Le vécu de la soignante devant la mort Le deuil de la

 Le vécu de la soignante devant la mort
Margot Phaneuf, inf. PhD.
Octobre 2014.
«La mort, cette compagne assidue qui nous côtoie tout au long de la vie…»
Quel que soit le service où travaille l’infirmière, elle est souvent en contact avec la mort.
Cette proximité récurrente avec la fin de la vie des malades dont elle prend soin et avec
lesquels elle a développé une relation habitée par la compassion et la volonté d’aide
s’avère souvent très difficile. Comme beaucoup l’affirment, on ne s’habitue jamais à la
mort et les soignantes
ne peuvent échapper à
cette
réaction
de
chagrin qu’est le deuil
de
ceux
qu’elles
accompagnent.
Le travail soignant
peut certes l’amener à se familiariser avec ce phénomène, avec ses manifestations et ses
exigences de soins, mais il n’en démystifie pas pour autant le mystère et n’en efface pas
non plus la tristesse. Même s’il s’agit d’une relation professionnelle où l’infirmière doit
conserver une distance psychologique mesurée, le décès d’un malade est une rupture de
lien qui, surtout par sa répétition, exige une grande force morale.
Le deuil de la soignante
On comprend facilement le deuil des proches du défunt, qu’il s’agisse de sa famille ou de
son entourage, mais on ne réalise pas toujours qu’il peut aussi être présent chez ceux qui
y sont confrontés par leur profession.1 C’est ce qui arrive à l’infirmière qui doit souvent
se faire accompagnante de malades en fin de vie, mais en tant que soignante, elle fait
l’expérience d’un deuil particulier. Au-delà de l’attachement qu’elle a pu développer pour
une personne soignée, pour sa valeur personnelle et pour ce qu’elle représente comme
être humain, elle vit l’amertume de voir cette vie se dissoudre et la tristesse inéluctable de
l’échec de ce qui est sa mission principale, c’est-à-dire, le prendre soin.
Elle fait avec affliction le deuil du lien d’attachement inévitable et normal qui unit la
soignante au soigné et partage le chagrin des proches. Ces sentiments se révèlent
1
. Margot Phaneuf (2012). La souffrance des soignants un mal invisible… Jalons pour une réflexion :
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2012/12/La-souffrance-des-soignantes-.pdf 1 possiblement plus profonds envers certaines personnes que la soignante a plus longtemps
côtoyées ou qui ont plus intensément sollicité sa compassion. Les deuils multiples dont
elle fait l’expérience au cours de sa carrière peuvent se vivre différemment selon
l’intensité des liens affectifs qui se sont créés au moment de l’accompagnement et de la
profondeur de l’investissement affectif alors réalisé.2.3
Deuil soignant, deuil d’équipe
Dans l’organisation actuelle du travail soignant avec le partage horizontal et vertical des
tâches entre l’infirmière, l’infirmière auxiliaire et la préposée aux bénéficiaires, le contact
de l’infirmière avec le mourant s’est grandement modifié. Ce n’est plus elle qui donne les
soins immédiats, qui s’occupe plus intimement des soins du corps souffrant de la
personne en fin de vie. Il n’en demeure pas moins qu’elle est toujours responsable des
malades et que sa relation d’accompagnement, même un peu plus distanciée, peut
s’avérer d’une intensité qui lui conserve toute son importance et tous ses risques de deuil
en cas de décès de la personne.
Dans les situations de fin de vie, le lien soignante-soigné s’exerce au quotidien selon les
besoins auxquels ces soins doivent répondre. En conséquence, ce sont les préposées aux
bénéficiaires qui voient au confort physique des malades, les aident à s’alimenter, les
lavent, les changent et les installent de manière à leur apporter un peu de bien-être dans
ce moment pénible de leur vie. Mais ce sont encore elles qui voient leur souffrance au
quotidien et constatent la progression de leur déchéance humaine et de leur dépendance.
Du fait de cette proximité, elles sont aussi témoin de leurs inquiétudes et de leurs peurs ce
qui les amène à recueillir leurs confidences et leur désarroi de quitter ceux qui leur sont
chers et leurs inquiétudes quant à «l’après». Ces liens intimes créent un attachement dont
la coupure est souvent pénible, d’autant plus que leur voix dans l’équipe n’est pas
toujours entendue.
L’infirmière auxiliaire est aussi en contact avec le corps souffrant du malade agonisant.
C’est elle qui voit aux interventions soignantes relatives aux traitements particuliers et
aux soins de la douleur. Ce contact est aussi un moment privilégié d’échange et de
soutien où la soignante devient confidente de sa souffrance et crée une relation fondée sur
le réconfort et l’encouragement d’un mieux-être momentané. Ces instants critiques où les
douleurs physiques trouvent à s’exprimer deviennent souvent des temps marqués par des
échanges signifiants où la personne se révèle, créant ainsi des liens que la mort vient
délier en donnant parfois lieu à un bouleversement intérieur important chez la soignante.
2
. La chambre, V. et Marquenet, C., (2008), Le travail de deuil du soignant en oncologie pédiatrique, 50 p.
. Stryckmans, C., (2005), Quand les parents et les soignants pleurent ensemble le décès d’un enfant, Ethica
Clinica, 38, p. 7-9.
