hydro-Elektrisk Kvaelstofaktieselskab dans son usine de Rjukan. Après un rapport de Joliot, Dautry envoie en mission secrète en Norvège le lieutenant Jacques Allier, à la tête d’un commando, pour obtenir le précieux produit. Naturalisés français de fraîche date, L. Kowarski et H. Halban sont exilés, chacun sur une île – le premier à Belle-Île, en Bretagne, le second à Porquerolles, dans le Midi – pendant la durée de l’opération, du 23 février au 16 mars 1940. Allier trouvera sur place un directeur norvégien francophile ; il réussira à tromper les agents secrets allemands et à ramener en France 167 litres d'eau lourde, faisant du stock français le premier stock mondial. De son côté, le groupe de Fermi à New York utilise un dispositif hétérogène et choisit le carbone pur comme modérateur : il parvient à obtenir du graphite extrêmement pur. L'équipe française poursuit ses expériences. Elle veut utiliser l’eau lourde, mais pense aussi au graphite. Le 30 avril et le 1er mai 1940, elle dépose deux nouveaux brevets, mais les recherches sont interrompus peu après par l'invasion allemande. L’équipe est obligée de se replier, avec son matériel, à Clermont-Ferrand, où elle souhaite continuer les travaux. Les bidons d’eau lourde qui devaient être déposés dans un coffre de la Banque de France de Clermont-Ferrand sont finalement entreposés dans une cellule de la prison de Riom. Le rapport Halban-Kowarski de Londres 80 E n juillet 1940, le rapport Halban-Kowarski, intitulé «Discussion de la composition et de la constitution de systèmes contenant de l’uranium en vue de produire une réaction en chaîne nucléaire divergente», indique que «pour réaliser une réaction en chaîne divergente, quatre méthodes devraient réussir : l’utilisation d’un mélange homogène uranium – eau lourde, ou bien un dispositif hétérogène (sous forme d’une sphère ou d’un empilement) avec de l’uranium et de l’eau ordinaire, ou de l’uranium et de l’eau lourde ou encore de l’uranium et du carbone. Une combinaison comportant de l’uranium légèrement enrichi en isotope 235 serait très favorable et pourrait marcher avec de l’eau ordinaire. Deux voies sont préconisées pour la production d’énergie : la méthode des neutrons lents avec un petit enrichissement en uranium 235 ; ou l’espoir que la capture de neutrons par l’uranium 238 conduise en fin de compte à un nouveau noyau fissile.» Cet élément, le plutonium 239, sera découvert à Berkeley début 1941. © POUR LA SCIENCE Curie_CH8_final 24/04/06 17:47 Page 81 Le 8 juin (c’est-à-dire 6 jours avant l’entrée des Allemands à Paris!), Frédéric Joliot, resté au Collège de France, écrit à H. Halban et L. Kowarski, arrivés en Auvergne, pour leur donner des nouvelles : «tout est tranquille pour le moment», il est en train de dessiner de nouveaux appareils, d’imaginer un nouveau dispositif en caoutchouc qui doit être réalisé avec l’aide des Établissements Michelin ; il fait des expériences et surveille les fabrications en cours. Ce jour-là, tout le monde à Paris garde encore l’illusion que la Wehrmacht sera contenue. En moins d’une semaine, la situation devient dramatique. Frédéric et Irène, accompagnés par Moureu, rejoignent à leur tour Clermont-Ferrand par les chemins de l’exode, emmenant des appareils et des substances précieuses de leurs laboratoires. Dautry enjoint l’équipe Joliot de partir pour la Grande-Bretagne avec les bidons d’eau lourde pour poursuivre les travaux. Le groupe part aussitôt pour Bordeaux. Frédéric passe par la cité sanitaire de Clairvivre (liée à la Fédération des blessés du poumon), près de Périgueux, pour y laisser Irène souffrante et le gramme de radium de Marie Curie. H. Halban et L Kowarski, munis d’un ordre de mission signé par Bichelonne, chef du cabinet pour le ministère de l’Armement, embarquent le 18 juin pour l’Angleterre à bord du Broompark, avec les dernières consignes de Joliot, emportant le stock d’eau lourde, un certain nombre de documents et les derniers résultats. Frédéric, quant à lui, décide de rester en France. Plusieurs facteurs le conduisent sans doute à ce choix : il est persuadé que l’Allemagne sera finalement vaincue et veut sauvegarder pour l’avenir ce qui peut l’être (il pense sans doute aussi, comme l’écrit Michel Pinault, à la situation en Alsace-Lorraine en 1870-71), Irène est malade et les enfants sont en Bretagne, il parle très mal l’anglais. Toutefois, si Joliot était monté à bord du bateau pour un dernier au revoir à ses collaborateurs, son capitaine, le comte de Suffolk et Berkshire, aurait certainement pris l’initiative de l’enlever. Arrivés à Londres, H. Halban et L Kowarski rédigent, fin juin-début juillet, un rapport (en anglais) sur les derniers résultats obtenus par l’équipe du Collège de France, et sur ses conclusions qui, pour l’essentiel, s’avéreront correctes (voir encadré ci-contre). Entre-temps, le ministère de l’Armement a envoyé au Maroc l’essentiel des huit tonnes d'oxyde d'uranium obtenues de l'Union minière, où il restera ■ caché, pendant toute la guerre, dans une galerie de mine désaffectée. © POUR LA SCIENCE e Archives Curie et Joliot-Curi Archives Curie et Joliot-Curie En juin 1940, Frédéric et Irène prennent les routes de l’exode vers Clermont-Ferrand avec, dans leurs bagages, certains appareils et toutes les substances précieuses de leurs laboratoires. 81 En haut, la lettre de Frédéric Joliot à ses deux collaborateurs datée du 8 juin 1940. En dessous, un extrait de l’ordre de mission pour l’Angleterre de H. Halban et L. Kowarski.
© Copyright 2024 ExpyDoc