Cigalon - Vanikoro.fr

 1 CIGALON C’est dimanche, il fait soleil. A l’entrée d’un village, un petit groupe de promeneurs s’avance sur la route. Il y a un gros monsieur, un garçon de quinze ans, qui doit être son fils, une dame de quarante ans, et une vieille dame qui conduit un chien. Le groupe s’avance, puis s’aligne au bord du parapet pour contempler le paysage. Ludovic : C’est charmant et c’est pittoresque. Je ne suis pas mécontent de m’être trompé de chemin : c’est le plus joli village de la banlieue. (Il frappe sur l’épaule de son fils) Qu’est-­‐ce que tu en penses, toi, Chalumeau. Chalumeau : J’ai faim. Ludovic (choqué) : Chalumeau, tu n’es pas un artiste. Tu es en face d’un beau dimanche irradié sur la vallée et tu dis : « j’ai faim » ! Adèle : Moi aussi j’ai faim. Et vous, ma tante ? Coralie : Et moi aussi, j’ai faim. Et Ludovic aussi doit avoir faim. Ludovic : Mais naturellement que j’ai faim ! Adèle : Il est plus de midi. Nous pourrons très bien contempler le paysage de la terrasse du restaurant. Coralie : Si le restaurant a une terrasse. Chalumeau (sarcastique) : Et s’il y a un restaurant. Ludovic : Qu’est-­‐ce que tu dis ? Chalumeau : Je dis qu’à mon idée, dans ce pays, il n’y a pas de restaurant. Ludovic : Misère humaine ! Pas de restaurant ? Voyons, Chalumeau, à quoi servirait ce paysage, s’il n’avait pas engendré un restaurant, ou même plusieurs restaurants ? Ce serait un paysage injustifié. (Il regarde autour de lui. Puis son visage s’éclaire). Tiens : tourne ton regard de trente degrés environ, et dis-­‐nous ce que tu lis sur ces planches peintes en vert. Chalumeau : CAFE – RESTAURANT – CIGALON. Ludovic (triomphant) : Et voilà. Chalumeau : En dessous il y a « Spécialité de conserves ». Adèle : Ça, ce n’est guère encourageant. Ludovic : Pourquoi ? On ne lui demandera pas sa spécialité, voilà tout. Allons mes enfants. Allons manger. Allons nous en mettre plein la lampe ! Ils s’en vont vers le café Cigalon. Dans la cuisine de Cigalon, Sidonie est occupée à laver la vaisselle. Soudain, elle lève la tête, elle va regarder à travers les persiennes croisées. Elle voit la famille affamée qui vient de s’assoir sur la terrasse. Alors, elle va en bas de l’escalier qui monte aux chambres, et elle appelle : 2 Sidonie : Cigalon ! Une voix là-­‐haut répond : Oui Sidonie : Voilà du monde ! Cigalon : Du monde ? Quel monde ? Sidonie : Des gens de la ville. Ils vont s’assoir à la terrasse. Cigalon descend l’escalier. C’est un homme de cinquante ans environ, l’œil vif, le visage mobile. Il paraît inquiet. Cigalon : Combien sont-­‐ils ? Sidonie : Quatre. (On entend, à la terrasse, le monsieur qui frappe sur la table avec une pièce de monnaie). Ça y est. Ils frappent. Cigalon (il va à la cheminée) : Laisse-­‐les frapper. Ils feront pas une bosse à la table. Un temps. On frappe plus violemment. Sidonie : Ils frappent encore. Cigalon (inquiet) : Ils ne feront pas une bosse à la table, mais peut-­‐être ils y feront un trou. Va-­‐t-­‐en un peu voir ce que c’est. (Il flaire la marmite sur le feu. Sidonie est sortie). Ces pieds et paquets seront prêts dans dix minutes. (Il goûte). Oui, dix minutes. (Pensif) Peut-­‐être douze, peut-­‐être quatorze minutes. Non, douze minutes, et c’est tout. (Il regarde la marmite comme s’il ne lui accordait pas davantage). Sur la terrasse, la famille s’est installée. Sidonie sort du café et vient