Michel VILLETTE Professeur de sociologie à Agro-ParisTech et chercheur au Centre Maurice Halbwachs (ENS/EHESS/CNRS). (1988) L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi Page web de l’auteur. Courriel : [email protected] Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/ Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle : - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. 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Polices de caractères utilisée : Pour le texte : Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 3 septembre 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 4 Michel Villette (1988) L’HOMME QUI CROYAIT AU MANAGEMENT. récit, suivi d'une brève mise en perspective historique Paris : Les Éditions du Seuil, 1988, 189 pp. Avec l’ajout d’un avertissement de l’auteur à cette édition numérique de 2014. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [189] Table des matières Quatrième de couverture Notice aux lecteurs de l’édition numérique Avant-propos [9] I. L'APPRENTISSAGE [17] 1. 2. 3. 4. 5. II. Le premier stage [19] Fragments de réalité [29] L'art de commander [39] Les vertus de la confession [44] Dans l'intérêt de tous [56] LES RITES DE PASSAGE [67] 6. 7. 8. Usine me voilà [69] La gestion des apparences [90] Une manière de regarder les autres [101] III. L'EXPERTISE [115] 9. L'entreprise, terre de mission [117] 10. Des bons usages du droit [130] 11. L'entreprise idéelle [142] Conclusion [157 Brève mise en perspective historique [165] 5 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 6 L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique QUATRIÈME DE COUVERTURE Retour à la table des matières Quels sont les arguments qui sous-tendent l'hymne à l'entreprise ? Qu'y a-t-il derrière la vitrine managériale ? Derrière les nouveaux impératifs catégoriques que sont la communication, la participation, la rentabilité, etc. ? Et en quoi sont-ils nouveaux ? Débutant dans une grande entreprise de management, Michel Villette raconte son apprentissage de jeune cadre et ses interrogations sur la nature des techniques de management qu'il met en œuvre. Techniques à la fois de contrôle et d'action sur autrui, qui finissent par « tenir » ceux qui les appliquent comme ceux qui les subissent. Michel Villette était âgé de 38 ans lors de la première publication de ce livre en 1988. Titulaire d'un doctorat de sociologie sous la direction de Pierre Bourdieu, il était devenu après sa thèse consultant à Eurequip, l'un des principaux cabinet de conseil en management français des années quatre-vingt. Ce cabinet de conseil et quelques uns de ses grands clients (EDF, Total, Exon, Matra, Bull) sont le cadre des observations ethnographiques qui ont inspiré ce livre et plusieurs articles publiés dans des revues de sociologie, en particulier Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 7 L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique NOTICE aux lecteurs de l’édition numérique Par Michel Villette Retour à la table des matières En 1988, lors de la publication de ce livre, les noms réels des entreprises ont été remplacés par des pseudonymes. L’anonymat n’est plus nécessaire en 2014. Nous proposons donc à l’usage des historiens un tableau de correspondance entre les pseudonymes et les noms réels des entreprises où se déroulent les événements relatés dans ce livre : IPR : Euréquip, société de conseil en management. FFA : Filiale Française d’EXON. STF : Groupe TOTAL L’Entreprise Nationale : EDF (Electricité de France) Les constructions électromécaniques Fleury : Les Usines de Douarnenez et de Pont de Buis de l’entreprise CTD (Constructions Téléphoniques Depeep), rachetées en 1980 par le groupe Matra. Groupe Sullivan : le Groupe MATRA. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) Tarvil : Renault Engineering, filiale du groupe RENAULT Epsilon : L’usine de Belfort du groupe BULL, spécialisé dans la fabrication d’imprimantes non-impact. 8 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [6] ISBN 2-02-010280-3 ÉDITIONS DU SEUIL, OCTOBRE 1988 9 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 10 [7] Je tiens à remercier Sylvie Barjansky, Michel Berry, Luc Boltanski, Pierre Bourdieu, Aron V. Cicourel, Bruno Latour, Christophe Midler, Francine Muel, Nathalie Savary et Monique de Saint-Martin pour leurs critiques et suggestions. Ce texte leur doit beaucoup sans les engager. [8] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 11 [9] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique AVANT-PROPOS Retour à la table des matières Jusqu'au tournant de ce siècle, les entreprises industrielles françaises avaient tendance à s'isoler de la société environnante. La hauteur des murs d'enceinte était bien plus qu'un symbole. Les rapports de production, trop rudes, étaient inacceptables socialement, ils ne se conformaient pas aux règles de la politesse et aux modes de sociabilité en usage hors de l'usine. Patrons, cadres et contremaîtres cherchaient à légitimer leur mode de direction de l'entreprise par de multiples emprunts aux discours religieux, politiques ou artistiques, ils ornaient la fonte de leurs machines des motifs de l'art académique mais l'artiste n'en continuait pas moins à mépriser l'homme d'affaires, le fonctionnaire et le professeur s'en méfiaient comme d'un être immoral, l'homme politique prenait soin de s'en démarquer au nom de l'intérêt général et les familles de la classe moyenne souhaitaient à leurs enfants une carrière de fonctionnaire, pour les protéger de l'insécurité mais aussi des humiliations et bassesses souvent associées aux activités industrielles 1. 1 Théodore Zeldin, France 1848-1945, Oxford University Press, 1973. Traduction française : Histoire des passions françaises, Paris, Éditions du Seuil, 1980, tome 1, p. 122-131. (Première édition en France : Paris, éditions Rencontres, 1979). Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 12 Aujourd'hui, la force conquérante des techniques de management des entreprises s'affiche, se répand dans tous les segments de la société et tend à faire figure de modèle culturel universel. L'hôpital, l'école, l'université mais aussi l'administration d'État sont censés [10] accroître leur efficacité en s'organisant comme des entreprises. Le marketing est devenu une source majeure d'inspiration de toute la classe dirigeante. Appliqué d'abord à la vente de produits de grande consommation, il s'est étendu à la promotion des hommes politiques, des services publics, des politiques gouvernementales, aux causes sociales et humanitaires, à la promotion des religions, à l'édition, aux produits intellectuels et artistiques. Les techniques d'organisation du travail et de gestion des ressources humaines, plus discrètes, se sont diffusées de la même façon : des consultants habitués aux problèmes industriels réorganisent les ministères, des hommes politiques affirment que tout irait mieux si les administrations d'État traitaient les citoyens comme des clients, tandis que les architectes conçoivent les nouveaux musées — Beaubourg et la Cité des sciences de la Villette — comme des simulacres d'usine. À la télévision, dans la presse, on ne cesse de rappeler à chacun son rôle dans « le combat de la compétitivité ». Par de multiples voies, une armée de spécialistes cherche à développer « le culte de la qualité », à favoriser « la participation par la motivation et la responsabilisation de chacun ». Tandis que des journalistes amplifient la remise en cause de l'héritage syndical : « Faut-il brûler le code du travail ? », et se moquent du rôle traditionnel de l'intellectuel : « Où sont passés les intellectuels de gauche ? », d'autres tentent d'interpréter l'engouement pour la spéculation boursière comme le signe d'une « conversion sincère des Français au capitalisme populaire ». Le Figaro, qui milite depuis longtemps pour la cause de l'entreprise privée, est bien sûr le véhicule par excellence de tous ces slogans. On y affirme que « pour bien des Français, le métier de patron est celui qu'on aurait dû faire ». On s'y réjouit que « l'entreprise prenne place enfin dans la vie de tous les jours ». Plus significative est l'évolution d'un journal comme le Nouvel Observateur, à en juger par le ton comme par le nombre de pages aujourd'hui consacrées à la vie des affaires. L'engouement est tel que ce sont maintenant les revues traditionnellement réservées aux professionnels du management qui doivent faire preuve de prudence [11] et d'esprit Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 13 critique. L'Expansion, après avoir célébré pendant plusieurs décennies le culte des techniques du management « à l'américaine », amorce une autocritique : « Le look-management applique à de véritables maux le traitement par l'image, moyennant quelques millions de francs dépensés en publicité institutionnelle [...], c'est la panacée... » (l'Expansion n° 316, avril 1987). Dans les Annales des Mines, on signale prudemment que « les cercles de qualité vieillissent mal 2 » au moment précis où une chaîne de télévision montre trois ministres venus apporter leur caution à une « Convention nationale des cercles de qualité » qui, selon les organisateurs, aurait réuni douze mille participants 3. Le prestige croissant dont jouissent les professions du management peut aussi être mesuré par la multiplication des établissements d'enseignement qui y préparent et leur place relative parmi l'ensemble des filières de formation : les grandes écoles de commerce créées ou transformées dans les années soixante sur le modèle des business school américaines (HEC, INSEAD, ESSEC, ESCP...) rivalisent avec les grandes écoles d'ingénieurs et fournissent une part croissante des dirigeants d'entreprise tandis que dans les universités, les nouveaux « magistères » de marketing ou de gestion des ressources humaines drainent crédits et postes d'enseignants au détriment des humanités classiques... Les experts en management, et tout particulièrement les professeurs des grandes écoles et des universités, ont fait admettre le management (appelé aussi « gestion » ou « administration ») comme une discipline scientifique à part entière. Comme aux États-Unis, on décerne en France des « doctorats de gestion scientifique » et le CNRS a créé en son sein une commission « Sciences de gestion ». Forts de ces cautions, les ingénieurs-conseils et les spécialistes des états-majors des grandes entreprises peuvent considérer [12] que leurs diagnostics et 2 3 Annales des Mines, série « Gérer et Comprendre », n°7, mai-juin 1987. Convention nationale des cercles de qualité réunie au Parc des expositions de Paris-Nord les 20 et 21 juin 1987. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 14 leurs prescriptions ont la force de l'objectivité. Aujourd'hui, la légitimité des techniques de management est confortée tout à la fois par le patronat, le pouvoir politique, la haute administration et une part importante de la communauté scientifique et universitaire. Les conditions sont remplies pour que ce corps de savoir forme un des nœuds centraux du sens commun contemporain. Pourtant, on ne sait pratiquement rien sur la mise au point et la diffusion de ces techniques. On sait très mal comment elles « s'appliquent », faute de descriptions assez fidèles et précises du processus de leur mise en œuvre. On ne sait pas parler avec rigueur de leur « efficacité » et on ne sait même pas quel sens donner à ce mot. Enfin, un examen attentif des pratiques, au-delà des mots, conduit à beaucoup de réserve quant à la nouveauté de techniques sans cesse présentées comme des « innovations ». Plus fondamentalement, on peut se demander si les concepts lisses et froids, scientifiquement exprimés, du management moderne ne sont pas une simple variante de techniques traditionnelles de gouvernement mises au point par des générations d'hommes politiques, de diplomates, de stratèges militaires, d'industriels et d'ecclésiastiques. Il faut n'avoir lu ni Thucydide, ni Jules César, ni Machiavel, Clausewitz, Saint-Simon, Taylor ou Fayol pour être persuadé de la nouveauté radicale des techniques de management moderne. Cependant, quelque chose a changé : des procédés de gouvernement autrefois moralement suspects paraissent aujourd'hui « socialement utiles », « culturellement riches » et même « conviviaux ». La dureté des rapports de production semble s'être évanouie. Seule l'exclusion reste perçue comme une violence inacceptable : les chômeurs sont des salariés chassés du paradis managérial. Ne devient-il pas urgent d'y regarder de plus près ? Que se passe-t-il exactement au paradis, dans les sièges sociaux des « grands groupes industriels modernes » ? Peut-on contourner la vitrine managériale pour se rendre dans l'arrière-boutique ? Quels sont les arguments qui sous-tendent l'invention de ce slogan si doux : « Entreprise, je t'aime » ? Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 15 [13] La réalité coïncide-t-elle avec le discours « scientifique » des spécialistes, leurs élégantes formules, et sinon où est-elle ? Une technique de management, ça n'est pas seulement quelque chose qui s'apprend et se vend : ça s'applique et se subit, ça se situe dans l'espace et dans le temps. Il ne me semblait pas possible d'en approcher la réalité en faisant une nouvelle histoire du management, ni en dressant un tableau d'ensemble du champ managérial français contemporain, ni même en étudiant un détail du tableau, un sous-système qui serait par exemple une société de conseil en management. J'ai voulu changer complètement de point de vue, renoncer à tout ce que l'on sait ou croit savoir sur le management, partir de l'observation directe, et explorer le système par tâtonnements à la manière d'un expérimentateur. Mon projet consistait précisément à revenir en deçà des mots, pour voir ce que sont les techniques managériales lorsqu'on en subit les effets (par exemple en tant que salarié) ou lorsqu'on les applique sur autrui (par exemple, en tant que directeur des relations humaines, contremaître, directeur du marketing, représentant de commerce...). Pour ce faire, j'ai en quelque sorte tenu un journal de bord depuis mon embauche dans un grand cabinet de conseil en management parisien — appelons-le IPR 4 — jusqu'à mon départ volontaire, après avoir obtenu une promotion certifiant que j'étais bien en train d'accomplir une carrière normale — on pourrait dire banale — d'ingénieur-conseil en management. Mes expériences sont relatées dans un ordre chronologique qui correspond aux étapes de mon apprentissage et choisies en fonction de la lumière qu'elles apportent sur telle ou telle technique de management : recrutement, évaluation des performances des cadres, formation aux techniques de relations humaines, réorganisation d'ateliers, audit social, gestion des conflits sociaux... Une telle méthode d'investigation ne nous permettra pas de produire une large fresque historique ou un tableau général de l'état du [14] 4 Par respect pour les tiers, il a paru utile de masquer les noms d'institutions, de lieux et de personnes. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 16 management français 5. Mais si mon histoire personnelle et ma situation professionnelle sont singulières, les séquences d'événements que j'analyse sont répétitives et standardisées précisément parce que ce sont des occurrences de processus sociaux répétitifs et standardisés : les techniques managériales. Certaines procédures se retrouvent quasiment à l'identique dans toutes les grandes entreprises françaises et même parfois, parce que le modèle du management américain s'est étendu à la terre entière, dans des entreprises étrangères. La voie d'une possible généralisation reste donc ouverte. Bien qu'écrit par un praticien sur la base de son expérience, on peut dire que ce livre est un discours « sur » la profession de manager et non pas un discours « de » manager. Le texte est traversé par des définitions concurrentes et contradictoires de plusieurs notions éthicopolitiques essentielles. Selon que je parle en tant que « conseil en management » ou en tant qu'analyste des techniques managériales, la signification de ces notions se renverse. Ainsi, la « raison » est tantôt l'adaptation prudente à un poste professionnel et tantôt l'effort pour échapper par la pensée aux déterminations qu'implique la défense des intérêts liés à ce poste. Le « bien » consiste tantôt à servir le client, à cultiver l'esprit d'entreprise, à rechercher l'excellence professionnelle, et tantôt à rester fidèle à des valeurs culturelles acquises antérieurement et constamment bafouées au nom des exigences du métier. La « vérité » est parfois ce que font apparaître les indicateurs de gestion « objectifs » traduisant l'état officiel de la situation de l'entreprise et d'autres fois le dévoilement des procédés par lesquels les managers construisent cette vérité officielle. Les conséquences de ces renversements de point de vue sont parfois déroutantes. Ainsi, il arrive plusieurs fois que j'exprime presque un sentiment d'échec alors qu'officiellement l'entreprise et son conseil considèrent que l'opération a été réussie. C'est parce que plusieurs définitions de la raison, du bien et de la [15] vérité s'affrontent qu'il y a analyse. C'est parce que les techniques d'investigation pratiquées s'écartent des habitudes professionnelles de perception et de représentation du métier de consultant que ce livre 5 Cependant, un retour à l'histoire ou à l'approche comparative reste indispensable, comme j'ai tenté de le montrer dans l'abrégé placé en appendice. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 17 trouvera peut-être un usage : contribuer à modifier les pratiques en changeant la représentation que l'on s'en fait. Faire évoluer le geste en modifiant le regard 6. [16] 6 Plusieurs épisodes de ce récit renvoient à des analyses publiées dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales : « Psychosociologie d'entreprise et rééducation morale » (IV, 1976, 47-61) ; « L'intervention » (n° 38, mai 1981) ; « Une technologie sociale d'ingénieur-conseil » (n° 54, 1984). Un texte intitulé : « La psychosociologie d'entreprise » est paru dans La Jaune et la Rouge, revue des anciens élèves de l'École polytechnique (n° 406, juin-juillet 1985). Un texte intitulé : « Chefs de services et représentants du personnel » est paru dans la revue Annales des Mines, série « Gérer et Comprendre », n° 4, octobre 1986. Enfin, un exposé intitulé « Qui peut publier la description ethnographique d'une entreprise ? » est reproduit dans les actes du colloque du Centre d'ethnologie française et du musée national des Arts et Traditions populaires de novembre 1987. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [17] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique I L’APPRENTISSAGE Retour à la table des matières [18] 18 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 19 [19] I. L’apprentissage Chapitre 1 Le premier étage Retour à la table des matières Je suis entré chez IPR d'une façon banale, c'est-à-dire à la suite d'une décision en grande partie dictée par le hasard et la nécessité. J'avais vingt-sept ans alors, et je me trouvais à nouveau dans ma chambre d'enfant. Lit-bateau, maquettes empoussiérées, bureau de chêne au tiroir rempli de poèmes volés sur le temps des devoirs de maths. Ce même bureau où j'avais préparé le concours de Normale sup, où, un peu plus tard, j'avais décidé de me reconvertir, de suivre les cours d'une école de gestion pour devenir un spécialiste du marketing : étude du marché européen du pneumatique, définition d'une gamme d'assortissements chocolatés, test d'un nouveau spray en atomiseur pour homme... Deux ans de coopération technique en Iran puis un voyage d'études en Californie m'avaient permis de continuer à éluder la détermination précise de ma place dans la société française. Maintenant, j'étais au chômage : je découpais des petites annonces, j'envoyais des curriculum vitae et des lettres de candidature, j'attendais... La semaine précédente, j'avais été convoqué au siège d'une société d'informatique où une très jolie psychologue m'avait fait avouer en Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 20 moins de cinq minutes que je n'avais pas une envie irrésistible de vendre des ordinateurs. Le lendemain, un prospecteur placier de l'Agence nationale pour l'emploi des cadres, devant lequel j'émettais le souhait d'embrasser la carrière d'« ingénieur-conseil en organisation », m'avait assuré avec toute l'autorité attachée [20] à sa modeste fonction que je n'avais aucune chance dans cette voie « réservée aux élèves des grandes écoles ». En lisant les petites annonces du Monde, une paire de ciseaux à la main, je m'arrêtai pourtant sur l'offre suivante : « IPR, groupe international de conseil dont la vocation est d'aider les entreprises dans leur évolution, intervient mondialement tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. Ses ingénieurs possèdent tous une formation supérieure variée (technique, management, économique, psychosociologique...). Ses principales activités d'intervention concernent les grandes entreprises françaises et étrangères. Pour consolider ses équipes pluridisciplinaires, IPR recherche des ingénieurs, économistes, spécialistes des sciences humaines, âgés d'au moins 28 ans, ayant une formation supérieure solide et une expérience industrielle (production, marketing, entretien...) ou de conseil d'au moins trois ans. La maîtrise d'une deuxième langue est impérative ainsi qu'une grande mobilité géographique liée à la capacité d'adaptation à des conditions de vie parfois difficiles. Un stage d'accueil et d'initiation d'un mois est prévu pour ceux qui veulent intégrer son équipe actuelle et se sensibiliser à ses approches. Écrire sans tarder, sous référence 15.869-J, aux conseils du Département recrutement d'IPR, qui examineront les candidatures. » Le texte, imprimé sur un huitième de page, était agrémenté du sigle de la société et du nom des villes du monde où elle avait des bureaux de représentation. Je joignis à mon curriculum vitae une lettre de candidature chargée d'exprimer mon vif intérêt pour la carrière de conseil en management, et de montrer que j'étais vraiment fait pour ce métier en dépit des propos pessimistes du prospecteur placier. La réponse me parvint deux jours plus tard, accompagnée d'une convocation immédiate aux tests et entretiens d'embauché ; et c'est ainsi que, pour la première fois, je pénétrai dans un immeuble blanc en forme de pyramide, bizarrement planté au milieu des pavillons et des jardins d'une banlieue chic, comme si l'on avait voulu établir là un lieu de réflexion à l'écart des agitations de la [21] ville. Dans le hall, Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 21 des brochures alignées présentaient les méthodes et les expériences de la maison. Le Rôle social du cadre, la Gestion prévisionnelle du personnel, la Planification stratégique, Humaniser l'usine. Sur une table basse traînaient l'Expansion, le Nouvel Économiste, l'Usine nouvelle et un press-book contenant la collection des interviews récentes du PDG. L'hôtesse m'orienta bientôt vers les bureaux du recrutement, au sous-sol. Je passai d'abord chez le psychologue. Les tests furent relativement rapides et l'examen clinique de mes réactions au test de Rorschach me fut heureusement épargné. Sans doute comptait-on ici avant tout sur les entretiens. Le chef du personnel d'abord resta formel, comme absent, pris dans une sorte de raideur militaire qui lui permit de rester évasif. L'interlocuteur suivant était, je le sentis immédiatement, celui qui décidait. Très vite, il se plaça sur un terrain à la fois lointain et proche de mon expérience personnelle : les vertus et les travers du régime de Son Altesse impériale le Shah in Shah d'Iran. Il me poussait vers les considérations politiques comme pour deviner mes préférences et tester mon aptitude à les exprimer avec réserve, dans une situation délicate, face à un interlocuteur inconnu. En connaisseur méfiant des produits de la filière littéraire du système éducatif français, il se soucia aussi de mes aptitudes en mathématiques et en logique, discutant jusque dans le détail certaines de mes réponses aux tests, pour conclure finalement qu'ils avaient besoin de gens comme moi, qu'il fallait développer les sciences humaines, « faire comprendre des choses aux ingénieurs »... Il disait cela de l'air sentencieux d'un homme qui ne peut déroger à un principe qu'il s'est luimême fixé. Le lendemain, je reçus la lettre d'engagement : « Monsieur, nous vous confirmons ci-après les conditions de votre engagement au service de notre société. Le présent engagement est fait aux conditions générales de la Convention collective nationale concernant les ingénieurs, assimilés et cadres employés dans les bureaux d'études techniques du 15 avril 1969 et des statuts des IAC d'IPR. Vous entrerez dans notre société le 1er avril 1978, date à laquelle vous [22] devez être libre de tout engagement vis-à-vis de tout autre employeur et sous la réserve que vous soyez reconnu apte lors de la visite médicale que Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 22 vous aurez à passer conformément à la loi. Vous serez employé comme ingénieur, échelle 1, échelon 119. Vos appointements bruts mensuels base France sont fixés forfaitairement au montant suivant : — traitement de base France (barème au 1-1-78) : 6 622 F, indemnité de responsabilité : 500 F, total : 7 122 F. » Voilà : j'avais un emploi, un salaire, un titre d'ingénieur maison, un grade ; j'entrais dans le champ d'application de textes juridiques et d'accords collectifs de moi inconnus, je devenais membre d'une profession, « je m'engageais », j'étais « au service de », j'acceptais aussi ce premier ordre par lequel il m'était enjoint d'entrer dans cette société un 1er avril : miracle ou plaisanterie ? Le lundi 1er avril à huit heures débutait en effet le stage d'accueil des nouveaux embauchés. Nous n'étions que huit : il n'avait pas été possible de recruter les douze ingénieurs prévus parmi les deux cents candidatures examinées et cela avait éveillé en nous quelques sentiments élitistes, et même, de façon fugitive, euphoriques en arrivant sur les lieux du stage. Le manoir de style Louis XIII construit au siècle dernier et voué aux séminaires résidentiels, le parc, le lac, les tennis, la piscine, la salle de restaurant à l'ancienne, tout nous confirmait la respectabilité de l'entreprise qui nous avait choisis et la qualité du statut social qu'elle nous conférait. Quant au professionnalisme, au sérieux, nous allions le voir bientôt, ils étaient attestés par la disposition des salles de réunion avec leurs tables rondes recouvertes de feutrine verte, le bloc de papier, le stylo et le porte-nom placés devant chaque fauteuil, le magnétophone, le magnétoscope, le rétroprojecteur et l'écran encadré de deux paper-boards avec leurs marqueurs noirs, bleus, rouges. L'animateur nous accueillit au bar, un verre de whisky à la main. Il était l'heureux propriétaire de l'Alfa Romeo noire que j'avais aperçue en garant ma vieille 404 et détenait manifestement les clés de ce royaume que l'on nous faisait miroiter. Sportif, viril, plein d'une aisance chaleureuse et brutale, un rien condescendant [23] envers le petit groupe de recrues bégayantes, il était LE meneur d'hommes. À la première séance, chacun de nous fut prié d'« interviewer » son voisin pour le présenter ensuite au groupe assemblé. Le procédé renouvelait heureusement la technique traditionnelle du tour de table et permettait de réaliser d'entrée de jeu un de ces « exercices d'entraîne- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 23 ment à la communication » qui devaient constituer l'essentiel de nos travaux de la première semaine. Certains se trouvaient mis en valeur par celui qui les présentait, d'autres se sentaient trahis et ne pouvaient s'empêcher de protester, sur un mode plus ou moins plaisant selon la gravité estimée de l'offense. Chacun, son tour passé, s'amusait des embarras des autres tandis que l'animateur rappelait par petites touches les principes élémentaires de l'« art de communiquer quelque chose à quelqu'un ». Il faisait comme si l'exercice avait un but purement technique, comme si rien d'autre n'était en jeu que la fidélité de transmission d'un message, composé d'informations biographiques objectives que chacun eût cherché à faire passer d'un « émetteur » à un « récepteur » le long d'une chaîne de transmission. Il se proposait d'améliorer, par un entraînement adéquat, notre aptitude à effectuer des transmissions sans déformation et à « éviter les pièges de l'affectivité ». Parmi mes nouveaux collègues, il y avait deux ingénieurs chimistes, deux psychologues diplômés spécialisés dans le recrutement, un ancien élève de Sciences po, un ingénieur géologue et un ancien technicien promu ingénieur après des années d'études au Conservatoire national des arts et métiers. Les animateurs se soumirent à l'exercice comme les autres. Nous pûmes ainsi prendre connaissance de quelques éléments de leur biographie. L'animateur principal, 36 ans, divorcé, costume bleu marine taillé sur mesure et cravate de soie, était titulaire d'une licence en droit et d'une licence de psychologie. Il était assisté d'un ingénieur Arts et Métiers, 38 ans, marié, père de famille, catholique, et d'un jeune polytechnicien, recruté seulement quelques mois plus tôt, qui s'en tenait à un rôle d'observateur silencieux. [24] Nos trois tuteurs insistèrent sur le fait qu'ils intervenaient en leur nom personnel, en tant que formateurs, et qu'ils ne devaient pas être considérés comme « représentant la hiérarchie ». Le point de vue officiel de celle-ci, dirent-ils, serait présenté par « les directeurs » qui viendraient bientôt nous faire des exposés. C'est par opposition à ces propos futurs qu'il fallait sans doute comprendre le caractère « personnel » de l'engagement de nos mentors. Personnel, mais pas sans importance. Ils déclarèrent bientôt, avec toute l'intensité dramatique requise, que nous allions « être soumis à un intense processus de décondition- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 24 nement-reconditionnement ». Nous devions désormais nous considérer comme les membres d'un commando se préparant à « une mission impossible »... On allait en baver ! Toute la première semaine fut consacrée à des exercices pratiques de pédagogie et de résolution de problèmes en groupes, présentés comme les deux bases fondamentales du métier de consultant. A la différence de mes collègues, je connaissais déjà presque tous ces exercices classiques de la psychosociologie américaine, importés en France dans les années cinquante par les missions de productivité financées par le plan Marshall, dont plusieurs des membres fondateurs d'IPR avaient fait partie, s'émerveillant comme d'autres de l'extraordinaire productivité des Américains. Pour apprendre à enseigner quelque chose à quelqu'un, l'animateur nous pria de respecter scrupuleusement la check-list de la méthode TWI (Training within industry) inventée à l'origine pour former très rapidement des ouvrières, sans expérience de l'industrie, au travail à la chaîne dans les usines d'armement. Pour étudier les phénomènes de dynamique de groupe, il fallut jouer à ce jeu, mis au point par la Nasa, qui place un groupe de naufragés au milieu du désert avec pour tâche de classer une liste d'objets par ordre d'utilité pour la survie. Le jeu suscite, après une période de confusion, un débat entre ceux qui veulent rester près de l'épave et ceux qui veulent marcher. Il déclenche toutes sortes de phénomènes classiques comme l'émergence d'un « leader » prenant en main les destinées [25] du groupe, un conflit ou une alliance entre plusieurs prétendants au leadership, l'exclusion d'une minorité... Cet exercice anodin prenait une signification particulière dans le contexte d'autocontrôle et de surveillance mutuelle qu'imposait notre condition de nouveaux embauchés, produisant cette espèce de tension et de trouble de la personnalité qui rend chacun vulnérable à des influences extérieures qu'il ne contrôle plus. Le cinquième jour commença comme les autres par un footing dès sept heures. A la séance nocturne, après le dîner, nous étions épuisés. Un « jeu de rôle » mettait alors aux prises un ingénieur chimiste dans Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 25 le rôle du pédagogue et l'ancien de Sciences po dans le rôle de l'élève. L'ingénieur fit montre d'une fragilité quelque peu indécente face à la caméra du magnétoscope. Sans doute peu confiant dans ses talents de pédagogue, il avait jugé prudent de soumettre à la critique du groupe sa technique d'enseignement de la belote, là où d'autres s'étaient risqués à des rudiments de chimie organique ou à l'exposé de doctrines économiques. Il parlait maintenant depuis vingt minutes, bégayait et suait à grosses gouttes et son « élève » ne savait toujours pas jouer. A cette heure tardive, personne ne songeait plus à rire pour transformer cet échec en plaisanterie. Peut-être ce genre de situation était-il nécessaire à notre entraînement ? L'animateur trouva bon de prolonger encore la séance, bien au-delà de minuit, par un ultime exercice. Avant d'aller dormir, notre groupe dut définir collectivement les grandes lignes d'un petit journal, destiné à annoncer au personnel d'IPR notre prochaine arrivée « sur le marché ». Il fallait, disait l'animateur, accorder toute notre attention à la fabrication de ce journal. C'est par lui que les directeurs apprendraient à nous connaître et rien n'était plus important que de gagner leur confiance. C'est d'eux que dépendrait l'affectation de chacun de nous sur un « premier contrat ». Le journal fut réalisé, comme prévu, en deux jours. On pouvait y voir nos photographies, la présentation de nos expériences professionnelles, [26] quelques articles d'un genre humoristique et cet éloge lyrique adressé à nos animateurs : « ... C'est de la grande formation qui touche le savoir, le savoir-faire et le vouloir-faire comme diraient les IPRIENS. Mais au fait, au bout d'une semaine, sommes-nous déjà des IPRIENS ? Sommes-nous déjà intégrés ? Voilà une question qui ne remettrait pas en cause seulement les recruteurs et les recrutés, mais la maison tout entière. La philosophie générale, les techniques, les idées seraient-elles assez souples et assez fortes pour entraîner de nouveaux venus débarquant en masse... La réponse dans quelques mois sur le tas, dans l'action. « Un fait est certain. Même dispersés aux quatre coins de la planète, même isolés sur un chantier, les membres du stage d'accueil sauront ce qu'est IPR, ses hommes, ses méthodes. Il Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 26 faut sans doute cette inoculation à haute dose du virus pour que l'IPRATION (comme on dit autochtonisation) continue au loin. Il reste à éviter que les idées toutes faites du parfait débutant ne deviennent des idées fixes... » Le lundi suivant, nous étions de retour dans cet immeuble blanc et pyramidal devenu « notre » siège social. Il nous restait à assister au défilé de tous les hommes importants de la maison, composant pour nous une suite ininterrompue d'exposés au hasard de leur emploi du temps cahotique. Ce qui nous était dit aurait pu se lire dans les manuels pratiques de management ou des articles de la Revue française de gestion. Nous l'écoutions sans le comprendre tout à fait, comme un discours allusif, annonciateur d'une réalité insaisissable mais déjà nommée. L'homme qui m'avait recruté mêla, quant à lui, son histoire personnelle et celle de la maison. Ancien médecin psychiatre, il en avait eu « marre des malades qui disent tous la même chose » et s'était mis à faire du conseil avec l'idée que le cerveau humain était utilisé bien en dessous de ses capacités et que « les bonshommes pouvaient faire autre chose que d'obéir aux ordres et s'abrutir dans la routine ». « Les groupes et les hommes, nous confia-t-il, ça marche mieux sous certaines conditions ; il faut les déterminer. » Au [27] nombre des fondateurs d'IPR dans les années soixante, il avait entrepris de « transformer un métier con [celui d'ingénieur-conseil] en y foutant des types bien... ». Puis, emporté par cette profession de foi, il nous conta quelques anecdotes à la faveur desquelles nous comprîmes qu'il était le conseiller particulier, le confident même, de quelques grands patrons. « Je viens d'hériter d'une boîte complètement amorphe. Qu'est-ce que vous pouvez faire pour moi ? » Voilà le genre de questions que lui posaient ces puissants personnages, et c'est à de telles questions, très vagues, très générales et pourtant essentielles, qu'un consultant de haut niveau devait selon lui s'attacher. Cela requérait une approche globale et une aptitude à « opérationnaliser » une vision quasi philosophique de l'entreprise... Propos qu'il illustra d'un dessin au tableau où l'ingénieur IPR figurait à mi-chemin entre l'homme d'action et le prêtre, le philosophe ou le chercheur. D'un côté, l'action aveugle, de l'autre, le verbe sans action, au centre : l'homme d'action « instruit ». Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 27 Enfin, nous eûmes la visite du directeur général adjoint, qui nous adressa cette mise en garde solennelle : « Nos effectifs ont crû de 25 % cette année, les jeunes sont à la fois un grand espoir et une grande menace. La plupart de nos clients n'admettent que les consultants de la plus haute qualité. Beaucoup de confrères ont chuté à la suite d'une baisse de la qualité des prestations. Une seule contre-performance peut suffire à ruiner la réputation d'une maison comme la nôtre. C'est pourquoi vous ne devez jamais remettre un texte à un client sans l'avoir fait contrôler ; notez tout ce que vous faites, rendez compte à vos supérieurs, ne cachez jamais une difficulté surtout, respectez scrupuleusement les termes du contrat commercial qui nous lie au client : faites ce qu'il a demandé et pas autre chose ! » La dernière semaine, chacun de nous devait passer plusieurs heures en entretien individuel avec un psychologue pour travailler « les problèmes d'adaptation de sa personnalité à IPR ». Pour moi, il s'agissait de réfléchir sur « les relations entre spécialistes des sciences humaines et ingénieurs ». [28] Je fus entraîné à raconter mon périple intellectuel : Teilhard de Chardin à quatorze ans, Marx à vingt ans, le marketing à vingt-cinq, une thèse... Enfin, il abandonna l'attitude d'écoute bienveillante chère aux psychologues professionnels pour me demander s'il n'y avait pas un problème dans ma relation à IPR, et d'ailleurs, pourquoi y étais-je entré ? Je répondis que je cherchais à vérifier par l'expérience ce que j'avais appris dans les livres : je souhaitais voir de près ces fameux « rapports de production » dont les professeurs m'avaient fait la théorie. Il releva mon emploi répétitif de l'expression « ne pas se laisser embarquer » et suggéra que là se situait sans doute mon problème. En effet, je n'étais pas disposé à faire un chèque en blanc à IPR, je voulais juger sur pièces avant de me faire une opinion, je voulais... Il m'interrompit d'un « c'est trop profond » qui mit fin à l'entretien et me laissa dans une totale confusion. Ce que je voulais, je ne le savais pas très bien, je ne voyais pas clair en moi. J'étais résolu à rester fidèle à l'enseignement de mes maîtres, mais je pressentais les dangers auxquels m'exposait leur critique péremptoire de la société marchande, de l'en- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 28 treprise et, en fait, de tout ce qui s'accordait mal avec leurs théories... Mais ne devais-je pas m'appuyer sur ces croyances anciennes pour me défendre contre les doctrines nouvelles qu'on voulait maintenant me voir adopter ?... En ce début de carrière, en fait, j'avais peur ; j'étais comme recroquevillé sur moi-même, tendu dans un effort immense pour m'adapter. Mon identité personnelle se transformait en même temps que ma condition professionnelle et je ne contrôlais ni le rythme, ni la forme, ni l'orientation de cette transformation motivée par le souci de toucher un bon salaire et d'acquérir un statut socioprofessionnel convenable. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 29 [29] I. L’apprentissage Chapitre 2 Fragments de réalité Retour à la table des matières À l'issue du stage d'accueil, si je ne savais pas trop ce qu'elle recouvrait, j'avais du moins enregistré la définition formelle, juridique et administrative des activités d'IPR. En bon élève, je pouvais réciter fidèlement ma leçon : « IPR vend des prestations constituant une solution à un problème posé par le client. La nature, la durée, les modalités, le prix de la prestation sont définis à l'issue de la négociation commerciale et avant le début des opérations dans un contrat écrit comportant toujours les rubriques suivantes : le problème posé, la solution proposée par IPR, la démarche d'intervention proposée, le calendrier des opérations, les honoraires et conditions financières. « Conformément à la déontologie de la profession d'ingénieur-conseil, IPR s'engage à fournir des moyens, sans aucune obligation de résultats. Les moyens fournis sont d'un seul type : IPR met à la disposition de son client un certain nombre "d'ingénieurs-conseils", jamais cités nommément, d'un niveau hié- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 30 rarchique donné. On distingue l'IB (ingénieur de base), l'IP (ingénieur principal), l'IC (ingénieur en chef), l'IE (ingénieur expert) et l'EC (expert-conseil). Ces hommes sont mis à disposition pendant un nombre de jours déterminé et, le plus souvent, à des dates arrêtées d'avance. Les honoraires sont calculés très simplement en unités d'œuvres (UO). Une UO correspond à un jour de travail d'un ingénieur de base. Une journée d'IP vaut 1,5 UO ; celle d'un IC vaut 1,75 UO ; celle d'un IE vaut 2 UO... Pour donner un ordre de grandeur, une journée d'un ingénieur de base est facturée au client, hors taxes [30] et sans les frais de déplacement, l'équivalent du salaire mensuel d'un manœuvre payé au SMIG. » Ce savant montage de gestionnaire suscitait les interrogations des nouvelles recrues. Nous prenions nos repas dans la cafétéria d'un centre commercial voisin. Entre les carottes râpées et la tarte aux pommes, nous nous posions toutes sortes de questions pour l'heure sans réponse : Comment font-ils pour nous vendre si cher ? Pourquoi la hiérarchie est-elle si incroyablement lourde dans une petite boîte de cent vingt personnes qui doit rester souple et s'adapter vite à des demandes changeantes ? Lorsqu'un client se paie un expert et qu'il tombe sur quelqu'un comme nous, n'y a-t-il pas tromperie sur la marchandise ? Comment se fait-il que le programme d'intervention soit souvent défini contractuellement après quelques heures d'entretien entre le client et un des directeurs de la maison, que ferons-nous si nous découvrons sur le terrain une réalité qui n'a rien à voir avec ce qu'a prévu le rédacteur du contrat ? Le premier contrat que l'on me confia ne me permit guère d'éclaircir ces mystères. J'étais sous les ordres d'un ingénieur en chef de trente-cinq ans, ancien élève de HEC, fils de cadre dirigeant d'une entreprise cliente d'IPR, courtois, cultivé, costume Cardin et lunettes cerclées d'or. Il animait les travaux de réflexion stratégique d'une grande compagnie nationale. Nous étions à la fin du processus et il restait à établir un résumé simple et clair des centaines de pages du « contrat de plan » pour en faire un petit fascicule adressé « personnellement » à chaque membre de la compagnie. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 31 Je m'étais entraîné à disserter pendant des années : la géographie du Brésil, les guerres napoléoniennes, la question du salut chez Pascal, le luxe est-il condamnable ? Le travail qu'on me confiait — sujet imposé, durée fixe, modèle à imiter — n'était pour moi qu'une dissertation de plus, à cette différence que les jugements des supérieurs et du client (un directeur de la planification centrale calé derrière un bureau de palissandre, au dixième étage du siège social de la compagnie) remplaceraient ceux des profs et des parents. Lorsque j'en eus terminé, c'était déjà l'automne et je n'avais encore saisi que deux vérités — mais celles-là essentielles. Premièrement, [31] si tous les ingénieurs de même grade sont égaux en droit et en salaire, il y a ceux qui ont les contrats intéressants et les autres ; ceux qui travaillent avec des interlocuteurs de rang hiérarchique élevé sur des problèmes « nobles » comme la « réflexion stratégique », et les autres. Deuxièmement, un ingénieur sans affectation est sans défense, offert aux caprices de n'importe quel directeur qui voudrait l'envoyer deux ans en Arabie Saoudite, sur une base pétrolière, pour gérer la formation des foreurs. De ces deux remarques, je conclus qu'il était indispensable de faire une cour assidue aux directeurs influents pour qu'ils vous prennent sous leur protection et vous attribuent de bonnes affaires. C'était le seul moyen d'éviter l'expatriation forcée, les directeurs grincheux affligés de clients à leur image et ceux qui entraînent leurs subalternes dans des missions impossibles. Mais avoir compris ces principes élémentaires de survie n'était pas suffisant, encore fallait-il avoir le temps de tisser peu à peu les relations indispensables. À plusieurs reprises, des perspectives de base pétrolière saharienne, puis de contrat iranien, vinrent assombrir mon horizon. Heureusement, les négociations traînaient en longueur et, entre-temps, le médecin psychiatre qui m'avait recruté m'adressa à l'un de ses fidèles adjoints pour une affectation sur un contrat Situs. Situs... Cette appellation énigmatique n'était pas due au hasard, je ne fus pas long à le comprendre, le seul écho à mes questions ayant été un prudent « moi je ne touche pas à ça » murmuré par un collègue qui changea aussitôt de conversation. Situs, donc, était une opération secrète pour le compte d'une grande entreprise nationale. Il s'agissait d'élaborer et de superviser la « stratégie d'acceptabilité de ses sites industriels », autrement dit de concevoir la politique de relations publiques qui permettrait l'implan- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 32 tation d'installations énormes et pas très rassurantes en dépit des réticences, de l'hostilité, parfois de la colère de certaines catégories de population. Le chef de ces contrats, Loubain, avait été judicieusement choisi. C'était un pied-noir nostalgique de l'OAS, qui affectionnait les chemises marron et les feuilles d'extrême droite au tirage confidentiel. [32] Il avait par-dessus tout le souci militant d'insuffler aux jeunes son idéal d'ordre, de discipline et d'amitié virile. A mon arrivée, il travaillait avec deux ingénieurs modestes et effacés, trop contents d'être enfin planqués dans un bureau parisien après deux ans de base pétrolière ; et un jeune et aristocratique économiste, un peu nostalgique de mai 68, dont le papa avait fait carrière dans les relations publiques et qui se trouvait aspiré malgré lui dans la même direction, à la faveur de ces contrats sulfureux. Comble d'infortune, Loubain l'avait élu, et le malheureux jeune homme ne savait comment résister à ce guide envahissant qui s'emparait aussi de sa vie privée, l'invitait chez lui, l'accablait de conseils, de reproches et d'admonestations... tout en lui refusant une promotion. Mais en temps de guerre, la notion de vie privée n'existe plus, et l'opération Situs était la guerre de Loubain : contre les groupes de pression pernicieux qui tiraient parti de l'ignorance, de la peur des Français, contre ceux qui voulaient affaiblir la France, l'empêcher de se doter des techniques de pointe, il était prêt à tout. Il réduirait au silence les idéologues de tout poil. Il ferait triompher le point de vue des ingénieurs et des savants. À l'origine, bien avant qu'IPR ne développe les contrats Situs, l'entreprise nationale détachait un ingénieur dans chacune des régions où elle projetait d'implanter une unité. On choisissait des hommes d'expérience et on leur laissait le soin de négocier avec les notables et l'administration locale. Le genre de maladresse qu'ont pu commettre ces émissaires apparut bientôt comme un symbole de l'« esprit impérial » qui règne, dit-on, dans cette entreprise. Ainsi, cette lettre circulaire, adressée aux populations concernées par le projet d'ouverture d'un nouveau chantier : « Certaines organisations, qui s'opposent à la réalisation de [cette nouvelle unité] ont organisé des réunions et diffusé des Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 33 tracts. Vous avez peut-être été étonné que [notre entreprise] ne se présente pas à ces réunions ou ne réponde pas aux tracts. « Notre expérience nous a montré que les discussions qui ont lieu au cours de ces réunions sont rarement constructives étant donné [33] les passions qui s'y développent. Il en résulte que les personnes venues pour s'informer honnêtement s'en retournent en restant sur leur faim. « Quant aux tracts, il est toujours facile de faire naître le doute chez le lecteur, voire d'affirmer des inexactitudes, car leurs rédacteurs n'y prennent aucun engagement personnel. » Rédigé sans doute en toute naïveté, ce genre de texte constituait pourtant une pièce à conviction, preuve que les ingénieurs, et avec eux l'entreprise nationale de service public, refusaient de débattre avec des profanes d'un choix technologique majeur. Il y eut quelques journalistes pour affirmer qu'il y avait là une atteinte à la démocratie. L'image de l'entreprise nationale risquait de s'en trouver ternie, il fallait réagir, prendre des mesures correctives... Mais il y avait plus grave. Les ingénieurs de l'entreprise nationale faisaient miroiter aux maires des petites localités voisines des chantiers des avantages substantiels pour prix de leur collaboration, puis disparaissaient bientôt vers d'autres affectations en oubliant leurs promesses, résultat : les meilleurs alliés allaient grossir les rangs de la contestation ! Instruits par ces expériences malheureuses et inquiets de l'ampleur des résistances rencontrées, les services centraux de l'entreprise nationale finirent par conclure que les ingénieurs maison n'étaient pas doués pour les relations publiques et décidèrent de faire appel à des conseils. Un marché florissant se développa aussitôt. Chaque site, chaque direction régionale, chaque service eut son agence de relations publiques attitrée. La quantité de brochures, films, expositions, conférences de presse, lettres personnalisées crût de façon exponentielle... C'est alors que la direction centrale des relations publiques parisienne reprit les choses en main et décida de rationaliser le processus. Il fallait un conseil stratégique capable de penser la méthodologie au plus haut niveau. Notre médecin psychiatre fut l'homme de la situation. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 34 J'ai précieusement conservé la photocopie d'un document écrit de sa main. Loubain me l'avait confié, comme pour m'initier aux [34] secrets des contrats dont il avait la charge. Le texte n'avait jamais été dactylographié, contrairement aux usages les mieux établis et Loubain, qui adorait le secret, y voyait une preuve supplémentaire de sa grande valeur. Le document, daté de 1976, se présentait comme une bande dessinée avec un petit dessin sur chaque page agrémenté de commentaires marginaux. C'était tout simplement la transcription miniature des schémas que le psychiatre avait dû improviser au tableau de papier, en présence de son client, lors d'une de leurs premières rencontres. Tous les dessins étaient conçus sur le modèle de la balance. A gauche, le monopole industriel. À droite, les groupes de pression hostiles. Des poids complémentaires symbolisaient les médias, l'Université, les pouvoirs publics, les syndicats et partis politiques, les associations. Ils se déplaçaient vers la gauche ou vers la droite au gré des scénarios et des plans stratégiques évoqués dans le commentaire. La balance était parfois en équilibre, parfois penchée. Dans deux hypothèses, on voyait le fléau se rompre sous la charge. À droite de chaque dessin, un œil stylisé symbolisait l'administration centrale placée en position d'arbitre et censée prendre la décision finale de construction ou d'abandon de chaque projet au vu de l'état du rapport des forces. À droite étaient notées les actions à entreprendre dans chaque hypothèse, pour faire basculer le fléau de la balance du côté du monopole sans provoquer de rupture : ...Faire liste des petits lésés et étudier suite à donner... ...Traiter les objections affectives et scientifiques sans répondre aux objections politiques... ...Traiter en détail les objections des opposants sur un point spécifique... ...Ne pas mouiller trop tôt les journaux favorables... ...Assurer le suivi d'écoute des élus... ...Porter assistance aux élus locaux à l'approche des municipales... ...Action d'amélioration de la voirie... ...Favoriser la vie des associations alliées... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 35 [35] « À gauche, le monopole industriel. A droite, les groupes de pression hostiles. Des poids complémentaires symbolisaient les médias, l'Université, les pouvoirs publics, les syndicats et partis politiques, les associations... » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 36 [36] ...Créer un groupe de travail élus — administration — entreprise sur le thème... ...Développer le courrier personnalisé... ...Organiser des réunions publiques... Peu à peu se dessinait une série de stratégies adaptées aux différents cas de figure et une panoplie d'outils permettant soit d'établir des diagnostics précis, soit d'intervenir. Par exemple, le « suivi de presse », pratiqué sur les sites traités directement par IPR, consistait à dépouiller chaque jour tous les journaux accessibles à la population locale, à mesurer la surface des articles consacrés au projet, puis à analyser et classer ces articles par thème et argument. On inscrivait les résultats sur de grands graphiques. Le but du jeu était de ne jamais se faire prendre de vitesse par les opposants. S'ils prenaient l'initiative malgré tout, la réplique tombait dès le lendemain sur une surface double ou triple. Un échantillon de journalistes recevait les copies toutes prêtes par des voies assez indirectes pour ménager leurs susceptibilités. La collaboration avec les Renseignements généraux n'était pas mauvaise. Ce qui allait moins bien, en revanche, c'était nos relations avec les officines de relations publiques rivales dont s'était entourée l'administration. Loubain enrageait de les voir s'attribuer tout le mérite d'actions si minutieusement préparées par nous. Et il avait un autre sujet de mécontentement en ma personne. Je n'étais pas un homme selon son cœur, je manquais d'ardeur au combat ; je n'étais même que réticences et dérobades — ainsi lorsqu'il avait fallu passer un week-end à la campagne, tous frais payés, pour observer et photographier la kermesse organisée par une association écologique hostile. Par chance, un nouveau contrat, moins délicat, signé avec l'entreprise nationale, arriva à temps pour me sauver la mise. Il s'agissait de veiller à ce que les promesses soient tenues une fois le chantier de construction ouvert. L'objectif était double : entretenir une bonne relation avec la population et les notables, ne pas créer de précédent qui puisse justifier ailleurs l'opposition à un projet similaire. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 37 [37] On avait promis aux populations locales un minimum de nuisances et d'importantes « retombées économiques ». Le boucher, le boulanger, les restaurateurs, les garagistes avaient eu des facilités pour investir. On les avait encouragés à voir grand. Il fallait que ça marche pour eux. Le bruit des camions affolait les rentiers, la brusque montée des prix de détail accablait les ménagères, la hausse des salaires locaux inquiétait les petits industriels et artisans, et tout cela n'était rien à côté des terreurs racistes suscitées par l'installation des foyers de travailleurs immigrés. Les rumeurs de viol allaient bon train, entretenues au besoin par la presse locale. Mon travail consista à faire une grande enquête sur les chantiers en cours pour identifier les carences et les remèdes à mettre en œuvre sur les chantiers nouveaux : une « maison d'accueil » assurerait l'information et l'orientation des nouveaux arrivants et fournirait assistance et services, les foyers d'ouvriers étrangers seraient de petite taille et dispersés géographiquement, les ramassages en car de la main-d'œuvre seraient organisés de façon centralisée pour toutes les entreprises du chantier, les écoles, les routes, les logements HLM seraient préfinancés par le monopole et réalisés selon un plan précis, anticipant sur les brusques variations démographiques liées à l'avancement des travaux... La concertation entre les municipalités, les administrations locales et départementales et le monopole serait conduite selon une procédure minutieusement programmée, orchestrée par un représentant de l'administration avec l'appui discret du monopole, « dans le respect de la nécessaire autonomie de chacune des parties »... Peu de temps après mon arrivée, notre psychiatre plaça auprès de Loubain un adjoint qui allait bientôt lui succéder. Bruno (ESSEC, 38 ans, issu de la bourgeoisie provinciale et militant UDF) redéfinit progressivement toutes ces opérations dans un style beaucoup plus souple, d'ailleurs mieux adapté à une conjoncture où la contestation des projets industriels du monopole s'affaiblissait au point de devenir négligeable. En 1981, il avait mis au point une nouvelle méthode, dépouillée des procédés grossiers et manipulateurs du [38] début. Cette méthode, testée sur un des derniers chantiers, pouvait être présentée sans danger à un public pointilleux sur la question de la démocratie. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 38 Elle n'a d'ailleurs servi qu'à cela. C'était le moment où l'entreprise nationale interrompait un programme d'investissement devenu excessif par rapport aux besoins... Quant à moi, j'avais soulevé un coin du voile, touché du doigt des fragments d'une réalité dérangeante, dangereuse. Je voyais se dessiner les contours de mon nouveau métier et, en même temps, se creuser l'écart entre la conception très convenable du management qu'exposaient les plaquettes publicitaires dans notre hall d'accueil et le détail des opérations pour lesquelles nous étions payés. Peut-être n'y avait-il pas lieu de s'étonner que les professionnels du conseil vendent si cher des idées générales et plutôt banales sur la gestion des entreprises. Peut-être n'était-ce pas seulement cela que nous vendions. Peut-être n'étions-nous que très accessoirement des maîtres à penser, des donneurs de conseils. Et je me demandais si, à l'abri de cette fiction brillante, nous ne faisions pas, souvent, tout simplement ce que nos clients répugnaient à faire eux-mêmes, que ce soit trop ingrat, trop dangereux, sans prestige ou compromettant. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 39 [39] I. L’apprentissage Chapitre 3 L’art de commander Retour à la table des matières Prenez n'importe quel manuel ou traité sur l'art du commandement, choisissez-le français, américain ou argentin, puisez dans une bibliothèque industrielle ou dans celle d'un régiment de cavalerie aéroportée : à la nuance près, la doctrine sera toujours la même. Pour commander, vous dira-t-on, il faut : 1) informer le subalterne de la tâche à accomplir ou du but à atteindre ; 2) le laisser faire et 3) émettre un avis bref et prompt sur le travail accompli et attribuer une récompense ou une punition (version moderne : doser subtilement les récompenses). Ce que j'ai découvert lorsque je suis passé pour la première fois de la position de subalterne à celle de supérieur hiérarchique, c'est que les traités et les manuels vendent de la pacotille. Ils n'abordent pas clairement la difficulté véritable. Peut-être est-elle trop brutale pour s'écrire convenablement ? Il n'est pas possible de rester extérieur à l'acte d'ordonner. Dès que j'eus affaire à un subalterne, ce fut bien moi tout entier qui incarnais l'institution, moi qui volais son énergie vitale, qui cherchais à lui prendre son temps et à lui faire exécuter des travaux sans intérêt direct pour lui. Le sentiment d'être soudain réduit à la définition que donnait de Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 40 moi ma feuille de paie fut d'autant plus net que, ne disposant ni du savoir-faire ni du prestige requis, j'eus toutes les peines du monde à obtenir que le travail soit fait. Ingénieur débutant, j'étais typiquement l'individu au plus bas d'une hiérarchie, celui qui ramasse les besognes esquivées par d'autres et n'a aucune échappatoire, aucun recours, si ce n'est les [40] femmes... Celles-ci, à IPR, se rangeaient en deux catégories : les secrétaires et les intérimaires. Les secrétaires de la maison, rares, presque aussi bien payées en fin de carrière qu'un ingénieur débutant, difficiles à sanctionner (qui prendrait le risque de se les mettre à dos ?), ne travaillaient sérieusement que pour les directeurs. Les simples ingénieurs devaient marchander dur les maigres services qu'elles leur rendaient. Quant aux intérimaires, c'étaient des étrangères que l'on prenait pour faire un travail, que l'on rejetait le travail fini, que l'on changeait si leur comportement ne convenait pas, et dont on pouvait abuser sans risquer de les croiser encore dans les couloirs pendant dix ans. Bien que leur statut en marge de la communauté justifiât une vague analogie avec la caste des intouchables de l'Inde, la plupart des ingénieurs avaient compris que leur condition autorisait précisément qu'on les touche. Cette population en constant renouvellement offrait d'ailleurs un large choix au séducteur pressé. Au cours de l'été 1978, j'eus donc à faire dactylographier un rapport truffé de tableaux et de graphiques. En l'absence de mon chef de contrat et de mon directeur, et contrairement aux usages, c'était à moi, l'ingénieur de base, d'ordonner que le travail soit fait. Apparemment, pas de problème : les deux intérimaires du service venaient justement de terminer la dactylographie de l'épais rapport d'un collègue. Mais la secrétaire de Loubain ne voulut rien savoir : elle attendait impatiemment de pouvoir se décharger des besognes de routine, et me renvoya à l'intérimaire du secrétariat voisin. Fin de nonrecevoir. Cris, larmes et convocation chez le directeur de division. J'invoquai le service du client, les délais, je certifiai que j'avais prévenu la secrétaire longtemps à l'avance. Convaincu, il proposa que l'on embauche une intérimaire supplémentaire. En somme, il préférait augmenter les coûts de production plutôt que de trancher le différend entre deux factions de son secrétariat. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 41 Cependant, la secrétaire n'était pas d'accord pour cette embauche : Loubain, son supérieur direct, lui avait donné pour consigne [41] impérative de limiter les dépenses et elle n'avait pas l'intention de se faire engueuler. Nous étions donc dans une impasse quand elle changea brusquement d'avis : d'accord, « ses » intérimaires taperaient mon rapport. Fin du premier round. Il ne me restait plus qu'à obtenir qu'un travail confié à contrecœur à deux personnes fatiguées soit vite fait et bien fait. Je connaissais l'une d'elles. Célibataire, d'origine ouvrière, intérimaire depuis plusieurs années et depuis six mois à IPR, elle s'était bien intégrée au service, déjeunait parfois avec les ingénieurs et aurait bien aimé se caser au double sens du terme. Vous avez compris que ça allait marcher. Il suffisait de laisser jouer ses rêves pour obtenir le dévouement escompté. Irritation et fatigue aidant, la belle se laissa aller à d'incessants chantages, pour qu'on lui redonne confirmation de l'importance de sa contribution. Il fallut se déclarer coupable, reconnaître qu'on abusait, proclamer que l'on contractait une dette, avouer qu'il s'agissait d'un service hors service, personnellement rendu, aider, enfin, à de menus travaux, agrafer les copies... et pendant tout ce temps, développer une infinie mauvaise conscience. Finalement, nous arrivâmes au bout de nos peines. Mais Loubain, à peine rentré de vacances, était convoqué chez le directeur de division qui lui reprochait de ne pas savoir organiser son secrétariat et, dès le lendemain, me convoquait à son tour. Il dut reconnaître que j'avais fait ce qu'il fallait, non sans souligner le caractère anormal de la situation : un ingénieur de base n'a pas à donner d'ordre au secrétariat ! Dans les semaines qui suivirent, ces événements furent abondamment commentés. Mes supérieurs hiérarchiques se penchèrent sur les problèmes de secrétariat. Il fallait une meilleure planification des travaux. Loubain reçut dans son bureau secrétaire et intérimaires et finit par mettre en cause publiquement l'« inefficacité », l'« inorganisation », et même la « paresse » de sa secrétaire. Scandale et malédictions. Après tous ces tumultes, il me restait à acquitter une dette d'honneur. Je plaidai pour l'intérimaire, auprès de mes supérieurs, la [42] thèse du manque de personnel. Un repas pris ensemble, quelques rires partagés, un petit cadeau, l'évocation d'une embauche possible et voilà : j'étais acquitté à bon compte, comme si, grâce à l'écart hiérarchique Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 42 entre nous, je pouvais maintenir un rapport équilibré, quasi symétrique, en rendant très peu lorsque j'avais reçu beaucoup ! Cette expérience est faussement simple et faussement banale. Marquons tout d'abord sa singularité : le plus souvent, les subalternes adoptent d'eux-mêmes le comportement qu'on attend d'eux, ou bien un échange de regards, un simple mot suffit. Le lourd formalisme décrit par les manuels de commandement n'a pas cours. Le subalterne anticipe sur une demande qu'il connaît et sait devoir satisfaire. Les habitudes sont prises, il n'y a pas de problème, il n'y a rien à voir. De temps à autre, il arrive que la tâche voulue par le supérieur ne s'accomplisse pas parce que, malgré sa bonne volonté, le subalterne n'a pas compris en quoi elle consistait. Dans ce cas, c'est avec retard, et après que les signes avant-coureurs d'un échec se sont manifestés, que le supérieur prend la peine d'expliquer ce qu'il veut (à nouveau, la théorie des manuels ne s'applique pas). Enfin, lorsque, comme dans cette histoire, le subalterne n'est pas disposé à accomplir le travail qu'on lui demande, l'énoncé d'un ordre n'est évidemment d'aucune utilité. Il faut que le supérieur déploie ouvertement et plus ou moins complètement ses moyens d'influence sur l'autre et ce déploiement suit des voies qu'on ne trouve point décrites dans les manuels. À la place des étapes théoriques (informer, surveiller, évaluer), je venais d'observer sur moi-même et à mes dépens un processus sousjacent dont les étapes avaient été : la mobilisation par le supérieur des moyens d'influence nécessaires à l'efficacité des ordres qu'il veut donner, la manifestation de ces moyens devant le subalterne, enfin des tentatives plus ou moins complètes pour effacer dans la mémoire du subalterne les traces de la violence exercée, comme s'il fallait remettre en état l'arsenal des moyens susceptibles de servir en une prochaine occasion. Cela, les manuels ne le disent pas. Pourquoi décriraient-ils la [43] petite cuisine, peu élégante, des rapports hiérarchiques mal engagés, au risque d'altérer le voile d'hypocrisie nécessaire pour que les commandements ordinaires s'exécutent comme par enchantement, sans discussion ? Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 43 L'« autorité » des chefs n'existe que pour autant que les subalternes veulent bien y croire 7. C'est pourquoi les auteurs prudents évitent de nous mettre, une fois de plus, la puce à l'oreille. Plus on parle clairement du lien de subordination, plus il devient difficile, pour le supérieur, d'obtenir beaucoup et de rendre peu. Mais lorsqu'on en parle trop, le travail finit par coûter autant qu'il rapporte. Le supérieur risque alors de ne plus vouloir jouer, et c'est lui qui a les billes ! 7 Chester I. Barnard, « A Definition of Authority », in Robert K. Merton (éd.), Reader in Bureaucracy, New York, The Free Press, 1952. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 44 [44] I. L’apprentissage Chapitre 4 Les vertus de la confession Retour à la table des matières Après deux ans de travail sur les contrats dirigés par Loubain, j'étais à même d'apprécier à sa juste valeur l'attention des dirigeants d'IPR qui nous avaient confiés lors du stage d'accueil aux soins d'un psychologue chargé « d'adapter notre personnalité ». Ça n'était pas inutile, en effet. Le décalage entre nos aspirations personnelles et les orientations éthico-politiques d'IPR pouvait être considérable. L'embauche, ici comme partout, n'était parfois que la rencontre d'une offre et d'une demande aveugles sur le marché de l'emploi. Le nouvel embauché pouvait décider de rester chez IPR plutôt que de croupir dans l'attente d'un improbable boulot, sans être d'accord sur rien, et se voir confier la mise en œuvre d'une décision qu'il eût désapprouvée en tant que citoyen. Cependant, l'organisation interne d'IPR était faite pour contrôler l'ingénieur le moins bien disposé. Tout contribuait à ce qu'un individu trop étranger aux valeurs de la maison pour faire usage de son imagi- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 45 nation dans le travail puisse (quand même) comprendre clairement ce qu'on attendait de lui. La « procédure d'évaluation annuelle des performances » était le moment privilégié pour mettre au point les ultimes détails sous le contrôle vigilant du supérieur hiérarchique. Les cadres des entreprises modernes n'échappent jamais tout à fait au système scolaire de la « notation ». Une fois l'an au moins, ils passent une sorte d'examen appelé : « entretien d'appréciation des performances ». Seul à seul avec leur supérieur hiérarchique [45] direct, ils font le bilan de leur année de travail, répondent aux questions, entendent reproches et recommandations, après quoi le supérieur rédige une « feuille de notation » comportant des « points positifs » et des « points négatifs », et une appréciation globale parfois accompagnée d'une note. Les cadres subalternes ne voient souvent dans ces entretiens qu'un moment où se joue une étape de leur carrière. Ils n'en évaluent les conséquences qu'en termes d'augmentation de salaire ou d'avancement. Les spécialistes des services de relations humaines, quant à eux, ne connaissent de ces entretiens que la feuille de notation qui vient rejoindre les dossiers de chacun des milliers de salariés qu'ils « gèrent ». Ils ne peuvent jeter qu'un regard technocratique sur cette procédure et avoir l'impression qu'elle est très formelle et « peu efficace », tout simplement parce que ces feuilles de papier standardisées rendent très imparfaitement compte de ce qui s'est passé au cours des entretiens et qu'elles n'ont qu'une influence incertaine sur les destinées professionnelles : elles dorment dans des armoires ou des mémoires d'ordinateur. Mais, l'essentiel n'est peut-être pas le résultat exprimé en termes de « carrière » sur lequel chacun des protagonistes se polarise. Ce qui compte, c'est le travail sur soi que le salarié subalterne est obligé d'opérer pendant l'entretien, sous le regard de son chef, pour tenter d'obtenir de lui les avantages de carrière qu'il convoite. L'observation d'un entretien d'appréciation des performances conduit par un supérieur hiérarchique habile, tirant un parti maximum de la procédure, s'apparente tout à fait à l'examen de conscience pratiqué par les catholiques, au moment de la confession. D'ailleurs, les manuels et exercices d'entraînement à la technique d'appréciation des cadres ne sont pas sans analogie avec les manuels de confession édités Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 46 par le clergé catholique depuis le XVIIe siècle 8 et certaines « grilles d'évaluation » font penser à ces « listes [46] de péchés » placées en annexe des catéchismes. Au lieu de comparer le comportement du fidèle à la conduite idéale d'un bon chrétien, on compare le comportement du cadre à la conduite idéale définie par l'entreprise, pour l'occupant d'un poste professionnel. Par exemple, le supérieur peut noter que le subalterne : « manque de maîtrise de soi », qu'il n'est pas « assez à l'affût des opportunités pour atteindre les objectifs fixés » ou qu'il ne fait « pas preuve d'assez de conviction et de courage pour promouvoir ses recommandations » 9... La meilleure façon de montrer la force douloureuse du travail d'autocritique opéré par un subalterne est de présenter la transcription d'un entretien d'appréciation réel, enregistré sur bande magnétique. Il ne manque que les intonations de la voix, les jeux de regards et les mouvements corporels qui expriment mieux encore que les paroles l'arrogance ou la compassion du chef, la soumission ou la résistance du subalterne. Je n'ai jamais osé enregistrer au magnétophone un des entretiens d'évaluation que j'eus à subir chez IPR, mais un de mes collègues s'est livré à cet exercice scabreux le jour précisément où, face à un supérieur particulièrement habile, il se trouva subir une défaite cuisante. Deux membres du cabinet IPR sont en présence : M. C, ici en position de subalterne, est « chef de contrat » et dirige une équipe de cinq consultants, chargés de concevoir des manuels et des programmes de formation technique pour le personnel d'une usine implantée en Algérie. M. D. est « directeur », il est venu spécialement de France pour rencontrer les clients, faire le point de l'avancement du travail, et évaluer le chef de contrat et chacun des membres de son équipe. Au début, l'entretien paraît démarrer lentement. Les répétitions sont nombreuses, les propos sont convenus, le thème de conversation [47] banal. Le subalterne (C.) se décerne un autosatisfecit et maintient 8 9 Aloïs Hahn, « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d'aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 54-58. Mentions extraites d'un formulaire d'appréciation périodique des cadres utilisé en 1982 dans la filiale française d'une multinationale américaine du secteur de l'énergie. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 47 la conversation sur des sujets peu risqués. C'est évidemment son intérêt de traiter d'abord des « points négatifs » (en n'avouant que des péchés véniels) et de terminer sur des « points positifs » après avoir évité l'évocation des problèmes les plus embarrassants. Pourtant, la conduite de la conversation va lui échapper. Quelques questions du supérieur, posées au bon moment (et en connaissance de cause) suffiront à lui faire avouer un manque certain de contact avec le client, un style écrit obscur et, surtout, un manque de sens de l'organisation tel que c'est un des membres de l'équipe dont il a la charge (Jean-Pierre) qui accomplit de fait le travail de coordination de l'équipe. En fin d'entretien, le subalterne s'est administré une « autocorrection » qui garde sans doute un aspect théâtral (en partie parce qu'elle est obligée), mais dont on imagine mal qu'elle puisse être tout à fait sans conséquence sur l'estime qu'il se porte à lui-même, les règles de conduite qu'il va se fixer à l'avenir et la personnalité professionnelle qu'il cherche à se construire : Le directeur (D.) :... Bon, tu sais à quoi servent ces entretiens. On va faire le bilan de ce qui s'est passé cette année. T'as dû y réfléchir. T'as dû remplir le papier. Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu... Enfin, quel est le bilan de tes réflexions... Le subalterne (C.) :... Oui, eh ben... Je sais pas, hein. Le bilan. C'est toujours pareil. C'est pas très facile à faire un bilan... Ça a bien marché, je crois. Enfin, j'ai été très content. J'ai beaucoup appris sur ce projet-là. Heu, j'ai l'impression d'avoir vraiment vu un ensemble assez cohérent et d'avoir pu donner toute ma mesure. Enfin, je trouve que ça a pas mal marché. D. : Hum... Hum... C. : Enfin, je ne sais pas ce que tu en penses toi, hein ? D. : Ben écoute, tu sais. Je ne sais plus quels sont, dans le détail, les points sur lesquels tu trouves que ça a bien marché. Tu m'as dit que tu avais beaucoup appris, par exemple. Ça veut dire quoi ? C. : Je crois que ce qui m'a le plus intéressé, c'est de faire marcher l'équipe. Les types finalement ont été très motivés. On a bien [48] démarré avec ces deux jours au début, pour réfléchir sur le projet, et j'ai compris qu'on pouvait arriver à tirer beaucoup d'une équipe pour peu Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 48 que l'ambiance y soit et qu'on sache s'appuyer les uns sur les autres... Et puis alors, heu, dans un autre domaine, si tu veux, je crois que le, le, le, la matière elle-même m'a passionné. Techniquement, c'est quand même assez difficile et très nouveau pour moi. J'ai beaucoup appris. Je crois que c'est les deux points finalement, le travail d'équipe et puis la technique. D. : Et alors, pour toi, la réussite de, de l'action, là, est due à, pour une bonne part, à l'équipe. Au fait que l'équipe a bien marché. Qu'elle était cohérente... Enfin, cohésion ?... C. : Oui, oui, on n'aurait pas pu arriver à un tel résultat si on avait été plus individualiste. On l'est souvent, hein. On a souvent tendance à faire son boulot dans son coin. Là, c'était surtout un travail d'équipe. D. : Non... Oui, si tu veux. Moi, je suis tout à fait d'accord avec toi. Enfin, c'est une chose que j'ai dite plusieurs fois lorsque je suis venu. J'ai trouvé une équipe très optimiste, dynamique. J'ai trouvé que vous abordiez bien le problème avec, avec une certaine foi dans la réussite. C. : Ça, c'est l'équipe. Je crois qu'ils ont été très, très intéressés et dynamiques. D. : Mais alors, si tu devais repartir cette année avec l'expérience que tu as maintenant, sur une action absolument identique, est-ce que tu penses que tu pourrais faire mieux ? Non... C. : Oui, oui. La question est un peu vache, hein... (rire). Oui, on peut toujours faire mieux hein, effectivement, on peut voir un peu ce que je pourrais mieux faire. Faut peut-être voir ce que j'ai du mal à faire... C'est peut-être à partir de là que... Je ne sais pas. Il y a toujours ce problème de... Finalement, de communication avec le client. C'est pas évident, hein. Enfin, je crois que chaque fois qu'il y a eu des rapports... Surtout sur ce... Dans ce domaine. C'était tout de même pas facile à exprimer, hein et... D. encourage sans cesse avec de petits oui, oui, à peine murmurés. [49] C. :... H faudrait trouver une méthode pour arriver à faire passer mes papiers. D. : Tu penses à certaines réunions qu'on a eues, là... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 49 C. : Oui, Jacob a rejeté mon papier tant qu'il a pu. Je sais pas. Je crois que mon papier était bon. Moi, j'ai l'impression qu'il était pas mauvais, mais enfin... Il était pas adapté finalement, je crois que... D. : Voilà ! C. : Alors là, il y a... Je ne sais pas. Il y a eu quand même des petits problèmes. D. : Oui, je crois effectivement que c'est un point. C'est un point sur lequel tu pourrais faire mieux. Tu te rappelles, enfin, la réunion à laquelle je fais allusion. Là où, enfin, ça te paraissait absolument clair... Ensuite, qu'est-ce que tu verrais comme points aussi... Sur lesquels tu pourrais faire mieux ? C. : ...Je ne sais pas. Je crois que le critère, dans notre métier, c'est la satisfaction du client. On a eu des... On a eu des... Il y a eu des moments un peu où ça a été dur. Les plannings étaient durs à tenir. Mais enfin, il y a eu beaucoup d'actions en même temps. Il y a eu pas mal... Enfin, quand même, le client était content, quoi. (Il hausse le ton et devient plus affirmatif.) Et là, le critère, c'est que le client soit content. D. : D'accord, d'accord, c'est le critère final. Mais là, tu dis justement qu'il y a eu un moment difficile avec toutes ces actions qui s'imbriquaient les unes dans les autres, les plannings calculés juste... C. : Oui, oui. D. : Est-ce que, compte tenu de l'expérience que tu as maintenant... Est-ce que tu ne pourrais pas, l'an prochain, mieux appréhender cette dimension de... C. : Maintenant, si tu veux, maintenant que j'ai fait le truc une fois, si tu me demandes de le refaire, au point de vue organisation, il n'y a plus de difficulté. À partir du moment où tu as fait le truc une fois, l'organisation, ça tombe, boum, boum, boum. Hein, c'est très facile. Au début, qu'est-ce que tu veux, ben oui, j'ai un peu ramé. [50] Faut voir. Il y avait six gars qui travaillaient chacun sur des sujets différents. Il fallait qu'ils sortent leurs manuels au bon moment... Il fallait obtenir l'aval du client... Enfin... D. : Hum, hum... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 50 C. : C'était quand même très complexe et évidemment, là, il y a peut-être un peu de, je ne sais pas, au point de vue organisation (il baisse le ton), je ne sais pas... D. : C'est peut-être un peu l'impression, je ne sais pas, d'avoir subi les événements, hein ? Le type se pointait chez toi en disant : « J'ai terminé. » Bon, ben après, on faisait ça... Non ? C. : Oui, en fait, oui, c'est ça. C'est un peu ce que je voulais dire... Finalement, je suis pas très doué pour l'organisation. Je pourrais peutêtre essayer de la faire avec Jean-Pierre. Peut-être qu'avec lui, heu, je sais pas, peut-être voir ce problème avec lui ? D. : Oui, effectivement, ça peut être une solution dans l'équipe, de donner comme fonction à chacun... C. : ...ce pour quoi il est doué. D. : Oui... C. : Effectivement, ça, Jean-Pierre, côté organisation, il est champion... D. : Oui, mais je crois quand même que là, tu as aussi, toi, un effort à faire... C. : (voix faible) Oui. D. : Non, mais enfin, tu vois le problème quoi... C. : Oui, oui, non, mais c'est vrai, tu as raison. Tu as raison. Finalement, au fond (large inspiration), pour répondre plus clairement à ta question. Il y aurait deux points à améliorer. L'expression écrite vis-àvis du client et ce problème d'organisation... (Fin de l'enregistrement.) Au cours de cet entretien, le supérieur hiérarchique reste finalement très discret. Il faut prêter attention (et connaître plusieurs éléments du contexte) pour percevoir qu'il conduit l'examen de conscience avec vigueur. C, le subalterne, cherche à démontrer [51] qu'il s'est comporté en chef digne de ce nom. C'est pourquoi il insiste tant au début sur la « qualité » de l'équipe qu'il a constituée. Malheureusement, le directeur sait déjà au début de l'entretien que l'équipe tourne bien en dépit des maladresses de son jeune dirigeant... C. cherche aussi à démontrer qu'il a le sens commercial, mais là encore, il devra avouer que la satisfaction globale du client s'est faite Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 51 en dépit de l'obscurité de certains de ses écrits et des maladresses qu'il a commises dans certaines réunions. Enfin, il avoue être un piètre organisateur. La gravité de ces trois aveux doit être mesurée par référence à l'activité d'IPR : c'est une entreprise de service (les relations avec les clients y sont donc essentielles) et c'est un cabinet de conseil en organisation (comment peut-on y faire carrière sans avoir le sens de l'organisation ?). Conduit par des questions habiles et indirectes à reconnaître luimême ses défauts, le subalterne fait plusieurs tentatives pour abréger l'entretien et empêcher qu'un nouveau thème ne soit abordé. Au contraire, le directeur persiste à vouloir approfondir toujours plus l'analyse et à prolonger l'entretien. Lorsque le subalterne n'avoue pas assez clairement une de ses fautes (par exemple en recourant à une intonation de voix terne et peu convaincue), le supérieur relance jusqu'à obtenir l'aveu clair et net qu'il feint de n'avoir jamais exigé. En même temps, il soutient amicalement son jeune collègue chaque fois que celui-ci fait un aveu difficile. La plupart des cadres ont l'occasion d'apprendre l'art d'évaluer les subalternes au cours de stages de formation « à la gestion des ressources humaines » 10. Dans ces stages, la situation est envisagée [52] essentiellement du point de vue du supérieur et sous un angle technique : quelle est la bonne façon de procéder pour inciter un subalterne à se corriger, dans l'intérêt de l'entreprise qui l'emploie et de sa propre carrière ? Dans cette perspective, l'entretien d'évaluation des performances est censé être une conversation sereine, bénéfique aux deux par10 Quelques années plus tard, l'auteur de l'enregistrement pirate eut à concevoir et à animer des stages de formation destinés à entraîner les cadres de grandes entreprises à la gestion des rapports humains. Souhaitant faire réfléchir ses stagiaires sur « les techniques d'appréciation des performances », il imagina de diffuser des extraits de quelques entretiens d'évaluation — dont celui-ci — et de faire discuter les participants sur les « méthodes d'entretien » pratiquées par les supérieurs hiérarchiques. Dans ces stages, le dialogue qu'on vient de lire apparaissait comme un modèle de « non-directivité » et contrastait avec un enregistrement où le chef, trop complaisant, n'obtenait aucun aveu de son subalterne et un autre dans lequel un supérieur « autoritaire » portait des jugements sur le subordonné au lieu d'amener habilement celui-ci à reconnaître ses défauts. L'utilisation pédagogique qui a été faite de cet enregistrement dans plusieurs grands groupes permet de certifier qu'il s'agit, selon les normes du management, d'un modèle d'excellence. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 52 ties. C'est pourquoi on recommande au supérieur de « ne pas s'impliquer » et d'« adopter une attitude d'écoute » avant de tenter, in fine, de jouer prudemment le rôle de conseiller de carrière... En pratique, l'entretien d'évaluation a lieu entre des êtres humains aux prises les uns avec les autres, dans une situation aux enjeux multiples dans laquelle subalternes, supérieurs, collègues et clients interfèrent dans la relation hiérarchique directe. Seuls ceux qui connaissent tous les éléments de la situation professionnelle des parties en présence peuvent apprécier pleinement l'habileté tactique dont ils font preuve. Lorsque je fus évalué par Loubain, après deux ans de travail sous ses ordres, il ne fut apparemment question que d'un examen technique de mon travail, mais c'est ma contribution à l'acceptabilité des sites industriels de l'entreprise nationale qui était en cause, et mes conceptions éthiques et politiques qui se trouvaient de fait soumises aux critères d'appréciation de mon supérieur. Dans une opération à ce point chargée de passions politiques, le zèle était en effet affaire de conviction et ainsi, au nom de l'efficacité et du travail bien fait, une conception du monde allait triompher de l'autre par le simple jeu d'une procédure bureaucratique. J'avais alors tout juste l'ancienneté minimum requise pour prétendre au grade d'« ingénieur principal » et je devais tenter d'obtenir cette première promotion le plus vite possible pour faire face à la concurrence des collègues du même âge, lancés comme moi dans [53] la course à la survie, sachant que les plus rapides seraient directeurs et que les plus lents seraient éliminés dès que la conjoncture commerciale serait défavorable... Au cours de l'été précédent, je n'avais pu éviter une engueulade sérieuse de mon chef. Les motifs étaient si nombreux et si diffus que je ne pourrais les résumer : tout nous opposait, il le savait, se méfiait, voulait contrôler les moindres détails de mon activité et finissait par me reprocher la paralysie qu'il m'imposait. L'écriture d'un Guide pratique des problèmes sociaux à traiter sur un chantier fut l'occasion d'une cristallisation de nos désaccords. Malgré mes efforts de diplomatie, aucune phrase ne put trouver grâce à ses yeux. Il voulait me voir adopter un discours d'« homme d'action », renoncer aux périodes de Cicéron pour les phrases brèves de Jules César, souligner les mots importants, mettre des petits carrés en tête des paragraphes, aller à la ligne Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 53 au milieu des phrases. Il voulait des figures partout, des tableaux, des renvois, des index et des titres en couleur... L'affaire était entendue : je ne savais pas écrire. Il avait alors rédigé, après un entretien difficile, une « feuille de notation à mi-année » (facultative) plutôt grinçante : « J'ai dirigé l'activité de M. V. depuis plus de deux ans. Jusqu'à ce jour, les résultats ont été particulièrement satisfaisants. Les qualités de M. V. sont incontestables : créativité, esprit d'initiative, organisation, intelligence brillante, culture... Mais M. V. a des difficultés à accepter des directives, des observations, rendant en cela les relations hiérarchiques cassantes. Il lui faudra donc améliorer sa souplesse et l'acceptation de consignes dont les motivations profondes et confidentielles ne peuvent pas toujours être dévoilées. » Après cette crise, Loubain décida de ne plus superviser directement mes activités et de placer Bruno entre lui et moi, avec le titre de « chef de contrat ». Mon nouveau supérieur direct s'empressa de me donner « carte blanche » pour la conduite des opérations. Il me faisait « totale confiance » et s'engageait à « me protéger des ingérences incessantes de Loubain ». Trois jours avant de passer l'entretien d'évaluation des performances qui devait décider de ma promotion, je présentai au client [54] le résultat final de mes travaux. J'étais accompagné de Loubain et de Bruno qui, fort de son prestige de spécialiste du marketing, avait su convaincre Loubain de le laisser conduire les opérations. Il fut convenu qu'après une brève introduction de Loubain, qui, d'ordinaire, se réservait l'exclusivité de la conversation avec le client, j'expliquerais moi-même le contenu détaillé de mon travail, et Bruno conclurait. Le client se déclara satisfait de notre prestation et proposa de la prolonger par un nouveau contrat, selon les suggestions discrètes de Bruno. C'était une très bonne nouvelle que celui-ci s'empressa de répandre dès le lendemain dans les couloirs d'IPR en insistant, me dit-il, sur le poids décisif de ma contribution. En tant que chef de contrat, il lui revenait de procéder à mon évaluation et de rédiger ma « feuille de notation » : « M. V. a atteint parfaitement les objectifs fixés sur ce contrat. La réunion du 6/11 chez le client et les décisions prises quant aux modalités de poursuite de l'intervention le prouvent. J'ai découvert M. V. sur ce contrat. Il fait preuve de bonnes capacités d'autonomie, de créativi- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 54 té, de contact chez le client. Aussi me paraît-il important qu'en 1980 le choix de son prochain contrat soit bien étudié : il convient, à mon avis, de l'orienter vers des interventions nécessitant un contact plus direct et plus permanent avec le client... » Lorsque Loubain me reçut à son tour, il revint longuement sur nos différends de l'été et ne m'épargna pas les recommandations de toutes sortes. Il finit par rédiger une note d'évaluation qui atténuait sérieusement ses prises de position antérieures sans les renier tout à fait : « ... Sur le plan comportemental, M. V. fait preuve d'initiatives de bonne qualité. Il communique assez bien, sait rendre compte et alimenter nos réflexions par des apports extérieurs. Il a parfois des difficultés à accepter des modifications de projet. La connaissance pointue acquise sur le terrain doit s'intégrer sans heurts dans un ensemble plus vaste qui échappe parfois à l'ingénieur. Il faut savoir accepter de se remettre en cause. [55] « Sur le plan des contacts avec le client, les dernières expériences tentées en ce sens m'incitent à donner un pronostic favorable à la poursuite de tels contacts. « Conclusion : Il convient d'insister sur le grand niveau de culture et l'intelligence brillante de M. V. qui effacent complètement, lorsque l'on fait le bilan global, les points négatifs qu'il doit toutefois impérativement améliorer. Ces défauts sont, sans doute, dus à sa formation universitaire... » Ces propos étaient suffisants pour me couler. Je n'obtins qu'une augmentation de deux points (juste la moyenne) à la réunion au cours de laquelle les directeurs se répartissent les points d'augmentation et les promotions à distribuer à leurs fidèles. Quelques jours plus tard, à la fête annuelle d'IPR, une coupe de Champagne consolatrice en main, je pourrais congratuler les heureux promus, et valser avec leurs épouses après avoir profité de l'assemblée générale des personnels pour courtiser des directeurs mieux à même, peut-être, de reconnaître mes talents... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 55 [56] I. L’apprentissage Chapitre 5 Dans l’intérêt de tous Retour à la table des matières Tout le personnel d'IPR est réuni à l'occasion de l'assemblée générale annuelle, dans le grand amphithéâtre d'un cercle industriel parisien. Il est onze heures. La parole est au président-directeur général, Emile Thouar : « Also, meine Damen und Herren... » Quelqu'un crie dans la salle : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ! » On entend des rires et des bavardages confus. « Also, unser Director Pierre Murât hat uns einen vortrag begonnen unserer Aktivitàt. Aberjetzt werde ich uber unser Zukunft sprechen... (rires dans la salle) und in dieser Zukunft ùber Europa und besonders Frankreich auf... » Énorme vague de cris enthousiastes suivis d'applaudissements. Certains se lèvent, d'autres lèvent le bras à la manière fasciste, d'autres rient. « Bon, c'était mon numéro ! » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 56 Quelqu'un au premier rang : « Très drôle. » « Il faut quand même que je vous montre que je sais causer les langues étrangères... (Il sourit...) Alors, nous avons déjà beaucoup parlé dans cette enceinte des pays en voie de développement ce qui fait que, cette fois-ci, je vais surtout vous parler des pays dits développés, il y a ce paradoxe : ce sont les plus développés qui sont les [57] plus en développement, et je vais le faire un peu en contrepoint de cette réflexion stratégique que Pierre Murât vous a présentée ce matin. « Vous avez vu que cette réflexion a commencé par un document, que j'ai essayé de faire le moins directif possible, je ne crois pas que j'y sois arrivé d'ailleurs. Il manque un certain nombre d'axes stratégiques et, dans ces axes, il y avait notamment trois pôles, celui des produits, celui de l'image et le pôle social, qui me paraissent essentiels pour notre reconquête, notre développement sur les marchés français. « En somme, actuellement, je crois que le problème est simple pour nous. À mon avis, encore que ce n'est peut-être pas toujours bien exprimé, il est inscrit dans notre finalité que nous souhaitons jouer un rôle équivalent au sud et au nord... » (Il arpente la scène en silence, tête baissée, la main au menton.) « Nous connaissons depuis deux ou trois ans une explosion du marché de la vente de technologie outre-mer. Cette explosion est née d'une harmonie entre notre produit, notre image et un état du marché... Ce qui me déconcerte un peu actuellement, c'est que finalement, pour nombre d'entre vous, vous considérez que le transfert de technologie, c'était inscrit dans l'histoire. Que c'était un rendez-vous qu'on ne pouvait pas manquer... Eh bien c'est pas vrai ! Je crois que c'est pas vrai du tout. Lorsque ce marché s'est développé il y a trois ou quatre ans, après l'histoire du pétrole, nous avons... » C'est exactement ainsi que débuta le discours du patron en janvier 1978, la première fois que j'assistais à la grande cérémonie annuelle. Cette parodie de discours hitlérien (il avait haché ses phrases et détaché chaque syllabe en secouant énergiquement la tête, bien qu'il n'ait pas de mèche) était terriblement ambiguë. C'était une plaisanterie de potache et en même temps la célébration sérieuse d'un chef charismatique d'autant plus porté à manifester son pouvoir qu'il était sur le dé- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 57 clin. À la sortie, les collègues disaient : « Il était en forme cette année, le vieux », ou bien : [58] « Il est vraiment terrible. » Il y avait de l'admiration dans ces remarques. À mon arrivée, IPR avait vingt ans. Emile Thouar l'avait fondée et il rêvait depuis plusieurs années déjà de prendre enfin du recul après avoir désigné un successeur. Ne se laissant guère apercevoir des cent vingt ingénieurs de la maison, il gouvernait comme un vrai commandant de marine, cloîtré dans son bureau du dernier étage, et ne s'entretenait qu'avec les fidèles et les gradés. En cinq ans de présence, je ne crois pas avoir échangé avec lui plus qu'une poignée de main. Lorsqu'il créa IPR, Emile Thouar, polytechnicien, venait de quitter un poste de directeur adjoint d'une des grandes directions d'une entreprise nationale. Il était connu pour avoir incité les cadres supérieurs à d'incessants changements de poste et de lieu de travail. Selon lui, la « mobilité » était un facteur de dynamisme. Peut-être jugea-t-on qu'il en faisait trop ? Peut-être était-il trop impatient d'atteindre les sommets de la hiérarchie ? Il avait, en tout cas, le prestige et les capitaux nécessaires pour fonder une société de conseil, ce qu'il fit. Vingt ans plus tard, il n'était au fond qu'un patron de PME mais, symboliquement, il apparaissait comme un grand patron au plein sens du terme. Il faisait des conférences dans les plus hautes instances patronales, il avait écrit deux livres, les journalistes lui consacraient chaque année un nombre significatif d'articles, il fréquentait des ministres et les patrons des plus grosses sociétés. Naturellement, il était dans le Who's Who. Ce que je savais alors d'IPR se résumait à peu de chose. Le patron et sa famille étaient actionnaires majoritaires. Trois gros clients avaient chacun accepté dix pour cent du capital. Le personnel avait quelques actions acquises en application de la loi sur la participation. L'immeuble appartenait à la famille et faisait l'objet d'un contrat de locationvente avec la société anonyme IPR. À partir de 1977, IPR avait ouvert une filiale aux États-Unis ; non qu'elle eût la prétention de vendre du management à la française aux Américains, mais les contrats entre IPR et des multinationales [59] américaines correspondant à des opérations réalisées dans le tiers monde lui rapportaient des dollars dont la destination était bien difficile à suivre. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 58 En 1980, sentant le péril socialiste menacer la France, notre P-DG effectua deux manœuvres habiles. La première fut de nommer directeur général adjoint le seul directeur de division qui fût à la fois polytechnicien et socialiste. (Hélas, les différends furent plus forts que le sens du compromis historique : au bout d'un an, l'impétrant se trouva remplacé par un ancien ministre de V. Giscard d'Estaing tout juste disponible et IPR, sans faire de politique, bien entendu, devint implicitement un « lieu d'opposition ».) La seconde manœuvre, plus fructueuse, fut d'obtenir à temps les autorisations administratives nécessaires pour la création d'une holding au Luxembourg qui « gérerait l'ensemble du réseau international d'IPR ». En pratique, le capital accumulé en vingt ans et particulièrement l'immeuble que la société achevait de racheter à la famille disparaissaient de l'actif de la société IPR pour rejoindre une entité fantomatique. Au moment de la création de cette holding, les membres élus du comité d'entreprise d'IPR tentèrent de négocier une solution. Leur but était de garder au personnel un minimum de droit de regard sur le capital. Ils demandaient à conserver le principal actif (l'immeuble) à la société anonyme IPR et proposaient, à terme, la création d'une société civile du personnel. Cette solution fut jugée inacceptable par les actionnaires et le comité d'entreprise fut placé devant le fait accompli. Rien de tout cela n'explique comment on gouverne une société de conseil en management. Qu'est-ce qui fait tenir ce genre d'institution ? La réponse ne se trouve pas dans le système de gestion (isolé de son contexte, un système de gestion ressortira toujours innocent de l'examen, sauf s'il a été conçu par un imbécile), mais dans la subtile combinaison des outils comptables et d'un mode de relations sociales. L'organisation d'IPR est ainsi faite que seuls les directeurs et ingénieurs experts sont attachés à une division et chargés de suivre [60] une catégorie de clientèle définie. Les autres sont en libre service. Les directeurs les choisissent sur le marché interne de l'emploi. La hiérarchie d'IPR, comme celle de toutes les sociétés de conseil vieillissantes, est compliquée. La nécessité de présenter à chaque client potentiel un interlocuteur qui paraisse être son homologue pousse à multiplier les titres et les grades. La nécessité de récompenser les hommes les plus actifs, les plus dévoués ou les plus inventifs en leur offrant une carrière un peu plus rapide que les autres mais sans les fai- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 59 re monter trop vite pousse à multiplier les étapes de la carrière. Enfin et surtout, il est intéressant pour IPR de facturer les prestations selon une grille tarifaire simple et standardisée liée au grade des ingénieurs. Le client inquiet de la difficulté qui se présente à lui paie un « ingénieur expert » sans trop savoir si l'homme qui lui est présenté a véritablement l'expérience spécifique requise. Du haut en bas de la hiérarchie s'opère une division du travail. Seuls les directeurs sont censés consacrer du temps à la prospection commerciale et ils sont seuls habilités à passer contrat. Ils disposent de la force de travail des subalternes pour exécuter les prestations qu'ils vendent à leurs clients. Les tentatives des ingénieurs de base pour trouver des clients par eux-mêmes sont mal vues. Le contrôle des contacts commerciaux est un enjeu crucial : il faut empêcher un groupe de subalternes de faire sécession et de fonder sa propre société en détournant une partie de la clientèle. Dans les équipes de travail, tout le monde est le supérieur ou le subordonné de tout le monde. On peut voir un ingénieur de base exécuter son travail sous les ordres d'un ingénieur en chef qui rend compte à un directeur opérationnel subordonné, d'un côté, à un directeur de division et, de l'autre, à un directeur grand client. Au-dessus plane encore l'ombre du directeur général et du président, tandis qu'à l'autre bout de la chaîne la secrétaire gouverne les destinées d'une dactylo intérimaire. Seule la section CFDT d'IPR (qui ne compte que six membres dont quatre secrétaires vieillissantes au plus haut grade de leur catégorie) dénonce l'« absurdité » de cette hiérarchie compliquée. [61] En fait, compte tenu de la taille de l'entreprise, il ne peut y avoir plus de trois ou quatre postes de direction véritable comportant la capacité d'engager des dépenses sur un budget propre, de décider des embauches, des investissements, du choix des fournisseurs... Tous les autres sont des représentants de commerce déguisés en directeurs. Il n'est jamais bien facile de vieillir, mais dans le conseil c'est un exercice dangereux. Ceux qui s'échappent à temps, par exemple en se faisant embaucher par un de leurs clients, se moquent parfois des vieux directeurs d'IPR que, par analogie avec le raffinage du pétrole, on appelle des « fonds de cuve ». Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 60 L'organisation d'IPR en quatre ou cinq divisions est modifiée tous les trois ou quatre ans. Elle exprime l'état des rapports de forces entre directeurs, c'est-à-dire principalement l'étendue de leur réseau de relations commerciales. Un directeur était à la tête d'une division « activités minières ». Lorsque le nombre des clients de ce secteur est devenu trop faible, le P-DG a diffusé une note de service pour le remercier de ses bons et loyaux services et annoncer qu'il redevenait simple « directeur opérationnel » dans la division d'un autre. La politique commerciale et la publicité de la maison peuvent se faire selon trois logiques au choix : un découpage par zones géographiques, par branches industrielles (énergie, mécanique, chimie, électronique...), ou par spécialité (production, informatique, personnel, marketing, stratégie...). Selon l'état du marché, l'état des produits et l'influence des divers directeurs en concurrence, tel ou tel découpage nouveau peut s'imposer. Il est présenté comme une « réforme de structure » et annoncé lors de l'assemblée générale annuelle, en même temps que les avancements et promotions, et juste avant que tous les ingénieurs et leurs épouses légitimes ne viennent valser sous les lambris d'un salon des Champs-Elysées et boire un bordeaux de quinze ans d'âge. Chaque année, les directeurs reçoivent du patron une enveloppe au montant confidentiel, lié, paraît-il, aux résultats commerciaux obtenus. [62] L'ingénieur du rang se trouve aussi placé dans une situation compétitive. Il doit séduire les directeurs qui l'affecteront à de bons contrats et le défendront avec vigueur à la réunion où ils répartissent le quota annuel d'avancement et de promotions. Il doit avoir bonne réputation, mais aussi en faire plus, c'est-à-dire se facturer dans l'année un plus grand nombre de jours que la moyenne des ingénieurs de son rang. Être promu, c'est non seulement gagner plus d'argent, mais aussi conquérir le droit de se vendre aux clients plus cher et moins souvent. La moyenne de l'ingénieur de base est de 150 jours vendus par an. Les ingénieurs experts peuvent s'en tenir, pour leur part, à moins de 50 jours par an. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 61 Le système d'enregistrement de l'activité des ingénieurs est la clé du dispositif. Chaque semaine, l'ingénieur doit remettre à sa secrétaire un formulaire intitulé « feuille d'enregistrement d'activité » (FEA). Des numéros de code lui permettent de signaler pour quel directeur et quel client il travaille. Lorsque sa journée est effectivement vendue et facturée au client, il fait une croix dans une case de la colonne « facturable ». Lorsqu'il n'est pas vendu et s'occupe à divers travaux accessoires, il fait une croix dans une case de la colonne « non facturable ». Les FEA sont saisies dans l'ordinateur et servent à établir les factures pour les clients, mais aussi les états récapitulatifs mensuels de l'activité des divisions, des directeurs et de chaque ingénieur en particulier. Chacun va régulièrement voir au bureau de gestion quel est son taux de facturation et celui de ses collègues. De grands graphiques indiquent aussi les facturations prévues par le plan, l'état du carnet de commandes et l'état des facturations réalisées. Chacun peut lire son destin et celui de ses collègues sur ces graphiques. Lorsque le taux de facturation général passe au-dessus de 70 %, tout le monde est fébrile et surmené, et personne n'a vu le dernier film sorti. Lorsque le taux de facturation tombe en dessous de 55 %, beaucoup d'ingénieurs font tapisserie. Ceux dont le taux de facturation est le plus bas deviennent suspects et se sentent menacés. La hiérarchie des préférences des directeurs devient évi- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 62 [63] « Le système d'enregistrement de l'activité des ingénieurs est la clef du dispositif. Lorsque sa journée est effectivement vendue et facturée, l'ingénieur fait une croix dans la case de la colonne "facturable". Lorsqu'il n'est pas vendu et s'occupe de travaux accessoires, il fait une croix dans une case de la colonne "non facturable"... » [64] dente. Le chef du personnel reçoit certains ingénieurs dans son bureau pour parler amicalement de « leur problème ». En période normale, les ingénieurs subalternes ont parfois intérêt à éviter la facturation d'une journée de travail. À l'approche des grands week-ends, le système comptable enregistre ainsi des baisses d'activité inquiétantes. Pour concilier les deux exigences de tranquillité et de taux de facturation élevé, l'ingénieur a intérêt à travailler sur un très Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 63 gros contrat avec un très gros client qui ne contrôle pas de trop près les prestations qu'on lui fournit. La tactique consiste alors à facturer un maximum de jours une prestation qui requiert un minimum de travail, ou même un travail qu'on a déjà fait pour un autre client. Mais tout n'est pas toujours aussi rose. Il arrive qu'il soit nécessaire de travailler plus de jours que prévu. On dit alors qu'il y a « dépassement » du contrat. Si le client refuse de payer les honoraires correspondants, un conflit apparaît. Entre l'ingénieur, exécutant de la prestation, et le directeur, responsable des négociations commerciales, quatre arguments sont rituellement échangés : l'ingénieur a été trop lent, le directeur a sous-évalué la charge pour emporter l'affaire, le client a été trop dur pour son fournisseur, le dépassement est l'occasion d'un « progrès technique » qui sera profitable à long terme. Si ce n'était pas la quatrième interprétation qui finissait généralement par l'emporter, IPR serait vraiment une boîte invivable. À l'intérieur de la maison, les informations de gestion circulent librement et alimentent les transactions entre les divers étages de la hiérarchie. Sur cette base, la compétition se trouve organisée clairement : chacun sait quelles sont les règles du jeu, les enjeux, la bonne façon de définir les gains et les pertes. Comparé au milieu intellectuel et artistique, c'est un univers commode et rassurant-Un détail, pourtant, ne doit pas échapper. L'unité de mesure utilisée pour la gestion interne est l'« unité d'œuvre » (correspondant à un jour de travail d'un ingénieur de base) et, dans les documents à usage interne, cette unité n'est jamais convertie en francs. Chacun sait combien d'unités d'œuvre représente tel ou tel contrat, tel ou tel client, tel ou tel ingénieur, personne ne sait quel est l'état de la [65] trésorerie d'IPR, combien coûte et combien rapporte telle ou telle division, quelle a été la rentabilité financière d'une opération... Qui n'a pas accès au système informatique n'a ni le temps ni le courage d'effectuer la traduction qui permet de passer du langage de gestion interne, destiné à stimuler l'ardeur du personnel, au langage de gestion comptable qui permet de comprendre les conséquences financières de l'activité. De même, les documents de gestion interne n'indiquent jamais le nom des clients potentiels. C'est une information stratégique et secrète. L'impossibilité de désigner nommément les clients oblige les directeurs à employer sans cesse des circonlocutions. Au lieu de dire qu'on a pour client Renard, Elfi, Totin ou Bullor, on parle d'une forte expan- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 64 sion dans le secteur de l'automobile, du pétrole ou de l'informatique. Au lieu d'écrire que l'on a vendu cent jours d'ingénieurs chez Ducort, on dit que nos activités ont connu une expansion de 170 % dans le secteur de la mécanique. Si un grand groupe français nous a confié une mission de prestation de service sur un de ses chantiers algériens, on dit que la division Afrique est en plein développement. Ces écarts de langage ne contribuent pas seulement à préserver la nécessaire confidentialité. Devenus habituels, ils génèrent cette inégalable mégalomanie qui assure le succès de certains directeurs auprès de leurs jeunes maîtresses et de notre P-DG lorsqu'il fait un grand discours à son personnel. Voilà pourquoi Emile Thouar, après son numéro germanophile, s'embarquait devant son personnel assemblé dans un long monologue sur les vertus et les limites du dialogue Nord/Sud, comme si les problèmes commerciaux d'IPR se confondaient très exactement avec les problèmes de géopolitique imaginés par les hommes politiques, les diplomates et les journalistes ; comme si le destin de l'humanité dépendait, dans une mesure non négligeable, de nos succès commerciaux présents et à venir. [66] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [67] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique II LES RITES DE PASSAGE Retour à la table des matières [68] 65 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 66 [69] II. Les rites de passage Chapitre 6 Usine me voilà Retour à la table des matières A l'issue de ces deux années passées sur les contrats Situs, je me mis à la recherche d'une nouvelle affectation. Je dus faire ma propre prospection auprès des ingénieurs en chef, experts et directeurs susceptibles de me « faire monter sur un contrat ». Mon but était d'obtenir une affectation à Paris et, si possible, de continuer à intervenir auprès des sièges sociaux. Intervenir directement auprès d'ouvriers ne me disait rien qui vaille : gênant et peu rentable pour une carrière. Ma première visite fut pour le médecin psychiatre qui m'avait embauché. Il vit dans ma démarche une demande de protection et s'empressa de me dire ce que je ne voulais pas entendre : « ... faites des contrats de production, frottez-vous à la réalité concrète des ateliers, apprenez le métier de base d'IPR. » J'allai alors chercher le conseil inverse, espéré, chez un jeune ingénieur en chef de mes amis (« N'écoute pas le vieux, place-toi sur les bons créneaux »), et puis je m'en remis au hasard des circonstances. Les lois du marché de l'emploi interne donnèrent raison au vieux directeur et je me vis bientôt proposer un « contrat d'usine ». Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 67 Le contrat Sullivan commença pour moi par une entrevue avec mon nouveau chef de contrat, Maurice D. Nous ne nous connaissions pas. Il avait choisi ma fiche parmi celles des ingénieurs disponibles parce qu'il lui fallait un « psycho-socio » : j'avais juste le bon profil. Après m'avoir précisé que je n'étais pas obligé d'accepter, il me présenta le projet dans ses très grandes lignes, juste pour [70] éveiller mon intérêt, car lui-même n'avait pas encore une connaissance très claire de la situation. Les constructions électromécaniques Fleury travaillent à 80% pour une administration. Le siège est à Paris ; une petite usine en banlieue fait des travaux spéciaux ; en province, deux usines de sept cents personnes chacune réalisent en série les sous-ensembles et assurent l'assemblage final des appareils. Il y a un an, la situation financière a conduit M. Fleury à vendre son entreprise au groupe Sullivan. La gestion de M. Fleury était jugée par Maurice D., comme par tous les interlocuteurs que je devais rencontrer par la suite, particulièrement médiocre. Les cadres étaient tous installés dans un hôtel particulier parisien, proche de l'administration cliente. Les ateliers de province fonctionnaient sous la surveillance de quelques contremaîtres sortis du rang. On fabriquait depuis dix-sept ans le même produit avec les mêmes techniques dans l'ignorance des coûts de production exacts, sans service des méthodes, sans service d'ordonnancement. Le succès avait longtemps été assuré grâce à la régularité et à l'importance des commandes passées par l'administration, et à la dextérité d'ouvrières dépourvues de toute qualification mais astucieuses et toutes payées au salaire minimum. En ce qui concerne l'ambiance dans les usines, Maurice D. insista sur l'aspect despotique du comportement des contremaîtres locaux. Plusieurs étaient d'anciens marins très attachés à l'autoritarisme et à une discipline difficilement assimilable par de jeunes ouvrières. De plus, une véritable « maffia » regroupant père, fils, gendre, cousins s'était constituée et exerçait un pouvoir sans partage. Une stricte ségrégation existait entre les hommes, tous chefs ou futurs chefs, et les femmes, toutes maintenues dans la condition d'ouvrières sans qualification. Bref, nous allions intervenir dans un milieu industriel apparemment archaïque, vierge de toute influence du « management moderne » ; tout restait à faire. En quittant Maurice D., je me rendis au service de documentation d'IPR pour en savoir un peu plus sur le groupe Sullivan. La [71] pres- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 68 se économique parlait du récent rachat de Fleury ; le lien avec un vaste plan de restructuration du secteur orchestré par le ministère était suggéré. On insistait aussi sur l'importance stratégique de cette acquisition pour le groupe : « La reprise de Fleury s'inscrit dans le cadre d'une stricte logique industrielle. Quand [dans le secteur] on a déjà une tête et des bras, il ne manque plus que les jambes... Il s'agit donc pour le groupe Sullivan de gonfler sa capacité industrielle. » J'ai compris plus tard ce qu'il advient du personnel d'une usine entrant dans la catégorie des « jambes »... Au début de notre intervention, le groupe Sullivan venait de décider que la société Fleury serait une filiale « dotée d'une large autonomie », rattachée avec trois autres entreprises à une de ses douze branches. Un directeur général et tout son staff devaient être prochainement mis en place. En attendant, l'intervention de conseils extérieurs devait parer au plus pressé et préparer la remise en ordre des établissements. Il y avait urgence parce que la société perdait chaque mois un peu plus, les coûts de production dépassant sans doute les prix de vente, et parce que d'importantes commandes de l'administration devaient être honorées dans les délais pour éviter des pénalités. Ce n'est qu'à plus long terme que Sullivan espérait tirer véritablement profit de son acquisition avec le lancement de nouvelles fabrications et la mise en œuvre d'une technologie de pointe. Il fallait préparer dès maintenant cette évolution et surtout remettre au travail les douze cents personnes dont l'activité avait été très réduite depuis quelques mois. Parmi les nombreuses tâches à entreprendre, le directeur général de la branche avait accordé la priorité à la réorganisation des ateliers de production. Une société d'ingénierie bien connue, la Tarvil, était chargée d'une intervention purement technique de remodelage du process et de certains postes de travail (définition des gammes opératoires, amélioration de l'outillage, etc.). Tarvil avait comme contrainte d'éviter tout investissement important et comme objectif d'assurer un certain volume de production d'ici à la fin de l'année. Contractuellement, la société d'ingénierie s'était engagée à obtenir une quantité d'appareils déterminée dans les délais requis [72] si bien que, de fait, ses ingénieurs n'étaient plus seulement en position de « conseil » vis-à-vis des directeurs d'usine, mais également de partenaires directement intéressés. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 69 Très vite, il était apparu que cette intervention — purement technicienne dans son esprit, ses objectifs et les moyens mis en œuvre — demandait à être accompagnée d'actions propres à soutenir le moral des personnels, à faciliter leur adaptation aux changements techniques et à éviter l'apparition de tensions sociales. Tarvil ne souhaitait pas prendre en charge cet aspect du problème. Le directeur de la branche fut donc conduit à faire appel à la société IPR, que sa raison sociale et sa réputation indiquaient tout particulièrement pour ce genre d'affaire. Consulté un lundi matin par téléphone, un de nos directeurs signa très vite un premier contrat d'étude préliminaire d'une durée de trois semaines. L'étude conclut à la nécessité de lancer immédiatement une série d'actions : définition d'une structure pour les usines et l'entreprise (organigramme et définition de fonctions) ; définition d'une politique de salaires (grille de rémunération) ; évaluation et orientation de tout le personnel ouvrier, sélection immédiate parmi les ouvrières de quarante personnes promues pour former le premier échelon de l'encadrement (assistantes de production dans un premier temps, puis chefs d'équipes) ; formation technique et humaine des assistantes de production promues ; définition d'un plan de formation de la maîtrise actuellement en poste ; formation technique et information de toutes les ouvrières pour les adapter à la nouvelle organisation des ateliers et à leurs nouveaux postes de travail. Les deux premières tâches seraient assurées par des « spécialistes de haut niveau », l'évaluation et la sélection par une équipe de quatre psychologues habitués au recrutement, la partie technique de la formation par un ingénieur Supélec. Quant à moi, je me trouvais chargé de toutes les actions de formation non techniques et du « suivi » des personnes à leur retour en atelier. L'intervention devait s'étendre sur six mois. Elle impliquait la participation discontinue de neuf ingénieurs d'IPR. Pour conclure sa présentation, Maurice D. m'avait assuré avoir [73] obtenu de son client des conditions avantageuses pour les ingénieurs. Je disposerais d'un forfait de deux cents francs par jour pour l'hébergement, d'une voiture de location et d'un billet d'avion aller-retour chaque semaine. La perspective d'agréables week-ends à la mer eut un effet favorable sur mon moral et je pus manifester un certain enthousiasme au moment d'accepter la proposition qui m'était faite. Plus tard, je ressentis quelques inquiétudes à l'idée qu'une journée de mon travail coûtait, hors taxes, l'équivalent d'un mois de salaire d'une des ou- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 70 vrières auxquelles j'allais devoir tenir de beaux discours. C'est un point que je n'ai jamais eu l'audace d'éclaircir, même avec celles qui étaient devenues des amies. Le lundi suivant, je commençai à vivre au rythme du contrat. L'avion partait à sept heures d'Orly. À dix heures, nous étions à l'usine. Il pleuvait, j'avais eu le mal de l'air et mes oreilles bourdonnaient. On accédait à l'usine par un chemin rural. Elle était installée au milieu des champs, en contrebas, le long d'une voie de chemin de fer. Je fus frappé d'abord par l'absence de toute décoration. Le nom de l'entreprise était grossièrement peint sur un mur en petit caractère rouge passé. Aucun souci de l'image de marque, pas de hall d'accueil, quelques bureaux le long des ateliers, équipés du traditionnel mobilier métallique gris. L'alignement des trois hangars bas en tôle ondulée évoquait des bâtiments provisoires déjà vieillissants. Fleury n'avait pas investi un sou de trop. J'étais accompagné de mon collègue, le formateur technique. Personne ne nous accueillit, nous ne nous présentâmes à personne. Connaissant déjà les lieux, mon collègue me conduisit au bureau des formateurs. C'était une chambre d'hôtel de province, papier à fleurs, lavabo. On avait simplement remplacé le lit par un bureau et deux chaises. La fenêtre, comme toutes les ouvertures de l'usine, donnait sur un talus en friche. Cette chambre avait été aménagée pour les contrôleurs de l'administration cliente qui venaient régulièrement vérifier la qualité des fabrications. On amadouait ces fonctionnaires, dotés du pouvoir redoutable de refuser un lot de produits finis, en les confiant à des contrôleuses, de préférence jeunes et jolies. Comme [74] ses anciens occupants, la chambre que nous allions occuper pendant plusieurs mois avait une légende. Nous avions apporté de Paris un paquet de documents et des manuels de formation des personnels d'atelier. Je passai la première journée à les dépouiller et à griffonner l'esquisse d'un programme. J'avais quinze jours pour me préparer à tenir la rampe face à un premier groupe de douze stagiaires. Il faudrait les occuper huit heures par jour pendant deux semaines. Je ne connaissais presque rien à la vie d'une usine, rien à la technique des appareils fabriqués ; je n'avais jamais travaillé avec des ouvriers ; je ne connaissais ni le client ni mon nouveau supérieur hiérarchique ; je n'avais jamais « diffusé » ce genre de stage. Mon seul atout était un « séminaire de formation aux relations humaines et à la communication » destiné aux personnels de niveau maîtrise au- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 71 quel, étudiant, j'avais assisté. J'allais donc diffuser cela : une formation dont je n'avais que des souvenirs négatifs ; j'allais appliquer une pédagogie dont, quelques années plus tôt, j'avais perçu l'aspect manipulatoire. Je n'avais rien d'autre dans mon chapeau et, de toute façon, c'était cela que le client et mon supérieur attendaient de moi. Sur les conseils du chef de contrat, j'entrepris de compléter ma préparation par une prise de contact avec la population à former. Les psychologues m'avaient décrit un niveau intellectuel très bas, un niveau de maîtrise du langage faible et j'en vins à douter de la possibilité de me faire comprendre. Les entretiens et les tests de sélection suivaient leur cours dans les chambres voisines. Une queue d'ouvrières silencieuses et inquiètes s'était formée dans le couloir. Je décidai de procéder à quelques interviews. Je rencontrai d'abord Nicole, vingt-quatre ans, fille d'agriculteurs. Elle vivait seule dans une petite chambre en ville — 600 francs de loyer par mois sur un salaire de 2 400 francs déjà grevé par l'utilisation forcée d'une voiture, en l'absence de tout moyen de transport en commun. Il lui arrivait fréquemment de ne parler à personne de la journée. Ses contacts avec les autres ouvrières de la chaîne se limitaient à quelques mots échangés pendant les heures de travail. Depuis sa première heure de présence à l'usine, [75] trois ans plus tôt, elle fixait quatre pieds de caoutchouc sous le boîtier des appareils. Toujours au même poste de travail, elle n'avait jamais visité le reste de l'usine et n'avait aucune idée de l'ensemble du process. À ses débuts, elle avait interpellé un contremaître pour savoir s'il était possible de faire un autre travail. « Vous n'êtes pas la seule, lui avait-on répondu, ici il n'y a pas de favoritisme. » Bachelière, titulaire d'un diplôme de comptabilité, possédant une bonne culture générale, elle avait finalement renoncé à l'idée de se distinguer de ses voisines et restait à sa place, docile et silencieuse. L'arrivée des psychologues d'IPR venait de bouleverser sa vie. Les tests avaient révélé un « bon potentiel intellectuel », on venait de lui proposer un poste d'assistante de production, elle était d'accord. « ...Lors de l'entretien avec le psychologue, on nous a demandé si on voulait être assistante. Beaucoup ont répondu non, mais on ne nous a pas informées de ce que seraient les assistantes... » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 72 « ...Le travail d'assistante, selon moi, ce sera de contrôler les pièces et à la rigueur de contrôler celles qui les fabriquent... » Elle s'exprimait sobrement et lentement, contrôlait son expression. Malgré tout, l'idée de la séparation entre celles qui acceptaient d'être assistantes et celles qui refusaient venait troubler un peu l'ordre de son exposé. La logique implacable du programme d'intervention commençait déjà à agir sur sa conscience, indépendamment de ce que je pouvais dire ou faire. Je conclus l'entretien par d'amicaux propos de circonstance. Le soir, j'appris que le comité d'établissement avait demandé à être informé sur les actions en cours et que le directeur de l'usine souhaitait que nous présentions nous-mêmes nos actions aux déléguées du personnel. La réunion eut lieu le lendemain même dans la salle du CE. Quand j'arrivai, cadres et syndicalistes (quatre CGT, une CFDT) se faisaient déjà face de part et d'autre de la grande table et, dans cette ambiance rigoureusement formaliste, je fus gêné, presque inquiet de la bonne volonté des déléguées, de leurs propos trop favorables à la direction. [76] Elles étaient venues nous dire que l'arrivée de Sullivan et d'IPR apportait une grande espérance, que les entretiens d'évaluation étaient très appréciés (« C'est la première fois que les filles ont l'occasion de s'exprimer et d'être écoutées »). Elles étaient venues aussi nous mettre en garde sur le choix des assistantes de production ; les filles y attachaient beaucoup d'importance, il fallait faire attention aux injustices. Pour la formation, elles étaient d'accord. Toutes avaient été embauchées un lundi matin et mises à un poste dont elles n'avaient plus bougé. Toutes ne demandaient qu'à évoluer, devenir plus compétentes, mieux comprendre l'entreprise dont elles faisaient partie. L'ancienne, « l'entreprise familiale », elles ne voyaient déjà pas très bien, alors la nouvelle... La transformation des ateliers, elles n'en attendaient que des améliorations ; de toute façon, l'ancienne direction n'avait jamais rien fait, sauf dire : « C'est pas notre faute si les travaux qu'on vous donne ne sont pas intéressants. » Elles, elles ne demandaient qu'à produire « quelque chose qui ressemble à quelque chose ». Elles nous Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 73 demandaient enfin de ne pas promettre la lune, mais de tenir nos promesses. Inutile de préciser que l'équipe des consultants quitta la réunion fort satisfaite et eut en dînant, ce soir-là, des conversations animées où le cynisme le disputait à l'optimisme. « Décidément, remarquai-je, ces déléguées n'ont rien compris à la lutte des classes » ; quant à notre chef de contrat, il se fit fort d'obtenir de la direction un poste d'assistante pour l'une des déléguées CGT. La semaine se termina pour moi par la rédaction d'un projet de programme de formation et d'une note intitulée « Quelques réflexions de début de contrat ». Je transmettais à mes supérieurs mes réserves sur les orientations prises. J'insistais sur l'absence d'un véritable chef de projet disposant d'un pouvoir suffisant pour coordonner les forces en présence, c'est-à-dire les dirigeants de Sullivan, les directeurs des usines, Tarvil et IPR. Je signalais que Tarvil et IPR allaient probablement appliquer l'un et l'autre leurs schémas d'intervention et leurs méthodes trop vite et sans égards pour le contexte local. Il s'ensuivrait des modifications trop rapides, sans doute peu adaptées et surtout peu compatibles entre elles puisque [77] les ingénieurs de Tarvil pratiquaient le taylorisme et que les conseils d'IPR faisaient des « relations humaines ». Le manque de coordination risquait de limiter les gains d'efficacité et de rendre la situation difficile à vivre, voire inacceptable pour le personnel et la maîtrise. Je concluais en signalant la nécessité d'harmoniser les interventions de Tarvil et d'IPR de façon à ce que les stages de formation n'apparaissent pas comme des « carottes » tandis que les ingénieurs de Tarvil prépareraient le « bâton », c'est-à-dire l'augmentation des cadences, la suppression des temps morts, l'obligation de travailler en respectant strictement les nouvelles gammes opératoires. La formation aux relations humaines que j'allais dispenser repose sur les idées de transparence des communications, de direction par les objectifs, de travail au sein d'équipes sans esprit de compétition entre les membres, de prise en compte des suggestions de l'ouvrier dans la définition de son poste de travail. Au contraire, l'option Tarvil supposait un travailleur-machine, silencieux, isolé à son poste, intéressé à produire par une prime de rendement, appliquant docilement une gamme opératoire conçue selon les critères techniques. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 74 Mon chef de contrat se déclara pleinement d'accord avec ces observations. Mais, commercialement, on ne pouvait remettre en cause directement les options prises par le client. Il faudrait le faire évoluer doucement. L'objectif était bien sûr de combattre les options excessivement tayloriennes et technicistes prises par Tarvil, mais il fallait d'abord gagner la confiance du client, lui faire admettre progressivement nos propres options et, si possible, obtenir la maîtrise globale du projet. Je remarquai aussi que nous étions en train de créer dans les usines une hiérarchie nombreuse à cinq ou six étages, là où il n'y en avait que deux. Était-ce bien nécessaire ? La charge de tout ce personnel improductif ne pèserait-elle pas sur l'ouvrière de base ? La multiplication des « petits chefs », la création de services fonctionnels n'allaient-elles pas à l'encontre du développement de l'autonomie des ouvrières — autonomie dont j'allais précisément [78] vanter les mérites pendant le stage ? Mais de quoi allais-je m'inquiéter ? Je n'avais qu'à faire mon stage, me dit Maurice D. ...Une fois les gens formés, on verrait bien... La division du travail entre les deux sociétés de conseil pouvait finalement arranger tout le monde. En tant que formateur, je fabriquerais le projet d'usine le plus facile à exposer dans un stage, le plus apte à séduire mon public, tandis que les organisateurs de Tarvil concevraient dans le secret de leurs bureaux, sans aucun contact avec le personnel ni avec nous, le projet le plus apte, selon eux, à obtenir les gains de productivité attendus. Chacun réduisait ses propres risques et ses difficultés au minimum, du moins dans un premier temps. La semaine suivante, je m'attelai donc à la préparation du stage, et en cinq jours j'avais fabriqué un épais « Manuel du formateur » contenant une panoplie d'exposés, d'aides visuelles, d'exercices et de sujets de débats grâce auxquels je comptais meubler mes quatre-vingts heures de « diffusion ». Pressé par le temps, je n'avais pu que regrouper tel quel un échantillon des poncifs que des centaines de formateurs d'entreprise ont déjà diffusés à tous les échelons de la hiérarchie et dans presque toutes les usines de France. J'allais proposer à des ouvrières une version abâtardie de quelques astuces d’applied psychology imaginées avant-guerre par des chercheurs américains financés par des managers enthousiastes à l'idée de rationaliser les relations de travail. J'allais diffuser quelques semi-vérités légitimées par les sciences humaines du temps où elles étaient naïvement confiantes dans leur capa- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 75 cité d'améliorer les relations entre les hommes par l'enseignement des principes de « communication authentique » et de « leadership démocratique ». Pourquoi diffuser cela dans cette usine ? Pourquoi cela plutôt qu'autre chose ? Quels effets aurait mon discours sur les stagiaires ? Personne n'aurait pu me répondre. Limiter les risques, rassurer client et supérieurs : peu à peu je n'eus plus que cela en tête et je finis par m'en remettre, faute de mieux, aux méthodes éprouvées de la psychosociologie américaine. [79] On avait prévenu les futures assistantes le vendredi soir, par convocation écrite. Le lundi matin, elles se présentaient avec un quart d'heure d'avance à l'auberge du Vert-Galant, hôtel deux étoiles, neuf, équipé de salles pour séminaires. Je les trouvai dans le hall, debout, gênées, sans doute étonnées qu'on les convoque dans un « hôtel pour cadres ». Après plusieurs années à faire des milliers de soudures par jour et à visser 780 fois 18 vis sur un circuit imprimé, il n'est pas facile de suivre huit heures de formation en salle. Les assistantes avaient dans la tête le bruit des presses, des visseuses ; leur cerveau était habitué à divaguer tandis que les mains pressaient en cadence le manche vibrant des tournevis automatiques suspendus à leurs ressorts à boudin ; leur corps, rompu à la suite immuable de gestes mécaniques, ne trouvait pas de position dans un fauteuil confortable. Pendant la première matinée, je parlai beaucoup et n'obtins que difficilement le fameux feed-back si nécessaire aux formateurs. À un moment, j'eus la surprise de voir trois stagiaires se lever brusquement, comme mues par une force irrésistible, puis éclater de rire : il était 9 heures 15, l'heure de la pause ; l'atelier venait de s'arrêter, les collègues couraient vers les machines à café et le camion du boulanger-pâtissier. Après cet incident, je leur proposai de partir dans un lointain pays de rêve, loin des ateliers. L'hôtel se prêtait particulièrement à la création d'un phalanstère d'utopistes. Nous étions entre nous ; la forêt nous protégeait de la civilisation et autorisait la construction d'un mythe rousseauiste. Le groupe allait établir une franche communication entre des êtres retrouvant leur bonne nature loin des contraintes de la hiérarchie, de la technique et de l'argent. Il fallut deux jours pour que ce mythe fasse son chemin dans les esprits. Sans doute, au début, ma propre anxiété contribuait-elle à freiner l'envol du groupe. Je contrôlais trop. Mais Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 76 elles finirent par m'adopter, je finis par me détendre. La suite se passa effectivement comme dans un rêve et j'eus un réel plaisir à présider cette cour de jeunes femmes enchantées d'échapper pour un temps à la routine des ateliers. Dans les derniers jours du stage, toutes parlaient avec animation. Je leur faisais faire des exercices de plus en plus difficiles : elles [80] dirigeaient chacune à leur tour un débat ; elles se prêtaient de bonne grâce à des jeux de rôle mettant en scène des hommes d'affaires ; elles présentaient au groupe des exposés sur les sujets de leur choix (les meubles de style, le comportement social de l'escargot, l'alcoolisme en France, le métier de marin du commerce, les compétitions de moto, etc.). Elles ne cessaient de s'étonner de leurs capacités à réussir des exercices intellectuels qu'elles étaient sans doute capables de réaliser depuis leur adolescence, mais dont la vie d'usine avait effacé le souvenir. Le stage levait des inhibitions, remettait en usage des fonctions intellectuelles dont elles n'avaient plus l'utilité et qui n'auraient pu que les gêner dans leur travail habituel. L'avant-dernier jour, j'étais visiblement devenu un héros civilisateur, le groupe me suivait en tout. Le soir, elles m'offrirent un beau livre d'art consacré à la région. Au repas, elles me racontaient des histoires de famille, faisaient des plaisanteries, évoquaient les légendes et traditions du pays. Tout devenait trop facile et je n'avais guère le loisir d'analyser les conséquences possibles d'une situation plus euphorique que prévu. Le stage devait se terminer par une longue intervention du directeur d'usine. Dans mon plan de formation, j'avais baptisé cette journée « retour à la réalité », après une période délibérément orientée vers l'imaginaire. Nous les avions sorties de l'atelier. L'allocution du directeur les y remit en moins d'une heure. « ...L'essentiel de ce que j'attends de vous, dit-il, c'est que vous appreniez aux ouvrières les modes opératoires définis par Tarvil, que vous surveilliez la façon dont les ouvrières travaillent, que vous ne modifiiez un mode opératoire qu'après avoir vérifié auprès de nous que c'est justifié. J'attends aussi de vous un suivi du groupe au niveau de la production : veillez à l'approvisionnement, veillez à la qualité des produits... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 77 « ...En ce qui concerne les relations avec les personnes, vous en êtes dégagées. Vous vous reposerez sur l'autorité des contremaîtres. C'est délicat de définir ce qu'il vous appartiendra de faire et ce qu'il ne vous appartiendra pas de faire. Retenez que vous êtes [81] en période d'essai. Vous n'aurez pas nécessairement à exercer l'autorité hiérarchique sur votre groupe... « Dans un premier temps, vous aurez simplement à mesurer la production journalière mais, plus tard, ce sera pleinement votre rôle de chef d'équipe de faire respecter les cadences. Pour l'instant, je vous demande seulement de vous convaincre que les cadences sont possibles à tenir. Vous devez vous en convaincre, sinon je ne vois pas comment vous arriverez à en convaincre vos gens. Je ne suis pas du tout hostile à ce que vous veniez le soir ou le samedi matin pour vous entraîner à tenir la cadence sur les postes... Nous-mêmes [le directeur et les contremaîtres] allons nous entraîner sérieusement... » C'est à ce moment-là, je crois, que l'une des plus jeunes stagiaires me regarda tristement en chuchotant : « J'ai mal au cœur... » « Vous devez aussi être au courant de tout ce qui se passe dans votre section et tout surveiller... L'assistante doit être au courant de tout ce qui entre et de tout ce qui sort ; elle doit savoir ce qui se passe et rendre compte. Elle doit collaborer. Il faut s'astreindre à cela. » Une assistante demanda s'il était possible de savoir quelles étaient les commandes pour les mois à venir, d'avoir une idée des prévisions de production. « Les commandes, ça ne vous regarde pas, lui fut-il répondu, ça n'a strictement aucune importance pour vous. Il vous suffit de savoir que le carnet de commandes est plein. » À la suite de cette allocution-douche froide qui s'était terminée sur l'annonce de la classification et du salaire des nouvelles promues, il y eut un repas long et embarrassé. Le directeur soupçonna sans doute qu'il n'avait pas fait une très bonne prestation. En début d'après-midi, je devais lui lire les appréciations des stagiaires sur leur formation consignées la veille dans des questionnaires individuels et anonymes. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 78 Ces documents justifiaient de ma prestation vis-à-vis du client. Les assistantes avaient bien fait ma publicité : « Le stage m'a permis de comprendre les personnes que je côtoie, [82] de m'intéresser au travail, de savoir ce que je fais, de me situer. » « J'ai aimé le déroulement du stage ; on nous a permis de communiquer entre nous. J'ai aimé faire partie d'un groupe. » « Je n'avais aucune notion du rôle d'une assistante de production. Le stage m'a appris à aimer cette fonction et même à me donner de l'enthousiasme pour faire ce travail. » « Le stage m'a appris à refaire fonctionner normalement mon cerveau, à me faire un esprit critique, à avoir des réactions plus rapides... » Je lisais tout cela en présence des stagiaires ; des mots qu'elles avaient écrits la veille et dont beaucoup n'avaient déjà plus cours après le discours du directeur... Au cours des deux semaines suivantes, je pris en charge un nouveau groupe de douze stagiaires pour leur dispenser le même enseignement. C'était déjà la routine ; je constatai à quel point le programme, les exercices, les astuces pédagogiques délimitaient efficacement le champ des réactions possibles des élèves. Bien que les individus et le groupe soient différents et réagissent de tout autre façon que le groupe précédent, je n'eus pas beaucoup de mal à anticiper les réactions, à les canaliser ou les laisser suivre leur cours tranquillement. Je ne ressentais plus la tension et l'inquiétude du premier stage. Je m'appliquai à recueillir auprès des stagiaires une description plus détaillée de la réalité sociale de l'usine et à tenir compte de ces informations. J'appris par exemple l'importance qu'avait l'alcoolisme dans le comportement des « petits chefs » et la vie quotidienne des ateliers. J'essayai de limiter les élans d'enthousiasme des stagiaires à l'égard des « relations humaines modernes ». La question du retour à l'usine des stagiaires était devenue ma préoccupation essentielle. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 79 Le soir, au dîner, mes collègues laissaient paraître leur inquiétude. Le moral des assistantes du premier groupe, rentrées à l'usine, ne cessait de baisser. L'attente minait la petite équipe rassemblée dans les chambres pour préparer le stage ouvrier. Des bruits circulaient dans l'usine. Certaines ouvrières clamaient fièrement [83] qu'elles ne se laisseraient pas faire la leçon. On disait aussi que les assistantes avaient subi un bourrage de crâne, qu'on leur avait appris à commander, qu'elles seraient encore plus vaches que les hommes... Le second stage terminé, je revins à l'usine mettre la dernière main à la préparation du stage ouvrier : quinze jours après la fin de leur propre formation, les assistantes de production devaient en effet former le groupe d'ouvrières dont elles devenaient responsables. À peine sorties du travail à la chaîne, elles devaient avoir assez d'aplomb pour s'exprimer seules, dans une salle, pendant deux jours, face à leurs futures subordonnées. Le matériel était prêt : des bungalows mobiles avaient été montés sur le parking. Des écrans, rétroprojecteurs, tableaux magnétiques permettraient aux assistantes de déployer tous les gadgets du formateur professionnel. Le seul problème, de taille, était celui du contenu pédagogique : comment allions-nous occuper les seize heures de cours prévues ? Initialement, nous avions pensé consacrer ces deux journées de formation ouvrière à des exercices techniques d'entraînement aux nouveaux postes de travail. Malheureusement, il était apparu entre-temps que la réorganisation consisterait essentiellement en un déménagement. Les ouvrières retrouveraient leurs postes de travail et leurs outillages à peine modifiés. Il n'y avait donc rien à leur apprendre. Cependant, raisonnable ou pas, la logique commerciale exigeait que rien ne soit changé au programme, et nous décidâmes d'occuper les deux journées par une information générale sur l'entreprise. Mais, là encore, faute d'options claires de la direction sur certains thèmes prévus (les différentes fonctions des cadres de l'entreprise, les causes et les buts de la réorganisation en cours...), il fallait faire en sorte que nos assistantes transmettent une information à la fois floue et assez sérieuse pour satisfaire les ouvrières — l'objectif de toute l'opération étant d'établir le savoir-faire et la compétence des nouvelles promues. Tout cela était fluctuant, difficile à assimiler. Nous préparâmes donc des aides visuelles nombreuses pour ponctuer et structurer les exposés. Avec un transparent agrémenté d'une phrase choc et d'un [84] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 80 dessin toutes les deux minutes, il était impossible que l'oratrice perde le fil de ses idées. Cet attirail, digne d'une propagande de guerre mais beaucoup moins soigneusement préparé, risquait tout au plus de paraître ridicule. Organisées par petits groupes de trois ou quatre, les assistantes passèrent les derniers jours et les dernières soirées à répéter leur numéro. L'enjeu pour elles était énorme, pour moi aussi, par ricochet. Un esprit de solidarité se créa. Celles qui pleuraient de fatigue et d'énervement étaient consolées et prises en charge par l'équipe que nous formions. Je pris mes repas de midi avec elles. Comme des soldats avant la bataille, nous plaisantions. Toutes s'engagèrent « à aller jusqu'au bout coûte que coûte, comme les trois mousquetaires ». Nous étions en pleine fiction et, pourtant, nous exécutions à la lettre les directives des managers, gens sérieux préoccupés d'améliorer la rentabilité économique d'un établissement industriel. Mon directeur avait garanti le succès de cette « opération coup de poing » à son client. Cette intervention d'envergure justifiait le coût élevé de notre prestation. Le grand jour commença tôt pour tout le monde. Les équipes d'entretien chargées de réaménager les ateliers avaient entassé dehors les petites tables de bois sur lesquelles les ouvrières avaient peiné pendant des années. On voyait sur les plateaux de Formica des zones d'usure, un coude, des éraflures, le passage répété d'un tournevis. Sur un pied de table ou sur un bac de distribution de pièces détachées, il restait parfois une petite photo d'artiste ou un autocollant : « Le Magic Club », « La Chaumière, discothèque », fragments d'un rêve de samedi soir. Beaucoup d'ouvrières redoutaient de changer de place, la réorganisation allait séparer des équipes de copines. Le hasard et peut-être la malice des chefs allaient conduire certaines aux postes les plus durs et d'autres aux postes confortables. De nouvelles contraintes, inhabituelles, allaient paraître plus pénibles à supporter. Pour les affectations des ouvrières aux différents postes, l'opinion du directeur d'usine était très nette, fondée sur une longue expérience de « la résistance au changement » des personnels et tenait en quelques mots : « Les gens ne [85] veulent jamais changer ni de place ni d'atelier mais, six mois plus tard, si l'on veut les remettre à leur ancienne place, ils veulent absolument garder la nouvelle. Par conséquent, le mieux est de ne jamais leur demander leur avis. » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 81 Tandis que l'avenir des ouvrières se matérialisait dans les ateliers repeints à neuf, ces dames se dirigeaient en groupes compacts vers les bungalows pour recevoir la première formation professionnelle de leur vie. Pendant deux jours, leurs salaires allaient être reportés sur le « budget formation » de l'entreprise. Elles allaient contribuer à une importante opération idéologique et comptable. Toute la matinée, je tournai autour des bungalows, prêt à intervenir si nécessaire. J'entendis des rires, des conversations animées. Je vis les rétroprojecteurs s'allumer et les aides visuelles défiler sur les écrans. Les assistantes, debout, face à leur public, souriaient. Il y eut de longues pauses, quelques moments de flottement mais tout se passa bien. Le soir, les assistantes, excitées, contentes d'elles, me dirent : « C'est très bien, les filles trouvent ça intéressant, c'est plus facile que ce que l'on pensait. » Quelle difficulté, en vérité, aurait pu résister à ce bonheur inhabituel de parler ensemble, d'échanger ? Au cours du mois suivant, je dus réaliser la même opération dans la seconde des usines de l'ancienne société Fleury et je perdis tout contact avec les assistantes. Comment s'était passé le retour en atelier ? Les assistantes avaient-elles pu se faire admettre et se rendre utiles ? Mon chef de contrat me donnait régulièrement des nouvelles. Quinze jours après le redémarrage, la production n'avait toujours pas retrouvé le niveau des mois précédents alors que l'on prévoyait une augmentation de productivité très sensible au bout d'une semaine. La nouvelle disposition des ateliers était très critiquée. Le travail de manutention était beaucoup plus important, les quelques outillages nouveaux n'avaient pas été livrés à temps. Certains fonctionnaient mal, d'autres se révélaient inadéquats. Surtout, le directeur de l'usine et les contremaîtres étaient intervenus avec insistance dans les ateliers pour « faire monter les cadences ». Leur intervention avait contribué à l'établissement d'un climat tendu. L'absentéisme ouvrier avait augmenté ; un des contremaîtres [86] les plus directement impliqués dans l'opération avait « craqué ». Son départ en congé de maladie avait détendu un peu l'atmosphère mais aggravé les difficultés pratiques d'organisation du travail. Au milieu de cette pagaille, il semblait que les assistantes que nous avions formées se tiraient bien d'affaire. Généralement bien acceptées par les ouvrières, elles se montraient efficaces malgré le manque d'expérience, et se faisaient apprécier d'une hiérarchie pourtant très réticente à priori. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 82 J'eus l'occasion d'observer moi-même la situation au cours d'une visite de deux jours. Le nouveau directeur général de la filiale Fleury venait d'arriver sur place et il souhaitait que je réalise un rapide « audit » de l'ambiance dans les ateliers. Les assistantes m'accueillirent avec sympathie et me firent un inventaire détaillé de leurs problèmes. Elles souhaitaient que je me fasse leur porte-parole auprès des supérieurs. Ainsi, selon elles, le travail qu'elles faisaient ne correspondait pas à ce qu'on leur avait annoncé sur deux points. Au lieu d'organiser et de contrôler la production, elles passaient le plus clair de leur temps à faire de la manutention pour alimenter les postes de travail en pièces primaires, un travail éprouvant physiquement. Au lieu d'être dégagées, comme prévu, des tâches de discipline, la hiérarchie les avait encouragées à « faire monter les cadences ». L'intervention très active du directeur et des contremaîtres les mettait dans une position délicate vis-à-vis de leurs anciennes collègues. En ce qui concernait la formation dispensée aux ouvrières, les assistantes soulignaient son rôle positif dans l'ensemble mais déploraient, là aussi, la différence entre ce qui avait été annoncé et ce qui s'était effectivement passé dans les ateliers. La méthode utilisée par la hiérarchie pour faire monter les cadences ressemblait plus aux vieilles méthodes autoritaires qu'aux relations humaines. On ne les consultait pas, on ne tenait compte ni de leurs suggestions ni de leurs difficultés. On se contentait d'exiger une certaine production, si nécessaire par l'intimidation. Ce genre de méthode paraissait difficile à supporter, surtout aux plus jeunes. Les discussions avec les assistantes, les contremaîtres, puis avec [87] le directeur et le directeur général me permirent de mieux comprendre les difficultés qui avaient contribué à altérer le « climat social » et à freiner l'amélioration de la productivité. D'abord, la maîtrise et l'encadrement supérieur n'avaient pas suivi le stage de formation aux relations humaines. La hiérarchie avait donc persisté dans ses comportements traditionnels, complètement déphasés par rapport à ceux qu'adoptaient et que préconisaient les assistantes de production. Surtout, la question de la productivité et de la montée des cadences avait été très maladroitement abordée. Peu avant la réorganisation, la direction avait cru faire un geste de bienveillance en abolissant le système de primes individuelles au rendement : toutes les ouvrières touchaient désormais une prime fixe, quelle que soit leur production individuelle. À leur retour de formation, on leur avait annoncé qu'elles n'auraient plus à compter le nombre de pièces produit individuellement chaque jour : le compta- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 83 ge serait fait au niveau des équipes (quinze à vingt ouvrières) et plus tard un système de primes collectives serait instauré. Cette mesure fut mal comprise et mal acceptée par le personnel : « Dans la mentalité des gens d'ici, c'est chacun pour soi ; on a son compte à faire et on s'y tient. Il n'y a pas à sortir de là. » La direction espérait sans doute masquer l'intensification du travail en brouillant les instruments de mesure habituels. Il semble que le résultat escompté ne fut pas atteint. Un facteur contribua à accroître la confusion et à développer la crispation du personnel sur les questions de rendement : lors de leur installation dans l'atelier réaménagé, on annonça aux ouvrières le nombre de pièces qu'elles auraient à produire chaque jour. Certaines équipes réalisèrent très facilement leur compte dès la première journée, d'autres affirmaient toujours après six semaines qu'il était matériellement impossible de faire la production demandée. Après avoir abondamment improvisé sur le thème de la « mauvaise volonté » et même de la « malhonnêteté » des ouvrières, l'encadrement fut obligé de reconnaître le caractère très approximatif de certains calculs de rendement dont pourtant il avait vanté le caractère « scientifique » et « incontestable » quelque temps avant. La charge de travail de certaines équipes fut allégée, à [88] d'autres on demanda de faire plus que ce qui avait été initialement fixé. Ces hésitations rendirent plus évident le caractère arbitraire de la quantité de travail demandée. En l'absence de consensus, le rapport des forces entre ouvrières et chef dut s'exprimer et il en résulta une ambiance désagréable pour tout le monde. Après six semaines de fonctionnement, les courbes indiquaient une production très légèrement supérieure à celle qui était obtenue avant la transformation des ateliers, mais il devenait improbable que l'on puisse obtenir les gains considérables escomptés. Tout le monde était énervé et fatigué, l'absentéisme et les démissions spontanées avaient notablement augmenté. C'est surtout à des erreurs de Tarvil et de la hiérarchie de l'usine que le nouveau directeur général attribua la responsabilité de cet état de fait. Quant à nous, il considéra plutôt que nous avions contribué à limiter les dégâts et que, de toute façon, nous avions accompli notre contrat à la lettre. Le soir, au restaurant où il nous avait invités, il se laissa aller à quelques confidences. Pour lui, toute cette opération de réorganisation avait été conduite en dépit du bon sens. En réalité, les responsables du groupe Sullivan n'avaient aucune expérience véritable de la production en grande série. Bien sûr, Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 84 ils avaient fait appel à des conseils extérieurs, mais n'avaient pas su définir les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre. Plus tard, il avait manqué un véritable chef de projet, connaissant à fond ce genre d'industrie et capable de coordonner et d'orienter les actions. Du point de vue d'un « homme de production », il était stupide d'investir en priorité dans la réorganisation des ateliers et la formation du personnel d'exécution, il y avait beaucoup plus d'argent à gagner en réorganisant les approvisionnements, les stocks, en améliorant l'ordonnancement, en simplifiant la gamme des produits fabriqués. On avait mis la charrue avant les bœufs et fait beaucoup de bruit pour rien en espérant obtenir par la persuasion une intensification du travail fourni par les ouvrières. En nous quittant, il nous demanda de ne pas faire état de cette conversation. Bien entendu, un directeur d'usine n'était pas censé tenir ce genre de propos. Avions-nous donc travaillé pour rien ? Ou plutôt, seulement [89] pour déplacer quelques millions de francs des comptes du groupe Sullivan vers ceux d'IPR ? En constatant que notre intervention n'apportait aucun avantage économique immédiatement à l'entreprise, le nouveau directeur général ne faisait qu'exprimer l'indifférence traditionnelle des ingénieurs et des financiers pour tout ce qui n'est pas réductible à une « mesure » exprimée dans leurs langages familiers. Bientôt, lui-même serait jugé sur les performances économiques de la filiale. La lourde prestation d'IPR apparaîtrait alors du côté des charges et, du côté des gains, il n'y aurait que d'impalpables souvenirs d'ouvrières découvrant que tous les chefs ne se comportent pas en anciens quartiers-maîtres, qu'il y a bien des façons d'être commandé, qu'une usine peut être brusquement investie par toute sorte d'étrangers voulant imposer très vite leurs mœurs et leurs coutumes et qu'il faut donc savoir se soumettre. Mais le directeur ne se plaçait pas sur le terrain adéquat pour évaluer notre intervention. Cette souplesse d'échine — sans valeur économique à ses yeux — était précisément ce que le groupe Sullivan avait voulu obtenir. Une formation illusoire, des vessies vendues au prix de lanternes, peut-être... mais qu'importe si, dans la foulée, les ouvrières acceptaient le nouveau gouvernement. Il y a des circonstances, comme la reprise d'une usine, où il est plus important d'asseoir son pouvoir que d'augmenter sa marge bénéficiaire. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 85 [90] II. Les rites de passage Chapitre 7 La gestion des apparences Retour à la table des matières « ...Si vous avez envie d'écrire un article, venez me voir avant pour qu'on détermine ensemble la cible, le support et le style... Surtout, n'oubliez pas qu'en permanence vous représentez IPR dans tout ce que vous faites... Il ne faut pas écrire sur les supports destinés au grand public, parce que si l'on est connu du grand public, ça veut dire que l'on n'est pas bon pour les quelques personnes qui cherchent un conseil industriel... Il faut choisir nos supports de façon très sélective pour éviter que des bribes d'information nous reviennent n'importe comment. Il faut éviter les déformations... » Ces recommandations du directeur des relations publiques d'IPR permettent de supposer qu'il y aurait quelques différences entre le récit d'intervention fait au chapitre précédent et celui qui, approuvé par la direction générale d'IPR et édité par les soins de notre service de relations publiques dans une revue amie, serait venu rejoindre les autres publications de la maison sur le présentoir du hall d'accueil. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 86 Si je m'arrête un peu longuement sur les opérations de relations publiques d'une société de conseil en management, c'est qu'il ne s'agit pas là d'une activité mineure et marginale. Au contraire, c'est, à mon sens, l'un des aspects de notre métier qui a les conséquences les plus lourdes... pour autrui. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre une opération de relations publiques bien menée et une opération de désinformation ? La propagande réussie peut certes engager la vie de ceux qui y croient dans une direction finalement bénéfique ; [91] elle peut aussi les fourvoyer dans le mensonge et dans l'erreur. Il existe chez IPR un chef de service « en charge des relations extérieures non commerciales ». Les missions de son service sont de « promouvoir et renforcer l'image auprès de l'opinion à partir d'événements marquants et de thèmes d'actualité ». Il stimule la production d'articles, études, interviews, « en fonction de thèmes de portée stratégique ». Il assure l'édition des textes, contribue à leur mise en valeur et à leur diffusion. Il aide les unités opérationnelles dans le choix et la réalisation d'actions de relations publiques destinées à renforcer leur politique d'action commerciale. Le chef de service se donne aussi pour tâche « de faire en sorte que chaque membre d'IPR puisse contribuer au succès de cette politique ». Chaque année, il établit un programme des actions de relations publiques et fixe les priorités. Il n'est pas question de disperser les forces et encore moins de dire n'importe quoi : chaque intervention publique, chaque article, chaque ouvrage tient sa force de sa place dans le dispositif d'ensemble ; chacun engage la crédibilité et la notoriété de tous les autres. Je pris conscience du caractère méthodique et bien organisé des relations publiques de la maison en 1981, lorsque je fus convoqué à un séminaire d'entraînement à la présentation publique d'IPR. L'opération durait trois jours, elle était menée par un jeune directeur de division : Helvett, auteur de plusieurs articles retentissants sur le management, vedette de colloques et de congrès pour cadres. Après nous avoir rappelé que nous étions tous porteurs de l'image de la maison et nous avoir assuré qu'il fallait à tout prix maximiser le rendement de nos contacts avec l'extérieur, ne pas rater la moindre touche, il nous fit une démonstration de ses « shows », adaptés à différents publics et différentes circonstances, avec l'aisance d'un comédien professionnel. Puis il nous présenta par écrit les éléments constitutifs de tous ses discours. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 87 Munis de ces ingrédients indispensables, il ne nous restait qu'à improviser à tour de rôle et à subir les critiques du maître. [92] La bonne performance commence toujours par une mise en confiance de l'interlocuteur. Il s'agit d'établir un contact personnel avec lui, de se manifester comme un individu vivant, humain, indépendant de l'entité dont il va falloir ensuite faire l'éloge. Le contact établi, commence l'énoncé des symboles de la puissance et de la respectabilité. Avant toute description du contenu des activités, il faut éveiller l'intérêt de l'auditeur en le persuadant qu'il n'est pas en face de n'importe qui, mais d'un cabinet de conseil d'envergure. Date de création, chiffre d'affaires, structure financière, filiales à l'étranger, pourcentage du chiffre à l'export et enfin, énumération grandiose des pays et des secteurs industriels où IPR intervient, tout doit être dit d'un même mouvement, comme si cela allait de soi, et au rythme qui convient pour signifier que déjà, inexorablement, l'expansion rapide vers une dimension mondiale est lancée. Ensuite vient l'exposé des principes et de la philosophie d'IPR. À ce point, Helvett traçait au tableau le triangle censé représenter l'entreprise, qui m'évoque immanquablement la Sainte Trinité du catéchisme de mon enfance. A la place de Dieu le Père, du Fils et du SaintEsprit, les pointes du triangle symbolisent en haut, la direction générale et son « approche globale de l'entreprise », à gauche la technique, les machines, la production, à droite le personnel. Le commentaire du dessin est en même temps une histoire de l'évolution intellectuelle et commerciale du cabinet IPR. Des flèches figurent l'évolution des ingénieurs de la maison. On voit les uns partir de la technique, les autres de la gestion du personnel, d'autres encore des préoccupations de direction générale. Tous convergent vers le centre du triangle, vers cet étage moyen des hiérarchies où les problèmes semblent devenir « réels » et se résoudre « efficacement ». Pour terminer, Helvett renversait complètement la symbolique, traçait une courbe devant la pointe supérieure du triangle brusquement devenu un outil tranchant capable de pénétrer la masse molle et indéterminée de « l'environnement socio-économique ». Il faisait ainsi allusion à la dernière en date des évolutions du métier Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 88 [93] « Pour terminer, Helvett renversait complètement la symbolique, traçait une courbe devant la partie supérieure du triangle brusquement devenu un outil tranchant capable de pénétrer la masse molle et indéterminée de l’“environnement socio-économique”. » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 89 [94] d'IPR : la gestion des rapports entre l'entreprise, l'opinion publique et les milieux politico-administratifs. Venait alors le moment de démontrer le sérieux des « idées forces » d'IPR. Des résumés d'intervention tout prêts permettent même au débutant de citer des références prestigieuses avant d'aborder l'ultime étape de tout dialogue avec l'extérieur : l'implication de l'interlocuteur, la recherche du point sensible qui permettra de l'enrôler, de coopérer avec lui, de s'en faire au moins un allié et au mieux un client. Quelle que soit la durée des présentations, IPR devait toujours apparaître comme une entité impressionnante. Il ne fallait pas hésiter à s'inspirer du film et des plaquettes publicitaires où l'image d'IPR se mêlait à la représentation des énormes installations industrielles de ses clients. Il fallait évoquer les millions de dollars par eux investis, et laisser entendre que leur rentabilité dépendait sérieusement des actions d'IPR sur le facteur humain. Après ces trois jours, j'avais compris la difficulté du travail de représentation des directeurs. Toute parole tendait à devenir un outil au service de l'action commerciale. Elle ne le devenait vraiment qu'au prix d'un calcul permanent. Je me mis aussi, par jeu, à suivre la carrière de Helvett qui semblait devoir se jouer tout entière sur ses talents d'homme public. Sa réussite exceptionnelle devait bientôt me convaincre du caractère déterminant de la gestion des apparences dans les affaires. Membre actif de commissions du CNPF et du syndicat professionnel, siégeant dans une haute instance administrative, Helvett était déjà un personnage chez IPR, mais il acquit une nouvelle dimension à mes yeux le jour où j'appris qu'il était l'organisateur d'un voyage au Japon et en Californie destiné à définir les grandes lignes d'une nouvelle forme de management et d'une entreprise d'un genre nouveau. Au retour de ce voyage, il afficha dans son bureau une carte du monde où le Pacifique occupait la position centrale tandis que l'Europe se trouvait rejetée sur la bordure extérieure du papier. Il attribuait une vertu pédagogique à ce document particulièrement humiliant pour notre orgueil national. [95] Je percevais tout autre chose : il y était allé, pas nous. Nous étions à sa remorque comme tout le navire France, menacé de naufrage. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 90 Nous apprîmes bientôt qu'il était devenu un véritable homme public tandis que les « Groupes d'évolution dynamique », fer de lance du nouveau management, apparaissaient partout comme la nouvelle panacée 11. Au début, jeunes ingénieurs et vieux directeurs prirent à la légère ce voyage et toute cette mise en scène. La doctrine des Groupes d'évolution dynamique, pour ce qu'on en savait, paraissait superficielle, et nous étions bien placés pour savoir qu'elle était lancée commercialement sans aucune étude préparatoire, sans aucune expérimentation. Tout n'était que paroles de grands chefs. L'idée, venue d'ailleurs, semblait s'imposer par la seule force de conviction de quelques hommes. Aux plaisanteries succédèrent brusquement l'inquiétude et la consternation lorsqu'il devint évident qu'il faudrait bientôt « réaliser » toutes les promesses lancées par Helvett. Il n'était pas possible d'obtenir de lui des explications utiles sur le travail à faire. Dès qu'il s'agissait d'intendance, il déléguait « en toute confiance » et s'enfuyait vers quelques réunions plus urgentes. Il avait ouvert la voie : à nous de « concrétiser », de vendre, de faire rentrer le fric et de sauver les apparences. J'étais parmi les trois ingénieurs pressentis pour conduire la première opération « Groupe d'évolution dynamique » que nos directeurs parviendraient à vendre. Pour préparer le coup, nous avions à notre disposition un sérieux manuel de « mise en œuvre des Groupes d'évolution dynamique » qu'Helvett avait rapporté de son voyage américain. Il suffisait de traduire et d' « adapter ». Le manuel américain déchiffré, il apparut que le Groupe d'évolution dynamique n'était rien d'autre que la combinaison de quelques savoir-faire familiers : les méthodes statistiques de contrôle de la production, les méthodes de résolution de problèmes, les techniques [96] de créativité, l'art de conduire et d'animer une réunion. Quelques conditions organisationnelles préalables étant remplies, la hiérarchie étant convenablement informée, il suffirait d'enseigner ces différentes techniques aux contremaîtres ou aux chefs d'équipes chargés d'animer les groupes et, si possible, d'initier les membres (c'est-à-dire les ouvriers) pour déclencher un processus durable de résolution des problèmes et de motivation collective au travail. 11 « Groupe d'évolution dynamique » est le nom fictif d'une méthode de management. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 91 Tandis que les directeurs ne parvenaient toujours pas à faire signer le premier client, nous pûmes préparer des manuels de formation et sous-traiter la réalisation des montages audiovisuels qui devaient conférer la marque incontestable du professionnalisme à notre prestation : nous étions prêts. L'hésitation des clients n'était sans doute pas sans rapport avec le manque de référence d'IPR en matière de Groupes d'évolution dynamique. Helvett s'était habilement mêlé au comité de direction d'une association pour la diffusion des Groupes d'évolution dynamique en France où siégeaient aussi les rares industriels français à avoir expérimenté chez eux la méthode, mais cette subtile contamination n'était pas tout à fait suffisante, semble-t-il, pour emporter la conviction. Un jour, Helvett affirma à un client potentiel que, chez IPR, on pratiquait les Groupes d'évolution dynamique. Le lendemain, il proposait au comité de direction d'IPR de lancer effectivement de tels groupes. Aucun des autres directeurs de division ne voulant le suivre sur cette voie, il ne lui restait qu'à tenter de convaincre le personnel de sa propre division. Quelques jours après, il me convoqua à son bureau, me répéta que les Groupes d'évolution dynamique étaient un produit de grand avenir et qu'il m'avait choisi pour en assurer le développement, puis me proposa d'expérimenter la démarche sur sept secrétaires relevant de son autorité. Consultées, les secrétaires ne manquèrent pas de bonnes raisons pour tenter d'échapper à cette nouvelle obligation. Pourquoi veut-il nous faire faire cela ? « Moi je n'ai pas de problèmes. » « Moi je suis trop timide, je n'aurai rien à dire. » « On n'a déjà pas le temps de faire notre boulot, ça va faire du travail en plus... » Mais il fallait [97] faire plaisir au patron. Une seule des sept secrétaires de la division, la plus âgée, eut l'audace de décliner fermement l'invitation, tandis que la dernière embauchée (et aussi la plus diplômée) trouva là l'occasion de se faire valoir et se transforma instantanément en militante des Groupes d'évolution dynamique. À la grande terreur de ses collègues elle allait bientôt devenir, inévitablement, animatrice et porte-parole du groupe. Les deux premiers mois de fonctionnement du groupe furent un franc succès. L'habitude de se réunir chaque mardi à midi pour discuter était assez facile à prendre. Parfois retenu à l'extérieur au service Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 92 de mes clients, je ne pouvais animer toutes les réunions. Lorsque je n'y étais pas, la question des rapports de forces entre elles prenait toute son importance et j'étais assuré d'avoir quelques confidences inquiètes les jours suivants. Au cours des premières séances, je n'avais eu qu'à enseigner les principes de la démarche et les principaux outils à utiliser. Ensuite, nous avions solennellement « ouvert le Groupe d'évolution dynamique » en établissant une « charte », en édictant des principes de fonctionnement et en faisant approuver le tout par Helvett et ses principaux collaborateurs. Ce simulacre de juridisme à l'américaine avait une allure bien artificielle : aucune secrétaire n'envisageait sérieusement que l'invocation d'une telle charte puisse la protéger efficacement un jour contre les caprices imprévisibles de son patron. Enfin, nous faisions comme il était indiqué dans le manuel... Selon la charte, il revenait au groupe de choisir lui-même les « problèmes » qu'il se donnerait pour but de traiter. Je pris soin cependant de veiller à ce que le premier problème fût pédagogique, non conflictuel et soluble rapidement. Il s'agissait de déplacer des secrétaires installées à deux dans un petit bureau vers un bureau plus vaste où une troisième les rejoindrait, tandis que les ingénieurs, actuels occupants du lieu, reprendraient le petit bureau délaissé. Le déménagement ne présentait d'inconvénients majeurs pour personne mais, comme il supposait la coordination de plusieurs bonnes volontés indépendantes les unes des autres, il avait tendance [98] à traîner. L'étude du problème par le Groupe d'évolution dynamique s'accomplit selon les règles quasi scolaires recommandées par le manuel américain. Il ne fallut pas moins de six séances avant que les résultats de l'étude ne fussent officiellement communiqués au secrétaire général d'IPR. « Analyse des éléments du problème », « recherches créatives », « programme de mise en œuvre », « budget », chaque étape de la démarche rationnelle avait donné lieu à une discussion suivie d'un compte rendu écrit. Fortes de la légitimité conférée par leur assemblée, les secrétaires obtinrent dans un délai assez bref la construction de placards neufs aménagés selon leurs souhaits et l'achat d'un mobilier adapté. Après ce succès cousu de fil blanc, il fallut choisir un second problème. Cette fois, les secrétaires voulurent choisir elles-mêmes. En Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 93 deux séances de brain-storming suivies d'un long processus de sélection selon une « grille de critères » rationnellement établie, elles accouchèrent d'un problème évident : « l'organisation du travail de dactylographie ». J'étais en mission chez un client le jour où ce choix malheureux fut fait. C'était un problème crucial pour les secrétaires mais beaucoup trop sérieux pour pouvoir être traité directement au moyen d'une « méthodologie de prise de décision » aussi naïve que celle des Groupes d'évolution dynamique. Aucun homme d'affaires expérimenté n'a jamais pris une décision délicate, potentiellement conflictuelle, en attaquant de front selon une démarche explicite et rationnelle. Voilà qu'on voulait faire penser et agir les exécutants à la manière de ce mythique « manager rationnel » inventé dans les années cinquante et qui, on le sait, n'a jamais pu gouverner quoi que ce soit en dehors des salles de classe des business schools. Aborder les problèmes de la dactylographie, c'était aussi traiter de front le problème de l'intensité et de la qualité du travail de chaque secrétaire. Certaines étaient pleinement les assistantes de leur patron et n'avaient pas le temps de faire le travail de dactylographie, soustraité par les intérimaires. D'autres se réfugiaient volontiers dans la dactylographie parce qu'elles n'étaient pas en état [99] de faire autre chose. D'autres enfin, sans pouvoir jouer utilement le rôle d'assistante, refusaient opiniâtrement de s'asseoir devant une machine et revendiquaient, au nom de leur qualification professionnelle, le droit au bavardage et à l'exploitation systématique et intensive des intérimaires. À cause du Groupe d'évolution dynamique, on risquait de mettre à nu ces diverses stratégies individuelles face au travail et de déclencher une multitude de conflits ou de malaises... J'apercevais enfin les dangers et les méfaits possibles de la panacée simpliste étourdiment vantée par notre puissant patron. Helvett, de plus en plus connu à l'extérieur d'IPR, ne faisait cependant pas l'unanimité à l'intérieur. Son incessant battage publicitaire irritait ses pairs qui ne manquaient guère d'occasion de lui mettre discrètement des bâtons dans les roues. Peut-être le secrétaire général et le directeur général étaient-ils eux aussi mal disposés à son égard... Toujours est-il que les travaux de son Groupe d'évolution dynamique, référence si nécessaire au sérieux de ses propos, furent brusquement stoppés par la publication d'une note de la direction générale. Ce do- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 94 cument ne faisait aucune allusion à notre groupe de secrétaires, mais il rendait absolument vaines ses spéculations. On y apprenait qu'en raison de la « croissance anormalement rapide de certains postes de frais généraux », il était décidé d'interdire complètement le recours au personnel intérimaire, sauf pour des motifs exceptionnels et après accord écrit du secrétaire général. Quelque justifiée qu'ait pu être cette décision du point de vue de la gestion, elle apparaissait aux secrétaires du Groupe d'évolution dynamique comme une véritable provocation. Quinze jours plus tard, dociles, elles avaient toutes augmenté très significativement leur temps de présence face aux écrans des machines à traitement de texte. Quant au Groupe d'évolution dynamique, elles avaient signifié officiellement à Helvett qu'en raison de la surcharge de travail, il devenait absolument impossible de le réunir. Elles donnaient volontiers dans les couloirs une autre justification : la suppression du groupe était aussi leur riposte inavouée au diktat de la direction. [100] Trois mois après son ouverture, le seul Groupe d'évolution dynamique que Helvett ait jamais lancé sombrait, au moment précis où deux clients d'IPR s'étaient enfin décidés à passer commande et où nos ingénieurs allaient enfin vendre ce type de prestation. Quelque temps plus tard, paraissait un best-seller à la gloire des nouvelles méthodes de management qui devaient enfin permettre aux salariés de base de retrouver l'initiative, et de participer activement à l'amélioration continue des méthodes de production et des produits... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 95 [101] II. Les rites de passage Chapitre 8 Une manière de regarder les autres Retour à la table des matières Promu ingénieur principal, attaché à un petit réseau de clients, investi d'un modeste rôle de représentation, de plus en plus livré à moimême quant à la définition du contenu de mes prestations, je rentrais dans la norme. J'étais un ingénieur parmi les ingénieurs IPR et par moments j'assistais, fasciné, à cette métamorphose, non pas en insecte comme le héros de Kafka, mais en prestidigitateur, en petit maître de l'illusion. Je voyais bien les effets que je produisais, je savais un peu comment je les produisais, et j'étais effrayé de les produire. Il y a des écoles de prestidigitation, des livres où les trucs sont expliqués ; ensuite, tout dépend de l'art du magicien. Ce que je vais présenter maintenant, c'est l'un des bons tours des ingénieurs IPR. Je dirai comment je l'ai appris, comment je m'en suis servi pour produire quels effets, et aussi comment j'ai entrevu, à la faveur d'une fugitive lucidité, les ravages d'un procédé d'apparence anodine. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 96 IPR met à la disposition de ses ingénieurs une méthodologie d'intervention matérialisée par une abondante documentation. Les directeurs conçoivent et rédigent les contrats commerciaux en faisant référence aux éléments de cette méthodologie, qu'ils combinent chaque fois en un arrangement adapté aux attentes particulières du client. Les interventions d'IPR sont donc conçues à partir d'un catalogue de démarches elles-mêmes composées par assemblage [102] d'outils standardisés et de techniques d'interventions routinières. Reproduire des formules connues permet de réduire la quantité de travail nécessaire — donc les coûts —, d'employer des ingénieurs peu expérimentés, et de rassurer les clients auxquels on offre une technique « éprouvée » aux résultats apparemment prévisibles. La logique du métier pousse à ne vendre qu'une conception traditionnelle du changement, une définition toute faite de la nouveauté dont on ne s'écarte que par héroïsme, ou en cas de force majeure. Parmi les outils, certains ont assez d'importance pour que l'auteur de la note méthodologique qui en fournit la définition jouisse d'un grand prestige. Ce sont les véritables fleurons de la maison. Ainsi, la « méthode de réflexion stratégique » par laquelle on conduit un groupe de responsables à décider collectivement des priorités de leur action future. D'autres outils sont d'apparence plus insignifiante. Certains même sont indignes d'une présentation publique. C'est le cas de la technique des « grapho-modèles », modeste procédé souvent employé par les ingénieurs en début d'intervention pour tâter le terrain, sonder rapidement et économiquement les états d'âme de leurs interlocuteurs avant de passer à l'action. Le grapho-modèle est à l'ingénieur conseil ce que le modèle économétrique est à l'économiste prospectiviste, ce que les cartes — et surtout l'attitude et la physionomie du client — sont à la cartomancienne : un résumé rapide et simplifié, supposé fidèle, d'une situation réelle inaccessible aux investigations directes. Partant du problème posé par le client (les coûts de production s'élèvent, la qualité des produits se dégrade, l'absentéisme et les petits incidents sociaux sont plus fréquents), l'ingénieur va interroger son modèle, interpréter les résultats en son langage, reformuler le problème initial et adapter à la réalité qu'il affirme avoir perçue un diagnostic et un remède. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 97 Si les ingénieurs d'IPR sont nombreux à employer fréquemment la technique des grapho-modèles, ce n'est pas simplement parce qu'elle est rapide et facile à employer ou parce qu'elle leur procure [103] chaque fois les impressions grisantes d'un jeu dangereux mais dont on est presque sûr de sortir vainqueur : les grapho-modèles rendent un service véritable. Ils permettent d'apercevoir une situation industrielle à travers les perceptions subjectives qu'en ont ceux qui la vivent, c'est-àdire du point de vue qu'un ingénieur venant d'arriver sur les lieux est le plus mal placé pour connaître. Qu'ils correspondent ou non à la réalité, les renseignements ainsi obtenus sont souvent plus directement utiles que les renseignements « objectifs » que l'on peut tirer du dépouillement des documents comptables et administratifs. D'ailleurs, s'il fallait attester du sérieux de l'exercice, il suffirait d'évoquer la figure de celui qui, chez IPR, passait pour en être le père, ancien militaire de carrière rompu, dit-on, aux techniques de renseignement. Pour fabriquer un « grapho-modèle », il suffit de rassembler un groupe de dix à quinze membres de l'entreprise où l'intervention doit avoir lieu, pour une raison quelconque, en s'assurant qu'ils n'auront aucun prétexte pour quitter la réunion. Après une introduction de circonstance et un tour de présentation des participants, l'animateur distribue à chacun une feuille translucide pour rétroprojection et des crayons de couleur. Ensuite, il indique au groupe qu'il lui paraît préférable, pour traiter le thème du jour, d'échapper aux formes habituelles du discours professionnel : au lieu de parler, chacun devra dessiner sa vision du problème. Après avoir rassuré ceux qui, inévitablement, prétendent ne pas savoir dessiner, réduit d'éventuels opposants par quelques plaisanteries, fait valoir le caractère ludique de l'exercice, l'animateur invite à respecter les dix minutes de silence au cours desquelles chacun exécutera son œuvre. Puis il ramasse la production, allume la lampe du rétroprojecteur, fait éteindre l'éclairage principal de la pièce et entreprend aussitôt de montrer les dessins en invitant l'assemblée à poser des questions aux auteurs. Il recommande d'éviter les jugements de valeur tant sur la qualité graphique du dessin que sur ce qu'il exprime. Il propose en même temps — comme s'il n'y avait là aucune contradiction — de choisir parmi les œuvres celles qui expriment le mieux les sentiments collectifs. [104] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 98 Après avoir subi plusieurs fois cet exercice en tant que simple participant, je me suis mis à utiliser moi aussi ce moyen, tout à la fois pour « sonder » un nouveau terrain d'intervention et pour provoquer un certain « choc émotionnel » chez ceux que je voulais conduire à examiner leur situation sous un jour nouveau. Ainsi, dans le siège social nouvellement créé de la filiale d'un grand groupe, une douzaine de directeurs, nouveaux embauchés ou arrivant d'autres filiales, étaient parvenus après six mois à un point de conflit tel que chacun semblait devoir être indéfiniment l'ennemi de tous les autres. Pour créer les conditions de l'apaisement, je devais les inviter à expliquer collectivement l'organisation de leurs services aux cadres des usines qui leur étaient assujettis. À l'issue de quelques réunions préparatoires, ils seraient ainsi obligés de créer au moins l'apparence de la coordination. À la première réunion, je demandai à chacun de dessiner sa vision des fonctions qu'il avait à remplir au sein de la nouvelle filiale. Ensuite, commença le jeu acharné et tendu des commentaires publics, chacun sentant bien que, sous les apparences d'un jeu de société, il négociait avec ses collègues les limites de son propre territoire. La situation était risquée pour tous, pourtant le jeu prit un tour plaisant. Les commentaires tournèrent vite à une compétition pour le prestige. Chacun avait contrôlé son dessin et préparé ses commentaires de façon à surprendre ses collègues par l'originalité de ses propos, imposer sa vision du travail collectif, amuser l'auditoire et éviter toute interprétation susceptible de se retourner contre lui. Ainsi redéfini comme une véritable compétition sportive, le jeu, bien que délicat, restait supportable et pouvait passer pour un heureux stimulant de l'esprit. Un autre aspect du même exercice se révéla lorsque je tentai de l'appliquer dans un tout autre contexte, sur une population plus vulnérable et plus démunie culturellement. C'était dans une raffinerie de pétrole. L'affaire s'engagea de façon curieuse. J'étais appelé par la direction des relations humaines du siège parisien à intervenir dans un établissement de province dont on ne savait, au départ, à peu près rien sinon qu'il fallait y prendre [105] des initiatives sociales et y introduire « un style de management plus moderne », en dépit de l'inertie et de l'incompréhension supposées des responsables locaux. Pour atteindre cet objectif, j'avais en quelque sor- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 99 te carte blanche. Mon interlocuteur du siège avait simplement trouvé un prétexte pour m'introduire dans la place. Plus exactement, une maladresse de la direction de la raffinerie lui avait fourni le prétexte qu'il cherchait. Conscient, lui aussi, qu'il fallait faire quelque chose, le directeur de la raffinerie avait confié à un de ses vieux collaborateurs la mission d'organiser un stage de formation au management moderne, destiné aux agents de maîtrise et aux ingénieurs de production. Réinterprété dans le langage de la raffinerie, le stage s'était immédiatement trouvé baptisé : « stage de formation au commandement ». Ce n'est qu'un mois avant l'ouverture de la première session qu'il devint évident que les gens de la raffinerie, livrés à eux-mêmes, risquaient fort le ridicule en présentant aux jeunes ingénieurs, sous le nom de nouvelle méthode de management, une version trop fidèle de mœurs industrielles aussi lourdement immobiles que l'immense appareillage technique qui les abrite. En désespoir de cause, on fit donc appel au siège parisien et j'arrivai aussitôt, comme un sauveur. Je devais apprendre bientôt, dans les couloirs, les raisons profondes de toute cette agitation. Nous étions en 1981, il y avait des communistes au gouvernement. Le siège mondial du groupe s'inquiétait de la conjoncture socio-politique française et avait ordonné un « audit social ». Celui-ci avait sans doute révélé l'archaïsme et la mauvaise qualité des techniques de gouvernement social de la raffinerie, l'absence totale d'initiative de la direction dans ce domaine, la rareté des renseignements disponibles sur le climat social et les stratégies syndicales, et l'ensemble avait provoqué des initiatives en cascade du siège européen, du siège français et de la direction de l'usine elle-même. Dans ce contexte, il me parut évident d'utiliser les « graphomodèles » pour meubler quelques heures au début du stage de « formation au commandement » que je devais animer. Ce serait, me semblait-il, [106] un moyen commode pour les participants d'exprimer publiquement la façon dont ils envisageaient l'exercice de leur métier dans la raffinerie et, pour moi, d'apprendre quelques-unes des représentations en usage dans ce milieu inconnu. Qu'aurais-je pu faire de plus approprié ? Pour la première session, qui eut lieu dix jours après ma première visite sur place, on avait regroupé quatorze agents de maîtrise dont trois Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 100 jeunes promus, techniciens de formation, et une majorité de vieux autodidactes sortis du rang. Deux heures après l'ouverture de la session, face au groupe silencieux, je projette sur l'écran brillant un premier dessin. On voit en haut de la feuille un chef assis, au-dessous, l'énorme bureau sur lequel est posé le cahier des consignes, et en bas, trois petits personnages debout : les subalternes. Silence général. L'auteur commente avec embarras et semble piqué au vif lorsque, finalement, un des jeunes participants risque : C'est un peu rigide... J'ai voulu dire qu'il faut assurer la vie de l'équipe en développant la communication à travers l'organisation de la raffinerie, les consignes, la hiérarchie. Vous dites : « à travers l'organisation de la raffinerie », réplique aussitôt le jeune technicien... C'est bien là le problème. Les deux autres jeunes participants sourient, complices, tandis que le reste du groupe reste impassible. Je passe au dessin suivant. Cette fois encore, le chef est représenté assis à son bureau. Il est minuscule, en bas de la feuille blanche. Aucun autre personnage n'apparaît. On n'aperçoit que la pile de travaux à réaliser à droite et la pile des travaux réalisés à gauche du bureau et, à l'arrière-plan, dans une position surélevée, un poste de télévision dont l'écran semble plonger sur la nuque du chef. Le dessin exprime une sorte de dénuement que l'identification de l'auteur, maigre, triste, timide, ne fait que renforcer. Personne ne veut poser de question. Sentant peut-être le caractère désespérant de sa prestation, l'auteur s'efforce de faire bonne figure par un commentaire optimiste : Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 101 [107] « On voit en haut de la feuille un chef assis, au-dessous, l'énorme bureau sur lequel est posé le cahier des consignes et en bas, trois petits personnages debout : les subalternes... » [108] — Bientôt, dit-il, grâce à l'informatique, les ordres de fabrication arriveront directement à l'atelier sur l'écran, un terminal de saisies permettra de contrôler en temps réel l'activité des opérateurs... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 102 Dans cette évocation du progrès technique, l'agent de maîtrise, déjà minuscule, me semble disparaître complètement du tableau. Je ne me sens pas la force de prolonger la discussion sur ce dessin et je projette aussitôt le dessin suivant. Lorsqu'un dessin a un aspect très personnel, je suis habitué à ce qu'il suscite de la gaieté, à ce qu'on rie, qu'on plaisante. C'est du moins ce qui se passe le plus souvent dans un groupe de cadres supérieurs où les règles de convenance sont bien connues et où l'on veille à ne mettre personne trop mal à l'aise. Ici, personne ne rit lorsque apparaît sur l'écran un personnage énigmatique et monstrueux muni d'une double paire de bras, de deux paires d'yeux superposées, de quatre oreilles et de deux bouches : le bon chef. Personne ne rit non plus, lorsque apparaît plus tard un immense œil flanqué de cette légende : « Avoir l'œil sur les contrôles, les consignes, les ventes directes à la clientèle. » Il est impossible au groupe de se détendre et de rire, simplement parce que les dessinateurs ne manifestent aucune distance vis-à-vis de ces tragiques représentations d'eux-mêmes. Ils les ont exécutées spontanément, en toute bonne foi, pensant manifester ainsi leur attachement à la définition officielle du rôle du chef. Ils n'ont pas imaginé une seconde les interprétations de style psychanalytique ou politique auxquelles leurs productions pouvaient donner lieu. La raffinerie est installée dans une zone rurale, les ouvriers forment une petite communauté très repliée sur elle-même. Beaucoup n'ont jamais quitté le pays. Les affaires de « psychologie » sont traditionnellement dévolues aux femmes. Ces choses ne sont simplement pas des sujets de conversation pour les hommes. Je pense que les dessins reflétaient une psychologie ni plus ni moins « pathologique » que celle des cadres supérieurs. Ils manifestaient simplement un seuil de sensibilité moindre à la psychologie et une absence de défense vis-à-vis des interprétations psychologisantes d'autrui. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 103 [109] « Personne ne rit lorsque apparaît sur l'écran un personnage énigmatique et monstrueux muni d'une double paire de bras, de deux paires d'yeux superposées, de quatre oreilles et de deux bouches : le bon chef. » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 104 [110] Les dessins évoquaient la mythologie du chef omnipotent et omniscient : un homme qui voit tout, sait tout, et surpasse les autres en ardeur au travail. Cet idéal prenait toute sa signification lorsqu'on portait le regard sur ceux qui l'énonçaient. Plusieurs étaient manifestement alcooliques. Beaucoup semblaient fatigués. J'éprouvais de la gêne à les avoir obligés à dévoiler naïvement leurs rêves. Cette prestation aurait pu fournir l'ultime argument pour les mettre à l'écart, au nom du nécessaire progrès social de l'industrie. Les deux plus jeunes contremaîtres s'étaient installés au bout de la table et leurs dessins furent projetés en dernier. Tous deux avaient utilisé les conventions graphiques de la bande dessinée. Leurs dessins ne figuraient pas les attributs d'un chef traditionnel. Ils décrivaient simplement la séquence journalière des activités d'un contremaître « efficace ». On le voyait distribuer le travail, recueillir les suggestions des exécutants, aplanir les difficultés techniques, apaiser les conflits entre personnes, évaluer les résultats d'un point de vue technique et économique... L'un d'eux signala dans son commentaire qu'il pratiquait la « nouvelle méthode de commandement de l'armée de terre ». Ils savaient donc ce qu'ils faisaient, leurs propos étaient calculés. Ils avaient une « méthode ». Ils échappaient à toute interprétation personnelle trop directe. Ainsi, le grapho-modèle me renvoyait comme un miroir le reflet assimilé, inscrit dans les corps et les cerveaux, des doctrines d'organisation du travail que des générations successives d'ingénieurs avaient inculquées avant moi. Les séquelles des réorganisations successives devenaient perceptibles. Les plus âgés se représentaient dans les termes d'un manuel d'organisation du travail d'avant-guerre et les plus jeunes selon les préceptes de gestion des ressources humaines des années soixante. Tout se passait comme si chaque génération finissait par adopter le modèle d'organisation « à la mode » au moment de son entrée en activité. Quinze jours plus tard, c'est une quinzaine de jeunes ingénieurs de production qui se trouvaient réunis pour pratiquer le même genre d'exercice sous ma direction. J'appris encore beaucoup sur la Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 105 [111] « On aurait pu penser, au premier regard, qu'ils exprimaient une vision officielle. En réalité, chacun d'eux était un détournement malicieux de la représentation normale. Certaines flèches manquaient, certaines cases n'étaient pas à leur place... » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 106 [112] raffinerie. Quatre dessins se présentaient comme des organigrammes. On aurait pu penser, au premier regard, qu'ils exprimaient une vision officielle. En réalité, chacun d'eux était un détournement malicieux de la représentation normale. Certaines flèches manquaient, certaines cases n'étaient pas à leur place et tout cela avait un sens qui apparut dans les commentaires. C'étaient autant de suggestions de réorganisation qui m'étaient adressées. Les jeunes ingénieurs, à priori complices, portés à la conjuration, me fournissaient une sorte de carte du terrain, un plan de bataille possible. Ils désignaient l'ennemi et m'invitaient à passer alliance avec eux. Tous ces renseignements, livrés malgré eux par les plus faibles, offerts par les plus avisés, tombaient à la disposition de qui voudrait en faire usage. J'étais le seul à recueillir leur collection complète, le seul aussi à ne jamais avoir à produire un dessin ou un commentaire. Écouter, encourager à parler, poser tout au plus quelques questions anodines, c'est bien ainsi qu'on m'avait appris à me servir de l'outil. Plus tard, lorsque je devrais définir les suites de mon intervention, choisir les services où j'expérimenterais quelque nouveauté et, surtout, présenter à mon client l'état des lieux et les modifications à entreprendre, toutes les connaissances acquises grâce au grapho-modèle seraient à ma disposition. Les grapho-modèles n'étaient peut-être pas des instruments d'investigation très fiables — je ne sais —, mais ils étaient assez précis pour que je donne à mes interlocuteurs l'impression d'en savoir plus qu'eux sur la « réalité » de cette raffinerie. Lorsque je rencontrai pour la première fois le directeur de la raffinerie, après les trois premières sessions du stage, il fut surpris de découvrir tous les détails que je connaissais déjà, en si peu de temps. Je me laissai aller à de longues analyses qui, je le vis bien, répondaient heureusement à ses attentes et m'ouvraient la possibilité de négocier bientôt une substantielle prolongation de mon contrat. Insensiblement, sans que je m'en rende compte, notre conversation nous amena à faire le lien entre les notations psychologiques tirées de mes expériences de stage (ou plutôt soutirées à mes stagiaires) et la stratégie [113] sociale d'ensemble dans la raffinerie. En quelques phrases, on était passé d'états d'âme individuels — désespoir, abandon, lassitude, sentiment d'absurdité, soumission... — Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 107 au jeu politique des forces collectives en présence. Peu à peu, j'élaborai un véritable programme de gouvernement, dont je fis ensuite un compte rendu écrit au directeur d'IPR qui me supervisait : « ... Le directeur a demandé des détails sur l'état d'esprit de la maîtrise. Beaucoup de remarques convergentes de ses collaborateurs et de plusieurs intervenants extérieurs lui donnent à penser que la maîtrise est actuellement isolée du reste de l'encadrement et ne se sent plus solidaire. Des actions correctrices sont urgentes. Le directeur pense que les actions partielles actuellement en cours doivent servir de préparation à une action de plus vaste envergure... » Je ne saurais aujourd'hui faire la part exacte entre les pensées que m'avait suggérées mon interlocuteur et celles que je lui prêtais, et qui venaient de moi... Quoi qu'il en soit, c'était le produit de notre entente et j'en étais le messager. Bientôt ce programme, dont j'étais l'auteur, m'obséda. J'y voyais le signe de ma participation à une sorte de lutte des classes à rebours. Est-ce donc cela, le sentiment qu'ont les cadres de participer au « pouvoir patronal » ? [114] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [115] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique III L’EXPERTISE Retour à la table des matières [116] 108 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 109 [117] III. L’expertise Chapitre 9 L'entreprise, terre de mission Retour à la table des matières Qu'est-ce qu'un expert en management social ? Est-ce un démiurge, assez fort pour faire notre bonheur malgré nous, ou un simple charlatan, juste assez malin pour gagner sa pitance avec les quelques tours qu'il connaît ? Je n'ai pu m'empêcher jusqu'ici de donner une image sérieuse et redoutable des ingénieurs-conseils ; mais peut-être n'est-ce dû qu'aux illusions d'un débutant porté à surestimer ses maîtres ? Est-ce à dire que les ingénieurs-conseils sont de la seconde espèce, celle des charlatans ? Que seules sont redoutables les intentions qu'ils affichent pour complaire à leur clientèle ? Et « optimiser l'efficacité du facteur humain », « mettre en qualité totale l'atelier », « obtenir l'intégration des hommes dans l'entreprise en jouant sur la dimension symbolique et culturelle » : promesses que tout cela ? simple boniment pour empocher l'oseille ? Alors il faudrait en rire : le mode tragique ne convient pas au médecin malgré lui. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 110 Je vois le parti élégant que je pourrais tirer de cette thèse mais, sans l'exclure tout à fait, elle ne me paraît pouvoir être défendue que d'un point de vue détaché, extérieur, très au-dessus de la vie quotidienne d'entreprise. Ce n'est pas que je veuille affirmer ici qu'Hitler a gagné la guerre, que les « systèmes sociaux » cohérents, planifiés, organisés par des générations successives d'experts se réalisent absolument. Aucune « organisation » qui ne se trouve rapidement subvertie par le grouillement imprévisible de la vie : au taylorisme répondent les luttes sociales ; à la gestion méthodique [118] des consciences, un individualisme farouche et souterrain... Cependant, l'intention d'organiser et les procédures par lesquelles cette intention s'incarne changent le cours de bien des vies. Les résultats ne sont pas nécessairement ceux attendus par le démiurge managérial, mais toute une population gaspille son temps dans une activité qui n'a, le plus souvent, ni les mérites de l'utilité, ni la perfection du geste sportif, ni la beauté d'une œuvre d'art, ni même la profitabilité d'une bonne affaire. Et que dirons-nous à nos enfants si nous n'avons fait que gagner notre vie ? L'oubli de l'esprit d'invention et de fantaisie, l'enrobement dans la gangue de procédures managériales peuvent être produits aussi bien par un puissant démiurge managérial que par un charlatan. Dans ce domaine, l'excellence professionnelle et l'esbroufe peuvent engendrer des résultats étrangement similaires. Je connais deux définitions distinctes de l'expert : quelqu'un qui sait établir une relation d'expertise avec son client, gagner et entretenir sa confiance ; quelqu'un qui intervient avec efficacité sur une partie du monde réel que le client voudrait modifier. La première de ces définitions est nécessaire et suffisante pour faire un expert reconnu, la seconde n'est ni nécessaire ni suffisante. Supposez que nous soyons dans une grande entreprise où il est prudent, au moins dans les réunions officielles, de ne pas trop contrarier ses supérieurs. Supposez que tout un chacun s'en tienne à ce comportement et l'admette d'autrui. Supposez maintenant que le chef de cette grande bureaucratie hiérarchisée accorde sa confiance à un expert extérieur chargé d'enquêter et d'intervenir sur les échelons subalternes. Cet acte de confiance initial ne suffit-il pas à garantir pour l'essentiel que, dans l'immédiateté des circonstances officielles dans lesquelles il opère, l'expert obtiendra les résultats qu'il escompte : aveux, repentir, promesses ? Si les résultats excellents qu'il obtient en parole Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 111 et à court terme s'estompent dès qu'il tourne le dos, n'est-ce pas la preuve que sa présence est indispensable et qu'il faut qu'il intervienne plus longuement encore ? Voici notre homme déjà justifié dans ses fonctions et il n'a encore [119] presque rien fait ! Or, je prétends que les membres les plus habiles de cette profession font quelque chose de plus consistant et de plus durable : ils déplacent des hommes, instituent des règles et des procédures, modifient l'allocation de certaines ressources, rendent visible à l'autorité ce qui était caché auparavant ou, au contraire, brouillent les repères connus et admis de tous... Tout cela n'est pas rien. Plus encore, ils génèrent en permanence une définition particulièrement routinière et convenue du changement qui, parce qu'elle accapare le temps et l'énergie des protagonistes, finit par leur tenir lieu de tout changement. Ainsi, les experts spécialisés dans le « changement contrôlé » obligent-ils les autres à persévérer dans l'inconfort de leur être tout en s'agitant pour s'y maintenir. Si l'expert en management social est fragile et faible, c'est seulement lorsqu'il est livré à lui-même sur le marché et qu'aucun dirigeant ne lui a accordé sa confiance. Une fois cette confiance acquise, il est du côté du manche et tout s'arrange. Je me qualifie moi-même d'expert en management social. Il y a sans doute quelque dérision dans cette appellation. Je ne me suis jamais tout à fait reconnu comme tel, même si d'autres ont pu se méprendre, et je ne suis, de toute façon, qu'un expert de la catégorie la plus basse, un simple imitateur, un second couteau. Je ne saurais, à moi seul, mobiliser ce subtil mélange de ressources, de relations et de talents par lequel on obtient la confiance des grands clients. Lorsque j'entre en scène, le rapport d'expertise avec le client est déjà établi, il ne reste qu'à sauver les apparences, c'est-à-dire à obtenir des subalternes du client ce consentement minimum qui permet aux opérations de se dérouler jusqu'à leur terme comme prévu. Comme s'ils voulaient me conforter dans un savoir encore neuf, avant de me lancer — peut-être — dans des épreuves plus hautes, mes mentors m'ont voué pendant deux ans à des tâches d'enseignement. Je suis désormais détenteur d'une part du savoir managérial et chargé de le transmettre — par délégation de mes supérieurs du cabinet IPR et de nos clients — à des cadres subalternes, population ignorante et toujours à convertir de nouveau, ainsi qu'à de jeunes [120] ingénieurs et cadres Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 112 tout juste sortis de l'école et qu'il convient tout à la fois de séduire et de prendre en main. Pour des adeptes de la doxa managériale, les échelons intermédiaires de la hiérarchie d'entreprise restent et resteront sans doute toujours un pays de mission : les cadres du premier échelon, comme on dit, sont placés à la frontière entre les vrais adeptes et ces convertis à la loyauté douteuse que sont les employés et les ouvriers. Soumis à l'influence pernicieuse de ces barbares ignorants, il faut sans cesse les contrôler et les éduquer afin de les maintenir dans le dogme : c'est la tâche qui m'incombe ! On dit que les Perses, fondateurs du plus ancien empire connu, eurent l'habileté de n'imposer leur propre religion qu'à la haute noblesse, et en particulier aux satrapes, dont il fallait obtenir une fidélité à toute épreuve pour maintenir l'empire. Quant aux nombreux peuples conquis, ils leur laissèrent leurs langues, leurs coutumes et leurs dieux. Tout au plus exigeaient-ils qu'Aroa-Mazda, dieu des Perses, occupât la première place dans le ciel comme Darius sur la terre. Les grandes multinationales se comportent parfois comme les fondateurs de l'empire perse : elles convertissent leurs cadres supérieurs et tirent parti, en les respectant, des croyances particulières des catégories subalternes de salariés. D'autres entreprises, au contraire, en viennent à considérer la doctrine établie par leurs managers comme un dogme universaliste qui doit imposer son éclatante vérité à tous : cadres, ouvriers, employés et même clients et fournisseurs. Stages de formation continue, information d'entreprise, publicité, relations publiques prennent alors l'apparence d'une catéchèse. On demande à l'ouvrier de se mobiliser, d'adhérer, voire de se sacrifier pour la cause commune, on va jusqu'à demander au client une fidélité à toute épreuve et une adhésion à l'éthique de l'entreprise. Comme des curés avec bréviaires et missels, on voit alors les contremaîtres et les représentants de commerce colporter de bonnes paroles prêtes à consommer sur papier glacé, vidéo et transparents multicolores. IPR entretient une sorte d'affinité élective avec les dirigeants de grandes entreprises françaises fascinés par le modèle universaliste. [121] Pour nous, la conversion des hommes à l'idéal managérial apparaît souvent comme le but principal et la recherche du profit comme un accessoire. L'argent n'est après tout que le moyen de tenir les hommes. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 113 C'est lorsque l'ambition d'emprise culturelle est la plus forte, lorsque les dirigeants veulent convertir chaque salarié, chaque client pour en faire un militant de la cause de l'entreprise que l'ingénieur social peut donner toute sa mesure. C'est là aussi que sa « mission » est la plus ample et la plus haute : il occupe alors une place éminente, tout près du chef suprême. Soit un homme persuadé que la réussite économique de l'entreprise qu'il dirige est liée à quelque conception éthique et philosophique de l'existence. Soit quelque conseiller, expert en affaires sociales, qui prétend connaître le moyen de convertir peu à peu tout le personnel au dogme managérial salvateur. Supposons que le conseiller propose de réformer les esprits et les choses par le moyen de « stages de formationaction », diffusés en cascade du sommet à la base de la pyramide hiérarchique, fournissant à tous un langage et des principes d'action communs, débouchant — pour chaque stagiaire — sur un projet d'évolution personnel impliquant, parce qu'il se sera engagé à le réaliser dans un délai convenu, en présence de ses collègues et supérieurs... Les membres du comité de direction vont participer « personnellement » à la première session. Le directeur général se réjouira de voir les idées qui lui sont chères mises en forme pédagogique. D'autres hauts dignitaires, plus réservés, feront les objections utiles pour parfaire le dispositif, le rendre plus acceptable ou plus vraisemblable. Ensuite, le message définitivement consigné dans des « manuels du formateur », « manuel du stagiaire », « vidéo pédagogique », « didactitiel » et autres supports sophistiqués et rigides se transmettra de proche en proche vers les étages les plus humbles et les établissements les plus éloignés. Plus tard, le séminaire connu des vingt-cinq mille salariés de la maison sera devenu un programme pédagogique de routine réservé aux nouveaux arrivants. À ce stade, figé, vieilli, oublié des dirigeants — qui auront peut-être [122] changé entre-temps —, il sera scrupuleusement reproduit à l'identique jusqu'à ce qu'une révolution de palais, une crise majeure ou l'émergence d'un dirigeant soucieux de marquer l'institution de son empreinte ne justifie un complet recommencement. Dans le dédale du siège social de STF, au cœur d'un des beaux quartiers de Paris, je me suis trouvé chargé d'enseigner une de ces doctrines sociales au moment où, ayant passé les limites de l'obsolescence, elle prenait une signification étrangement décadente, ridicule ou malsaine, comme on voudra. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 114 Conçu au début des années soixante-dix, le stage vieillissant s'inscrivait dans le cadre d'un « cycle d'adaptation pour jeunes cadres », enseignement obligatoire dispensé au siège central et complété par des formations plus techniques, facultatives et organisées par les établissements. Le cycle obligatoire comprenait quatre « modules » : relations sociales, initiation économique, connaissance de l'entreprise, animation de groupe et conduite de réunion. J'ai gardé le souvenir d'une atmosphère étouffante. La salle était en sous-sol. Les douze jeunes stagiaires serrés dans leurs cravates ne furent pratiquement jamais seuls avec moi. Nous étions sous la surveillance constante d'un ou deux vieux cadres maison venant à tour de rôle « coanimer » les séances. Le directeur du service central de la formation venait sans cesse voir « si tout se passait bien ». Il avait lui-même inauguré la session par une enquête minutieuse sur l'image de son stage auprès de la jeunesse : — Est-ce que vous avez déjà entendu parler de ce stage ? — Et qu'est-ce que vous en savez ?... Il faisait scrupuleusement noter par son assistant les compliments obligés que quelque participant finissait toujours par énoncer tandis que d'autres échangeaient des regards entendus. Il concluait ensuite en ces termes : — Depuis sa création, ce stage a toujours eu une excellente réputation, les participants gardent le souvenir d'une expérience enrichissante et en parlent souvent en termes affectueux, montrant [123] par là que c'est plus l'aspect relation que l'aspect connaissance qui a retenu leur attention. Vos interventions d'aujourd'hui m'en apportent une nouvelle confirmation. Thomas — c'était son nom — encourageait ensuite les jeunes ingénieurs à « s'impliquer », à exprimer leur opinions personnelles sur les problèmes abordés. La première fois que je dus tenir mon rôle dans ce drame, un jeune cadre demanda une précision sur la note que le directeur de son usine venait de distribuer à ses services. Cette note définissait les orientations d'une politique sociale de l'établissement et préconisait certaines réformes dans le « style de management ». Thomas bondit sur l'information comme un loup affamé, les yeux brillants, l'air hors de lui, ce Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 115 qui plongea toute l'assistance dans un malaise pesant. À la première occasion il s'éclipsa et, lors de la pause-café, tout le monde savait déjà qu'il avait téléphoné au chef du personnel de l'usine en question pour exiger des explications. Il n'avait pas songé un instant à l'embarras dans lequel il mettait son « jeune poulain ». Lors d'une autre pause-café, un jeune ingénieur, se trouvant quelques instants seul avec moi, en profita pour me livrer en style télégraphique quelques-unes des bribes de son expérience : — J'ai du mal avec la technique. C'est pas comme dans les livres. Les contremaîtres ne nous disent rien. Ils connaissent tous les trucs, mais ils expliquent rien. — Ah oui ? — C'est des vieux de la CGT. C'est des durs. Depuis que j'y suis, ils m'ont pas adressé la parole. Ils me disent rien. — Rien ? — Non, rien. Ils ne me disent pas bonjour. Ils s'en foutent, ils ont pas besoin de nous. Ils connaissent l'unité à fond. Quand il y a un problème, un type absent pour tenir le poste ou quoi, ils appellent leurs copains. Ils connaissent tout le monde. — Ça doit être un peu dur, non ? — Bof, ça va, c'est comme le bizutage quoi. C'est pas marrant tous les jours... [124] La pause finie, je retrouvai mon rôle de pédagogue attitré et lui sa place autour de la « table ronde ». Thomas était là. Il prit une fois de plus la parole pour expliquer lui-même l'objectif pédagogique de la semaine : — ... — Chaque entreprise a sa manière de voir les choses. Vos relations avec les partenaires sociaux, qu'est-ce que c'est ? — C'est la manière dont vous les percevez ! Il est important que vous les voyiez avec le système de valeurs de la Société. Il est impor- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 116 tant que vous sortiez de ce stage avec une idée claire du système de valeurs de notre entreprise. Est-ce un système qui brise l'homme ou qui le met en valeur ? — C'est à vous de voir si votre système de valeurs est en accord avec celui de l'entreprise. Est-ce le même ou non ? —… — Sinon, c'est important de le savoir car vous souffrirez tout le temps. C'est à vous de voir si vous souhaitez évoluer pour vous mettre en accord avec ce système de valeurs ou si vous ne souhaitez pas rester. Lorsque j'entrais en scène, je devais demander aux stagiaires de traiter en petits groupes de la question suivante : « Définissez le rôle socioprofessionnel du cadre à STF tel que vous le voyez. Indiquez les difficultés que vous rencontrez pour exercer ce rôle et les moyens que vous concevez pour y remédier. » Cela ressemblait à une question de cours de philo de terminale. Les réponses étaient en rapport avec la question et tout aussi générales et abstraites. Ensuite, je devais faire la synthèse des conclusions des participants et enchaîner sur un exposé : — Vous appartenez à la pyramide hiérarchique de l'entreprise... (À ce point, je projetais à l'écran un triangle équilatéral pour symboliser la hiérarchie avec un point en son centre pour symboliser le cadre.) Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 117 [125] « Vous appartenez à la pyramide hiérarchique de l'entreprise... » « ... mais aussi à la communauté que constitue l'entreprise tout entière... » « ... Vous devez vous faire admettre par le groupe de vos supérieurs et aussi par le groupe de vos subordonnés, et si vous ne conciliez pas leurs attentes contradictoires, vous risquez de n'être admis ni par l'un ni par l'autre car vous ne leur rendrez plus les services qu'ils attendent de vous : être le lien entre les deux groupes, transmettre les messages de l'un à l'autre après les avoir traduits. » « Vous appartenez aussi à des groupes de pairs soit occasionnels, soit permanents, formels ou informels... » « ... Il faut répondre aux attentes de tous ces groupes. » « À ce point, je projetais à l'écran un triangle équilatéral pour symboliser la hiérarchie avec un point en son centre pour symboliser le cadre... » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 118 [126] « ...mais aussi à la communauté que constitue l'entreprise tout entière... (A ce point, le triangle venait s'inscrire dans un cercle, symbole de la communauté.) « ...Vous devez vous faire admettre par le groupe de vos supérieurs et aussi par le groupe de vos subordonnés... (Le point, symbole du cadre, devenait le centre d'un étroit rectangle vertical.) « ...et si vous ne conciliez pas leurs attentes contradictoires, vous risquez de n'être admis ni par l'un ni par l'autre car vous ne leur rendrez plus les services qu'ils attendent de vous : être le lien entre les deux groupes, transmettre les messages de l'un à l'autre après les avoir traduits. « Vous appartenez aussi à des groupes de pairs soit occasionnels, soit permanents, formels ou informels... (Le point devenait le centre d'un rectangle horizontal.) « ...Il faut répondre aux attentes de tous ces groupes. » (Tous les symboles apparaissaient alors à l'écran, superposés les uns aux autres. Les deux rectangles formaient une croix au centre de laquelle se trouvait le cadre, comme crucifié. Le cercle s'inscrivait autour de la croix pour en faire une croix celtique. Enfin, le triangle — celui des francs-maçons ou de la Sainte-Trinité ? — complétait une figure devenue énigmatique et convaincante à la fois...) L'exposé continuait ainsi plus de vingt minutes sur le même ton. A la fin, je devais demander aux stagiaires de poser des questions. Cette invite était généralement suivie d'un grand silence, mais on pouvait compter sur Thomas ou son adjoint pour relancer le débat. L'adjoint, en particulier, était toujours prêt à faire d'intéressantes contributions du genre de celle-ci : — Si on vous dit tout ça, ce n'est pas pour faire joli. C'est le reflet de l'évolution du monde actuel. Que l'on soit d'accord ou pas, dans la société actuelle, tout pousse à ne plus commander comme on faisait au- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 119 trefois. STF ne peut échapper à cette évolution du monde (nostalgie) et cela est indépendant de nos opinions personnelles. [127] Mais notre entreprise n'est pas du tout en pointe dans ce domaine-là... Personne n'osait rire. Je posais alors, moi aussi, une question. Une fois, par exemple, je demandai : — Pensez-vous que votre hiérarchie pratique un style de direcion moderne avec vous ? Il y eut plusieurs mouvements de tête négatifs quasi imperceptibles. Finalement, un seul participant osa rompre le silence : — J'ai l'impression que dans l'usine, les mentalités sont en train de changer un peu... (Je crois qu'en disant cela, il opposait implicitement l'usine au siège où nous étions tous coincés dans cette situation ridicule.) L'adjoint de Thomas, qui n'était pas non plus en reste de commentaires utiles, enchaîna : — C'est vrai que, dans votre usine, il y a une tradition très forte, liée à la force du syndicalisme CGT. Cette tradition fait obstacle à l'évolution des mentalités. Dans d'autres usines plus récentes, le problème est moins difficile... Cette comédie était pour moi extrêmement pénible. Je n'avais parfois pas d'autre recours que de lire mon texte. On me passait aussi quelques petites impertinences qui pouvaient, après tout, s'analyser comme une heureuse concession à mon jeune public. D'ailleurs, il n'était peut-être pas bien grave de manifester son manque d'adhésion. Ne fallait-il pas avant tout enseigner à faire semblant ? L'habitude ferait le reste. Dans ce stage, les cours de législation sociale étaient bâclés en moins de deux jours. Au goût de Thomas, ils n'étaient jamais assez simplifiés. Le thème de la grève était tout simplement éludé. L'essentiel du message pédagogique s'étalait en seconde partie. C'était l'étude de la psychologie de l'homme au travail. Mon manuel proposait l'exacte formule de passage du légal au psychologique : — Dans la première partie, on a vu les règles, normes, lois, us et coutumes en usage dans notre société. Ces règles et ces lois, on s'y réfère en cas de litige ou lorsqu'on ne sait plus très bien quelle [128] est la Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 120 conduite à tenir. Mais il ne faut pas oublier que ces règles et normes qui paraissent fixes pour nous évoluent constamment [...]. D'une époque à l'autre, qu'est-ce qui les fait changer ? ...C'est l'homme ! « Au cours de cette seconde partie, j'aimerais aborder cet aspect plus fondamental de la psychologie de l'individu qui va vivre ces règles, normes, usages, qui va réagir en fonction de ses besoins, de ses pulsions... L'essentiel selon STF, c'était l'individu. C'était par exemple les états affectifs d'Agnès, cette secrétaire célibataire de quarante-cinq ans « livrée », après le départ en retraite de son patron, à un jeune cadre avec lequel elle ne peut s'entendre et qui lui impose la compagnie de sa secrétaire personnelle. Les jeunes ingénieurs étaient priés de réfléchir plus d'une heure sur ce cas et de proposer une analyse des besoins d'Agnès et des solutions à son problème. Certains allaient jusqu'à préconiser une psychanalyse avec assez de sérieux pour que d'autres s'indignent : — Dans les solutions proposées, il y a des immixtions dans la vie privée qui me paraissent excessives... Cependant, le point de vue du maternage et de la prise en charge totale du salarié par l'entreprise prédominait : Un participant : — Je suis désolé, mais il y a une dimension affective qui intervient dans le travail et on ne peut pas l'ignorer. On est souvent amené à intervenir dans ces domaines... Un autre : — STF ne manque pas de moyens pour conseiller et aider son personnel. Il y a le service du personnel, le médecin du travail, l'assistante sociale et même des psychologues mais, à mon avis, le dépistage doit être fait par la hiérarchie... Peut-être STF était-elle devenue une entreprise trop riche pour continuer à se soucier d'efficacité économique ? Tout se passait comme si on y avait délaissé les médiocres préoccupations mercantiles au profit du modelage d'hommes idéalisés. La production [129] essentielle de STF était cette incarnation stylisée de l'homme nouveau, calme, maître de lui, assis chaque jour à la même table, face à son semblable et aux plantes artificielles de la cafétéria souterraine. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 121 Je m'étonnais de voir une entreprise si puissante empêtrée dans une mesquine décadence. C'est alors que je lus par hasard Face au déclin des entreprises et des institutions, d'Albert O. Hirschmann 12. Il avait la réponse : l'efficacité et la perfection du geste technique sont l'apanage des peuples les plus démunis. Dans le désert, à la limite de la survie, la moindre erreur est fatale ; dans une multinationale opulente, l'inefficacité souvent n'a pas de sanction immédiate et visible... 12 Albert Hirschmann, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Éditions ouvrières, 1972 (éd. originale : Exit, voice and loyalty, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1970). Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 122 [130] III. L’expertise Chapitre 10 Des bons usages du droit Retour à la table des matières Lois, décrets, règlements, accords collectifs, jurisprudence, tout cet imposant appareil fait pour « réguler » les rapports entre salariés et employeurs, à quoi sert-il ? Je ne l'avais guère rencontré jusqu'ici mais, lorsqu'il se dresserait sur ma route, serait-ce pour limiter, enfin, l'exercice des pouvoirs dont j'étais l'instrument ou pour renforcer encore la palette des moyens de contrôle et d'action sur autrui dont je disposais et que j'étais chargé de mettre à la disposition d'autres cadres, à toutes fins utiles ? N'ayant jamais suivi le moindre cours de droit, j'avais jusqu'ici complètement négligé cet aspect du savoir, sans inconvénient majeur. Il n'y a pas que chez STF que l'on traite les rapports de travail sur un mode psychologique, affectif, toujours indirect, en prenant bien soin que la question des droits et devoirs ne vienne jamais à la surface des conversations. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 123 Cependant, j'étais maintenant perçu de plus en plus nettement par mes collègues d'IPR comme un spécialiste des « problèmes sociaux » et il était évident que la maîtrise complète d'un tel domaine d'expertise passait nécessairement par une connaissance assez poussée de la législation sociale et aussi des « partenaires syndicaux ». Un jour, l'homme à l'Alfa Roméo noire, le mentor du stage de « déconditionnement » de mes débuts, me convoqua à son bureau. Il était débordé et avait besoin d'une doublure pour animer toute une série de séminaires de formation consacrés au droit du travail et à la gestion sociale. Avec l'arrivée d'un gouvernement « socialo-communiste » [131] au pouvoir, ce thème allait devenir très actif. Une refonte complète du Code du travail était annoncée, on parlait de rendre légalement obligatoire « l'expression directe des salariés sur leur lieu de travail » et nul ne sait ce qui peut sortir d'une telle formule... J'affirmai ne rien connaître à la législation sociale. II sourit de cette objection naïve et me donna quinze jours pour préparer la première prestation au cours de laquelle il tiendrait une dernière fois le rôle principal, avant de me laisser la place. Il me montra alors deux valises et une grosse malle pleine d'un bric-à-brac de livres, revues et matériel pédagogiques. On y trouvait tout ce qu'il fallait pour réussir : des modèles d'exposés pédagogiques, mais aussi les moyens de répondre en « expert » à toute question juridique précise posée à l'improviste par un stagiaire. Je triai, je classai, je lus et le jour de la première arriva. C'était un des stages de routine d'une multinationale américaine : FFA. Il avait lieu deux ou trois fois l'an pour des groupes de huit à quinze cadres qui avaient choisi ce sujet en priorité dans leurs « demandes de formation ». Ce n'était pas, sauf exception, des spécialistes des services du personnel, mais des ingénieurs de production, des administratifs, des commerciaux qui avaient sous leurs ordres assez de personnel pour se trouver confrontés à des problèmes de « gestion sociale ». Ces stages se déroulaient dans une atmosphère bien différente de ceux de STF. Les participants étaient « volontaires ». Ils avaient ressenti le besoin de s'inscrire à un tel stage, même s'ils l'avaient fait sur une suggestion de leur supérieur. Certains avaient patienté sur une liste d'attente pendant plusieurs années avant de « bénéficier » de cette semaine de formation. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 124 Nous étions installés dans le club-house du stade que possède l'entreprise en région parisienne. Livrés à nous-mêmes en ce lieu retiré, servis par un maître d'hôtel, nous n'avions apparemment d'autre but à poursuivre que celui qu'indiquait la note de présentation du stage : « À titre hiérarchique, vous êtes amenés à prendre des décisions qui engagent la responsabilité de FFA. C'est à ce titre [132] que vous participez à ce stage dont le but est de vous faire mieux connaître le droit du travail, les instances de représentation du personnel et les partenaires sociaux... » Une telle approche des problèmes sociaux était pour moi un soulagement après les folies théologico-politiques que j'avais eu à subir chez STF. L'idée de diriger les consciences semblait absente. Ma mission serait simplement d'apporter des connaissances, d'instruire sans vouloir à tout prix éduquer. Tout de même, je me demandais bien pourquoi on m'avait choisi, totalement ignorant des choses du droit, alors qu'il y avait chez IPR plusieurs jeunes ingénieurs parfaitement au fait de la législation du travail. Fallait-il n'y rien connaître pour être l'homme de la situation ? Pendant cette première session, j'accompagnai mon mentor et restai silencieux la plupart du temps. Je notai avec soin toutes ses paroles, sachant qu'elles me seraient bien utiles lorsque, quinze jours plus tard, je serais seul face au public. L'outil pédagogique, dont j'héritais, était parfaitement au point. Les exposés juridiques alternaient heureusement avec des anecdotes et des exercices donnant aux participants l'occasion de chercher eux-mêmes, dans les textes, la solution aux problèmes qu'ils se posent : — Un salarié a-t-il le droit de refuser un changement de poste ? — Peut-on obliger un délégué à remplir « un bon de délégation » lorsqu'il quitte son poste pour s'adonner à des activités syndicales ?... L'appareil juridique était présenté du point de vue de ses usages pratiques pour le cadre qui doit gouverner le service dont il est responsable. Obligé, pour des raisons pédagogiques, de simplifier et de choisir dans la masse des textes, nous ne nous arrêtions que sur les articles du Code du travail, les arrêts de jurisprudence, les points de la convention collective qui peuvent être directement utiles au cadre, soit pour se défendre face à un adversaire exigeant le respect de la règle, soit pour Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 125 « accroître ses degrés de liberté », comme disent élégamment les manuels de gestion sociale. [133] Dès la première journée, une « étude de cas » permettait aux participants de bien comprendre à quoi peut leur servir la connaissance du droit, c'est-à-dire le « bon usage » du droit, ou plutôt le contexte d'entreprise dans lequel la lettre morte des textes s'anime d'une visée intentionnelle qui leur donne sens. Maignan est un ingénieur de production. Il vient de lancer un atelier équipé selon une technique nouvelle. Il a choisi les meilleurs opérateurs de divers ateliers. Ils sont passionnés par la nouveauté technique et travaillent beaucoup. Peu après le démarrage, Maignan apprend qu'une révision des classifications d'ouvriers hautement qualifiés est en cours de discussion entre les représentants syndicaux et les spécialistes du siège social. Le personnel placé sous ses ordres s'est trouvé inexplicablement exclu du champ de la négociation. Quelques jours plus tard, Maignan se trouve placé devant une situation critique : lorsqu'il arrive, à sept heures et demie, il n'y a personne pour tenir un poste de contrôle indispensable. L'occupant normal est déclaré malade, son remplaçant est introuvable, l'homme qui vient de finir son quart de nuit refuse de continuer et affirme qu'aucun règlement ne l'y oblige... Ce n'est pas un débrayage véritable, mais peutêtre une sorte de complot. Tout donne à penser que les ouvriers sont maintenant au courant de l'injustice qui les menace et qu'ils sont en train de démontrer la nécessité impérieuse de leur bonne volonté au travail. Maignan, pris de court, doit faire face au problème technique, ne pas perdre la face, éviter d'envenimer le conflit, gagner du temps, puis trouver une solution au problème social posé... Que va-t-il faire ? Chaque petit groupe de participants imagine une manière de sauver sa peau en une telle circonstance. L'animateur reprend alors la parole : — Un responsable hiérarchique qui essuie un refus de cette nature doit s'imposer et faire appel à son autorité. Pour étayer cette affirmation, il cite un extrait du Guide juridique de poche édité par la CFDT (édition 1981, page 25) : Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 126 [134] — « Par le contrat de travail les patrons disent et les tribunaux reprennent que le salarié est placé dans une situation de subordination vis-à-vis du patron qui l'a embauché [...]. Le contrat individuel de travail tel qu'il est aujourd'hui conçu par les patrons et interprété par les tribunaux ne fait que concrétiser cette situation de profonde inégalité et de profonde injustice entre patron et salarié. » L'animateur indique ensuite le numéro des articles de la convention collective sur lesquels le chef de service peut s'appuyer pour obliger le salarié à rester à son poste. Puis conclut : — Un salarié vous dit : « J'ai le droit de... » ou : « Vous n'avez pas le droit de... » Ne vous laissez pas impressionner ! Vérifiez toujours. La réponse est dans votre convention collective ou dans le Code du travail. Le cas Maignan est tiré d'une histoire vraie. Le jeune ingénieur qui l'a vécue a décidé de remplacer lui-même son chef d'équipe défaillant et de faire le travail en attendant qu'une solution amiable puisse être trouvée. Il s'en est mordu les doigts par la suite. Il ne faut jamais laisser découvrir au personnel qu'il a un moyen de pression sur son chef. Après cet exercice inaugural, les participants semblaient prêts à ingurgiter autant de connaissances juridiques qu'il faudrait pour se protéger des périls. Exposés, projections au tableau, exercices de recherche de références dans le Code du travail et la convention collective se succédaient pendant trois jours et demi. Les études se centraient d'abord sur le contrat de travail, sa création, son exécution, sa suspension et sa rupture. Ensuite, venait l'étude des instances de représentation du personnel : délégués du personnel, comité d'entreprise, comité d'hygiène et de sécurité, délégué syndical, puis enfin, couronnement du tout, l'étude du droit de grève et des techniques de gestion d'une grève. Bien que complètement ignorant de la façon dont les juristes professionnels traitent du droit, j'ai le sentiment qu'il y a une distance considérable entre leur approche de spécialistes et ce « droit appliqué » seul connu de moi et de mes interlocuteurs, dont la légitimité semble provenir de son apparente filiation avec les [135] grands principes juridiques mais dont la signification me paraît locale, conjonctu- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 127 relle, relative à un faisceau d'intérêts à la fois très spécifiques et très étroits. Les textes du droit se déforment dans le sens de la simplification lorsqu'ils sont repris par des non-professionnels et la simplification est d'autant plus forte que l'on descend plus bas dans l'échelle hiérarchique. Il n'y a pas que les usagers eux-mêmes pour contribuer à cette réduction. Les pédagogues (auteurs de manuels, militants syndicaux, formateurs d'entreprise...) anticipent sur la supposée paresse intellectuelle de leurs interlocuteurs qu'ils flattent et utilisent pour substituer leur interprétation intéressée à l'ambiguïté mystérieuse des textes de référence. J'eus une démonstration exemplaire de ce phénomène lorsque j'intervins dans un des établissements industriels de FFA pour améliorer la pédagogie d'un stage destiné cette fois aux techniciens et à la maîtrise. Je retrouvais là tous les éléments pédagogiques désormais bien connus de moi, mais réduits à leur plus simple expression. Au siège et pour les cadres, les obligations réciproques de l'employeur et du salarié étaient, pour le premier, de fournir le travail, de payer le salaire et de respecter l'ensemble des lois et règlements en vigueur et, pour le second, d'exécuter le travail avec diligence, fidélité et bien-faire, de respecter la réglementation en vigueur et de se placer sous le lien de subordination. Dans l'usine et pour la maîtrise, les mêmes obligations, notées sur un transparent et projetées sur le grand écran blanc de la salle de réunion, devenaient pour le salarié : exécuter le travail, respecter le règlement intérieur et se placer sous la subordination de son responsable hiérarchique ; et pour l'employeur : fournir le travail et payer le salaire. C'est le chef du personnel de l'usine qui animait lui-même les séances d'initiation au droit du travail. Lorsque je lui demandai pourquoi il avait omis d'inscrire sur son tableau que l'employeur, tout comme le salarié, doit respecter l'ensemble de la réglementation (c'est-à-dire les accords internationaux, la constitution, les lois et [136] règlements, la convention collective de la branche et le règlement intérieur qu'il a luimême édicté), il me répondit simplement que ce n'était pas bien grave, que ça allait de soi et que de toute façon « il ne faut pas mettre trop de choses, sinon les gens ne retiennent rien ». Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 128 J'étais choqué par ce procédé pédagogique, mais il est probable que j'effectuais moi aussi, sans m'en rendre compte, les mêmes tours de passe-passe. Totalement dépendant du mentor qui m'avait transmis tout mon savoir en la matière, j'étais bien incapable de donner une autre interprétation du droit que celle que l'on m'avait transmise. Dans le contexte, ignorance ne signifiait pas faiblesse. Dans l'univers du management, la psychologie est la reine des sciences et place sous son joug l'appareil du droit. Nous apprenions à vivre dans une relative ignorance du droit et, surtout, à tirer parti de l'ignorance des autres. Plus que la lettre du droit, il s'agissait de savoir repérer la très inégale répartition de l'information juridique entre les usagers et d'en tirer parti. Les stagiaires devaient lire le « Guide de gestion du personnel » établi par la direction des affaires sociales du groupe, le Guide juridique de poche de la CGT et le Guide de poche CFDT, non pas pour critiquer les faiblesses de telle ou telle formule vulgarisée, mais pour bien comprendre ce que chacun des partenaires professionnels considérait comme son droit et mieux anticiper ses réactions. Ainsi, la traduction CGT du droit voulait qu'un délégué du personnel présentât des « revendications », tandis que celle de la CFDT, plus proche de l'interprétation patronale et de la lettre des textes, limitait son rôle à la présentation de « réclamations ». Rappeler la distinction entre ces deux notions devant les représentants des deux organisations, c'était déjà mettre en scène leur désaccord et le manque de précision de leurs propos... Dans la plupart des cas, personne à l'usine ne savait exactement la position que pourrait prendre une cour d'appel sur un sujet un peu difficile. L'important était de savoir que le vieux délégué de l'atelier était persuadé d'avoir trouvé une réponse claire dans un guide de poche qui n'était même pas la dernière édition parue ! [137] Après un tel stage, les cadres en sauraient de toute façon un peu plus que les autres, assez en tout cas pour poser si nécessaire une question précise aux juristes professionnels du siège social en cas de danger, assez aussi pour pouvoir affirmer avec autorité que leurs interlocuteurs n'y connaissent rien et commettent des erreurs grossières. Enfin et surtout, ils pourraient avoir la conviction intime que le droit bien compris peut être utile à l'employeur et que celui-ci a globalement intérêt à être légaliste. Cette conviction donnait un air de neutralité, de Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 129 professionnalisme, de rationalité à des situations où les passions éthiques et politiques affleuraient et menaçaient constamment de tout subvertir. Nous autres, experts en management social, étions les garants de ce professionnalisme. Lorsque, pendant les repas copieux et arrosés qui ponctuaient nos séminaires, les cadres se laissaient entraîner à parler « politique » ou à décrire les détails de leur lutte contre des militants syndicaux, dévoilant du même coup que les affaires sociales d'entreprise n'étaient rien d'autre qu'un champ de bataille défoncé par les luttes entre partisans, je commençais toujours les séances par ce rappel à l'ordre : « Messieurs, évitons ici les conversations de café du commerce. » Alors, la frontière entre le « management rationnel » et la vie sauvage des hommes était rétablie et le travail pouvait continuer. Il était d'usage, à la fin des séminaires de législation sociale, que le directeur des relations humaines ou l'un de ses adjoints directs vienne répondre aux questions des stagiaires, partager leur déjeuner et conclure par un rappel des lignes principales de la politique sociale de l'entreprise. Beaucoup s'acquittaient de cette tâche avec la modestie insignifiante du parfait bureaucrate, mais un jour j'eus à faire à un jeune dirigeant ambitieux et brillant. Parlait-il en son nom personnel ou au nom de l'entreprise ? Il semblait tellement persuadé d'incarner la pensée de l'organisation qui l'avait mandaté, tellement convaincu aussi de la vérité de ses propos, que la distinction entre l'homme et la fonction qu'il incarnait cessait d'avoir un sens. [138] « Je vais prendre vos questions comme des thèmes sur lesquels nous pourrons échanger entre nous, sans qu'il y ait forcément une réponse en béton. Il s'agit de réfléchir à ce que nous voulons être. Cela suppose que nous puissions nous écarter quelque peu de la réponse officielle en béton que d'ailleurs vous connaissez très bien et que vous pouvez faire vous-même, face, par exemple, à des représentants du personnel. Cependant, ce que je dirai, ce n'est pas mon avis personnel, mais l'avis de la direction des relations sociales. « La première question concerne l'expression et l'extension des pouvoirs des salariés dans l'entreprise. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 130 « La politique de la société est de ne pas partager le pouvoir qu'elle a de diriger avec les représentants du personnel. Nous avons la volonté de conserver ce droit de manager et nous l'appliquerons jusqu'au bout, si on nous le retire, nous nous retirerons. Si un droit de veto des comités d'entreprise avait été institué par le gouvernement Mauroy, ça aurait été une atteinte au right to manage. « FFA va aussi loin que possible, mais sans partager ce pouvoir. C'est-à-dire qu'elle dit ce qu'elle compte faire, et elle en discute mais seulement lorsque c'est décidé et dans l'esprit de l'ordonnance de 1945 sur les comités d'entreprise, c'est-à-dire d'un pouvoir consultatif. Nous ne sommes pas prêts à accepter une extension du pouvoir des instances représentatives, et il y a notamment un domaine où nous ne sommes prêts à accepter aucune ingérence, c'est le domaine de la stratégie. Si une telle ingérence devait se produire, FFA se retirerait de son engagement en France, sans aucun doute. « En ce qui concerne l'expression des salariés dans l'entreprise, il est possible d'aller beaucoup plus loin que ce qu'on fait actuellement et là, il y a beaucoup à faire, nous ne sommes pas en avance dans ce domaine. Et là, nous sommes dans le domaine de la participation [...]. « Bon, vous m'avez demandé quelles sont les conséquences probables pour FFA du plan Mauroy. « Mauroy veut défendre l'emploi, nous aussi, c'est notre souci et [139] nous voulons y contribuer mais nous entendons décider nous-mêmes la manière d'y arriver et nous refusons les mesures en trompe-l'œil et les solutions à courte vue. « Si monsieur Mauroy veut absolument nous faire bénéficier d'avantages fiscaux pour l'embauche des jeunes, nous voulons bien participer, mais cela ne changera en rien le nombre total de nos embauches, parce qu'il est strictement et uniquement lié à nos besoins. « Nous n'attendons pas de conséquences sérieuses pour FFA du plan Mauroy. C'est par notre politique d'investissement (si nous pouvons la poursuivre) et notre rigueur de gestion que nous contribuerons au maximum à la défense de l'emploi. On ne Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 131 peut pas nous demander plus. (Il reste des détails sur lesquels on peut débattre, comme le recours à de la main-d'œuvre extérieure...) [...] Au total, sur l'aménagement du temps de travail, nous sommes très fermés. Un sain égoïsme est quelque chose de très, très profitable pour l'entreprise et, en fin de compte, pour l'emploi. Ceci ne dispense pas de traiter les problèmes sociaux cas par cas... » En toute simplicité, notre interlocuteur exprimait une volonté, alors que nous avions passé une semaine à étudier l'art de se soumettre à des contraintes et à des obligations. Les stagiaires avaient bien parlé eux aussi de politique, mais seulement pendant les repas, en dehors des séances officielles où régnait une sorte d'obligation de réserve. Entre le chef de vente à la veste à carreaux, reaganien convaincu, anticommuniste au possible et le militant CGC « nuancé », soucieux de tempérer le pouvoir patronal, il y avait sans doute une différence d'interprétation de la signification du stage, mais aussi un accord sur les comportements à adopter et les décisions à prendre face à tel ou tel problème pratique. Des cadres qui auraient pu s'insulter dans un débat de nature politique, portés à s'opposer sur à peu près n'importe quel sujet de conversation — de la musique à l'économie en passant par l'éducation des enfants, la peine de mort et le droit à l'avortement —, tombaient d'accord pour proposer la même solution « prudente et raisonnable » aux [140] études de cas que je leur soumettais à titre d'exercice. Et voilà que ce jeune directeur plein d'allant improvisait devant nous une continuelle expression de sa volonté politique. Voilà qu'il ne craignait pas d'opposer sa volonté à celle du gouvernement Mauroy comme d'égal à égal. Tout en se défendant de faire de la politique, il parlait comme s'il était le détenteur d'une force considérable dont chacun des présents était une particule. Dans la discussion ouverte qui suivit, quelques questions perfides des participants menacèrent de rompre la belle alliance (entre cadres et dirigeants de FFA) que l'orateur n'avait cessé de présupposer. Certaines questions étaient, dans ce contexte, courageuses. Tout se passait comme si la belle assurance de notre orateur avait piqué au vif certaines sensibilités et poussé certains à relever le défi qu'il avait lancé, peut-être sans le savoir. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 132 Un jeune ingénieur : « Ce que je trouve choquant, c'est le cas de la TTI, qui nous offre des services avec un personnel qui n'a pas un contrat de travail à durée indéterminée avec elle. Ces gens sont dans une situation d'emploi précaire... » Le directeur : « Vous avez raison. Il faudrait un peu améliorer cela. » Un autre stagiaire : « Finalement, un aspect de la politique de la société, c'est de ne plus avoir de personnel aux niveaux de qualification les plus bas et d'éviter tous les problèmes liés aux bas salaires... » Le directeur : « C'est vrai, mais nous sommes une industrie où l'évolution des techniques et de l'organisation est rapide. Nous ne pouvons assurer la sécurité de l'emploi qu'à des gens qui sont capables d'évoluer, d'avoir une carrière, de s'adapter aux changements. On ne peut comparer notre industrie aux industries de main-d'œuvre : nous sommes une industrie de généraux. Les volumes vont baisser, la technicité va s'accroître... Il faut comparer notre politique à celle de nos confrères : nous raisonnons toujours à terme. Nous embauchons les hommes non pas en fonction de la situation d'aujourd'hui mais en fonction de la situation et des besoins de demain. D'autres, au contraire, embauchent et licencient [141] au gré de la conjoncture... Nous, nous assurons la sécurité et la stabilité du personnel. » Brillant, sûr de lui, l'orateur en avait peut-être trop dit et se trouvait maintenant en position délicate. Face à un interlocuteur campé dans la position de l'humaniste, soucieux du sort des plus démunis — que ce soit par bravade ou par conviction —, il répondait que sa sécurité avait pour prix l'insécurité des autres, que son salaire de général avait pour prix les bas salaires des fantassins... N'y avait-il pas dans ces réponses quelque chose d'humiliant pour celui qui avait posé la question, comme si les bons sentiments avaient été achetés, une fois pour toutes ? Oubliant d'être assez hypocrite ou trop fier pour l'être, ce jeune cadre était sorti de son rôle bureaucratique. Ce faisant, il avait révélé que le management n'est qu'une autre façon de gouverner — une façon technicienne où l'on masque les finalités — et donc de faire de la politique. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 133 [142] III. L’expertise Chapitre 11 L’entreprise idéelle Retour à la table des matières Traditionnellement, dans les récits autobiographiques d'ouvriers, de syndicalistes, de cadres, de patrons, le récit de la grande grève est un sommet. Le conflit est une expérience cruciale qui révèle au narrateur le tréfonds des rapports sociaux dans l'entreprise. Que ce soit pour dénier l'existence des luttes de classes dans l'entreprise et déplorer le rôle des « meneurs » ou pour reconnaître l'irréductibilité des conflits d'intérêt, chaque auteur trouve dans le récit de la grève qu'il a vécue l'occasion de ramasser en quelques formules fortes sa propre représentation de l'entreprise. Je vais m'efforcer de respecter cette implicite règle du genre, mais il faut que je commence par un aveu : sauf au lycée, en 1968, je n'ai jamais vécu de grève, ni grande, ni petite ! Le chapitre pourrait s'arrêter là, mais je veux moi aussi parler de grève et j'ai une excellente raison de le faire : je suis un expert autorisé en matière de gestion des conflits collectifs. J'enseigne régulièrement, à la satisfaction apparente des cadres qui m'écoutent, l'art de gérer une grève. Même de vieux chefs d'atelier qui n'ont pas manqué d'occasions de se frotter à de vrais grévistes semblent satisfaits de mes propos et Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 134 opinent du chef lorsque je tourne vers eux un regard en quête d'approbation. Interrogés, ils n'hésitent pas à déclarer que mes propos pédagogiques « mettent en forme » et « clarifient » ce qu'ils savaient déjà. Ils ne jugent pas l'exercice complètement inutile, et ne me critiquent jamais sur le fond. Est-ce simple indifférence de leur part ? [143] Tout se passe comme si mon séjour d'un an dans les usines bretonnes du groupe Sullivan avait été un rite de passage suffisant pour faire de moi un « initié ». Je suis désormais censé connaître le monde des ateliers et des ouvriers et je peux me permettre de disserter des jours entiers sur la « réalité sociale de l'entreprise » sans jamais sortir du cercle des réunions entre cadres. J'imagine que lorsque ma carrière d'expert sera assez avancée, je n'aurais plus de contact qu'avec les cadres très supérieurs des sommets de la hiérarchie et que plus aucune confrontation directe avec des ouvriers, des employés ou toute autre catégorie d'étrangers au milieu managérial ne sera nécessaire. L'entreprise dont je deviens le familier est une entreprise idéelle, construite au fil de conversations entre adeptes de la religion managériale et entre eux seulement. Je n'ai appris ce que je sais sur les grèves (et sur biens d'autres aspects de la vie en entreprise) que de la bouche de mes pairs de même rang ou de rang immédiatement voisin. Supposons que mes pairs parlent de préférence de ce qu'ils sont fiers d'avoir accompli, de ce qu'ils rêvent de faire et, accessoirement, de ce qu'ils ont appris par ouï-dire : ne faut-il pas en conclure que je connais très bien l'entreprise telle que les cadres et dirigeants voudraient qu'elle soit et très mal l'entreprise telle qu'elle est ? Ouvriers, clients, fournisseurs, concurrents finissent sans doute par résister à leur manière aux « plans d'actions » dont nous autres cadres rédigerons péniblement la success story pour rendre compte de nos exploits à nos pairs et à nos supérieurs... Mais il y a des lieux où aucun rappel à l'ordre de la réalité n'est plus perceptible. Ce sont des lieux confortables pour les experts, qui s'y trouvent réduits à une fonction simple : reproduire ad libitum les formes rassurantes d'évidences managériales partagées. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 135 C'est dans la multinationale américaine FFA que j'ai appris le canevas pédagogique et les bonnes anecdotes grâce auxquelles je peux parler à des cadres de l'art de gérer une grève. À chaque nouvelle réunion que j'anime, grâce aux exercices de « pédagogie active », les participants m'apprennent de nouvelles histoires que je [144] pourrai ensuite colporter. Grâce à toutes ces expériences acquises par ouï-dire, j'enrichis peu à peu ma palette d'expert. Je deviens aussi une sorte de virtuose de l'art rhétorique. Je présente les anecdotes de telle sorte que mes interlocuteurs ne sachent pas si j'ai participé aux événements en personne ou si je rapporte le témoignage d'un tiers. Comme ils n'osent pas poser la question, ils restent dans l'expectative et finissent par m'attribuer bien plus d'expériences que je n'en ai vécu. Ainsi, je participe bon gré mal gré à la fabrication d'une chimérique entreprise, sorte d'illusion collective que seule une grève pour de vrai — ou quelque catastrophe économique majeure — dissipe sans doute de temps à autre. Si beaucoup d'aspects de la vie professionnelle des gens que je rencontre m'échappent, je jouis du grand avantage de pouvoir procéder à des comparaisons entre les lieux où chacun est enfermé. Intervenant toujours selon les mêmes démarches, tenant toujours à peu près les mêmes discours standardisés, je constate des différences dans la façon dont ces démarches et ces discours sont perçus et interprétés, je m'amuse des minuscules efforts d'adaptation que je dois accomplir chaque fois pour rendre mes propos séduisants ou, au moins, acceptables. Ce sont autant de signaux révélateurs des particularismes du lieu. Les enseignements que j'ai dispensés chez STF m'ont fait découvrir l'étouffement d'une gestion sociale très moralisatrice, en quête d'une emprise totale sur les consciences. La direction traite ses cadres comme des enfants et les maintient dans un cocon protecteur d'où toute idée de conflit et de rapport de forces est absente. Elle leur demande de prendre en charge aussi complètement que possible les subalternes, de les protéger, de les tenir éloignés des questions d'intérêts, d'argent, de droits et de devoirs... Chez FFA, on parle aux cadres de façon plus crue, plus directe comme si, sûre de pouvoir les intéresser assez à l'entreprise, la direction ne craignait pas de partager avec eux le secret de ses analyses politiques. Les rapports entre supérieurs et subalternes s'établissent sur Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 136 une base contractuelle et utilitaire, le marchandage est admis, tout semble avoir un prix. [145] Juridisme et analyse explicite des rapports de forces chez FFA, refus de considérer les conflits, dénégation des rapports de forces, psychologisme et maternage chez STF. Politique et stratégie chez FFA, morale et sentimentalisme chez STF. Le tableau est contrasté. Pourtant, les deux sociétés exercent exactement le même métier industriel, avec la même technologie, sur le même marché et se sont attaché les services du même cabinet de conseil en management ! Dans ces deux entreprises, j'avais utilisé des documents pédagogiques tout prêts et n'avais donc pas pu éprouver directement les efforts qu'il faut accomplir pour adapter le langage managérial standardisé à une entreprise particulière. L'opération que j'ai conduite dans le groupe Epsilon m'a permis de vivre ce moment étrange où des mots, des phrases, des discours entiers changent de sens parce qu'ils pénètrent pour la première fois dans un contexte nouveau. J'ai découvert alors le caractère paradoxal des paroles de l'expert : il est à la fois celui qui parle avec autorité et celui dont les paroles changent complètement de sens selon le lieu et les circonstances de renonciation : En 1981, juste après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, les cadres du groupe Epsilon attendent, d'un jour à l'autre, l'annonce officielle de leur nationalisation. A la direction des relations sociales du siège social parisien, le directeur des services juridiques, connu pour ses interprétations du droit plutôt favorables au patronat, a démissionné pour fonder un cabinet de conseil juridique. Dans l'usine des Bonardins, le directeur du personnel, Maupertuis, ami personnel de son collègue juriste du siège, vit un moment difficile de sa carrière. Ce notable local en poste depuis quinze ans doit « préparer l'encadrement à un nouveau tournant dans l'évolution sociale de l'usine ». La première fois que je déjeune avec lui seul à seul, il me raconte une anecdote que j'interprète comme un symbole de ses préoccupations du moment : Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 137 « ...Il faut toujours ménager son adversaire. C'est une grave [146] erreur de le mettre aux abois. Un des souvenirs les plus pénibles de ma carrière, c'est le jour où j'ai été obligé de mettre Claude (le leader CGT de l'usine) à pied parce qu'il s'était mis lui-même dans une position juridiquement indéfendable. Je n'ai jamais compris comment un homme si habile avait pu commettre une erreur si grossière et, surtout, comment il a pu penser que je laisserais passer... Enfin, toujours est-il qu'il a eu sa mise à pied, et naturellement ses collègues de la CGT ne pouvaient pas faire moins que d'appeler à un débrayage de solidarité et à un grand rassemblement devant mon bureau. A l'heure dite, il n'y avait pas trois cents personnes dans la cour... Il est venu, il a fait un petit discours et puis il est entré dans mon bureau. Ses collègues sont restés à la porte. Il était blême. Alors là, je me suis senti dans mes petits souliers. Vous savez, c'est quand même terrible pour un gars comme ça, qui se dévoue à fond, qui se donne un mal de chien, de découvrir que les gens ne se dérangent même pas le jour où il a un problème... » Ce récit ne me donne-t-il pas une image inversée des préoccupations de Maupertuis ? Son problème du moment n'est-il pas d'obtenir de ses partenaires syndicaux la même bienveillance qu'il eut pour eux autrefois ? N'est-il pas abandonné par les échelons supérieurs comme le militant syndical l'a été par ses troupes ? Maupertuis a déjà eu plusieurs fois l'occasion de lancer dans l'usine de vastes programmes de formation des cadres à leur rôle social. Après la longue grève de 1968, il avait fait venir son collègue juriste du siège pour défendre et illustrer une interprétation juste et forte du droit du travail français. Certains des cadres que je rencontre se souviennent parfaitement de ces stages « de reprise en main » où le juriste s'offrait le luxe de nombreuses digressions philoso-phico-historiques pleines de sous-entendus. Pour l'heure, il s'agirait plutôt d'effacer les traces de cette ancienne politique. Toute une série de dispositions visent à une mise en ordre légale de l'usine. Il convient d'être irréprochable : les contrats de prestation de service assimilables à une location de main-d'œuvre sont résiliés, de nouveaux panneaux d'affichage syndicaux [147] sont mis en Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 138 place dans les couloirs, le système de contrôle des bons de délégation 13 est assoupli... Maupertuis a fait approuver par le comité de direction de l'usine un vaste programme de formation des chefs de service comprenant une semaine de formation à l'animation de groupe et à la conduite de réunion et une semaine consacrée à la législation sociale et à la gestion des conflits. Ce gros effort de formation, tourné à la fois vers la psychologie et vers le droit, doit préparer les cadres à mettre en œuvre un « nouveau style de management » plus participatif, permettant « l'expression des salariés sur leur lieu de travail », le lancement de « cercles de qualité » à la japonaise, mais aussi un système d'horaires souples, une réduction progressive de la durée du travail, des possibilités de départ en retraite anticipée... Toutes dispositions supposées anticiper sur les demandes des nouveaux maîtres de l'entreprise. Pour mener à bien une telle reconversion, Maupertuis a fait appel aux services d'un conseil extérieur. Pour rompre avec l'image conservatrice et un peu trop CNPF de la direction des affaires sociales du groupe et se donner un look progressiste, il a décidé, je ne sais par quelles voies, de s'attacher les services du cabinet IPR. Une fois de plus, lorsque je suis arrivé, un directeur d'IPR avait déjà négocié le contenu détaillé de la prestation. Il était convenu que je reproduirais, avec quelques variantes et adaptations, le stage de législation sociale de la multinationale américaine FFA. Le cas Maignan, un peu arrangé, est donc devenu le cas Dupont. À ma grande surprise, dans ce nouveau contexte, les exercices et les exposés paraissent changer de sens. Dans les discussions entre stagiaires, ce n'est plus le point de vue rigoriste des partisans de la libre entreprise, des antisyndicalistes à tout crin qui prédomine, mais plutôt celui des tenants de la diplomatie, du dialogue, de [148] l'ouverture. Les plus jeunes semblent souvent faire la leçon aux plus anciens... Les propos de Maupertuis, lorsqu'il est venu inaugurer le stage et répondre aux questions des participants, a certainement contribué à ce changement de tonalité. Il exhorte à la prudence et même à un certain 13 Le bon de délégation est un imprimé que les représentants du personnel sont priés de remplir pour signaler à l'employeur l'heure de début et de fin d'exercice de leur mandat. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 139 laxisme. Pourtant, quelques vieux chefs de service qui l'ont vu animé d'autres dispositions ne manquent pas de lui tendre des pièges. Il se trouve alors contraint à un délicat travail de changement dans la continuité. Il s'adapte à ce qu'il croit être une évolution imminente du rapport des forces en s'efforçant de ne jamais se dédire... À la question : « Que dois-je faire lorsque un délégué du personnel d'un autre atelier vient discuter pendant une demi-heure ou plus avec mes gens ? » Maupertuis répond : « Vous avez le droit de lui demander à quel titre il est là. S'il répond qu'il est en délégation, vous pouvez lui demander de présenter son bon de délégation et téléphoner à son chef de service pour vérifier s'il l'a bien prévenu de son absence. Mais vous ne pouvez rien faire d'autre : il a le droit d'exercer son mandat comme il l'entend 14. S'il perturbe le travail, on pourrait plaider qu'il fait un usage abusif de son mandat... La situation de ceux qui l'écoutent au lieu de travailler est beaucoup plus contestable. Le fait de ne plus travailler est un acte d'indiscipline passible de sanctions, sauf s'ils [149] se déclarent en grève, mais alors il faut qu'ils aient formulé des revendications, sinon, c'est une grève illicite. Finalement, vous êtes seul juge. C'est à vous de sentir le risque et d'être ferme sans mettre le feu aux poudres. Si un délégué perturbe systématiquement le travail chez vous, informez la direction du personnel et on verra ce que l'on peut faire... » À la question : « Dans un cas semblable, a-t-on le droit de venir écouter ce que dit le délégué ? », Maupertuis répond : 14 Dans l'ancien Manuel de gestion du personnel de l'usine, l'article relatif au rôle et aux compétences du délégué du personnel comportait deux modifications par rapport au texte de référence du Code du travail. La phrase indiquant que l'inspecteur du travail doit se faire accompagner dans ses visites par le délégué avait été omise, une phrase indiquant que le « délégué est le représentant du collège qui l'a élu et n'a aucune qualité pour s'occuper des questions qui concernent un collège autre que celui qui l'a désigné » avait été ajoutée. Ces deux modifications sont des traces de luttes opiniâtres quant au cadre géographique de la mission du délégué du personnel. On peut leur opposer, par exemple, le commentaire du Guide pratique CFDT (édition 1975) qui indique : « Il n'y a pas lieu de limiter le champ d'action des délégués par rapport à l'établissement », ou du Guide juridique de poche CGT (édition 1981) qui précise : « Pour exercer leur mission, les délégués peuvent librement se déplacer. » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 140 « Si c'est un exposé public oui, mais attention à ce que ça ne puisse pas être interprété comme un délit d'entrave. » À la question : « Faut-il laisser les militants distribuer librement 'des tracts dans l'atelier ? », il répond : « La distribution des tracts dans les ateliers est passible de sanctions, mais il convient de faire preuve de sens politique et de n'utiliser cette arme qu'à bon escient... » L'attention des participants se concentre sur ces légers déplacements de la doctrine, ces imperceptibles relâchements de la vigilance aux frontières du droit. Pourtant, l'ensemble du dispositif pédagogique, plus encore que sa référence ultime, l'appareil juridique, reste magnifiquement immobile. Un peu plus tard, la grande peur des cadres passée, l'enthousiasme des militants syndicaux apaisé, tout rentrera sans doute facilement dans l'ordre. Les quelques concessions à la mode politique du moment paraissent des concessions à l'aile gauche de l'encadrement, ce qui contribue à renforcer l'unité de celui-ci. Les chefs de service chiraquiens ou giscardiens sont un peu moins arrogants, tandis que les chefs de service socialistes commencent à se sentir enfin chez eux. Les conditions sont remplies pour qu'une nouvelle fois l'union sacrée des cadres se réalise pour « faire face aux périls ». Je fais d'abord travailler les stagiaires sur des cas de petits débrayages anodins : Un chef de service sent un malaise chez ses techniciens. Peu de temps après, il reçoit la visite du délégué du personnel qui réclame la revalorisation de trois postes de travail, un plan de formation débouchant sur des promotions et une augmentation générale de [150] cent cinquante francs pour tous. Le chef de service prend note de la réclamation et promet de donner une réponse quarante-huit heures plus tard. Le lendemain, les techniciens du service sortent dans le couloir et se dirigent en groupe vers son bureau. A ce point, les stagiaires doi- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 141 vent prendre position : Le débrayage est-il licite ? Que doit faire le chef de service ? Aurait-il pu éviter le déclenchement du conflit ? Voici la réponse à ces questions présentée par le rapporteur d'un des groupes de travail : « Le débrayage est licite. Le chef de service doit accepter de recevoir dans son bureau le délégué du personnel et les trois techniciens les plus concernés, ne pas laisser entrer les treize autres personnes et leur demander de reprendre immédiatement le travail. Il doit recueillir les informations transmises par la délégation qu'il reçoit et confirmer le délai de réponse de quarante-huit heures qu'il avait annoncé au délégué. Ensuite, avec le chef du personnel, il doit analyser cas par cas la situation des techniciens pour déceler d'éventuelles anomalies dans la classification des postes ; analyser le programme de formation du service, faire des comparaisons avec les services voisins ; enfin, transmettre des propositions au délégué et organiser des entretiens individuels avec les intéressés. » L'animateur d'un stage se doit d'avoir le dernier mot. Je fais donc remarquer que si la situation est dure, on peut s'attendre à un refus des entretiens individuels et que si le débrayage se prolonge, il n'y a pas d'autre issue que d'exiger la reprise du travail en préalable à toute annonce des solutions envisagées. Je signale aussi que le chef de service aurait pu étudier plus tôt les problèmes de qualification et de formation de son service et, peut-être, éviter ces incidents. Ensuite, j'enchaîne sur l'exposé habituel : « Je suppose que vous connaissez tous la théorie du "Y" enseignée aussi bien du côté syndical que du côté patronal ? » Je dessine alors au tableau un grand Y dont la branche gauche représente les mécontentements individuels et la branche droite les revendications collectives. Je place une flèche au pied de la lettre et j'inscris dessous : « conflit social », puis j'explique : Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 142 [151] « Je suppose que vous connaissez tous la théorie du "Y", enseignée aussi bien du côté syndical que du côté patronal ?... » [152] « Traiter à temps les problèmes individuels, c'est limiter les risques de déclenchement de conflits collectifs. La tactique enseignée dans les stages de la CGT consiste à identifier les mécontentements individuels pour les raccorder à des revendications collectives : il s'agit de faire la jonction entre les deux branches du Y. Réciproquement, la tactique antigrève de l'encadrement consiste à observer attentivement la situation de chaque membre du personnel et à intervenir pour résoudre les problèmes avant qu'ils ne soient transformés en une cause collective par les militants syndicaux... » Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 143 Un peu plus loin dans l'exposé, j'explique qu'un élément essentiel de la stratégie sociale consiste à savoir choisir son moment et son terrain. J'illustre ce propos de l'anecdote suivante : « Dans un établissement de distribution d'une grosse société nationale, il n'y avait pas eu de grève depuis trois ans. Le directeur de l'établissement, sentant que quelque chose allait nécessairement se passer, choisit de provoquer la grève en se plaçant sur un terrain qui lui semblait favorable. Une note de service rappelant l'interdiction d'utiliser les voitures de service pendant le week-end suffît à déclencher le processus. Seule une partie du personnel, dont deux délégués du personnel, bénéficiait de ce privilège. La position juridique de l'employeur était inattaquable sur ce sujet. Une victoire de la direction pouvait d'autre part constituer un précédent utile pour d'autres établissements de l'entreprise. Comme prévu, la grève se déclencha immédiatement, le personnel trouva l'occasion de vivre la grève tant attendue, mais la fête ne dura pas et le rapport de forces tourna rapidement à l'avantage de la direction : le thème principal de revendication n'était pas mobilisateur pour tous, la cause n'était pas très noble. Le personnel se trouva vite divisé. Finalement les résultats de la grève furent médiocres. Le directeur fit des concessions de pure façade et, quelques mois plus tard, il put négocier à froid les points délicats à propos desquels il était important pour lui de ne pas se trouver confronté à un personnel uni et résolu. » Ensuite, je décris en détail l'organisation et les missions de [153] « l'état-major de crise » que chaque établissement industriel doit mettre en place pour faire face au risque de grève. Un local extérieur équipé de plusieurs lignes téléphoniques, une équipe de cadres bien choisis, des correspondants bien identifiés au palais de justice, à la préfecture, dans les journaux locaux... Pour illustrer ces considérations, je propose aux participants d'étudier en groupe l'épais dossier de presse d'une grande grève. Ils doivent dégager les étapes de l'évolution du conflit, la transformation des buts poursuivis, des tactiques et moyens d'action des adversaires... Je conclus ainsi : Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 144 « Lorsqu'on analyse plusieurs cas de grande grève, on observe que le pouvoir des grévistes peut se représenter schématiquement par une courbe en cloche » — je trace alors la courbe au tableau. « Avant d'atteindre le maximum de mobilisation de leurs troupes, les leaders de la grève ne veulent pas négocier, ils préfèrent attendre. Puis, lorsqu'ils pensent que leurs troupes se lassent et risquent de se démobiliser, ils deviennent très pressés de conclure un accord. L'employeur, de son côté, peut chercher à faire des concessions très vite, au début, pour désamorcer la mobilisation et éviter l'épreuve de force. Ensuite, il cherche à tout faire pour que la pression de l'adversaire ne monte pas trop haut mais, comme les grévistes, il ne cherche plus à négocier : il attend que l'adversaire soit sur la pente descendante. « Souvent, le syndicat cherche à négocier juste avant le sommet de la courbe et l'employeur n'accepte de conclure un accord que juste après... « Pour les cadres et chefs de service, une action est possible dans la phase de déclenchement. À ce stade, une intervention rapide et habile peut suffire à stopper la mobilisation des grévistes. Ensuite, dans la phase de création du rapport de forces, tout effort de médiation est voué à l'échec. Ce serait faire preuve de naïveté que de vouloir concilier les points de vue. Le cadre a intérêt à se retirer de la scène et à éviter d'être mis en cause. Il ne doit pas se compromettre pour pouvoir pleinement jouer son rôle au moment de la reprise du travail : le but est de pouvoir travailler à nouveau ensemble. Ce n'est pas la guerre ! Il ne s'agit pas de détruire l'adversaire, il [154] faut ménager des portes de sortie et veiller à ce que personne ne perde la face ! Pourtant, dans la phase de création du rapport de forces, tous les coups sont permis : injures, séquestration, menaces, coups de téléphone anonymes à votre domicile, batailles d'enfants dans la cour de l'école communale, sabotage, rumeurs, accusations dans la presse locale... L'employeur, de son côté, intente des actions en justice et utilise lui aussi des procédés pas toujours très clairs... « On entend souvent des cadres s'indigner des agissements des grévistes. L'expert a tendance à répondre que cela est nor- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 145 mal. En situation de grève, les syndicats se situent à la limite de la légalité et même un peu au-delà. Ils en profitent pour " pousser le droit". Il faut savoir accepter la logique des rapports de forces et ne pas se comporter en boy-scout ou en humaniste naïf : il y a un temps pour la compréhension mutuelle et un temps pour l'affrontement... « Les cadres sont souvent choqués de voir les directions générales laisser pourrir la situation. Pourtant, l'expérience enseigne qu'il ne faut pas engager trop vite les négociateurs de rang élevé. Il faut toujours négocier au niveau le plus bas possible et garder des réserves pour le dernier recours. En pratique, les directions générales comme les confédérations n'interviennent que lorsque toutes les conditions sont remplies pour que l'accord puisse aboutir [...]. Souvent, en fin de négociation, l'employeur accorde une petite concession finale, c'est le " dernier carat ". La sortie de conflit doit être honorable pour tous. Il faut pouvoir oublier très vite les bavures qui ont pu se produire dans la phase de création du rapport de forces, lorsque les esprits étaient échauffés... » Voilà, je dis tout cela sans savoir si c'est vrai ou faux, sans avoir la moindre intention de défendre le point de vue de l'employeur face aux grévistes (aurais-je plus de plaisir à défendre la partie adverse ?). Je dis cela simplement parce que ce sont les phrases qui me semblent les mieux adaptées à ma clientèle. C'est un discours de commodité. Est-ce cela, le professionnalisme ? [155] Si un participant me pose une question juridique très précise à laquelle je ne suis pas sûr de pouvoir apporter une réponse exacte, j'ai le choix entre trois solutions : lui dire que ce serait un excellent exercice de rechercher lui-même la réponse dans la documentation, lui dire que sa question est prématurée et que la réponse viendra d'elle-même à la séance du lendemain ou lui dire que je préfère laisser le soin au chef du personnel de son entreprise de donner lui-même le point de vue de la maison sur cette délicate question. Si un exposé devient lassant, je sors une de ces bonnes histoires qui assurent l'adhésion quasi immédiate du public. L'anecdote qui marche Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 146 satisfait à quelques conditions simples : elle est présentée comme une expérience vécue par celui qui l'énonce. Elle permet au public de s'identifier à l'orateur. Elle le met en valeur. Elle est facile à mémoriser, ce qui permettra à ceux qui l'entendent de la colporter à leur tour. Puisque les participants aux stages me racontent souvent de telles histoires au cours des repas ou pendant les séances, qu'ils alimentent eux-mêmes le stock d'expériences vécues que je leur restitue, mon discours se trouve à mi-chemin entre les consignes patronales et l'expérience vécue des cadres subalternes que j'ai la charge d'influencer. N'est-ce pas le meilleur moyen d'assurer l'amalgame entre leur vision du monde et celle qu'on voudrait leur donner ? N'est-ce pas le moyen le plus sûr pour qu'à la prochaine grève, « les cadres », quelles que soient leurs opinions politiques, et même s'ils sont d'anciens ouvriers, d'anciens militants syndicaux, trouvent commode d'adopter la posture que la direction attend d'eux ? Lorsqu'on est cadre et qu'il y a grève, les attitudes possibles sont en nombre limité. On peut prendre parti pour le patron, franchir les piquets de grève, travailler pendant la grève. On peut se laisser réquisitionner par l'employeur pour assurer la sécurité des installations (en acceptant son salaire ou en le refusant par solidarité avec les grévistes, pour ménager la chèvre et le chou). On peut jouer les bons offices, servir de médiateur, assurer la circulation des informations entre les parties adverses en se prétendant neutre et impartial. On [156] peut rester chez soi et se tenir prudemment à l'écart. Ou enfin se déclarer gréviste, ou même jouer un rôle actif dans la conduite de la grève. Parmi ces multiples possibilités, le stage que j'anime privilégie nettement une formule qui définit en quelque sorte le comportement idéal d'un chef de service du point de vue de la direction. Lors d'un débrayage limité ou en début de conflit, on demande au cadre de négocier vite avec les grévistes, en essayant de désamorcer le conflit. Ensuite, et si ça tourne mal, de se tenir à l'écart, prêt à gérer dans de bonnes conditions la reprise du travail. Au fond, j'enseigne à ne pas s'en mêler, à rester « professionnel » en toutes circonstances, à éluder les questions politiques, à dissocier les aspirations et la fonction, la perception qu'on a et celle que l'on est censé avoir, les propos qui vous viennent aux lèvres et ce qu'il faut Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 147 dire. J'enseigne la seule chose que j'ai véritablement apprise au cours de ces cinq années : l'art de tenir sa place... Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [157] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique CONCLUSION Retour à la table des matières [158] 148 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 149 [159] Constituer une équipe pour réaliser une œuvre d'intérêt commun, mettre en valeur et développer les ressources et les talents de chacun dans un projet collectif... Voilà très exactement ce dont nous aimerions parler lorsque nous prononçons le mot « entreprise ». Il nous serait agréable que les techniques de management ne soient rien d'autre qu'un ensemble de procédés éprouvés permettant de faire converger les énergies individuelles vers un but collectif décidé en commun. Sans doute y a-t-il des moments et des lieux où un tel projet est concevable. Mais, lorsqu'on l'entend évoquer dans de grandes entreprises par l'occupant plus ou moins interchangeable d'un poste de direction établi de longue date, adressé à des salariés pris dans un strict réseau de définitions de leurs tâches et de leur statut, ce discours en principe exaltant sonne souvent faux. Il a le goût amer des contes de fées auxquels on ne peut croire. Ce que voit un jeune professionnel livré au déterminisme plus ou moins strict des « débouchés » pour lui accessibles, c'est une « œuvre collective » déjà là, massive, immobile, servie par des « managers » qui ressemblent plus à des gardiens qu'à des entrepreneurs. Ne faut-il pas enseigner les bonnes manières aux nouveaux arrivants (salariés mais aussi clients, sous-traitants, petits actionnaires...), les informer, les intéresser à ce qui ne les concerne pas encore, les réduire à la définition prévue pour eux par une entité ancienne, compliquée, gorgée de ressources rares et utiles ? Pour [160] obtenir la moindre de ces ressources, le nouvel arrivant ne doit-il pas se laisser enrôler dans le dispositif et s'habituer, quitte à découvrir peut-être, par surprise, que cette puissance protectrice n'est pas en expansion mais en déclin, ou bien qu'elle n'a bientôt plus besoin de lui et le rejette, inutile et déformé par son empreinte trop forte ? Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 150 Dans ce contexte, les techniques de management ne sont qu'accessoirement les outils d'une création collective. Elles servent avant tout à empêcher les individus et les petits groupes d'inventer des formes d'organisation concurrentes des formes préexistantes. Or, la tendance actuelle des milieux managériaux les plus influents n'est pas de reconnaître la nature essentiellement contraignante et réductrice des techniques managériales mais de la dénier. On parle de « management de l'innovation », de « techniques de développement de l'entrepreneurship », de « management participatif ». On cherche à étendre encore l'empire du management en agissant sur les « valeurs » et la « culture » du personnel, on cherche à développer des moyens de contrôle et d'intervention de plus en plus sophistiqués et de plus en plus complets. Je ne peux m'empêcher de penser le processus d'inflation des techniques managériales par analogie avec la course aux armements. Si l'arsenal ne cesse de s'étendre, c'est peut-être parce qu'il y a une « armée de métier » de plus en plus nombreuse dans les états-majors des grandes entreprises et qu'elle tend à s'autoperpétuer, mais c'est sans doute aussi parce que les dirigeants croient en l'existence d'un ennemi supposé : les salariés, ou plutôt leur propension à être « démotivés », « passifs », « infidèles » ou même hostiles à la cause de l'entreprise. Il devrait pourtant apparaître à l'évidence que plus l'arsenal des moyens d'investigation et d'intervention sur le comportement humain se renforce, plus les membres de l'entreprise sentent menacée leur identité individuelle (leur honneur, leur liberté, leur autonomie) et moins ils peuvent s'identifier à l'entité collective qui les menace. Un individualisme plus ou moins farouche se trouve ainsi entretenu par ceux qui prétendent le combattre et qui ne cessent de [161] développer de nouveaux moyens de « mobiliser » les hommes de l'entreprise. Ce livre n'a pas pour but de proposer de solutions mais d'établir un constat et de poser clairement un problème. Tout en laissant ouverte la possibilité d'une évolution favorable des pratiques managériales, je voudrais simplement, pour conclure, défendre et illustrer le point de vue des membres subalternes d'une entreprise en proie aux techniques managériales dont je viens de montrer les dangers. Lorsque des techniques de management font plus et autre chose que ce qu'elles prétendent faire, en un mot, lorsqu'elles deviennent des- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 151 tructrices, l'issue n'est pas de les ignorer mais de les connaître, mieux encore que les managers chargés de les mettre en œuvre. L'issue est de savoir improviser pour détourner le cours trop bien programmé de la partition déjà écrite. En tant qu'art d'illusionniste, en tant que jeu formel sur les apparences, en tant que sophistique, le management est vulnérable. L'analyse rationnelle le fragilise si elle n'est pas une simple dénonciation mais un outil de travail pour les principaux intéressés : ceux qui subissent, chaque jour, les techniques managériales ; ceux qui voient leurs comportements toujours à nouveau réduits à l'exécution d'un programme prévu d'avance et qui cherchent les voies de l'autonomie. Une entreprise n'est pas un ensemble de bâtiments, de machines, d'hommes et de femmes au travail. Ce n'est pas un objet du monde physique. C'est une entité métaphysique à laquelle on attribue des caractéristiques. On dit par exemple que les machines et les bâtiments lui « appartiennent », que des hommes et des femmes sont « ses salariés ». Une entreprise est un corps constitué de croyances que des entrepreneurs ont un jour su rassembler et auquel un corps de spécialistes — les managers — cherchent à conserver un minimum de cohérence et de vraisemblance afin d'entretenir la confiance de partenaires dont ils attendent quelques contributions (du travail, des capitaux, des commandes, des fournitures...). Bien que l'entreprise soit une entité métaphysique, matière à [162] croyance, elle donne forme aux relations entre les hommes et aux choses du monde physique qu'on lui attribue : ce n'est pas une chimère à laquelle on puisse se dispenser de croire, mais plutôt un filet d'interdépendance dans lequel on est pris et sur lequel on tente d'avoir prise. Être pris dans le filet, cela signifie, par exemple, avoir acheté des actions et attendre des dividendes, avoir passé commande d'un produit et attendre sa livraison, avoir signé un contrat de travail et attendre rémunération et promotion, toutes relations d'échange qui demandent du temps, comportent des risques et obligent à avoir confiance et à entretenir la confiance. Tous ceux qui ont fourni une quelconque contribution à l'entreprise et qui en attendent une rétribution sont pris dans le filet. Tous ont plus ou moins « intérêt » à cultiver l’« esprit d'entreprise ». Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 152 Avoir prise sur les situations professionnelles que l'on vit, cela revient souvent à imiter les techniques de management que l'on a subies pour les faire subir à d'autres, en faisant comme si l'exercice de la contrainte ou de la ruse pouvait libérer des contraintes et des ruses. Cette façon de défendre ses intérêts professionnels immédiats n'est pas l'apanage de ceux qui s'identifient à leurs chefs et qu'anime la volonté de puissance. On peut avoir horreur d'une procédure sans en avoir une autre à sa disposition pour la remplacer. Ainsi se perpétue l'ordre social. Lorsque nous sommes en situation professionnelle, occupés à « tenir un emploi », nous oublions facilement nos rêves et notre faculté de raisonner pour nous en tenir au sens ordinaire de l'expression : « être raisonnable ». Nous estimons alors qu'il est nécessaire de nous maintenir à notre poste par des calculs et des mesures de précaution, en dominant nos réactions affectives immédiates 15. Nous cherchons à nous comporter en « professionnel », à éviter les propos qui pourraient être désagréables à nos [163] supérieurs, à nos clients, utilisables contre nous par quelques rivaux. C. Wright Mills a dressé, dans les années cinquante, un portrait saisissant du type de personnalité ainsi engendré : « Quand les cols blancs obtiennent un emploi, ils ne vendent pas seulement leur temps et leur énergie, mais leur personnalité. Ils vendent, à la semaine ou au mois, leurs sourires et leurs gestes aimables ; ils doivent refouler sur-le-champ toute colère ou agressivité. Ces traits de caractère font partie du commerce ; ils sont nécessaires à une meilleure distribution des biens et des services. Et voilà nos machiavels à la petite semaine qui utilisent leurs talents personnels au bénéfice des autres, selon des règles fixées par leurs supérieurs... 16 » 15 Sur la « raison » comme forme d'adaptation à une place dans la société, voir Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1969, en particulier page 107. 16 C. Wright Mills, Les Cols blancs, Paris, Maspero, 1966. Page 13. Un autre auteur américain, Tom Hopkins, a écrit un célèbre manuel pratique à l'usage des vendeurs (La Vente, Montréal, Les Éditions de l'homme, 1983). Cet auteur enseigne l'art de remodeler sa personnalité et de « calculer » ses comportements afin d'obtenir la plus grande efficacité commerciale possible. Ses recommandations de praticien peuvent être lues comme autant de confirmations involontaires de l'analyse de C. W. Mills. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 153 Sans oublier l'indispensable prudence, d'autant plus nécessaire que l'on est débutant ou démuni, ne convient-il pas de cultiver et développer notre faculté de juger ? Ne faut-il pas développer sans cesse notre aptitude à analyser, à exprimer et à partager avec d'autres les expériences pratiques directes que nous faisons de « l'entreprise » afin de passer à travers les reflets trompeurs de la vitrine managériale pour « entreprendre » ou, plus simplement, vaquer à nos affaires ? C'est en tous cas la morale que je propose à cette histoire, pour conclure selon la tradition des fables et des paraboles. [164] Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) [165] L’homme qui croyait au management récit, suivi d'une brève mise en perspective historique BRÈVE MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE Retour à la table des matières [166] 154 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 155 [167] Les professionnels du management évitent le plus souvent le genre de la description réaliste. Ils préfèrent l'énoncé normatif ou l'évocation de projets — par définition irréprochable. C'est pour eux une nécessité vitale : les propos qu'ils énoncent en public doivent contribuer au mieux à l'avancement de leurs affaires et, par conséquent, leur concilier les bonnes grâces d'alliés (clients, fournisseurs, actionnaires, banquiers, salariés...) dont ils ont besoin pour réussir. C'est en partie pour cela que le champ de la description s'est trouvé ouvert pour moi : ce que les professionnels ne disent pas en public devenait alors précisément ce qu'il convenait de dire. De même, ils ont horreur de l'histoire. Ils se plaisent à s'imaginer que les techniques qu'ils promeuvent sont « nouvelles ». Lorsqu'une technique a fait la preuve de son inefficacité ou lorsqu'elle a conduit, comme le taylorisme, à quelque désastre humain, ils introduisent quelque rupture, quelque « révolution » dans l'histoire du management, comme si tout avait été recommencé de neuf, justifiant la plus complète anamnèse. Je voudrais tenter ici un abrégé historique qui souligne au contraire l'extraordinaire continuité du développement des techniques managériales depuis le début de ce siècle. Là où d'autres opposent le taylorisme d'avant-guerre à l'école des relations humaines de 1950, l'esprit de centralisation bureaucratique des années soixante à l'esprit de décentralisation des années quatre-vingt, je ne vois que l'approfondissement continu d'un même projet, poussé toujours plus loin : réduire l'imprévisibilité du « facteur humain » afin d'assurer [168] l'amortissement des « investissements productifs » de plus en plus énormes conçus par les ingénieurs et les financiers. J'ai montré le détail des techniques permettant d'obtenir un tel contrôle. Mon récit a aussi montré que ces techniques sont aujourd'hui Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 156 sorties de l'artisanat pour prendre une forme industrielle : j'applique des techniques bien codifiées que je n'ai pas inventées mais qui m'ont été enseignées. Il est à peine nécessaire que je les comprenne et inutile que j'y croie pour qu'elles produisent les effets escomptés : elles sont devenues « impersonnelles », accomplissant jusqu'à la caricature le rêve taylorien d'un « management scientifique »... Le taylorisme Frédéric W. Taylor (1856-1915) passe pour l'inventeur de la profession d'ingénieur en organisation. Pour assurer une production de masse au moindre coût, Taylor propose de subordonner chacun des éléments constituants de l'entreprise — y compris les travailleurs — à un « système » rigoureux, établi sur des bases « scientifiques », orienté vers l'efficacité maximum : le one best way. Dans les Principes d'organisation scientifique des usines (1912), il synthétise sa conception de l'usine idéale, inaugurant du même coup le genre du « manuel pratique » qui devait devenir le mode favori d'expression des conseils en management. Dans l'usine taylorienne, tous les constituants (matières premières, moyens de production, main-d'œuvre, produits en cours de fabrication...) se trouvent codifiés et articulés les uns avec les autres par le moyen d'un ensemble d'outils de gestion : des dispositifs techniques 17 ; des instruments de mesure, [169] comme la règle à calcul et le chronomètre ; des « instructions écrites » telles que les « définitions de tâche » ; des dispositions financières, le tarif, la prime ; des procédures comme la sélection des nouveaux embauchés, l'éducation ouvrière, les réunions de service... C'est l'action combinée de tous ces outils qui doit former la machinerie d'une entreprise efficace 18. Taylor propose à ses collègues ingénieurs une définition de leur mission qui tend à les placer dans une position centrale et dominante 17 La chaîne, qui deviendra un élément central de l'usine taylorienne, a été mise au point à partir de 1913 dans les usines Ford. C'est un développement des principes tayloriens qui n'est pas dû à Taylor lui-même. Il fut une époque où les ingénieurs « fordistes » se distinguaient des ingénieurs « tayloriens ». 