3
2 Mais que dire aussi des personnes dédiées à l’entretien qui pénètrent tous les jours dans la
chambre de ces malades, leur sourient, prennent de leurs nouvelles et échangent avec eux
quelques mots tout en s’affairant à leur travail et cela pendant des jours et des jours? Leur
délicatesse, leur volonté de ne pas déranger, de ne pas faire de bruits indus, leurs bonnes
paroles sont un peu comme un baume quotidien pour cette personne souffrante qui très
souvent se sent bien seule avec sa douleur et ses inquiétudes et bien impuissante devant
ce qui l’attend.
Aussi, il ne faut pas nous étonner que le départ d’un mourant puisse affecter toutes les
personnes qui gravitaient autour de lui de manière plus immédiate pendant cette période
de fin de vie. La réaction de deuil des intervenantes infirmières ou autres soignantes, peut
être différente selon les personnes, selon la nature des contacts et l’intensité de la
proximité qui les unissaient, mais elle touche tout de même l’ensemble de l’équipe. Il est
important de le reconnaître et de penser à la réaction de chacune.
Les facteurs qui influent sur le deuil
Quel que soit le niveau d’intervention de la soignante, certains facteurs viennent influer
sur l’importance du sentiment de deuil vécu à la suite du décès d’un malade dont elle a
pris soin. Toutes les intervenantes sont possiblement touchées par ces situations et les
3 réactions ici décrites sont susceptibles de les affecter. Il n’en demeure pas moins que
l’infirmière avec ses responsabilités diverses dans les équipes, particulièrement en soins
palliatifs, en soins intensifs de diverses spécialités, en urgence ou encore comme
responsable dans un CHSLD en sont aussi souvent bouleversées.
Le premier décès en carrière
L’un de ces facteurs qui influe particulièrement sur la réaction de la soignante est la
nouveauté de l’épreuve. Le premier décès dans sa carrière est souvent marquant, car cette
expérience de proximité encore inconnue avec la mort, lui fait vivre un sentiment de
tristesse, d’impuissance, de révolte même, devant son aspect douloureusement définitif.
Le premier décès accompagné par la soignante se vit un peu comme un rituel de passage
auquel il lui faut faire face afin de pouvoir travailler dans cette profession. Cette
expérience lui apprend à affronter ses propres peurs, à les identifier, à les accepter et à
peu à peu à les dépasser. C’est aussi l’amorce d’un processus de résilience essentiel à ces
accompagnements de fin de vie puisque hélas la carrière d’une infirmière est jalonnée de
ces moments de tristesse.
Soudaineté ou lenteur du départ
La soudaineté du décès ou au contraire le lent développement de la phase d’agonie
viennent durablement marquer la jeune infirmière par l’angoisse et la souffrance
particulières qui les accompagnent. Qu’il s’agisse de la mort inattendue d’un accidenté,
d’un cardiaque ou d’un suicidé, elle est confrontée à l’incompréhension et bouleversée
par ce départ brutal, évitable peut-être… ? Mais s’il s’agit plutôt de la fin lente et
douloureuse d’un malade cancéreux, elle éprouve là aussi des émotions intenses, se
sentant tiraillée entre tristesse et soulagement de voir ses souffrances prendre fin.
Néanmoins, quelle que soit la nature de son issu, la mort d’un premier patient en carrière
est toujours douloureuse et laisse parfois longtemps des traces.
Le long combat contre la maladie
Le deuil en milieu de soins, surtout si l’accompagnement se termine après un long
combat contre la maladie, comporte toujours un sentiment de perte narcissique, c’est-àdire d’échec de l’idéal d’une possible guérison. Et, plus cette relation se prolonge, plus la
réaction de deuil risque de revêtir un caractère important pour l’infirmière. Il arrive même
qu’au décours des soins la personne connaisse une période d’amélioration et ce
«syndrome de Lazare»4 devient alors, autant pour le malade et ses proches que pour la
soignante, facteur d’ambiguïté entre espoir et résignation. Dans cette situation, il s’avère
4
. Patrick Clervoy (2007) . Le syndrome de Lazare : traumatisme psychique et destinée. Paris.- Albin
Michel, 279 p.
4 difficile pour l’infirmière de donner du sens au temps qui reste,5 car en plus de la
désolation de voir souffrir la personne, elle vit la lassitude et la désillusion de cette lutte
perdue qui lui fait baisser les bras. Tout cela vient amplifier pour elle, la tristesse d’une
agonie qui se prolonge.6
L’usure de la répétition
Si d’une part le premier défunt dans la carrière d’une infirmière peut la marquer
durablement, la répétition de nombreux décès comme il s’en trouve en soins palliatifs, en
soins prolongés et même aux urgences peut aussi à la longue fortement la troubler. En
tant que soignante, elle est confrontée à la tristesse du départ de personnes qu’elle a
appris à connaître, qu’elle a côtoyées parfois durant des jours et accompagnées du mieux
qu’elle le pouvait dans leurs souffrances physiques et morales. Ces situations répétées de
ruptures de liens, de tristesse liée à la séparation et à l’anxiété inhérente au contact avec
la mort ne peuvent manquer de causer à la soignante une certaine usure psychologique
qui risque de la fragiliser. Après un décès, lorsque l’on a connu et apprécié la personne, il
est en effet difficile de refermer la porte de la chambre sans en être profondément
troublée, ce qui avec le temps devient difficile à porter.