vers eux. Sidonie : Bonjour, messieurs dames. Ludovic : Bonjour madame… Sidonie (aimable) : Ces messieurs dames veulent peut-­‐être boire un peu d’apéritif ? Ludovic : Ce n’est guère dans nos habitudes. Mais cependant, cela nous permettrait d’attendre… Sidonie (frappée) : Attendre quoi ? Ludovic : Attendre le repas… Et un bon repas… Et un copieux repas… Est-­‐ce vous, madame, qui faites la cuisine ? Sidonie : Ça non. C’est mon frère. Je vais le prévenir. (Elle entre dans le café. Elle appelle) : Cigalon ! DANS LE CAFE. Cigalon (paraît sur la porte de la cuisine) : Quoi ? 3 Sidonie : Ils veulent manger. Cigalon : Manger quoi ? Sidonie : Je ne sais pas. Ils veulent manger. Cigalon (sombre) : Je m’en doutais. Il sort, suivi de Sidonie. SUR LA TERRASSE. Cigalon s’approche des quatre clients. Cigalon : Monsieur ? Ludovic : Monsieur, ce sera d’abord un peu d’apéritif. Picon grenadine pour moi, quinquina pour ces dames et pour l’enfant. Cigalon : Bien. Sidonie. Donne-­‐z-­‐y. Coralie : Et quelques débris pour le chien… Cigalon : Bon. Il y a des restes d’hier. Sidonie, apporte aussi pour le chien. Ludovic : C’est parfait. (Joyeux) Et nous, qu’est-­‐ce que nous allons manger ? Cigalon : Oui, vous, qu’est-­‐ce que vous allez manger ? Coralie (à travers son face à main, regarde Cigalon de la tête aux pieds. Puis, sévèrement, elle dit) : Si cet homme est cuisinier, je veux être changée instantanément en omnibus. Cigalon (charmé) : Cette vieillarde est folle ? Ludovic (indulgent) : Pas tout à fait. Chalumeau : Elle a quelques chauves-­‐souris dans la soupente, mais elle n’a jamais fait de mal à personne. Et puis, c’est sa fête, aujourd’hui. Cigalon : Bravo ! Tant mieux ! Des plus heureuses ! Ludovic : Merci. Et à cette occasion j’ai dû promettre à toute la famille un gueuleton à se faire péter la ceinture. Et nous voici. Cigalon : Vous voici en effet. Vous voilà. Ludovic : Nous voici, nous voilà, nous voici là. (Il rit de tout cœur. Cigalon le regarde avec un peu d’étonnement. Enfin, Ludovic reprend sa respiration, tousse et parle gravement) : Maintenant, dites-­‐moi : que mange-­‐t-­‐on ici ? Je veux dire en général ? Une spécialité du pays ? 4 Cigalon : Eh bien ici, c’est un pays de braconniers. Ce qu’on mange le plus, c’est du gibier. Ludovic (intéressé) : Ah ! Du gibier. Et quel gibier ? Cigalon : Eh bien, le meilleur, à mon avis, c’est les petits oiseaux : le cul-­‐blanc ou le cul-­‐rousset. Ludovic (alléché) : Ah ! Ah ! Et comment les fait-­‐on cuire ? Cigalon : Qui, on ? Moi ? Ludovic : Oui, vous. Comment les faites-­‐vous cuire ? Cigalon : Eh bien, moi, je les mets à la broche, bien habillés dans une platine de lard. J’arrange bien mon feu de sarments, je règle bien le tournebroche. Et alors, les petits oiseaux se mettent à fondre et le jus tombe sur des rôties. Des rôties bien épaisses de pain de campagne. Quand ils sont à point, je prends tous les foies, et avec ces foies écrasés, je beurre mes rôties. Et je sers avec une salade bien fraîche, un peu craquante, avec un tout petit goût d’ail, sur le côté, comme un plumet… Ça, c’est un régal ! Toute la famille commence à saliver. Mme Ludovic dit d’une voix émue : Adèle : Ça me plaît beaucoup… Ludovic (radieux) : Ça va. Donc, nous mangeons des petits oiseaux. Cigalon : Vous en avez apporté ? Ludovic : Pas du tout. Cigalon : Alors, où c’est que vous allez les prendre ? Ludovic : Eh bien, chez vous. Cigalon : Chez moi ? J’en ai pas. Ludovic : Vous n’en avez pas ? Cigalon (catégorique) : Pas une grive, pas un moineau, pas un zizi. Ludovic (déçu et presque irrité) : Alors, pourquoi parlez-­‐vous de petits oiseaux ? Cigalon : Mais moi je vous parle de rien ! C’est vous qui parlez ! C’est pas moi ! Moi, je réponds à vos questions, pas plus. Adèle : Alors, qu’est-­‐ce que nous allons manger ? Ludovic (perplexe) : Oui, qu’est-­‐ce que nous allons manger ? Cigalon : Oui, qu’est-­‐ce que vous allez manger ? 5 Ludovic (avec impatience) : Eh bien, c’est à vous de nous le dire ! Cigalon (calme et souriant) : Monsieur, je ne suis pas sorcier, mais je puis vous dire une chose : vous mangerez ce que vous avez apporté. Adèle : Et si nous n’avons rien apporté ? Cigalon : Alors vous ne mangerez rien. Adèle : Pas possible ! Cigalon : Ah ! C’est malheureusement certain. (Compatissant). Et vous avez faim ? Ludovic : Horriblement. Cigalon (ému de pitié) : Vraiment faim ? Je veux dire une grosse envie de manger ? Adèle : Si je ne mange pas, je vais m’évanouir. Cigalon (désolé) : Ça me fait peine. Réellement, ça me fait peine. Mais je n’ai rien à vous donner, sauf pour le chien. Voyez, ce que j’avais, je le lui ai donné. Mange, ma belle… mange… Sous la table, le chien aspire une platée de débris de viande et fait claquer un os de temps à autre. Ludovic essuie son front en sueur et lève un regard plein de reproches sur Cigalon. Ludovic : Pourtant vous tenez bien un restaurant ? Cigalon : Ah ! Oui. C’est écrit. Regardez : « RESTAURANT ». Ludovic : Et vos clients, qu’est-­‐ce que vous leur vendez ? Cigalon (ouvre les bras dans un grand geste et il montre le paysage) : Ça. Je leur vends ça. C’est pas beau, ça ? Dites-­‐le que c’est pas beau ? Même la centenaire, qu’elle ose le dire que c’est pas beau ? Ludovic (conciliant) : Oui, c’est beau, c’est très beau. Mais nous avons faim… Cigalon (indigné) : Ecoutez, monsieur, vous êtes ici depuis dix minutes, et depuis dix minutes, vous ne parlez que de manger. Vous ne pensez donc qu’à ça ? Ludovic (presque humble) : Dans un restaurant, c’est bien naturel. Cigalon : Mais ici, ce n’est pas un véritable restaurant ! C’est un paysage ! Ici, les gens mangent des yeux ! Toute la famille est consternée et chacun de ses membres, pour calmer les tiraillements de son estomac, a pris la pose de Napoléon. Enfin Ludovic tente un suprême effort. Ludovic : Mais pourtant, vos conserves ? Spécialité de conserves ? Pourquoi spécialité ? Cigalon (mystérieux) : Parce que mes conserves sont spéciales. 6 Ludovic : En quoi ? Cigalon : En quoi ? Eh bien, celui qui les fait, c’est Cubisol, un ami. Quand il vient juste de les faire, elles sont extraordinaires. Des merveilles. Seulement, ce qui les rend spéciales, c’est qu’il faut les manger tout de suite. Dès qu’on les met dans une boîte, ah, peuchère ! (Il lève les bras au ciel, désespéré) Ludovic : Quoi, peuchère ? Cigalon (confidentiel) : Elles ne supportent pas d’être enfermées. C’est des conserves oui, mais elles ne se conservent pas. Vous me comprenez ? Ludovic (perplexe) : Je crains de vous comprendre. Cigalon : Un jour, Cubisol m’en donne cent boîtes, et il me dit : Ne les vends pas tout de suite. Des conserves, ça se fait, ça se mûrit, c’est comme du vin. Alors je les ai gardées, bien alignées dans le placard. Et une nuit, j’entends : Bang ! Bang ! Badabang ! Bang ! Sidonie m’appelle, elle me réveille, elle me dit : Cigalon, c’est le bombardement aérien ! Je descends, à pieds nus… Ludovic : C’était les conserves. Cigalon (tristement) : Tout juste. Elles avaient fait sauter la porte du placard. Il y avait de la sardine partout. Et sept ou huit langoustes, toutes roses, toutes tristes, collées au plafond… Oui, elles y sont encore. La seule boîte qui me reste, elle était carrée quand on l’a soudée. Maintenant, elle est ronde comme un melon. Elle fait Bzz… Bzz… C’est un rossignol en fer-­‐blanc… et elle chauffe toute seule. Si je la prends, j’ai peur qu’elle m’éclate dans la main. Alors vous me demandez des conserves, je vous dis non, parce que ça ne serait peut-­‐être pas prudent (brusquement inquiet) : Si vous alliez mourir à table ? Adèle : Je pense bien ! Ludovic : Donc, nous renonçons aux conserves… Mais vous avez probablement des œufs ? Cigalon : Ça, peut-­‐être on peut en trouver. Adèle : Savez-­‐vous faire une omelette ? Cigalon (majestueux) : Madame, je sais faire une omelette. Mais je ne consentirai jamais à la servir. Une omelette ! Moi ! Vous êtes aussi folle que l’autre vieillarde ! Madame, je suis cuisinier, et vous me demandez une omelette ! Madame ! Une poularde à la crème, oui. Une bisque d’écrevisses, oui. Une bécasse flambée, oui. Même un rumsteck un peu carré, grillé sur la braise de bois, oui. Mais une omelette ? Non, madame (souverain). Je ne me dérange pas pour une omelette. Ludovic (conciliant) : Vous vous dérangez bien pour un poulet rôti ? Cigalon : Autrefois, oui. Aujourd’hui, non. Ludovic : Pour une bouillabaisse ? Cigalon : Autrefois, oui. Maintenant, non. 7 Ludovic : Alors, aujourd’hui, pour quoi vous dérangerez-­‐vous ? Cigalon : Pour rien. Je ne me dérange plus. Adèle : Eh bien, ne vous dérangez pas ! Donnez-­‐moi des œufs, je vais faire une omelette. Cigalon (exalté) : Où ? Dans ma cuisine ? Adèle : Pourquoi pas ? Cigalon : Vous plaisantez ? Que je laisse quelqu’un entrer dans ma cuisine ? Que je laisse toucher mes casseroles par la main d’un amateur ? Non, madame, non ! Je suis trop passionnément cuisinier ! Ludovic : Mais alors… Cigalon : Prêter mes casseroles ? J’aimerais mieux vous faire cadeau de ma sœur. Tenez, brisons là. Les apéritifs, ça fait quatre francs et un franc pour le chien. Sidonie, surveille-­‐les bien qu’ils s’en aillent pas sans payer. Et fais attention à la folle : elle a l’intention d’emporter un verre. (Il rentre). Les autres restent sur la terrasse. Sidonie les regarde tristement. Dans la cuisine, nous voyons entrer Cigalon qui se dirige vers la cheminée. Cigalon : Manger ! Ils veulent manger ! (Il goûte ses pieds et paquets). Il manque quatre grains de poivre… Pas plus… Mais ils manquent. (Il laisse tomber dans sa marmite quatre grains de poivre). Cependant sur la terrasse, Ludovic demande conseil à Sidonie. Ludovic : Il n’y a pas d’autre restaurant dans le pays ? Sidonie : Non. Il n’y a rien. Il faut descendre jusqu’aux Quatre-­‐Saisons. Et encore, c’est pas sûr qu’on vous fasse manger. Ludovic : Et ici, même en insistant, nous ne mangerons pas ? Sidonie : Non. Oh ! Non… Ludovic : C’est tout de même extraordinaire… Mais vous madame, vous, vous ne pouvez pas faire quelque chose pour nous ? Sidonie : Oh ! Moi, non… non (confidentielle) : Ecoutez, depuis trois ans nous avons pris ce restaurant, et, jamais