Le soja au Japon - Association Végétarienne de France

Reportage en direct du Japon par Massimo Nespolo
Le soja au Japon :
Alternatives végétariennes n° 109
Reportage
mythe ou réalité ?
20
D
EPUIS QUAND
LES JAPONAIS
CONSOMMENT-ILS
DU SOJA ?
Depuis des siècles, les habitants des pays d’Asie sont de gros
consommateurs de soja même si cette
tradition diminue du fait des modifications alimentaires véhiculées par le modèle occidental, surtout américain.
Malgré une tradition ancestrale de culture et consommation de soja en Asie,
l’industrie agroalimentaire tente par tous
les moyens de discréditer le soja et ses
bienfaits pour la santé humaine, notamment en Occident.
La raison est facile à comprendre : le développement d’alternatives végétales,
qui, loin de s’adresser seulement aux végétariens, cible tout consommateur souhaitant réduire sa consommation animale
ainsi que la catégorie très vaste des
consommateurs intolérants au lactose 1,
représente une menace pour le profit des
industries de la viande et des produits laitiers.
On entend et on lit souvent des accusations sur des hypothétiques effets nocifs
des phyto-œstrogènes (en fait des isoflavones) ou des rumeurs selon lesquelles
les Asiatiques consommeraient bien du
soja, mais seulement sous forme de produits fermentés.
On lit même que la consommation du soja
en Asie serait récente. Que cette dernière
information soit complètement fausse
est facilement démontrable en faisant ré-
1 | L’entrée du magasin Uemura Tofu.
Sur la consommation de soja, où il sera
montré que les Japonais consomment
effectivement du soja sous de nombreuses
formes, contrairement à ce que voudraient
nous faire croire les lobbies laitiers en France !
férence à des textes anciens. Par exemple, l’ouvrage Industries anciennes et modernes de l’empire chinois, d’après des
notices traduites du chinois par M. Stanislas Julien, et accompagnées de notices
industrielles et scientifiques par M. Paul
Champion, publié en 1869 à Paris par le libraire-éditeur Eugène Lacroix, décrit la
« Fabrication du fromage de pois en Chine
et au Japon » (pp. 185-189) : il s’agit bien
évidemment du tofu qui est un produit
non fermenté 2.
Ayant vécu longtemps au Japon et gardant d’étroits liens familiaux et professionnels qui font que je m’y rends
souvent, je peux confirmer que la
consommation de produits à base de soja,
fermentés ou pas, y demeure importante.
C’est une chance pour la population locale, qui se protège ainsi en partie contre
les effets néfastes de l’alimentation occidentale imposée par les États-Unis, toujours en quête de nouveaux marchés. De
fait, avant l’ouverture forcée à l’Occident,
les Japonais ne consommaient pas d’animal à quatre pattes, en accord avec les
préceptes du bouddhisme ; la consommation du poisson, animal n’ayant pas de
pattes, n’était en revanche pas proscrite.
Ce dernier était consommé surtout près
de la mer et par les dignitaires, alors que
le commun des mortels avait une alimentation essentiellement végétalienne.
SOUS QUELLES FORMES
LES JAPONAIS
CONSOMMENT-ILS DU SOJA ?
Dans l’alimentation des Japonais, le soja
est utilisé sous de nombreuses formes
différentes, dont on peut brièvement
citer ici les principales.
Produits fermentés
Miso
Pâte fermentée et salée, composée soit
entièrement de soja (haccho miso, de couleur très foncée, originaire de la préfecture
de Aichi mais désormais disponible partout), soit d’un mélange de soja et riz, de
soja et blé, de soja et orge. La fermentation est obtenue grâce à des champignons du genre Aspergillus. Le miso est la
base de la préparation de l’incontournable soupe de miso, entrée classique du
menu japonais.
2 | Monsieur Shuji Uemura, propriétaire du magasin.
Shoyu
C’est la sauce salée bien connue même
chez nous, préparée à partir de soja et blé
inoculés avec les mêmes champignons du
genre Aspergillus utilisés pour le miso. La
sauce tamari est une variété originellement obtenue comme sous-produit de la
préparation du miso 3, fabriquée sans ou
avec très peu de blé.
