Le Carnet du Public –Lapin Lapin – Coline

Le Carnet du Public –Lapin Lapin – Coline Serreau
Dossier pédagogique réalisé par Laurence Lissoir
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Le Carnet du Public –Lapin Lapin – Coline Serreau
Lapin Lapin
Comédie déjantée
Création –Grande Salle
Du 24/04/14 au 28/06/14
UNE CREATION ET PRODUCTION DU THEÂTRE LE PUBLIC ET DU THEÂTRE DE
NAMUR
Mise en scène : Magali Pinglaut
Avec: François Binon, Benjamin Boutboul, Xavier Delacollette, Jeanne
Kacenelenbogen, Gaëtan Lejeune, Lionel Liégeois, Jean Lognay, Pascale Oudot,
Emilienne Tempels et Aylin Yay
Synopsis :
« Un nouveau-né avec deux dents !!! … C’est un extra-terrestre !! » a dit la sage-femme. « Ce
sera un génie ! » qu’il a fait le docteur. Moi j’ai dit : « On va l’appeler Lapin à cause de ses
dents ». Et comme c’est déjà son nom de famille, il s’appellera comme ça : LAPIN LAPIN
! ».
Bienvenue dans la famille Lapin ! Entre Mama qui tient toute la baraque, Papa qui est au
chômage, leurs cinq enfants qui tentent de s'en sortir entre leurs idéaux et le quotidien, la
voisine qui regarde la télé... ça cause, ça cause! Ça crie aussi, ça rit beaucoup et ça s'aime
surtout, envers et contre tout. Alors quand l’un d’eux se retrouve en danger, tout ce petit
monde va s’unir et mener une action rocambolesque de sauvetage. Avec les Lapin, on n’est
jamais au bout de nos surprises…
Coline Serrau, réalisatrice entre autres de « Trois hommes et un couffin » et lauréate du
Grand Prix de la SACD, est une auteure à la plume mordante et drôle à souhait. On ne résiste
pas au plaisir de vous faire partager un texte coup de coeur, avec une équipe artistique de
rêve dirigée par Magali Pinglaut. Une comédie politico- poétique pleine d’humour, de
profondeur et d’espoir… pour terminer en beauté la saison !
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Le Carnet du Public –Lapin Lapin – Coline Serreau
Biographie de l’auteur
Son bac en poche, Coline Serreau croque avec gourmandise dans le milieu artistique.
Elle suit des études de Lettres, entre au Conservatoire de Musique, suit des cours de
trapèze à l'École du Cirque d'Annie Fratellini et apprend la danse. Artiste polyvalente,
elle se tourne finalement vers les Arts dramatiques. Après l'École de la rue Blanche,
elle devient stagiaire à la Comédie-Française et joue pour la première fois sur scène en
1970. Sur les planches, elle fréquente notamment Romain Bouteille, Coluche ou
Patrick Dewaere.
Coline Serreau signe son premier scénario en 1973 (On s'est trompé d'histoire d'amour
de Jean-Louis Bertucelli). Deux ans plus tard, elle passe à la réalisation avec Rendezvous, un premier court-métrage destiné à la télévision. En 1973, avec le documentaire
Mais qu'est-ce qu'elles veulent ?, elle se taille une réputation d'artiste engagée et
féministe. La même année, elle réalise son premier long-métrage de fiction, Pourquoi
pas !.
Après Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ? en 1982, Coline Serreau connaît la
consécration avec le triomphe mondial de Trois hommes et un couffin (1985), dans
lequel un trio d'hommes en mal de paternité est confronté à l'ère de la femme et de la
parité. En 1989, son cheval de bataille est la tolérance interraciale avec l'histoire
d'amour improbable d'un PDG et de sa femme de ménage noire (Romuald et Juliette).
Puis ce sera La Crise et de nouveau le succès grâce à cette peinture sans concession
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(mais pleine de dérision) du désarroi de toute une époque marquée par le chômage, le
divorce, l'éclatement de la famille...