nous n’avons fait manger personne. Jamais. Même pas un morceau de pain… C’est Cigalon qui ne veut pas… Il dit : Si je sers une omelette, je me déshonore. Si je sers un menu qui me fasse honneur, je me fatigue. Et alors, il ne sert rien. (Avec admiration) : Que voulez-­‐vous, c’est une nature d’artiste !... Il est trop fier pour travailler. Et puis peut-­‐être aussi que les clients ne savent pas le prendre… Ludovic : Et comment faudrait-­‐il le prendre ? Sidonie : Ça, je ne sais pas ; (doucement) : moi, j’ai jamais su… 8 Brusquement, Ludovic se lève. Ludovic : Eh bien, moi, je sais. Vous allez voir que l’esprit de finesse peut servir à bien des choses. Je vais lui parler. Lui glisser deux mots avant de partir. Chalumeau (affamé) : On va s’en aller sans manger ? Ludovic : Non, mon petit. Ne crains rien. On va manger. Chalumeau, regarde ton père : que ma tactique te serve de leçon. Je prends l’offensive : dans quatre minutes, nous aurons les pieds sous la table. D’un pas décidé, il se dirige vers le café. Sidonie le suit. Coralie : Il prend l’offensive : c’est magnifique ! Mais notre cher Ludovic n’a jamais été qu’un couillon. Aujourd’hui, c’est dimanche : il a mis sa figure de couillon du dimanche… DANS LA SALLE DU CAFE. Ludovic entre. Il frappe sur la table avec une pièce de monnaie. Cigalon sort de la cuisine. Cigalon (rogue) : Qu’est-­‐ce que c’est ? Ludovic (hautain) : Monsieur, nous allons partir. Cigalon : Tant mieux. Ludovic : Mais avant de me retirer j’ai voulu vous poser une question. Comment avez-­‐vous eu ce restaurant ? Est-­‐ce un héritage ? Une fantaisie ? Une farce ? Cigalon : Sidonie, tu entends cette question ? Sidonie : J’entends. Ludovic : Si je la pose, monsieur, c’est parce que j’ai compris : vous n’êtes pas, et vous n’avez jamais été cuisinier. Cigalon (frappé de stupeur) : Moi, je ne suis pas cuisinier ? Ludovic : Un cuisinier, ça aime à faire la cuisine. Si vous n’aimez pas la cuisine, vous n’êtes pas un cuisinier. Allons, mes enfants, retirons-­‐nous. Cigalon : Monsieur… Ludovic (qui s’en va) : Adieu monsieur. Toute la famille sort sur les pas de Ludovic. Cigalon, éperdu, se précipite et les rejoint sur la terrasse. Il s’accroche à la manche de Ludovic. 9 Cigalon : Monsieur, monsieur ! Vous n’avez pas le droit de partir ! Après les mots que vous venez de dire, vous avez le droit de m’entendre ! Je suis, monsieur, je suis l’ancien chef de cuisine de l’Hôtel Noailles, de l’Hôtel Splendid et de chez Orand. C’est moi, monsieur, moi, qui ai retrouvé la recette du faisan farci à l’ancienne, recette perdue depuis des siècles, recette que j’ai rajeunie en incorporant à la farce quinze gouttes d’élixir de pèbre d’ail, recette inscrite sous mon nom au Livre d’or de la cuisine française. Et je ne suis pas cuisinier ? Pendant trente ans, moi qui vous parle, j’ai médité devant mes fourneaux. Et je fondais en méditant, et je méditais en fondant. J’ai rôti l’oie du Mardi gras après la dinde de Noël, et les bécasses de janvier, et les alouettes d’automne… Ils avaient chauds dans leurs petits manteaux de lard… Mais moi aussi j’avais aussi chaud qu’eux… (Adèle rit. Cigalon, enflammé se tourne vers elle) : Et même plus madame, et même plus ! Parce que moi je ne tournais pas : je cuisais toujours du même côté, toujours par devant. Et je ne suis pas cuisinier ? Si nous étions aux bains de mer, vous pourriez le