Natto
Obtenu par fermentation des graines de
soja à l’aide d’un micro-organisme spécifique, Bacillus subtilis var. natto, le natto
se présente sous forme de graines recouvertes de filaments blanchâtres, qui se
multiplient immédiatement en mélangeant les graines (figure 1), seule manipulation nécessaire avant de consommer
cet aliment. Son odeur caractéristique le
rend très aimé par certains et détesté par
d’autres. À noter que le natto, bien que
présent dans tous les supermarchés et
convenience store 4 du Japon, est plus
apprécié dans l’est du Japon (Tokyo) que
dans l’ouest (Kyoto, Osaka).
Produits non fermentés
Tonyu
C’est le lait de soja, dont la consommation au Japon était, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, moins courante qu’en
Europe. En effet, lors de mon arrivée au
Japon en juin 1994, il n’était pas disponible dans les convenience stores mais seulement en grande surface, ainsi que dans
les magasins spécialisés dans la production de tofu. Aujourd’hui, on en trouve
partout, nature et aromatisé.
Yuba
C’est la fine pellicule qui se produit
lorsque l’on porte le lait de soja à ébullition. Dans la région de Kyoto il existe une
longue tradition de l’utilisation du yuba.
La façon la plus simple de la consommer
est avec du shoyu et un peu de wasabi
dissout : un vrai délice !
Okara
C’est la pâte que l’on obtient après avoir
extrait le lait du soja. Elle contient une
proportion importante de protéines du
soja et énormément de fibres. C’est une
base commune très utilisée pour la préparation de gâteaux et recettes salées.
Tofu
Koyadofu
Tofu séché et congelé, il était autrefois
utilisé comme réserve alimentaire. Disponible dans tout supermarché et convenience store, il est utilisé dans les soupes
ou dans des plats avec des haricots, des
champignons, etc.
Edamane
Graines de soja cueillies avant maturation, bouillies et salés.
Daizu
Graines de soja cueillies avant maturation, bouillies et salés.
Moyashi
Graines de soja consommées dans nombre de recettes, salée et sucrée.
Moyashi : graines de soja germées,
consommées en salade ou poêlées.
fin de montrer que le soja
est toujours largement
consommé sous de nombreuses formes par les Japonais, j’ai profité d’un
séjour professionnel à Sendai, dans la préfecture de Miyagi pour faire mon enquête.
C’est ainsi que j’ai pu obtenir une interview
avec le propriétaire d’un magasin traditionnel de production de tofu, qui m’a
courtoisement permis de lui poser plusieurs questions et de prendre quelques
photos de son atelier de production.
Sendai (tout près de Fukushima, désormais tristement célèbre) est une ville
d’environ un million d’habitants, lourdement bombardée par l’aviation américaine
le 10 juillet 1945 et donc pratiquement entièrement reconstruite après la Seconde
Guerre mondiale. C’est une ville moderne,
loin de représenter un site traditionnel,
comme l’ancienne capitale impériale
Kyoto. À ce titre, Sendai n’est pas une
sorte d’exception culturelle même sur le
plan gastronomique. Bien au contraire,
Sendai peut être prise comme représentante statistiquement significative de
n’importe quelle ville moyenne dans le
Japon contemporain. Ce détail a son importance et signifie que les habitudes alimentaires des habitants de Sendai sont
représentatives de l’ensemble du Japon.
Le magasin Uemura Tofu (figure 2), est
situé dans le secteur d’Aoba (littérairement feuille bleue », mais plus couramment traduit comme feuille verte ),
quartier Omachi (grande ville ), deuxième
arrondissement, au 5-16. Le propriétaire,
monsieur Shuji Uemura (figure 3) représente la quatrième génération de producteurs de tofu dans ce magasin historique.
Il m’accueille en se disant honoré de faire
l’objet d’un reportage par un représentant
d’un pays étranger et d’apparaître dans
une revue française. Il me demande toutefois de repasser l’après-midi, ayant plus de
difficultés à se libérer le matin. Je repasse
donc à l’horaire demandé.
Je rapporte ci-dessous la conversation
que j’ai eue avec lui l’après-midi du samedi
9 juin 2012.