Dans La Belle Verte (1996), Coline Serreau se met elle-même en scène dans un rôle
d'extra-terrestre découvrant une planète saccagée par les excès de la société de
consommation. Cinq ans plus tard, elle signe le féroce Chaos, dénonciation musclée
d'une société sans courage, six fois nommé aux César. Coline Serreau renoue en 2003
avec la comédie qui avait fait son succès en réunissant 18 ans après le trio de Trois
hommes et un couffin composé de Michel Boujenah, André Dussollier et Roland
Giraud. En 2005, elle persévère dans le registre comique avec le film-choral SaintJacques... La Mecque.
Source : allociné
II. Un petit mot sur Lapin Lapin
« La famille Lapin vit dans un « une pièce et demi ». La mère croit qu’autour d’elle les
choses vont plutôt bien : son grand fils va devenir docteur, son mari va être augmenté
à l’usine, une de ses filles est heureuse en ménage, l’autre va se marier, son autre fils a
une bonne situation à l’étranger et le cadet est un lycéen brillant.
En fait, rien n’est simple... petit à petit la réalité se dévoile à nos yeux : PAPA est au
chômage, mais n’ose pas l’avouer à MAMA, le petit a été renvoyé du lycée , il se
prend pour un extraterrestre… les deux sœurs reviennent à la maison, l’une divorce,
l’autre a dit non à Monsieur le Maire le jour de son mariage, un de ses fils, poursuivi
par la police, se réfugie chez MAMA avec des valises compromettantes et pour
couronner le tout, le sage étudiant en médecine se révèle le chef activement recherché
d’une organisation clandestine.
Tout le monde revient à la maison de MAMA et PAPA.
La famille LAPIN se retrouve au complet dans le « une pièce et demi » comme au
temps de l’enfance, sans un sou, mais avec de nombreux matelas qu’on empile le jour
et qu’on étale la nuit, matelas empruntés à la voisine du dessus, une dame solitaire qui
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aimerait bien elle aussi s’incruster dans le chaud giron de la maison LAPIN.
Étrangement, plus les problèmes et les gens s’entassent, plus quelque chose comme un
paradis perdu renaît… jusqu’au jour où les fascistes prennent le pouvoir dans le pays
et arrêtent BEBERT, le fils aîné ex-faux médecin.
Dans les sombres heures, les LAPIN avec leurs pauvres moyens, tenant de délivrer
BEBERT emprisonné.
Tout le monde est finalement sauvé par le cadet LAPIN LAPIN un véritable
extraterrestre qui sait, contrairement aux humains, qu’il n’est le centre de rien et qui a
le pouvoir de transformer les soldats en danseuses.
MAMA LAPIN, soudain possédée par un melon-monologue s’en délivre au public
avant d’aller préparer un repas pour tous ceux qui sont invités chez elle, car comme
elle dit : «Quand il y en a pour quatre, y en a moins pour onze, mais qu’est-ce qu’on
se marre ! ».
Source : texte de Coline Serreau pour la présentation de sa pièce au Théâtre des Célestins de Lyon en
1997.
III. Entretien avec la metteur-en-scène : Magali Pinglaut
Quel est votre parcours ?
Je suis française. Je suis arrivée en Belgique à 18 ans, parce qu’un metteur en scène
m’avait conseillé d’étudier au Conservatoire de Bruxelles. Selon lui, il y avait un réel
effet de troupe contrairement à Paris.
Pour moi, le théâtre a toujours été présent, j’ai eu une enfance baignée dans le théâtre
que j’allais voir et je jouais également dans des pièces de théâtre amateur. De toute
façon, j’ai toujours travaillé dans le théâtre et lorsqu’il y a des périodes plus creuses,
j’en profite pour travailler avec la compagnie que nous avons créée avec Laurence
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Vielle « Jean qui cloche ». Cette compagnie a pour but de travailler des textes qui à la
base sont non-théâtraux, des écrits bruts comme les Pensées de Pascal par exemple.