voir : de face je suis tout plissé, tout ridé, tout rôti ! J’ai le nombril craquant comme une croquignole ! Et vous venez me dire, ici, sous mon platane, que je ne suis pas cuisinier ? (douloureusement) : Ah, c’est dur, monsieur… C’est dur… Oui, c’est dur… Ludovic (cligne de l’œil vers sa famille) : Il est peut-­‐être cuisinier, qui sait ? Adèle : Tout ce que dit monsieur, c’est bien joli. Mais il vaudrait mieux qu’il nous donne des preuves. Cigalon : Des preuves ? Ah ! Il vous faut des preuves ? Eh bien, madame, vous en aurez, Sidonie, viens. Ils entrent tous les deux dans le café. Ludovic, triomphant, les regarde partir, puis il se tourne vers sa famille. Ludovic : Et voilà ! Ce n’est pas plus difficile que ça ! Chalumeau : Qu’est-­‐ce qu’il a le temps de nous faire ? Ludovic : Tout ! Cet homme, Chalumeau, est cuisinier. Un vrai. Ça se voit dans son œil. Il peut nous cuisiner n’importe quoi en cinq minutes… Mais sa sœur l’a dit : c’est un artiste, et par conséquent un marteau. Il fallait donc piquer son amour-­‐propre. Il fallait un peu de psychologie… Tu vois, Chalumeau, psychologie… Le bon repas que tu vas faire, tu le devras à ma connaissance des hommes, et pour tout dire, à la psychologie. Vous avez toujours faim ? Chalumeau : Je me digère l’estomac. Et toi, maman ? Adèle (résignée) : Moi, ça va mieux… petit à petit, l’estomac se ferme… Ludovic (enthousiaste) : Bigre ! Ce n’est pas le moment ! Ne le laisse pas se fermer ! Prépare-­‐toi du suc gastrique : pense à un beau bifteck à la braise de bois, imagine une daube bien grasse qui nage dans la macaronade… Adèle : Tais-­‐toi, je vais m’évanouir… Ludovic (les yeux lui sortant de la tête) : Imagine une bouillabaisse, avec des râbles de baudroie et des grosses têtes de rascasse couchées sur des tranches comme sur un lit doré… Tu la sens, l’odeur de la bouillabaisse ? Ah ! Seigneur, comme on va s’empiffrer volontiers ! Chalumeau : Le voilà. Ludovic : Déjà. 10 Il se tourne brusquement. Sur la porte, Cigalon vient de paraître, en grand costume de cuisinier. Il porte à la main une cuillère à sauce et un Livre d’or. Derrière lui vient Sidonie. Elle porte des diplômes encadrés. Cigalon (solennel) : Grand diplôme d’honneur de l’Exposition des Arts culinaires de Toulon, 1902 ; Médaille d’or de la Foire de la Cuisine à Lavelanet ; Livre d’or de la Maison Cigalon orné de réflexions autographes de Sa Majesté M. le Roi du Portugal, de M. le receveur des postes de Roquevaire, de M. le curé des Accates, et de moi-­‐même, Cigalon. Et je ne suis pas cuisinier ? (Il montre son costume). Et ça, alors ? Qu’est-­‐ce que je suis ? Gendarme ? Matelot ? Aviateur ? Coralie (elle l’examine avec son face-­‐à-­‐main) : Je l’aimerais mieux en chapeau melon. Cigalon (brusquement furieux) : Monsieur, il faut faire taire cette dame, ou alors, en débarrasser le paysage. Ludovic : Ne vous fâchez pas, cher monsieur Cigalon ! Nous admirons tout ce parfait costume de cuisinier. Mais ensuite ? Adèle : Les preuves ? Cigalon : Ça ne vous suffit pas ? Ludovic (consterné) : Oh ! Pas du tout ! Un costume, ça ne prouve rien. (avec énergie) : Ce que nous vous demandons, ce sont des preuves tangibles… Des preuves comestibles. Bref, nous voulons voir des plats confectionnés par vous. Cigalon : Des plats, ou un plat ? Adèle : Un plat bien fait nous suffira, mais nous voulons en voir un. Même un bifteck. Même une