Le réveil des deuils personnels
L’infirmière n’est pas seulement une soignante, elle est un être humain inséré dans une
famille, une société avec les aléas douloureux que cela peut comporter. Elle peut vivre
des deuils pénibles dans sa vie personnelle que ce soit à l’occasion du décès d’un parent,
d’un ami ou même d’un enfant qui lui étaient chers. Particulièrement si ce deuil est
récent, la mort d’un malade peut lui faire revivre le désarroi de la perte alors ressentie et
la rendre plus réceptive aux émotions de la situation de soins. Cet état de choses réveille
en elle la fragilité vécue à ce moment et sa capacité de faire face La mort est
s’en trouve amoindrie. Elle peut alors glisser dans une réaction de toujours un
fermeture et de protection de soi ou réagir et tenter de se enseignement.
décentrer d’elle-même et se tourner vers la douleur de l’autre sans
se laisser emporter dans sa propre souffrance. Il faut cependant reconnaître que nos deuils
personnels, surtout s’ils sont récents et particulièrement douloureux, peuvent modifier
notre réaction à la mort d’un client.
L’influence de l’âge de la personne à accompagner
L’âge de la personne est un autre point qui souvent se reflète sur le comportement de
deuil de l’infirmière qui l’accompagne dans cette dernière période de vie. Plus ce malade
est jeune, plus son départ est susceptible de déclencher une réaction émotive intense. La
5
. Pascale Tambouras, Valérie Azemard et Alain Tocheport. La perception du temps en unité de soins
palliatifs. Soins la revue de référence infirmière, n°769, octobre 2012, pages 48-50
6
. Blandine Chemin. jusqu'à la mort, accompagner la vie. JALMALV, 03/2012, p. 22-28
5 mort d’un nouveau-né, d’un enfant, d’un jeune adulte ou d’une mère de famille provoque
toujours tristesse, incompréhension, voire révolte devant ces possibilités de vie trop tôt
supprimées. D’ailleurs, une étude, menée en 2009 au Québec, auprès de 101
professionnels québécois de la santé exerçant auprès d’enfants malades, a permis de
conclure que « la majorité des professionnels de la santé manifestent une détresse
émotionnelle – et parfois même un épuisement professionnel - après le décès d’un
patient.»7
Mais un autre phénomène plus personnel celui-là, peut venir troubler la soignante, il
s’agit de la similitude de son âge avec celui du malade. Lorsque l’agonisant ou le défunt
est du même âge qu’elle ou à peu près, le choc devient encore plus important, puisque
c’est un rappel direct à sa propre vulnérabilité, à sa propre mort. Plus la situation s’étire,
plus cette confrontation devient pénible, lui rappelant que cela pourrait éventuellement lui
arriver.
Les mécanismes de défense de la soignante
Côtoyer la mort est difficile et afin de réussir à tolérer ce contact avec la souffrance du
client et même avec celle de ses proches affligés, l’infirmière peut développer des
7
. Claude Cyr, pédiatre au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke : Deuil d'un enfant malade
hospitalisé - Des professionnels de la santé se confient http://cr.chus.qc.ca/no_cache/fr/nouvellescrc/details/article/deuil-dun-enfant-malade-hospitalise-des-professionnels-de-la-sante-se-confient/ 6 mécanismes de défense qu’il lui est important de reconnaître afin de conserver sa lucidité
et sa capacité de compréhension du malade et d’en prendre soin.8
Il y a dans certains cas pour la soignante un risque important d’identification à cet autre
soi, souffrant celui-là, et image vivante de ce que pourrait être sa propre destinée. C’est
un mécanisme de défense qui, sous l’effet d’une anxiété ou d’un chagrin difficilement
tolérable et qui par un processus inconscient ou imaginaire du moi, favorise chez
l’infirmière l’assimilation des caractéristiques d’une autre personne, en l’occurrence l’état
de souffrance du mourant. L’identification est un mode de relation au monde qui peut
avoir des effets positifs sur la croissance d’un individu, mais qui dans certains cas comme
celui-ci, peut s’avérer ravageur. C’est pourquoi le contact de l’infirmière avec le client
devrait toujours être habité à la fois par une compassion chaleureuse et par la volonté
d’une prise de distance protectrice.
Un autre de ces mécanismes par lequel elle se défend contre la tristesse de la situation de
soin du malade mourant est l’isolation. Il agit par la séparation de ses pensées et de ses
affects en deux catégories hermétiques : celle concernant le malade agonisant et celle
concernant le reste de son service et de sa vie. Ce partage affectif peut lui éviter chagrin
et anxiété, mais il risque de la rendre insensible à ce qui arrive au patient et à ses proches,
ce qui est en soi dramatique et risque de lui ménager de futurs regrets concernant sa
froideur et son incompréhension.