J’ai toujours travaillé avec des personnes différentes qui sont restées fidèles. J’ai
refusé de me cantonner à un théâtre et à un metteur-en-scène, j’ai préféré ma liberté
même si le prix à payer consiste en plusieurs portes qui se ferment.
Je m’occupe également de stage de formation théâtrale. Le principe est qu’en
seulement un mois, on écrit, on met-en-scène puis on joue et on part en tournée !
Comment en êtes-vous arrivée à la mise en scène ?
C’est le hasard en fait. Je n’ai jamais vraiment cherché à le faire, mais à un certain
moment, des actrices sont venues me trouver pour que je les mette en scène. C’est une
question de confiance. Par après, les directeurs du Théâtre Le Public m’ont également
demandé de mettre en scène, comme ici avec « Lapin Lapin » de Coline Serreau.
Et le cinéma ?
Il y a eu quelques projets, mais le métier est vraiment différent, l’approche du corps
n’est pas du tout la même. Au théâtre, il faut agrandir alors qu’au cinéma, il faut
ramener…
Pourquoi avoir décidé de monter Lapin Lapin ?
Parce que c’est un texte que j’ai joué à 15 ans avec mes parents. Ils jouaient dans une
troupe de théâtre amateur. Ils ont monté « Lapin Lapin » et j’ai joué le rôle de Lapin,
Mama et Papa étaient joués par mes parents. Coline Serreau est venue voir la pièce et
cela reste pour moi un texte fétiche.
Je l’ai proposé au Théâtre Le Public il y’a 5 ans déjà. Le texte a suscité la confiance
mais comme il y a beaucoup d’acteurs, il nous fallait un co-producteur que nous avons
finalement trouvé avec le Théâtre de Namur.
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En fait, ce texte est populaire, mais il est très profond. C’est une comédie qui offre des
thèmes politiques et qui est en même temps extrêmement poétique. Ce texte n’a pas du
tout vieilli et il est encore peu connu.
Ce qui est important pour montrer toute l’envergure de ce texte, c’est qu’il soit joué
dans la Grande Salle du Public : il y’ a 10 acteurs qui sont constamment sur scène,
cela demande un vrai regard de la part du spectateur.
Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
Mon premier critère pour le choix d’un acteur est de répondre au désir de travailler
avec un acteur qui touche. J’aime les acteurs avec un cachet. Et puis pour les rôles de
Lapin Lapin, il fallait trouver des caractères. J’aime aussi être dans une fidélité de
parcours : j’aime travailler avec des acteurs que je connais bien. Ils ont tous un
univers particulier et proposent tous quelque chose de différents et complémentaires…
La pièce délivre-t-elle un message ?
Ce que j’aime dans cette pièce c’est que toute la solution se trouve dans la femme.
Pour moi, la force de cette pièce c’est de montrer que si on donnait une vraie place à
la femme dans la société, cela pourrait se dérouler autrement. Les femmes ne sont pas
opposées aux hommes, nous devons évoluer en parallèle afin de proposer quelque
chose d’autre. Colline Serreau dans ce qu’elle propose est simple, mais elle met en
avant le côté rond des femmes qui peut apporter plus de douceur, de rondeur.
Pourquoi conseilleriez-vous cette pièce à un jeune public ?
Je ne pense pas que ce soit une pièce jeune public. C’est une pièce riche qui peut se
jouer devant tous les publics. Le thème central est la famille. Sur ce principe, c’est un
système que l’on connaît depuis que l’on est tout petit. Maintenant, l’écriture avec un
dialogue très rythmé, rapide va certainement plaire à un public d’adolescents. En plus
du rythme, il y a pas mal de monologues avec des adresses au public qui sont elles
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aussi accrocheuses, rythmées, qui parlent de la vie avec toutes les problématiques
d’aujourd’hui, de maintenant. Pour ces raisons, le public jeune peut avoir une
expérience positive de théâtre tout en obtenant un message sur les valeurs
fondamentales.