côtelette sur la braise… Cigalon (hésite un instant, puis il se décide) : Eh bien, tenez : j’ai mieux que ça. Je ne voulais pas vous le dire, mais j’ai mieux que ça. Adèle : Tout prêt ? CIGALON : Tout prêt. Seulement, dès qu’on va les retirer du feu, il faudra les manger tout de suite. Venez avec moi. Il entre dans le café. Tous le suivent. Ludovic cligne un œil vers Sidonie et il ferme la marche du cortège. DANS LE CAFE. Cigalon les fait assoir. Cigalon : Asseyez-­‐vous, messieurs dames, Sidonie, prépare les assiettes chaudes. Monsieur, je vous préviens : le plat ne sera pas dressé, je l’apporte dans la marmite. Ludovic (charmé) : Ça ne fait rien. Ça ne fait rien. Cigalon sort. Nous le suivons dans la cuisine. Il prend sur le feu les pieds et paquets et retourne dans le café, en portant la marmite à la hauteur de son visage. Cigalon s’avance, solennel ; il pose la marmite sur la table et, avec un geste un peu théâtral, il la découvre. 11 Cigalon (solennel) : Pieds et paquets à la mode provençale. Silence. D’abord, approchez votre oreille : écoutez. (La famille se penche et tend l’oreille) : Glou… Glou… Glouglou… C’est le petit bouillonnement, à peine indiqué, mais continu, qui mitonne la tripe et ramollit la chair du pied de mouton. Glou… Glou… (A mi-­‐voix) : Il y a là-­‐dedans de la tripe fraîche, nettoyée et cuite par moi, du pied de mouton échaudé par moi, à une température spéciale, et dont personne n’a le secret. Glou, glou, glou, glou. Et maintenant, humez ! (Il découvre la marmite, avec un geste large. La famille s’élance et aspire la riche vapeur). Vous humez ? Adèle (pâmée) : Ah ! Ils sont réussis… Ludovic (connaisseur) : Du grand art. Coralie (qu’on ne peut plus retenir) : J’en veux, j’en veux. Chalumeau (affectueux) : Doucement, doucement. Tu es bestiale, Coralie. Cigalon (il recule d’un pas et se campe) : Suis-­‐je un cuisinier ? Ludovic : Vous êtes un cuisinier. Cigalon (généreux) : Alors, sentez-­‐les encore une fois. Il prend la marmite pieusement et la présente au nez de chacun des membres de la famille. Puis il flaire lui-­‐même l’odorante vapeur et pousse un profond soupir d’amour. La vapeur lui sort du nez. Il pose la marmite et recule de trois pas, solennellement. Cigalon : Suis-­‐je un grand cuisinier ? Ludovic : Vous êtes un grand cuisinier. (A toute la famille, avec émotion). Cet homme est un grand cuisinier. Cigalon : Bien. Ecrivez-­‐le sur mon livre d’or. (Il ouvre le Livre d’or). Ecrivez ceci : Cigalon est un grand cuisinier. Ludovic (prend son stylo) : Bien volontiers. Et j’ajoute : Merci pour les grandioses pieds et paquets. (Il écrit). Cigalon : Si vous voulez. Coralie (brusquement) : J’en veux, j’en veux ! (Elle se jette sur la marmite) Chalumeau (la retient) : Calme-­‐toi, tante. Tu en auras. Cigalon (enlève prestement la marmite) : Oh ! Pour ça, non. Elle n’en aura pas. Dites, c’est sacré, ça… C’est mon repas à moi ! (Il s’éloigne, prudent). Vous avez demandé à voir, vous avez vu. Mais c’est tout ce que je puis faire pour vous. (Brusquement furieux) Vous n’avez tout de même pas la prétention de m’arracher mes tripes de la bouche ? Il va s’assoir à une autre table. Sidonie place les deux assiettes chaudes. Cependant, la famille demeure muette de stupeur. Enfin, Chalumeau parle, sarcastique, en regardant son père du coin de l’œil. Chalumeau : Que ma tactique te serve de leçon. 