18 Laurent Thévenot : « Les investissements de formes », Conventions économiques, Paris, PUF, 1986. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 157 par rapport à l'ensemble de l'usine. On comprend les réticences des patrons traditionnels — qui iront jusqu'à faire des procès aux ingénieurs tayloriens —, mais aussi l'hostilité des contremaîtres et des ouvriers professionnels qui se voient dépossédés de la faculté d'organiser l'atelier à leur façon, de répartir le travail, de régler son rythme, de définir eux-mêmes les gestes, les outils, le vocabulaire technique 19. De 1880 à 1920, la profession d'ingénieur passe, aux États-Unis, de 7 000 à 136 000 membres. Au cours de cette période, le développement du management scientifique, grandement accéléré par la guerre, se fait dans une lutte permanente et souvent violente contre les ouvriers professionnels et contre les organisations syndicales. Taylor et ses proches collaborateurs ne dissimulent pas leur hostilité à l'égard des syndicats et refusent toute négociation avec eux : « What constitutes a fair day's work will be a question for scientific investigation instead of a subject to be bargained and buggled over 20. » C'est seulement après la mort de Taylor, en 1922, que les positions des dirigeants de la grande organisation syndicale américaine [170] AFL se rapprochent de celles des ingénieurs de la Taylor Society, sur le thème de l'intérêt commun des patrons et des ouvriers à faire croître la productivité. Tout se passe alors comme si les définitions standardisées des emplois — liés à la standardisation taylorienne des tâches — fournissaient aux dirigeants syndicaux l'occasion de négocier à leur niveau, renforçant du même coup leur pouvoir sur la base... Cependant, les ouvriers restent très réticents et l'hostilité aux mesures de rationalisation taylorienne continue à susciter des grèves, des actions de sabotage et d'autres formes de luttes « sauvages » qui ne peuvent empêcher la multiplication des postes d'ouvriers spécialisés au détriment des postes d'ouvriers professionnels, l'intensification du travail, la perte d'autonomie des ateliers au profit des bureaux de méthode et l'accentuation dramatique de la séparation entre travail d'exécution et travail de conception. 19 David Stark : « Class Struggle and the transformation of the labor process », Theory and Society, vol. 9, n° 1, janvier 1980, p. 89-130. 20 « La définition d'une journée de travail équitable sera une question d'investigation scientifique au lieu d'être un sujet de négociations et de conflits. » Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, 1re éd. 1911, 2e éd. 1960, p. 142. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 158 En France, Henri Le Chatelier, ingénieur au Corps des mines et professeur à l'École des mines, introduit la pensée de Taylor à partir de 1907. Les premières applications sont tentées par Charles de Fréminville, directeur technique des usines Panhard et Levassor. Louis Renault, quant à lui, ne retient qu'un aspect du système : le chronométrage du travail ouvrier, qu'il applique dans ses usines de Billancourt en 1913, cherchant à obtenir très vite une intensification du travail ouvrier sans mettre en place tout le dispositif technique et organisationnel imaginé par Taylor pour le rendre possible. Cette expérience déclenche une grande grève, inaugurant une longue tradition ouvrière de lutte contre « les chronométreurs » 21. Les systèmes américains de rationalisation du travail (taylorisme et fordisme) trouvent l'occasion de s'appliquer dans toute leur étendue en 1916, pour la production en masse des obus de canon. Le soussecrétaire d'État aux munitions et à l'artillerie, Albert Thomas, entouré d'une équipe d'ingénieurs et de techniciens dont le Chatelier et Hugoniot, donne alors une impulsion décisive à la [171] diffusion des nouvelles méthodes 22. Comme leurs homologues américains, les ingénieurs tayloriens français ont du mal à surmonter les réticences du patronat traditionnel et ils profitent de l'occasion que leur offre l'intervention dirigiste de l'État en guerre pour appliquer leurs méthodes et de ce fait jouer un rôle politique dans la direction de l'économie. Après la guerre, Henri Le Chatelier et ses amis tayloriens assurent la promotion de ce qu'on appellera à cette époque la « rationalisation de l'industrie ». Ils créent le Comité national de la productivité française (CNOF), organisé comme une société savante et qui comptera 1 200 adhérents en 1932. Le CNOF fait une active propagande en faveur des méthodes taylorienne et fordienne. Il contribue à l'ouverture d'une école d'organisation scientifique du travail à Paris en 1934 et d'une seconde à Lille en 1937. En 1938, il suscite la création du Bureau des temps élémentaires (BTE) qui devait permettre la standardisation des méthodes d'analyse du travail et de chronométrage et les comparaisons d'une 21 Aimée Moutet, « Les origines du système Taylor en France, le point de vue patronal 1907-1914 », Mouvement social, n° 93, octobre-décembre 1975. 22 Aimée Moutet, « Ingénieurs et rationalisation de la Grande Guerre au Front populaire », Culture technique, Paris, CRCT, n° 12, mars 1984. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 159 usine à l'autre. De 1914 à 1939, les méthodes d'organisation américaines se diffusent et s'amalgament à la tradition nationale de l'organisation administrative inspirée par Fayol. Cependant, et si l'on exclut la métallurgie, l'industrie textile et les houillères (rationalisées selon le système de l'ingénieur Bedeau), les grandes réalisations restent rares. L'industrie française n'est pas assez concentrée, les produits ne sont pas assez standardisés et les quantités à fabriquer trop faibles pour justifier la mise en place d'un véritable système taylorien d'organisation de la production. Beaucoup d'industriels hésitent à s'entourer d'ingénieurs et de techniciens « improductifs » qui risquent d'alourdir leurs frais généraux. Quant au recours à des ingénieurs-conseils, c'est un luxe réservé aux entreprises prospères 23. [172] Les premiers cabinets d'organisateurs conseils font leur apparition à la fin de l’entre-deux-guerres 24. Le BICRA, créé par Jean Coutrot, associe déjà l'organisation taylorienne et le recours à la psychologie et à l'économie ; la Commission d'études générales des organisations (CEGOS), présidée par Auguste Detœuf, polytechnicien et auteur des célèbres Propos d'O. Barenton, confiseur, cherche lui aussi à perfectionner le système taylorien en prenant en compte « le facteur humain » : « ...Il n'est pas difficile dans une industrie de faire le nécessaire ; mais c'est en faisant le superflu qu'on gagne de l'argent. 23 D'après Aimée Moutet, en 1929 l',ingénieur-conseil Coutrot demandait 4 000 à 5 000 francs plus les frais de déplacement pour un diagnostic de trois jours. À cette époque, le salaire moyen d'un ouvrier métallurgiste parisien était de 5,06 F de l'heure. Le diagnostic de trois jours coûtait donc autant que le travail d'un ouvrier métallurgiste pendant quatre mois. Coutrot était un des principaux animateurs du CNOF. D'abord représentant en France d'un bureau d'ingénieurs-conseils hollandais, il fonde en 1931, en association avec Hijmans, le Bureau d'ingénieurs central en organisation : le BICRA. 24 Sur ce point voir Luc Boltanski, Les Cadres, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 194-198. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 160 « Traitez les hommes comme des machines, ils rendent le nécessaire ; traitez-les comme des hommes, peut-être en obtiendrez-vous le superflu 25. » Pendant la guerre de 39-45, l'utilisation des méthodes tayloriennes de rationalisation du travail prend une signification particulière. Dans les mines de charbon, l'application de la méthode Bedeau de chronométrage des mineurs de fond est interprétée par ceux-ci comme un acte de collaboration avec l'occupant. Certains ingénieurs chargés du chronométrage considèrent le non-respect des normes de production comme un acte de sabotage passible de déportation 26. La Libération est l'occasion de règlements de comptes, au fond des puits, entre mineurs et ingénieurs. [173] Le développement de l'« human engineering » Après 1945, le plan de reconstruction, la guerre froide et l'aide américaine du plan Marshall fournissent le contexte d'une transformation du discours et des méthodes du patronat et des ingénieurs. Plutôt que de « gagner de l'argent », on parlera désormais d'accroître la production nationale. Au lieu d'invoquer le « tempérament du chef » et son « autorité naturelle », on se référera aux « techniques de management » enseignées et mises en œuvre par des spécialistes s'appuyant sur des connaissances psychologiques et sociologiques importées des États-Unis et sur deux disciplines techniques nouvelles : le marketing et les relations humaines. Auguste Detœuf, Propos d'O. Barenton, confiseur, 16e édition, Paris, Seditas, 1977. 26 Evelyne Desbois, « Des ingénieurs perdus », Culture technique, op. cit., p. 113121. 25 Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 161 En 1948 est créé, au Commissariat général au Plan, un groupe de travail sur la productivité présidé par Jean Fourastié 27 : Il établit le « programme français pour la productivité ». Suivent plus de 450 missions de responsables français aux États-Unis et la venue de nombreux experts américains en France. Principale conclusion : « Les Français ne sont pas conscients du rapport direct qui existe entre un niveau élevé de productivité et l'application de saines méthodes en matière de rapports humains. » (Rapport du 15 mars 1950.) L'AFAP (Association française pour l'accroissement de la productivité), fondée en 1950, incite les cabinets d'organisation, les syndicats, les groupements professionnels et chambres consulaires à créer des cycles de formation à la « gestion », aux « relations humaines », à la « vente », au « marketing ». Toute une génération de psychosociologues français se met alors au service de la diffusion des notions et des méthodes de l'école américaine... Jean Stoetzel, [174] professeur de psychologie sociale à la Sorbonne, dirige l'Institut français d'opinion publique (IFOP) et l'ETMAR, Société d'étude de marché. Guy Serraf fonde avec Didier Anzieu et Jacques Ardoino l'ANSHA (Association nationale pour le développement des sciences humaines), qui organisera son premier « Séminaire de psychologie industrielle » en juin 1960 à l'hôtel Grand Veneur à Rambouillet. Il y a aussi J. et M. Van Bockstaele, R. et M. Pages, Cl. Faucheux, J. Maison-Neuve, G. Palmade, P. Bize, R. Muchielli... À cette époque comme aujourd'hui, on célèbre le « contact » qui s'établit « entre la recherche scientifique d'une part, la pratique industrielle, agricole et commerciale d'autre part »... Il faudrait étudier en détail les contributions de chacun de ces auteurs, signaler les divergences. Je n'évoquerai ici que deux textes qui me semblent significatifs de l'ambiance de l'époque. La préface écrite par J. Ardoino pour la traduction française du livre de Douglas McGregor : La Dimension humaine de l'entreprise 28 : 27 Beaucoup d'indications sur cette période sont empruntées au livre de Luc Boltanski, Les Cadres (op. cit.). Chapitre 2 : « La fascination de l'Amérique et l'importation du management ». 28 Paris, Gauthier-Villars, 1971 ; édition originale : The Human Side of Enterprise, New York, 1960. Ce texte n'est pas une citation complète, mais le regroupement des phrases prescriptives (où figure le verbe devoir). On peut le consi- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 162 « ...La recherche d'un commandement éclairé impliquera dans un certain nombre de cas le sens de la négociation et l'acceptation du compromis, qu'il ne faut pas confondre avec la compromission [...]. Le contrôle moderne doit, dans un premier temps, s'appuyer sur une éducation à l'autocontrôle [...]. Le chef organisateur qui s'était, au début de ce siècle, nécessairement associé, pour le compléter, au chef de type traditionnel, surtout défini par sa force de caractère (c'est-à-dire le chef du personnel militaire en retraite), doit aujourd'hui s'adjoindre encore le chef formateur et même, dans notre cas, le chef éducateur... » Douglas McGregor, dans le corps de l'ouvrage, précise encore plus nettement l'intention : « ...C'est [la fonction de médiation du chef] qui pourra finalement [175] être effectuée, plus ou moins selon les moments, par tous les membres de la communauté, qui permettra de " régulariser " les tensions et de tirer parti de la contestation... » Un article publié en 1951 par Michel Crozier 29 au retour d'un voyage d'étude aux États-Unis nous propose le point de vue d'un jeune intellectuel français sur ce qu'on appelait alors human engineering aux USA : « ...Les méthodes employées par le human engineering sont très diverses. Toutes les acquisitions modernes des sciences humaines ont été mises à contribution. Mais, là encore, c'est l'esprit qui préside à leur emploi qu'il faut avant tout considérer. Cet esprit [...], consiste à traiter l'opposition comme une névrose ou une maladie : la soumission est la normale... » dérer comme un abrégé des recommandations faites par D. Anzieu aux dirigeants d'entreprise qui sont ses lecteurs supposés. 29 In Les Temps modernes, n° 59. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 163 Les « acquisitions modernes des sciences humaines » auxquelles M. Crozier fait allusion sont le produit des recherches entreprises par des universitaires américains mobilisés dans le cadre du New Deal de F.D. Roosevelt et pendant la guerre. Elton Mayo 30 est le type même de l'universitaire dont les travaux sont directement inspirés d'expériences pratiques réalisées en milieu industriel. Ses expériences sur les ouvriers d'usine sont en quelque sorte le prototype des interventions que réaliseront par la suite des générations de conseil en management spécialisé dans les problèmes humains. De même, Kurt Lewin est présenté par son biographe, Alfred Marrow, comme « a practical theorist ». Voici un extrait du récit de ses célèbres expériences à Harwood : « Lewin élabora avec French un nouveau programme de formation des cadres auquel participeraient tous les niveaux de la hiérarchie. On mit l'accent sur le jeu de rôle, le sociogramme, les groupes de résolution de problèmes et d'autres actions pratiques ; on limiterait [176] le nombre et la durée des conférences et discussions théoriques. Le but global de cette expérience de formation était de procurer aux cadres des méthodes plus efficaces pour créer la coopération, soutenir le moral et maîtriser les problèmes humains. La formation de ces cadres faisait appel à l'auto-observation, au feed-back, à la solution des problèmes en groupe, innovation totale dans l'industrie... 31 » Ce type d'expérience, élaboré pour répondre à une demande précise des dirigeants d'entreprise, devait connaître une énorme notoriété dans le milieu industriel. Il sert encore aujourd'hui, dans un très grand nombre de pays, de support pédagogique dans des stages de formation continue aux relations humaines pour cadres, agents de maîtrise et chefs d'équipe. Paul Lazarsfeld est un autre exemple de célèbre chercheur en sciences sociales dont les conceptions sont directement issues de tra30 Elton Mayo, The Social Problems of an Industrial Civilization, Cambridge, Mass., 1945. On pourrait citer aussi : Carl R. Roggers, Counseling and Psychotherapy, 1942 ; Alex Bavelas, Communication Patterns in Task-Oriented Groups, 1950 ; A. Maslow, Motivation and Personality, New York, 1954. 31 Alfred Marrow : Kurt Lewin, Paris, ESF, 1972, p. 123 ; édition originale : The Practical Theorist. The Life and Work of Kurt Lewin, New York, Basic Books, 1969. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 164 vaux appliqués réalisés pour les entreprises et les hommes politiques. Dès le début de sa carrière, en Autriche, Lazarsfeld n'était pas un universitaire comme les autres 32. Il avait dû se comporter en « entrepreneur » et créer un bureau de recherche appliquée où il pratiquait déjà, avant la guerre, des études de marché. Lazarsfeld indique lui-même dans un article que les méthodes d'enquêtes qu'il a développées et fait reconnaître par la communauté scientifique doivent beaucoup à ses travaux appliqués. Il a été très tôt frappé, dit-il, par « l'équivalence méthodologique entre le vote socialiste et l'achat d'un savon ». Ainsi donc, l'invention des « sondages d'opinion », qui devait assurer à Lazarsfeld un succès scientifique international, paraît liée dès l'origine aux expériences acquises en milieu commercial et aux préoccupations financières qui ont obligé le jeune chercheur et, plus tard, le directeur du Bureau of Applied [177] Social Research de l'université Columbia de New York à répondre aux attentes de milieux professionnels non académiques. Le travail de mise en forme scientifique et de légitimation des techniques industrielles et commerciales d'influence sur autrui opéré par les universitaires américains jette les bases de nouvelles expertises et permet le développement de nouvelles professions spécialisées dans le maniement des hommes. Encore une fois, C. Wright Mills apparaît comme l'analyste par excellence de l'émergence de ces nouveaux métiers aux États-Unis : « Il y a vingt ans, H. Dubreuil 33, observateur étranger, pouvait écrire à propos de l'industrie américaine que "l'insuffisance de Taylor apparaît quand il aborde les forces internes que renferme l'âme du travailleur..." Ce n'est plus vrai aujourd'hui. La nouvelle école de gestion scientifique (partie des sciences sociales) commence précisément à l'endroit où Taylor s'était arrêté, 32 Michael Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 25, janvier 1979. 33 H. Dubreuil (1883-1971) est un syndicaliste français, appelé au cabinet d'Albert Thomas en 1916, ouvrier aux États-Unis de 1927 à 1928, il travaille ensuite au Bureau international du travail (BIT). Il est l'auteur de nombreux livres sur le travail et a été considéré comme un des promoteurs du système des « ateliers autonomes de production » qui a connu un certain succès dans les années 70. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 165 ou était resté dans le vague. Les spécialistes des "relations humaines dans l'industrie" ont étudié, non l'éclairage et les toilettes, mais les camaraderies et le bon moral des employés » [...]. « L'effort des dirigeants reflète le refus des employés d'accomplir spontanément leurs tâches routinières ; il montre que les cadres se rendent compte que leurs employés n'ont aucun désir spontané de travailler en vue des fins dernières qu'on leur propose. Il montre également qu'il est plus difficile de donner un bon moral aux employés quand les chances de monter dans la hiérarchie professionnelle et sociale sont minces. C'est pour ces raisons sous-jacentes que la morale protestante du travail comme obligation est remplacée par des efforts conscients faits par les services du personnel pour améliorer le moral 34. » [178] Taylor avait permis aux « ingénieurs » d'entrer en force dans l'entreprise en complétant leur capacité à contrôler le mouvement des machines d'une capacité nouvelle à exercer un contrôle quasi mécanique sur les gestes de l'ouvrier. L'human engineering ouvre aux ingénieurs la perspective d'une action directe sur la conscience des travailleurs et des consommateurs, permettant de réduire l'imprévisibilité du « facteur humain » et d'assurer l'amortissement de ces « investissements productifs » de plus en plus lourds que sont, précisément, les machines et les systèmes qu'ils conçoivent 35. L'efficacité des techniques modernes d'action sur les consciences peut s'analyser de la même façon que l'efficacité des actes magiques et des rituels religieux. On peut montrer que ces pratiques sont acceptables par tous et utiles à quelques-uns en faisant l'économie de l'hypothèse selon laquelle elles accompliraient effectivement ce qu'elles prétendent. Comme on a pu s'en rendre compte à la lecture de ce livre, il n'est pas évident que les techniques à base scientifique mises en œuvre par les ingénieurs sociaux se distinguent radicalement des pratiques 34 35 Les Cols blancs, op. cit., p. 268. K.G. Galbraith, Le Nouvel État industriel, Paris, Gallimard, 1970 ; édition originale : The New Industrial State, Londres, Hamish Hamilton, 1967. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 166 religieuses, politiques et militaires plus anciennes 36. Le fait certain n'est pas l'accroissement d'efficacité de ces techniques mais le développement de professions qui n'ont [179] d'autre forme d'expertise que le maniement de ces techniques ni d'autre forme de légitimité que cette expertise. Depuis la mise en place par l'INSEE de la nouvelle nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), il devient possible d'évaluer — avec prudence — les effectifs de certaines catégories spécialisées de cadres administratifs et commerciaux d'entreprise. Les premières indications disponibles proviennent du recensement de la population de 1982 (RP 82) et de l'enquête Structure des emplois de 1984 (ESE 84), qui ne concernent que les salariés des établissements de plus de dix salariés. On peut interpréter l'écart de résultat entre les deux enquêtes soit comme le signe d'erreurs d'enregistrement, soit (et seulement lorsque ESE 84 est inférieur à RP 82) comme une indication de l'existence d'une population de conseillers et prestataires de services spécialisés travaillant dans de petits cabinets de moins de dix salariés. Les cadres spécialisés dans le recrutement et la formation (Code 3722) seraient 7 520 (RP 82) ou 9 066 (ESE 84) et il y aurait 56 160 (RP 82) ou 12 736 (ESE 84) formateurs et animateurs de formation continue non-cadres. Les autres cadres spécialisés dans la gestion du personnel des grandes entreprises (code 3725) seraient 1 940 (RP 82) ou 7 587 (ESE 36 Le recours à des procédés codifiés et réfléchis d'action sur autrui est attesté dans de nombreuses sociétés et à différentes époques. Les modernes techniques de « dynamique de groupe » ne sont pas sans analogie avec les pratiques de confession publique de certaines sectes protestantes. « L'entretien annuel d'évaluation des performances » — élément central de toute politique de gestion du personnel — n'est pas sans rapport avec les techniques d'examen de conscience développées par le clergé catholique à partir du XVIIe siècle (cf. Aloïs Hahn, « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d'aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 54-68). En dernier lieu, « l'analyse stratégique » dont on fait grand cas dans les séminaires pour cadres dirigeants n'est pas sans évoquer les formes de sociabilité des nobles de la société de cour décrites par Norbert Elias (La Société de cour, op. cit., p. 101-114) ou même les techniques de gouvernement des princes italiens de la Renaissance analysées par Machiavel. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 167 84), le second chiffre étant plus plausible. Il faut y ajouter les directeurs du personnel et des ressources humaines qui sont comptabilisés par l'INSEE avec les cadres d'état-major (il y en aurait environ 8 000, selon une estimation de l'APEC en 1982), il faut ajouter aussi 26 612 (ESE 84) agents de maîtrise et techniciens employés dans ces services (code 4613). Dans la publicité et les relations publiques (code 3735) on dénombre 11 800 (RP 82) ou 9 251 (ESE 84) cadres et 10 780 (RP 82) ou 3 982 (ESE 84) assistants techniques (code 4631). On pourrait compléter cette énumération des professions vouées à l'ingénierie humaine en comptabilisant aussi, pour ce qui concerne le contrôle de l'activité des salariés, le cadres de l'organisation et du contrôle des services administratifs et financiers [180] (code 3723) et, pour le contrôle et l'action psychologique sur la clientèle, les spécialistes de la vente (code 3733) et du marketing (code 3732)... Au total, combien faudrait-il compter de personnes vouées, dans les grandes entreprises et les cabinets de conseil, au contrôle et à l'ingénierie sociale ? Je préfère laisser la question en suspens et ne pas évoquer ce que cela coûte... La profession de « conseil en management » aujourd’hui Le développement en France de la profession de conseil en management remonte seulement aux années cinquante. L'exercice de cette profession n'est pas soumis à l'obtention d'un quelconque diplôme, ni à l'autorité d'un ordre 37. L'administration ne dispose pas de statistiques précises à son sujet. Le nom de la profession lui-même est très mal fixé. Il varie au fil du temps et selon les interlocuteurs. Ingénieur en organisation, ingénieur-conseil, conseil en management, conseil en 37 La Chambre syndicale des sociétés d'engineering et de conseil « Syntec » regroupe une quarantaine de sociétés spécialisées en « organisation et formation » employant environ 2 000 personnes. Elle publie un annuaire et un indice d'évolution des tarifs d'intervention auxquels se réfèrent la plupart des contrats commerciaux. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 168 gestion... La liste des spécialités ne cesse de s'allonger et il existe une grande incertitude sur la façon de les regrouper dans le cadre d'une profession générique : faut-il mettre ensemble ou séparer l'ingénierie, le conseil en management et le conseil informatique ? Faut-il regrouper la formation professionnelle continue avec le conseil en gestion des ressources humaines ? Faut-il classer à part le vaste secteur des études de marchés ? Le service de statistiques du ministère de l'Industrie (Sessi) effectue, depuis 1981, une enquête annuelle sur la branche « ingénierie, études [181] et conseil ». Pour 1984, il obtient les chiffres suivants : études techniques : 2 115 entreprises employant 69 275 personnes et réalisant un chiffre d'affaires de 25 832 MF ; études économiques et sociologiques : 237 entreprises, 5 250 salariés, 1 879 MF ; études informatiques : 791 entreprises, 27 720 salariés, 8 981 MF : organisation, formation et recrutement : 324 entreprises, 5 741 personnes, 2 871 MF (ne sont prises en compte que les entreprises de plus de six personnes exerçant ces activités à titre principal. Les établissements publics ou parapublics et les associations loi 1901 — très nombreuses dans le secteur de la formation et des études de marchés — sont exclus). Considérons maintenant les sociétés strictement spécialisées dans le conseil en organisation et management. L'enquête Sessi en dénombre 202, employant 4 440 personnes et réalisant 2 195 MF de chiffre d'affaires. La consultation du Kompas France (Paris, Éditions SNEI, 1986) permet de se faire une idée du nombre total d'agents économiques présentant une offre commerciale dans la branche. La rubrique « conseils en gestion, direction, organisation » mentionne le nom de 1 692 prestataires de service classés en 53 sous-rubriques (organisation comptable, psychologie appliquée, analyse de la valeur, gestion des stocks...). Une autre rubrique, intitulée « sélection et gestion du personnel » (formation exclue) mentionne 670 noms classés en 38 sousrubriques (paie, recrutement, communications intérieures, conseil social, législation du travail, psychanalyse institutionnelle, logement du personnel...). Les conseils en management sont des experts et, à ce titre, ils vendent un savoir. Cependant, ils partagent l'essentiel de ce savoir avec des cadres supérieurs des grandes entreprises qui, par le jeu des affinités électives, se trouvent souvent avoir été formés exactement dans la même école 38. On peut admettre que la fonction principale 38 Les personnels des services fonctionnels des grandes entreprises sont parfois très nombreux. En 1985, la Société générale comptait plus de 600 personnes Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 169 [182] du conseil est d'enseigner le savoir managérial commun non pas au client lui-même mais à une tierce partie : les subalternes. Cette hypothèse ne suffit pourtant pas à rendre compte de tous les cas observables : les conseils cherchent souvent et parviennent de temps à autre à exercer une influence intellectuelle véritable sur leur client, apportant ainsi la justification complète du tarif élevé de leurs prestations 39. L'introduction permanente de techniques et de préceptes managériaux nouveaux et de plus en plus sophistiqués est le moyen qu'ils emploient pour parvenir à cette fin. L'évolution des techniques de management a été présentée comme un phénomène de mode. Cependant, alors qu'une mode vestimentaire chasse l'autre, en management, les nouveautés successives se déposent dans les entreprises en couches sédimentées, matérialisées par des manuels, des procédures et « outils de gestion », des services et des personnels spécialisés. Alors qu'une femme élégante change toute sa garde-robe lorsque la mode tourne, l'entreprise se présente le plus souvent comme un assemblage hétéroclite de techniques de management d'âges différents, qui toutes ont prétendu, un temps, imposer leur logique aux autres 40. Une liste — non exhaustive — des « techniques nouvelles » introduite depuis 1945 ressemble à un poème surréaliste : dans sa « direction des relations humaines et sociales ». Les moyens que peut mobiliser un tel service sur un projet sont sans commune mesure avec ceux des cabinets de conseil. Cependant, l'expertise des « spécialistes maison » se trouve réduite lorsque les plans de carrière des cadres impliquent des mutations rapides d'une fonction à l'autre. Dans certaines entreprises, les responsables des services fonctionnels sont éternellement des « débutants » obligés de se fier à un consultant extérieur pour s'imposer face à des subalternes plus spécialisés. 39 On peut considérer que depuis le début des années soixante-dix, les cabinets de conseil en management bien établis facturent une journée de travail d'ingénieur-conseil (hors taxes et sans les frais de déplacement) l'équivalent d'un à deux mois de salaire d'un ouvrier payé au salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG). Les tarifs varient dans cette fourchette, selon l'expérience de l'ingénieur, le prestige du cabinet, le client, la durée des interventions... 40 Cf. Christophe Midler, « Les modes managériales », Annales des Mines, série « Gérer et Comprendre », Paris, n° 4, 1986 ; « Business Fads », International Business Week, Mac Graw Hill, janvier 1985. M. Thévenet, « L'écho de la mode », Revue française de gestion, septembre-décembre 1985. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 170 Adopter un « style de commandement démocratique », améliorer les communications ascendantes et descendantes, motiver [183] l'homme au travail, lever les inhibitions par la dynamique de groupe, améliorer la condition ouvrière grâce à l'ergonomie et à la psychotechnique, étudier les motivations, sonder les opinions (1960), segmenter et cibler une clientèle, faire un brain-storming, faire un marketing-mix, enseigner l'art de la vente, trouver le « concept » et « l'accroche » d'une campagne publicitaire, sélectionner et apprécier le personnel, définir les postes (1970), mensualiser les ouvriers, gérer les conflits, établir un bilan social, mettre en place un système de participation et d'intéressement des salariés aux fruits de l'expansion, développer une politique de formation professionnelle continue, analyser le système entreprise-environnement, aider à la décision par la recherche opérationnelle, planifier la gestion des stocks, optimiser la logistique, informatiser la paie et la facturation, mettre en place une organisation staff and Une, gérer par les objectifs, faire une analyse stratégique, établir un plan à cinq ans, gérer un portefeuille d'activités, établir une courbe d'expérience, enrichir et élargir les tâches ouvrières, améliorer les conditions de vie au travail, mettre en place un système de contrôle de la qualité des fabrications (1980), décentraliser la prise de décision, recentrer une entreprise sur son métier, se débarrasser des canards boiteux, automatiser et robotiser, rendre la production plus flexible, dégraisser les effectifs, diffuser la micro-informatique et la mettre en réseau, organiser les ouvriers en cercle de qualité, rechercher le « zéro défaut », supprimer les stocks tampons par la méthode kanban, formuler un « projet d'entreprise », définir et remodeler la « culture d'entreprise », mobiliser les hommes, faire des dirigeants des personnalités « médiatiques », gérer le temps des dirigeants, les sortir de l'état-major (management by walking around)... Une technique managériale peut avoir été inventée longtemps avant de devenir « à la mode » 41. Le lancement d'une mode managé41 Ainsi, la technique des cercles de qualité a été mise au point par des experts américains travaillant au Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir été expérimentée en France par la société Lesieur, elle a été lancée à partir de 1981 par les membres fondateurs de l'AFCERQ et présentée alors comme une façon révolutionnaire de manager une entreprise. À ce moment, certaines entreprises françaises rencontraient des difficultés à l'exportation en raison de la médiocre qualité de leurs produits et surtout, un gouvernement de gauche ve- Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 171 riale [184] commence par l'organisation de colloques, la réalisation d'« expériences pilotes » dans quelques entreprises et la publication d'articles dans la presse spécialisée, relayées plus ou moins rapidement par des articles dans la grande presse et des prises de position publiques de personnalités : grands patrons, hommes politiques, hauts fonctionnaires, syndicalistes, universitaires. Pour emporter la conviction, le discours des promoteurs articule souvent la description sommaire de la nouvelle méthode de gestion avec la justification de son utilité pour les entreprises (c'est une condition pour trouver des clients) et plus globalement, pour l'économie nationale tout entière (c'est une condition pour obtenir des aides publiques : subvention, programme de recherche, création de postes d'enseignement...). Ainsi, pour diffuser les méthodes d' « enrichissement des tâches » ouvrières, au début des années 1970, les promoteurs invoquaient la paix sociale suédoise (opposée à 1'« agitation sociale » française), mais aussi l'augmentation coûteuse pour l'industrie des erreurs humaines, de l'absentéisme, du turn-over et l'incapacité des jeunes générations d'ouvriers, plus instruits, à s'adapter au travail parcellisé taylorien. L'enrichissement des tâches, dans les discours publics, apparaissait tout à la fois comme un moyen d'améliorer la qualité de la production, de réduire les coûts de fabrication et d'accomplir une œuvre humanitaire en faveur des ouvriers. Pour comprendre comment se diffuse une mode managériale, on peut tenter l'inventaire des avantages que trouvent différents groupes professionnels et différentes institutions à la promouvoir ou à l'adopter. Pour les cadres supérieurs des grands groupes, le [185] lancement d'une « innovation » est une bonne affaire. C'est le meilleur moyen de se faire remarquer, de justifier une carrière rapide et surtout d'échapper partiellement aux multiples « critères d'appréciation des performances » qui s'imposent en temps ordinaire et que seuls les impératifs d'une « expérience pilote » permettent d'éluder. Les dirigeants de grands groupes supposent souvent que la grosse bureaucratie qu'ils dirigent est « peu apte au changement » et considèrent qu'il leur incombe de veiller personnellement à rendre le changement possible. Ils sont nait d'arriver au pouvoir sur la base d'un programme qui faisait de « l'expression des salariés sur leur lieu de travail » un des objectifs essentiels. Le CNPF et, avec lui, de nombreuses grandes entreprises semblent avoir considéré que la mise en place de cercles de qualité (anticipant sur la promulgation de la loi) était une façon habile de gérer cette menace. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 172 prédisposés à entendre les propositions de jeunes cadres, souvent parmi les plus diplômés, plutôt parmi ceux que l'origine sociale ou même les alliances familiales désignent pour avoir des contacts fréquents avec les dirigeants 42. La taille des grands groupes permet de mobiliser beaucoup d'hommes et de moyens sur un projet limité aux résultats incertains sans que le risque soit trop grand. Cependant, point trop n'en faut. On facilitera plus facilement l'imitation d'une expérience étrangère réussie, soigneusement étudiée à l'occasion d'un voyage d'étude, que l'invention véritable qui obéit à une tout autre logique 43. Dès qu'une expérience nouvelle a été conduite dans un groupe industriel français de renom, sa divulgation devient un enjeu crucial pour les conseils en management qui disposent désormais d'une première référence susceptible de rassurer leur clientèle. Le cabinet qui a pu s'associer à la réalisation d'une « première » dispose évidemment d'un avantage sur ses concurrents, contraints de bluffer ou, plus sûrement, de s'associer avec quelque cabinet étranger pour paraître crédibles. Les associations professionnelles [186] d'ingénieurs et les organismes consulaires jouent alors le rôle de relais et parfois de cheval de Troie. Lorsqu'ils se montrent réticents, les innovateurs n'hésitent pas à provoquer des scissions ou à créer des associations concurrentes 44. Dans les autres groupes industriels, l'imitation d'une expérience « réussie » peut être un excellent prétexte pour s'attaquer à un problème réel de l'entreprise, éventuellement différent de celui qui a justifié l'expérience originelle. En effet, il est souvent difficile dans une entreprise de désigner le défaut de fonctionnement auquel on veut s'attaquer sans se mettre à dos tous ceux que l'on veut précisément convain42 Cf. Michel Villette : « L'accès aux positions dominantes dans l'entreprise », Actes de la recherche en sciences sociales, IV, 1975. 43 L'invention permanente de solutions organisationnelles adaptées au contexte local, dans des entreprises de toute taille, par toute sorte d'agents, souvent en marge de l'organisation officielle et aux risques et périls de leurs promoteurs, est un phénomène distinct des « modes managériales » à la promotion desquelles on ne peut prétendre que si l'on dispose des liens sociaux et des ressources nécessaires pour faire connaître et reconnaître son « innovation » des milieux du management et de la presse. 44 Ainsi, dans le domaine de la qualité, l'Association des qualiticiens (AFQ) s'est vue débordée par une Association française pour le contrôle industriel de la qualité puis, à partir de 1982, par une Association française pour les cercles de qualité (AFCIQ). Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 173 cre de la nécessité d'un changement. La référence à une expérience idéalisée transformée en modèle dont il convient de se rapprocher « pour rester performant » est donc un stratagème nécessaire et courant. Journalistes, hommes politiques et hauts fonctionnaires apprennent à connaître la nouveauté par le biais d'opérations de relations publiques organisées par les grandes entreprises soucieuses de mettre en valeur leur « dynamisme » et leur « capacité d'innovation » ou par les grands cabinets de conseil en management. Pour eux, toute occasion d'avoir la primeur d'un discours nouveau et « constructif » sur le développement économique et social peut être une aubaine. Certains hauts fonctionnaires, en particulier, sont professionnellement tenus à discourir sur l'entreprise et l'économie mais, toujours incertains de leur légitimité à le faire, ne peuvent trop s'écarter du point de vue des dirigeants d'entreprise et des experts. Ce sont des cibles faciles pour les innovateurs. Quant aux professionnels du syndicalisme ouvrier, ils ne résistent pas toujours à la tentation de compenser leurs habituelles critiques par une déclaration positive sur un thème qui semble, à priori, porteur de « progrès économique et social » et dont l'argumentaire comporte souvent, comme par hasard, la reprise de telle ou telle de leurs [187] revendications 45. Quant aux universitaires et aux chercheurs, ils arrivent un peu en retard, au moment précis ou l'administration dégage des budgets pour des programmes de recherche et d'enseignement sur une nouvelle spécialité. Les premiers arrivants (appartenant plutôt aux grandes écoles de commerce et d'ingénieurs) célèbrent sommairement, et avec quelques réserves, une technique qu'ils n'ont pas eu le temps de connaître en détail. Lorsque les premières analyses savantes « approfondies » (et souvent critiques) arrivent enfin au stade de la publication, la mode est passée. 45 La CGT aussi bien que la CFDT ont multiplié les prises de position publiques sur l'enrichissement des tâches au début des années 1970 et sur les cercles de qualité au début des années 1980. Dans les deux cas, leurs prises de position nuancées mais globalement positives ont été largement utilisées par les promoteurs de ces innovations sociales pour conforter leur position. Dans certaines usines, les consultants ont distribué aux ouvriers des photocopies d'articles syndicaux favorables aux cercles de qualité, utilisés comme « support pédagogique », dans le cadre de sessions de formation. Michel Villette, L’homme qui croyait au management. (1988) 174 Sommairement schématisé, on voit ainsi se mettre en place un jeu complexe et changeant d'interdépendances entre des groupes professionnels qui considèrent l'évolution des techniques de management comme un enjeu et peuvent, à ce titre, être considérés comme constitutifs du champ managérial 46. Dans ce champ, les sociétés de conseil en management ont plutôt une fonction de colportage qu'une fonction d'innovation. Elles n'en occupent pas moins une place centrale. Elles sont la cheville ouvrière d'une évolution qui les intéresse au premier chef. Fin du texte 46 Sur la notion de champ : Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
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