Ce texte propose une réflexion sur la situation des jeunes gens contraints par le
contexte économique de rentrer chez leurs parents après leurs études et sur les
difficultés à vivre en tant que jeunes aujourd’hui. Tout cela est actuel, car cela se vit
au quotidien pour tous les jeunes.
Activité : Travaillez la scène d’exposition de cette pièce qui commence in media res.
Regardez avec vos étudiants les informations qui sont explicitement données, mais
également tout le sous-texte qui fait comprendre la réelle situation des LAPIN.
Première partie
Lapin et Bébert sont seuls dans la pièce.
Bébert, à la table, est plongé dans un livre de chimie. Lapin est plongé dans un livre de
Maths.
Le père entre, fatigué.
PAPA : Bonsoir, ça va?
BEBERT ET LAPIN : Ouais
PAPA : Elle est rentrée Mama?
BEBERT ET LAPIN : Non
PAPA : Qu’est-ce qu’elle fait?
BEBERT : les courses je crois…
LAPIN : Elle fait les courses.
PAPA (il va s’installer dans son fauteuil à l’avant-scène) Ca va vous? Bon Dieu qu’il fait
froid!
BEBERT : Ouais.
Silence
LAPIN ( au père) : Ca va toi?
PAPA : Ouais (silence). Ça a été au lycée Lapin?
LAPIN : Ouais.
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PAPA : Ça bosse Bébert?
BEBERT : Ouais.
Silence. Le père regarde sa montre puis la porte d’entrée. Bébert se plonge dans son livre.
Lapin rêve.
PAPA (pour lui) Il fait un froid de canard aujourd’hui….
Silence
BEBERT (toujours dans son livre) Ça c’est bien vrai qu’il fait froid.
Le père se lève et va regarder par la fenêtre.
PAPA : T ‘as rien de spécial à me raconter Lapin?
LAPIN (toujours rêvant)Non, …rien de spécial….
PAPA : Tiens je crois que c’est elle.
Il va vers la porte. Bébert et Lapin tendent l’oreille. La Mama entre, elle porte deux énormes
filets à provisions bondés. Dès qu’elle met le pied dans l’appartement Bébert, lapin et papa
s’approchent d’elle et lui parlent à toute allure. Tous rangent les commissions dans les
différents placards, frigo, etc.
Activité 2 : Travaillez l’écriture du monologue en reprenant les caractéristiques du genre.
Pour cela, utilisez le texte de Coline Serreau et confrontez-le à celui du monologue de
Figaro. Vous pourrez ainsi situer le genre théâtral dans sa chronologie et envisager
l’évolution du genre.
MAMA : J’arrive (Elle danse). Moi je reste moi, je suis bien ici. À la maison j’irai plus tard
quand ils auront fait le repas. Moi je danse maintenant. Oh je sens ma tête qui me fait mal, qui
me fait mal! Zut c’est un monologue qui arrive! C’est terrible ces monologues, on les voit pas
venir, ils mûrissent en silence, et tout à coup paf, vous avez la tête qui éclate avec un gros
melon dedans, faut que ça sorte…ah mais là faut vraiment que ça sorte, sinon c’est la
césarienne…
Voilà :
À vous les hommes, je dis pliez, devenez ronds, laissez la connaissance vous submerger,
vautrez-vous dans l’herbe, n’agissez plus, restez assis, fermez les yeux pour écouter le bruit
de la danse des protons dans les galaxies lointaines, devenez entendants, c’est-à-dire muets.
Laissez renaître sur vos faces le sourire du poisson.
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N’ayez pas le désespoir de vos ventres à jamais vides d’enfants. Votre force est de les avoir
remplis ces ventres que vous n’aurez jamais.
Recouvrez de terre vos maisons de béton, laissez pousser l’herbe sur les toits.
Quand on ne pourra plus vous voir, quand on aura courbé vos lignes droites et qu’il sera
impossible de savoir si vous habitez des fourmilières, des nids ou des maisons au fond de
l’océan, alors le monde avancera autrement.