À l’isolation peut se joindre la rationalisation, autre mécanisme de défense du moi
agressé par la souffrance de la situation et par lequel l’infirmière peut venir camoufler ou
justifier la tiédeur de ses sentiments et de sa conduite sous des jugements pragmatiques
du genre : « De toute manière, on n’y peut rien ! On s’y
Quelle que soit la
attendait » Ou « Il ne faut pas souffrir avec ceux qui
forme d’occultation
souffrent et mourir avec les agonisants… ! Ou encore
que nous adoptions,
«Nous avons un travail à faire, c’est tout !» Ce mécanisme
devant la mort,
logique en apparence, est une fuite devant la réalité et forme
l’émotion finit par
un écran qui fait obstacle à la relation soignante-soigné où la
nous retrouver.
compréhension et l’empathie demeurent si importantes.9
Un autre mécanisme inconscient qui sert à aider la soignante à composer avec une
situation qu’elle éprouve de la difficulté à gérer est le refoulement. Devant la souffrance
et la tristesse, elle sent qu’elle est troublée, mais ne s’y arrête pas et dès qu’une pensée
dérangeante ou qu’une émotion affligeante lui vient, elle les chasse rapidement. Cette
8
. Pour quelques explications sur les mécanismes de défense : Margot Phaneuf (2007 ). Quelques
mécanismes de défense observables chez nos étudiants : http://www.prendresoin.org/wpcontent/uploads/2013/03/Quelques-mécanismes-de-défense-chez-nos-étudiants..pdf 9
. Margot Phaneuf (2012 ). 2e partie. La communication et la relation soignant-soigné: Vers l’utilisation
thérapeutique de soi : http://www.prendresoin.org/wp-­‐content/uploads/2012/11/2ePartie_.pdf 7 façon de vivre la mort d’un client est aussi une coupure d’avec la réalité qui peut sembler
fonctionnelle sur le moment, mais refouler ses émotions est vain puisque cela ne permet
pas de mieux les gérer et risque fort de nuire à la richesse de la relation avec le malade.
La réaction d’évitement est apparentée au refoulement, mais elle peut être plus
consciente. Elle se manifeste par des comportements de soins où l’infirmière, lorsque
possible, se montre moins assidue auprès de la personne mourante et de ses proches. Elle
hésite, prend un peu de temps pour répondre à sa cloche d’appel et dans l’équipe, elle
parle le moins possible de cette personne et de son état. Le phénomène d’évitement est
hélas connu, car dans les services autres que les soins palliatifs, il est notoire que les
cloches qui sont le plus longtemps en attente, sont malheureusement souvent celles des
patients en fin de vie. C’est une façon d’échapper au regard du mourant et d’éviter
l’angoisse de ses plaintes.
Une autre manière de fuir la douleur de ces moments difficiles est l’intellectualisation,
autre mécanisme de défense inconscient. Il porte l’infirmière à se réfugier dans des
raisonnements philosophiques sur les fins dernières ou dans les détails touchant les
nécessités du soin. L’intellectualisation lui évite de vivre les émotions inhérentes à des
situations anxiogènes de déchéance humaine, de douleur récidivante et de peur de la
mort. Mais, quelle que soit notre manière de nous
Les manifestations de
cacher les émotions qui affleurent alors que nous
compassion apportent un
prenons soin d’une personne en fin de vie, elles
double bien : le réconfort
finissent très souvent par nous rejoindre sous une
pour le malade et la
forme ou sous une autre.
satisfaction du travail
accompli pour l’infirmière.
Même pour une soignante chevronnée, la mort qui
approche peut susciter l’anxiété. C’est parfois
manifeste avec un client auprès duquel elle s’est beaucoup investie émotionnellement et
dont l’état se détériore. Une forme de déni peut alors s’installer, car son sentiment
d’attachement pour cet enfant ou cette personne et sa volonté de protection viennent
masquer la réalité et il lui semble qu’elle ne peut les laisser partir, qu’il est encore trop
tôt. Les infirmières des soins palliatifs dont le contact avec les malades est intense et
parfois assez prolongé connaissent ce sentiment et doivent trouver en elles la force de les
laisser aller…
Le syndrome de la femme forte.
La nécessité de se montrer stoïque tient aussi de ces mécanismes de défense. On croit
souvent à tort qu’une infirmière doit être capable de faire face à toutes les situations,
même les plus douloureuses sans manifester d’émotions. Il est vrai que tout en étant
compréhensive et à l’écoute, il lui faut apprendre à conserver une distance affective
8 protectrice afin de ne pas risquer d’être trop affectée par ce qui arrive au malade.10
Toutefois, certaines soignantes cherchent plutôt à développer une forme de neutralité afin
de mettre leurs émotions à distance et même de se former une carapace pour tenir le coup
sans flancher. C’est ce que l’on pourrait appeler le «syndrome de la femme forte».
Mais cela ne réussit pas toujours et au contraire, vivre et reconnaître leurs émotions
pourrait les aider à éviter l’épuisement professionnel et rendre la relation de soin plus
humaine et plus chaleureuse. Des émotions mieux gérées peuvent aider la soignante à se
garder des investissements trop personnels et trop intenses tout en lui conservant sa
capacité de compassion, puisque celle-ci apporte un double bien : le réconfort pour le
malade et la satisfaction du travail accompli pour l’infirmière.11
10
. A. Manoukian et A. Massebeuf (2008). La relation soignant-soigné. Paris, Lamarre. P. 7-10.