A
Alternatives Végétariennes :
Monsieur Uemura, quels sont les horaires
d’un producteur de tofu ?
Shuji Uemura : Je me lève tous les jours à 3
heures et demi du matin. Le magasin
ouvre au public à 6 heures, et ferme le soir
à 19 heures.
3 | Les filaments blanchâtres qu’on obtient
en mélangeant le natto.
A.V. : Vous faites concurrence aux
boulangers français !
Alternatives végétariennes n° 109
C’est sans doute le produit à base de soja
le plus répandu et connu (sa production
est décrite ci-dessous). Le tofu est l’ingrédient de base d’un très grand nombre
de recettes et préparations culinaires. Tel
quel, il ne possède pas de saveur très marquée : il est plutôt neutre, ce qui permet
de l’accommoder de très nombreuses
manières.
L’appellation « fromage de soja », souvent
utilisée pour le décrire, est trompeuse. En
effet, cela suggère une similarité organoleptique avec du fromage, alors que cette
appellation vient tout simplement du fait
que, comme le fromage, il est produit à
partir de lait (de soja) auquel on ajoute
une sorte de présure, ici le nigari, c’est-àdire du chlorure de magnésium (à noter
que pour faire du « fromage de soja », on
utilise une présure minérale alors que
pour faire du fromage de lait de vaches, la
présure est en fait de la caillette, l’estomac des veaux).
Sachez que le tofu à bas prix disponible
chez nous, notamment dans les magasins
asiatiques, n’est pas produit avec du nigari, mais avec du sulfate de calcium,
beaucoup plus économique. Compte tenu
du mauvais équilibre calcium/magnésium
(excès du premier par rapport au second)
dans notre alimentation 5, il est recommandé de choisir du tofu produit avec du
nigari (c’est normalement le cas du tofu
vendu en magasin biologique).
Rencontre avec
un producteur
traditionnel
de tofu
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4 | Le bain d’eau dans lequel le tofu
5 | Des blocs de tofu prêts à l’emballage
est transféré à la fin de la préparation.
S.U. : Je crois que les boulangers français
se lèvent encore plus tôt. À propos, mon
frère travaille dans une boulangerie française et vous a préparé un cadeau (il me
donne une baguette et du pain à griller :
entre mon passage le matin et notre interview, il a évidemment contacté son
frère, une gentillesse et une attention
toutes japonaises que nous avons, hélas,
perdues depuis bien longtemps).
Alternatives végétariennes n° 109
A.V. : Quels sont les facteurs les plus
importants pour produire du tofu de
bonne qualité ? L’eau ? Le soja ?
S.U. : Le cœur! Bien sûr, la qualité des ingrédients est primordiale, mais avant tout
il faut la volonté de produire quelque
chose que le client apprécie et dont il
puisse profiter pleinement (le parallèle
avec l’esprit de travail des artisans en Europe au Moyen-Âge, fondement des corporations de l’époque, me vient
naturellement à l’esprit, mais j’évite de
dévier la discussion).
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A.V. : Avez-vous constaté une évolution
dans votre clientèle ? Quel est le profil
typique du client d’un magasin de production de tofu traditionnel comme le vôtre ?
S.U. : Il faut faire une distinction entre les
personnes âgées du coin, acheteurs traditionnels, et les employés ou les étudiants.
Les premiers recherchent surtout la qualité du produit qu’ils connaissent depuis
longtemps et qui représente une sorte de
réconfort psychologique. Les seconds basent leur choix essentiellement sur le prix.
En ce qui concerne les tranches d’âge, il
est indéniable qu’il y a une désaffection
croissante chez les plus jeunes.
A.V. : Qu’est-ce qui justifie la différence de
prix entre les produits plébiscités par les
consommateurs plus âgés et les produits
bon marché achetés par les jeunes ?