Quand vos mains s’ouvriront, que vos richesses s’en échapperont et se disperseront sur la
planète comme une goutte de lait dans un verre d’eau pure, alors vous pourrez commencer à
vivre libres et l’étau qui vous broie la tête se dissoudra.
Votre crâne s’ouvrira, il pourra recevoir l’énergie, la dispenser, et les mots ne pourront plus
rien dire de ce que vous éprouverez. A vous les femmes, je dis, par pitié pour les hommes,
avouez-leur votre connaissance, pour qu’ils cessent de marcher à reculons et mettent enfin
leur bateau dans le fleuve. Car vous savez beaucoup : comme eux vous avez été ce qui remplit
le ventre, mais vous pouvez approcher la mort sans peur, car vous pouvez être remplies.
Voyez-les, eux, orphelins de votre puissance. Apprenez-leur à se fondre dans la matière,
puisque la division de leurs corps a été refusée.
Depuis que l’histoire humaine sait se raconter, les hommes ont cherché seuls et les femmes se
riaient d’eux. Ils ont voulu trouver le chemin sans elles, ils étaient nus et abandonnés, ils
haïssaient les femmes, car ils voyaient bien qu’elles n’étaient jamais nues.
Leur tristesse et leur faiblesse ils les ont appelées force, ils ont construit un monde à leur
image, triste et faible Ils vous ont tout volé, et pourtant vous n’étiez toujours pas nues.
Ils ont trouvé beaucoup de vérités, qui toutes aboutissent à la ligne courbe.
Maintenant, femmes, vous n’avez plus le droit de rire d’eux, car ils sont arrivés près de vous,
plus nus que jamais.
Ne les laissez plus faire, ne soyez plus assises dans l’herbe avec vos sourires de poissons,
construisez des maisons qui ressemblent enfin à l’univers.
Femmes, celui qui ne veut pas voir qui vous êtes, combattez-le avec violence, femmes, que
celles d’entre vous qui laissent encore les hommes faire leurs meurtres soient maudites et
crèvent dans la poussière, car le monde qui està l’ordre du jour ne pourra se faire sans vous.
Ça y est, mon melon est sorti, je cours à la maison voir ce qu’ils ont fait comme repas.
Je vous embrasse et vous souhaite une bonne nuit.
FIN.
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Acte V scène 3 : Monologue de Figaro
Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre :
O femme! femme!
femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son instinct: le tien
est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa
maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en
lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas...
vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand
génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour
tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez
ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de
science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner
toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit
est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié!
(Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui,
volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière
honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le
crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las
d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le
théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail.
Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de
je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la
presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de
Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je
crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme
était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en
frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est
pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de
l'argent et sur son produit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un
château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais
bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une
bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont
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d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point
d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se
rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il
faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de
quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid
un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et
que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni dé la
morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni
de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de
deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et,
croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois
s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef
sans emploi! - Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur
j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à
voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes
dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du
profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du
bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en
exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et
vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier
état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en
nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de
ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville; il me reconnaît, je
le marie; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne!
Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d'épouser ma mère, mes
parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat, c'est vous, c'est lui, c'est
moi, c'est toi, non, ce n'est pas nous; eh! mais qui donc? (Il retombe assis,) O bizarre suite
d'événements! Comment cela m'est-il arrivé? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les
a fixées sur ma tête? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en
sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis: encore je
dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je
m'occupe: un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile; un petit
animal folâtre; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous
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les métiers pour vivre; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune; ambitieux par vanité,
laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices! orateur selon le danger; poète par
délassement; musicien par occasion; amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout
usé. Puis l'illusion s'est détruite et, trop désabusé... Désabusé...! Suzon, Suzon, Suzon! que tu
me donnes de tourments!... J'entends marcher... on vient. Voici l'instant de la crise. (Il se retire
près de la première coulisse à sa droite.)
Activité n° 3 : Sur base de l’argumentation de la fin de pièce de Coline Serrault,
demandez à vos étudiants de rédiger une dissertation sur la nécessité de la
présence de la femme dans la société.
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