. Margot Phaneuf (2013 ). L’accompagnement thérapeutique : réflexions sur un élément essentiel en soins
infirmiers : http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/02/Laccompagnement-thérapeutique.pdf 11
9 Les sentiments et émotions qui découlent de ces situations
Bien que les réactions puissent varier d’une soignante à l’autre et d’une situation à une
autre, quelle que soit la manière dont l’infirmière vit la mort du client, il peut s’ensuivre
des réactions émotives très vives qui s’apparentent à ce que vivent les personnes qui
perdent un être cher. C’est pourquoi on parle aussi dans ces cas de réaction de deuil.
La soignante peut faire au début l’expérience d’une grande tristesse qu’elle éprouve de la
difficulté à chasser, car la pensée de la mort revient sans cesse l’habiter. Elle se rappelle
cette personne, son regard, son sourire ou son désespoir et elle demeure sensible à ce
souvenir en demi-teintes à la fois heureuses et tristes.
Chez certaines soignantes la mort provoque même un sentiment de peur, angoisse
répandue, larvée et plutôt cachée dans notre société face à ce phénomène
incompréhensible. Son mystère nous dépasse et nous fait réaliser comme nous sommes
peu de choses et sa proximité peut effrayer. Dans le déroulement de notre vie, la mort
peut longtemps demeurer une abstraction insolite que, par évitement, nous préférons
oublier. Mais avec le décès d’un malade, elle se rappelle à nous et devient une réalité
douloureuse sur laquelle il nous faut ouvrir les yeux en dépit
«La mort ferme les
de la crainte qu’elle peut inspirer.
yeux des mourants
Par ailleurs, d’autres soignantes tendent plutôt à ne pas parler et ouvre ceux des
de leur expérience douloureuse et à cacher leur chagrin par vivants. » Gilbert
crainte du jugement des autres qui pourraient les croire Cesbron faibles, inefficaces et incapables de tenir leur rôle
professionnel. En soins infirmiers, il existe hélas un préjugé tenace qui veut que la force
de caractère doive essentiellement s’exprimer par l’indifférence ou l’insensibilité, alors
qu’au contraire, la détermination et la compétence résident davantage dans la capacité de
faire face à nos propres émotions, de les reconnaître et de les accepter tout en continuant
à déployer nos énergies pour le soin des malades, quel que soit leur état.
En réaction, à cette crainte du jugement des autres, certaines soignantes cherchent à
paraître stoïques en dépit de leur tristesse. C’est un peu comme si le chagrin était déplacé
en soins infirmiers, comme si une soignante, une vraie, ne devait jamais s’émouvoir.
Cette culture du flegme et du détachement ne protège hélas personne et ne fait que
conduire à la déshumanisation des soins. Quelques larmes dans les yeux d’une infirmière
n’ont jamais été un déshonneur, elles ne font que montrer qu’elle est aussi un être
humain. Elle ne peut toutefois s’y arrêter puisqu’elle doit conserver toute son efficacité
soignante.
D’autres émotions se manifestent aussi au cours d’un d’accompagnement. Après de
pénibles moments de lutte du malade contre les avancées de la mort, parvenue au bout de
ses ressources thérapeutiques, la soignante ressent fortement son impuissance et s’installe
10 alors chez elle un sentiment de résignation accompagné d’un effet libérateur de l’angoisse
d’agir. Elle réalise que malgré les efforts, qu’en dépit de toutes les forces de vie
sollicitées, la fin est inéluctable et que le combat est terminé. Cette prise de conscience
lui permet d’arriver à une acceptation plus pragmatique qu’affective, alors qu’elle ne peut
plus rien changer à la situation et malgré sa tristesse, les exigences du service l’amènent à
passer à autre chose.
Des remords souvent injustifiés
Il arrive aussi que certaines infirmières, même après un dévouement exemplaire, ne se
trouvent pas à la hauteur de leur rôle et se fassent des reproches. Elles se disent par
exemple : «J’aurais pu faire davantage, j’aurais dû prendre plus de temps avec cette
personne, j’aurais dû tenter de mieux la soulager, de plus la réconforter…» Certaines
peuvent même se reprocher leur indifférence autoprotectrice ou l’insuffisance de leur
compassion.
Les soins de fin de vie nous
amènent à travailler auprès
Toutefois, entretenir ces pensées culpabilisantes est
de ceux que l’on considère
destructeur et ne peut que conduire à la
perdus, mais auprès
démoralisation.12 Lorsqu’elles surviennent, il faut les
desquels il y a tant à faire!
chasser et penser plutôt aux moments d’intimité que
Marie de Hennezel
nous avons partagés avec le malade, aux gestes de
compassion que nous avons posés et nous dire que
nous avons fait ce que nous pouvions dans les circonstances et cultiver, autant que faire
se peut, le sentiment du devoir accompli.13
La souffrance morale
Il est malheureusement des situations où ces pensées négatives sont justifiées en raison
du contexte de travail où les conditions sont telles, qu’elles ne permettent pas à la
soignante de donner des soins correspondant au niveau d’humanité et de qualité auquel la
personne mourante serait en droit d’aspirer. Dans ces cas, hélas trop nombreux, le
personnel est restreint, les heures de travail s’allongent indûment et les tâches physiques
se multiplient, empêchant la soignante de répondre aux besoins de présence et de
réconfort du client.14
12
. Margot Phaneuf (2007 ). L’épuisement professionnel : perdre son âme pour gagner sa vie :
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2014/05/epuisement-professionnel.pdf
13
. Margot Phaneuf (2014). Qualité de vie au travail ou qualité des soins – faut-il vraiment faire un choix?:
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2014/09/Qualite-de-vie-au-travail-ou-qualite-des-soins.pdf
14
. Margot Phaneuf (2013). Relation qui apaise, personnalité soignante et usure de la capacité d’empathie :
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/11/Relation-qui-apaise-personnalité-soignante-etusure-de-la-capacité-dempathie.pdf
11 Elle peut alors se trouver en conflit éthique,15 prise entre ses valeurs morales et celles qui
lui sont imposées dans le milieu où elle ne retrouve plus les normes de sa profession et
s’éloigne de l’idéal qui l’avait amenée à la choisir comme chemin de vie.16.17 Elle fait
l’expérience d’une forte insatisfaction partagée entre le dépit contre ses conditions de
travail déshumanisantes et les remords de n’avoir pu faire ce qu’elle aurait jugé
nécessaire dans la situation. Cette frustration morale devient lourde avec le temps et porte
l’infirmière au désengagement professionnel et à la dépression.