S.U. : C’est surtout la qualité des graines de
soja. Le soja d’importation, qui vient des
États-Unis, est meilleur marché mais ne
donne pas la même qualité de tofu. Les
graines locales sont plus chères parce que
la production est plus limitée, même si la
préfecture de Miyagi est la deuxième pro-
6 | Du tofu (sur la droite) et d’autres produits à côté de
celui-ci. On reconnaît notamment du natto et du shoyu.
ductrice de soja du Japon. D’ailleurs, pour
protéger la qualité du sol, les agriculteurs
pratiquent la rotation des cultures : le terrain sur lequel on a produit du soja est
consacré au riz l’année suivante, et vice
versa.
A.V. : Parlons du procédé de production,
maintenant. A-t-il évolué par rapport aux
précédentes générations de producteurs
de tofu dans votre magasin ?
S.U. : On a introduit une étape mécanique
dans la production du lait de soja et dans
l’emballage, mais le reste de la production
est toujours fait à la main : on ne peut pas
l’automatiser, du moins si on veut proposer un produit de qualité.
Les graines de soja sont dépelliculées puis
cuites dans un four scellé à la sortie duquel on récupère séparément l’okara et le
lait de soja. Ce dernier est recueilli dans un
bac métallique auquel on ajoute le nigari
(chlorure de magnésium), qui agit comme
présure. Au bout de 80 minutes, on obtient le tofu, qui est transféré dans un bain
d’eau (figure 4) où il est refroidi avant
d’être coupé à la main et transféré dans
des barquettes en plastique (figure 5 ; les
barquettes sont visibles aussi en figure 4).
La dernière étape est l’emballage, qui est
mécanique.
L’okara est vendu séparément, soit aux
particuliers, soit aux agriculteurs, qui l’utilisent comme fertilisant, grâce à sa richesse nutritionnelle.
A.V. : À propos de l’emballage : quand j’habitais à Tokyo j’avais l’habitude d’acheter
du tofu qui était découpé à la main devant
le client, pris directement dans le bain, pas
pré-emballé.
S.U. : Vous pouvez aussi l’acheter comme
cela chez nous, si vous venez avant 10
heures du matin.
A.V. : Quelles sont les variétés de tofu que
vous proposez à vos clients ?
S.U. : Les variétés classiques sont le
momen-dofu (tofu coton, plus compact)
et le kinu-dofu (tofu soyeux, plus mou).
Mais aujourd’hui on propose aussi plusieurs versions aromatisées : le tofu à la
tomate, au sésame, aux noix, au shiso 6,
au sucre roux 7…
A.V. : Vendez-vous aussi d’autres produits
que le tofu ?
S.U. : Le lait de soja et l’okara, bien évidemment, mais aussi des produits transformés, comme des biscuits à base d’okara
(figure 6). Et puis il y a des produits que
nous revendons mais ne produisons pas,
comme le natto et le shoyu.
Je remercie Monsieur Uemura et je repars
avec l’interview, les photos, et différentes variétés de tofu, qui vont constituer la base de mes repas des jours
suivants, dans le pays où, d’après certains
lobbyistes français, il n’y aurait pas de
soja non fermenté…
Massimo Nespolo
Professeur à l’Université de Lorraine
Délégué AVF pour la Meurthe-et-Moselle
notes
1 | L’intolérance au lactose tout à fait normale
est physiologique : après sevrage, la production
de lactase, l’enzyme responsable de la scission
du lactose en glucose et galactose, s’arrête.
2 | L’ouvrage en question est disponible en
version numérique intégrale sur le site de la
Bibliothèque Nationale de France, à l’adresse
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54152133
3 | Tamari vient du verbe tamaru, qui signifie
s’accumuler, pour indiquer le liquide qui
s’accumule suite à la fermentation du miso.
4 | Le convenience store, couramment abrégé
en combini est le magasin du coin ouvert 24 h
sur 24 h introduit au Japon en 1969, d’après
l’exemple américain.
5 |À propos du problème sur le rapport calcium/magnésium et ses conséquences sur
notre santé, voir l’ouvrage The Magnesium
Factor de Mildred S. Seeling et Andrea Rosanoff, éditions Avery, ISBN 1583331565.
6 | Perilla frutescens, plante alimentaire,
aromatique, médicinale et ornementale très
utilisée en Asie, et en particulier au Japon.
7 | Il s’agit d’une variété de tofu légèrement
sucrée, consommée comme dessert en
accompagnement du thé vert.