Cultiver le sentiment d’avoir été utile
Lorsque l’infirmière réussit à vivre l’accompagnement du mourant en accord avec ses
valeurs personnelles et avec les normes de sa profession, même si son désir de s’occuper
de la personne de manière humaine et chaleureuse n’a pas toujours été comblé à la
hauteur de sa volonté, elle est consciente que ses paroles jointes à ses gestes de tendresse
ont pu lui apporter du réconfort et alléger la souffrance de ce moment de passage. Même
si elle vit une réaction de chagrin parfois importante, elle ressort de cette expérience
habitée par un sentiment du devoir accompli et par la satisfaction d’avoir été utile à un
autre être humain. Cette émotion positive et réconfortante vient effacer les doutes et les
interrogations qu’elle peut entretenir au sujet des soins dispensés.
Y a-t-il des moyens d’aide?
Devant ces émotions diverses et nombreuses qui assaillent les soignantes auprès des
malades en fin de vie, on peut se demander s’il existe des moyens d’en amoindrir les
répercussions nocives. Le contact avec la mort demeurera toujours difficile, voire
traumatisant dans certains cas, mais il fait partie de la mission sociale que se sont données
les infirmières depuis des âges et il se trouvera toujours des besoins pour ce rôle de
«passeur» entre la vie et la mort.18.
Il ne faut pas non plus glisser dans l’angélisme et croire que toutes les infirmières
peuvent exercer la responsabilité de ces soins sans fléchir et sans en payer le prix, car
leur équilibre psychologique se trouve souvent mis à dure épreuve. Mais cela étant dit,
15
. Désarroi éthique http://cna-aiic.ca/~/media/CNA/Page-Content/PDFFR/Ethics_Pract_Ethical_Distress_Oct_2003_f.pdf
16
. Jenny, P., (2007) La gestion du deuil des soignants confrontés quotidiennement à la mort : recherche
dans une unité de soins palliatifs, Info Kara, revue francophone de soins palliatifs, 22, 1, p. 3-11.
17
. Margot Phaneuf (2014). Efficacité, sérénité et empathie – des opposés irréconciliables en soins
infirmiers ? http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2014/06/Efficacite-et-empathie-en-soinsinfirmiers.pdf
18
. Dans l’antiquité grecque, Hadès était le dieu des morts et des enfers qui après le décès, demandait aux
défunts de rendre compte de leur vie. Dans ce lieu, de sinistres fleuves séparaient les enfers du monde d'en
haut et le passeur entre vie et monde sous-terrain se nommait Charon. Il était le passeur qui faisait traverser
ces eaux aux esprits des morts. Depuis, dans un autre registre, on y fait allusion pour les personnes qui
accompagnent les mourants. Encyclopédie de l’Agora : http://agora.qc.ca/thematiques/mort/dossiers/hades
12 est-il possible d’établir une juste mesure entre le don de soins et le don de soi, c’est-à-dire
de trouver un équilibre logique entre ces deux pôles affectifs et organisationnels si
importants.
Pour mieux vivre le deuil …
Afin de faire du deuil une expérience constructive, quelques points principaux sont à
retenir. Il est d’abord professionnellement important de réaliser la nécessité inéluctable
d’offrir aux personnes en fin de vie des soins de qualité qui soit un véritable
accompagnement thérapeutique habité par la compréhension, le dialogue et la chaleur
humaine d’une relation d’aide bien comprise.19 C’est le meilleur moyen d’être en accord
avec ses principes, de ne pas se culpabiliser après coup et de sortir de cette expérience
avec la satisfaction d’un accomplissement professionnel. Qu’y a-t-il de mieux pour bien
vivre un travail difficile?
Ensuite, même si la chose est difficile, il est nécessaire de comprendre l’importance de
mesurer nos investissements émotifs dans ces situations affectivement prenantes. Il en va
19
. Margot Phaneuf (2011). La relation soignant-soigné. Rencontre et accompagnement. Montréal,
Chenelière Éducation.
13 de notre protection personnelle et de l’évitement de l’usure de notre capacité soignante.20
Lorsque nous avons développé des liens privilégiés avec une personne, il est parfois
facile de nous laisser entraîner dans sa souffrance par les élans du cœur, mais ce n’est pas
là de l’empathie et ce n’est certainement pas un moyen de l’aider.
Ce qui peut faire une différence c’est plutôt le respect de la personne et de ses capacités
restantes, la chaleur de la présence et la consolation de l’écoute tout en conservant la tête
froide et sa capacité de lui être utile, de la soulager. Il est aussi primordial d’éviter la
tentation de se distancer du malade afin de ne pas être perturbée par sa souffrance. Se
former une carapace peut fermer les voies de la douleur il est vrai, mais elle enferme en
même temps celle qui la porte dans la froideur de son indifférence professionnelle. Les
soins ne se résument pas à des actes techniques et prendre soin d’une personne en fin de
vie «apporte un changement dans notre rôle, car souffrir, être triste, nous ramène à
l’essentiel de notre travail 21c’est-à-dire à être des accompagnatrices de la souffrance
humaine.
Par ailleurs, si nous voulons vivre ces moments d’accompagnement du mourant dans la
sérénité et l’efficacité, en conservant la chaleur du lien et en nous préservant des élans
trop personnels, il est impératif d’accepter notre propre fragilité et de reconnaître nos
émotions d’angoisse, de peur ou de chagrin devant ces situations particulièrement
poignantes. Les occulter ne fait d’augmenter la pression psychologique de ces moments
particuliers et leur enlève leur potentiel de croissance
humaine, car «lorsque de la confusion peut naître une
meilleure connaissance de soi, alors, on peut dire que le
deuil est réussi.»22
On pourrait aussi croire que pour mieux vivre un deuil il
est nécessaire de chasser rapidement l’image du malade
décédé de son souvenir. Mais ce serait malheureusement perdre des moments riches de
sens puisque chaque contact avec la mort est un enseignement de vie. Il est au contraire
bon de nous rappeler cette personne et de nous demander qu’est-ce qui est à retenir d’elle,
qu’est-ce que ses moments de vie nous ont apporté ou inspiré? Des sourires, des bons
mots, des exemples de pardon, de réconciliation, d’amour ou de courage? Et, qu’est-ce
que son attitude devant la mort nous a enseigné? Est-ce la profondeur de sa réflexion, la
force de son acceptation, sa capacité de lâcher prise ou peut-être son angoisse
morbide…? Tout dans la mort est leçon de vie et il ne tient qu’à nous d’en profiter!
20
Margot Phaneuf (2013 ). Relation qui apaise, personnalité soignante et usure de la capacité d’empathie :
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/11/Relation-qui-apaise-personnalité-soignante-etusure-de-la-capacité-dempathie.pdf
20.
Deuil d’un enfant malade hospitalisé - Des professionnels de la santé se confient
http://cr.chus.qc.ca/no_cache/fr/nouvelles-crc/details/article/deuil-dun-enfant-malade-hospitalise-desprofessionnels-de-la-sante-se-confient/
20.
Deuil d’un enfant malade hospitalisé - Des professionnels de la santé se confient Idem
14 Le soutien de l’équipe
Même si les intervenantes d’un service ne sont pas liées par la parenté ou par l’amitié
avec la personne en fin de vie, elles lui sont fortement attachées par ce lien professionnel
et éthique indéfectible qui unit la soignante et le soigné. Aussi, toutes les personnes d’une
unité de soin qui sont en contact avec le mourant sont possiblement affectées par son
départ et peuvent, dans des proportions diverses, souffrir d’une réaction de deuil qui
s’avère proportionnelle à l’importance de leur investissement dans cette relation. Dans
une unité de soins, les difficultés liées à la mort d’un client sont bien présentes et un
moyen de les vivre sainement est d’en parler dans l’équipe.
Le leadership infirmier
Échanger en équipe sur le décès d’un malade peut en effet apporter du réconfort.
L’infirmière par son leadership, trouve là un rôle à sa mesure visant à éviter pour
certaines, les répercussions de la fragilisation émotionnelle. C’est à elle que revient la
charge d’aborder ce sujet, de solliciter chez ses collègues, l’expression de leurs émotions
et de leurs souvenirs constructifs.23 Pour ce faire, il lui faut parfois combattre les préjugés
voulant que le rôle infirmier soit inconciliable avec la capacité de s’émouvoir et qu’il est
presque indécent de vouloir s’épancher en présence de ses collègues. Mais même si le
rôle soignant exige une grande maîtrise de soi, toutes peuvent sentir leurs défenses fléchir
et ressentir le besoin d’être réconfortée, de s’entendre dire qu’elles ont fait du bon travail
et que ce malade leur doit des moments riches de tendresse
et de compassion, car il en faut beaucoup pour prendre
soin des mourants.
S’occuper de tous
Ces échanges au sein de l’équipe permettent d’identifier
les plus fragiles, de rejoindre celles qui ont peu accès aux
échanges infirmiers et dont la voix se fait peu entendre.
Tout en démystifiant ces émotions que trop souvent on
cherche à camoufler sous un masque de sérénité et de bonne humeur, en parler en groupe
montre simplement que nous sommes tous égaux devant la mort, c’est-à-dire, fragiles.
Cette façon de faire permet de construire un espace de liberté où les soignantes peuvent
exprimer leurs ressentis, sans crainte de l’opinion des autres, avec la conviction que ces
émotions partagées avec les collègues sont comprises et acceptées. La compréhension
mutuelle, le soutien et même l’empathie, ces richesses propres à la relation d’aide ne sont
23
. Margot Phaneuf (2013 ). Le travail d’équipe auprès des malades : ressource ou souffrance :
http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/01/Le-travail-dequipe-.pdf
15 pas uniquement destinées au patient et peuvent s’avérer d’une force précieuse devant les
réactions de deuil dans une équipe soignante.24.25
S’occuper des familles
L’infirmière par son rôle central dans l’équipe et son contact privilégié avec le malade est
aussi en lien avec les proches. Par son attitude de tact et de réserve attentive, elle doit se
montrer sensible à leurs inquiétudes et à leur chagrin. La richesse de cette relation se situe
évidemment surtout dans l’écoute et la compréhension, mais l’expression sincère et
authentique de ses propres émotions face à ce décès peut les toucher profondément et leur
apporter du réconfort. Il peut être très apaisant pour eux d’entendre des paroles
d’appréciation chaleureuse pour leur proche et de sentir le réconfort d’une personne qui
l’a connu.
S’ouvrir à ses propres valeurs spirituelles
L’accompagnement des mourants est fertile en réflexion et suscite chez bon nombre de
soignantes des interrogations personnelles quant au sens de la vie et de la mort et fait
naître chez elles, quelle qu’en soit la nature, un éveil à leurs valeurs spirituelles. On peut
parfois être témoin de la mort sans se poser de questions profondes devant ce corps
devenu sans vie, car la dimension physique de l’agonie avec ses exigences de soins fait
parfois oublier les questions existentielles.26 Pourtant, avant ce grand départ, le mourant
nous reflète souvent son inquiétude voire, sa peur de «l’après» et ses interrogations sur le
mystère de l’au-delà.
Nous sommes pour lui des témoins privilégiés, qui l’écoutent sans juger, mais qui ne
peuvent manquer d’être interpelés devant ce cheminement vers l’acceptation, ce
détachement de ce qu’il a été. Nous ne sommes que des réceptacles de ses paroles et de
ses craintes, nous n’avons aucune réponse, nous sommes tout simplement là pour l’aider
durant ce passage douloureux. Cependant, l’accompagnement du mourant, par la
profondeur des réflexions qu’il suscite, nous renvoie à nos propres questionnements sur
la valeur de l’existence et sur sa finitude. Il devient alors difficile d’occulter ces pensées
qui ouvrent sur le spirituel et cherchent à donner sens à ces soins de fin de vie.27
24
. Margot Phaneuf (2012). La supervision : relation d’aide auprès de soignantes qui pratiquent la relation
d’aide : http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2013/12/ows-1258QLa_supervision__relation_daide_auprE8s_de_soignantes_-qui-pratiquent-la-relation-d’aide.pdf
25
. Margot Phaneuf (2013). L’accompagnement thérapeutique : réflexions sur un élément essentiel en soins
infirmiers : http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2014/04/Laccompagnement-therapeutique.pdf
26
. Honoré Bernard (2011). L’esprit du soin. La dimension spirituelle de la pratique soignante. Paris, Seli
Arslan, p. 16-23.
27
. Jean-Paul Sauzet (2005). La personne enfin de vie. Essai philosophique sur l’accompagnement et les
soins palliatifs. Paris. L’harmattan, p. 44-47 16 Conclusion
Notre rapport à la mort d’un client dont nous prenons soin demeure toujours ambigu. Il
fait d’une part appel à notre compassion pour les douleurs physiques encourues et pour
l’anxiété, la peur et toutes les souffrances psychologiques que cela peut aussi supposer.
Nous tentons, dans la mesure du possible de le soulager et de le soutenir, alors que
d’autre part, son décès nous rappelle que nous sommes aussi mortels et que nous serons
éventuellement soumis aux mêmes affres parce que la mort n’épargne personne.
Pour cette raison et de multiples autres, où interviennent la difficulté de tolérer la douleur
récurrente, la souffrance morale, le découragement et la perte d’espoir du malade,
l’accompagner dans cette dernière étape de sa vie se révèle toujours difficile et génère des
émotions profondes qui marquent la soignante. Aussi est-il important qu’elle réfléchisse à
ses ressentis et qu’elle les accepte comme une part de son humanité, comme une marque
de sa disposition à comprendre ce vit l’autre et à l’aider pendant ce moment décisif de
son existence.
La confrontation répétée avec les personnes en fin de vie se révèle souvent épuisante et
avec la lassitude qui s’installe, l’infirmière peut développer un affaiblissement de sa
capacité d’empathie et privilégier des attitudes protectrices contre la souffrance en se
limitant à la technicité des interventions de soin. Aussi, lui faut-il demeurer à l’écoute de
ses propres émotions afin de leur conserver leur caractère de disponibilité et de
compassion.
Nous devons nous rappeler que ce mourant dont nous nous occupons est en demande de
soins physiques, mais aussi d’une relation chaleureuse, signifiante, porteuse pour lui
comme pour nous, du sens de la vie et de la question de la mort. Pour qui possède cette
sensibilité, c’est l’élément crucial de cet accompagnement et le point du plus grand
impact pour la soignante. Ces émotions, ce questionnement existentiel à peu près
impossible à occulter rendent ce quotidien difficile, mais il est porteur d’un
enrichissement intérieur insoupçonné qu’il nous appartient de découvrir.
17