12 Adèle (avec un immense mépris) : La psychologie ! Ludovic hésite un instant. Il est cramoisi. Il se lève comme un ressort et va vers la table où Cigalon et Sidonie sont en train de remplir leurs assiettes. Ludovic (va à la table de Cigalon) : Vous allez manger devant nous ? Cigalon (simple) : Si vous restez là, c’est forcé. A votre place, moi, je ne resterais pas là. Il commence à manger. Adèle : Ludovic, tu es un imbécile. Ludovic : Par exemple ! Adèle : Tu t’es trompé de tram. Tu t’es trompé de chemin, et tu nous mènes jusqu’ici pour voir un cuisinier qui mange ! Cigalon : Ah ! Le voilà, le grand reproche ! Un cuisinier qui mange ! Parce que, pour ces messieurs et dames, un cuisinier, ça n’a pas le droit de manger. Pendant trente cinq ans, sur le coup de midi, je me suis coupé l’appétit à goûter la mangeaille des autres. Pendant trente cinq ans, j’ai préparé le régal des clients ; je me suis servi de mon goût, de mon odorat, de mon coup d’œil, au profit des mangeurs qui se faisaient la belle panse… Et moi, je grignotais n’importe quoi, n’importe quand, au coin d’une table plein d’épluchures : un morceau de la daube d’hier, une côtelette refusée, un bout de fromage et un verre d’eau… Eh bien maintenant, je ne marche plus ! Maintenant, je m’assois à la meilleure table, et je mange le meilleur plat, un plat fait pour moi spécialement ! Tout à l’heure, vous m’avez dit : Pourquoi avez-­‐vous pris un restaurant ? Eh bien, monsieur, c’est pour manger : et je mange. Et il mange, en effet. Ludovic (furieux et désemparé) : C’est répugnant. Je vais écrire au syndicat des restaurateurs. Je vais déposer une plainte… Une plainte circonstanciée. Chalumeau (sarcastique) : Au syndicat de la psychologie. Ludovic : Quoi ? Misérable morveux. Enfin sa rage éclate et, naturellement, il frappe le plus faible : il gifle Chalumeau. Adèle : Brute ! (Elle le menace avec son sac et elle tire derrière elle l’enfant de ses entrailles) : Si tu n’étais pas grotesque, ton fils ne rirait pas de toi ! Ludovic : Je suis grotesque ? Moi, je suis grotesque ? Ah oui, je suis grotesque ! (A Cigalon) : Grotesque de patience et de bonté ! Grotesque d’avoir épousé madame, une méchante femme et bornée… Adèle : Viens, mon enfant… N’écoutons pas la brute déchaînée. Viens… Ludovic : C’est ça, allez-­‐vous-­‐en… (A Cigalon) : Savez-­‐vous ce que c’est, monsieur, d’être rivé à une femme acariâtre et à demi folle ? Savez-­‐vous ce que c’est ? 13 Cigalon : Savez-­‐vous ce que c’est, monsieur, de manger des pieds et paquets au milieu d’une bande d’imbéciles qui se foutent des calottes ? Eh bien, monsieur, c’est un supplice intolérable, et je ne peux pas le tolérer. Allez-­‐vous-­‐en, avec votre famille galavarde, allez vous battre dans un autre restaurant. Moi, j’entends qu’on me laisse la paix, car je demande rien à personne, et j’ai bien le droit de me reposer chez moi, surtout un dimanche. Ludovic : Bien. Venez, ma tante. Ils sortent. Sidonie leur ouvre la porte. Sidonie : Au revoir, messieurs et dames… A bientôt… Ludovic (sarcastique) : Oui, à bientôt et merci pour l’accueil charmant, merci pour la bonne cuisine, merci pour l’agréable journée… Nous vous enverrons tous nos amis. Il s’en va, avec l’inconsciente Coralie. Devant eux, au loin, Adèle et Chalumeau s’éloignent tristement. 14 LA SALLE DU CAFE. Sidonie : Ces pieds sont extraordinaires ; il n’y a que toi qui sais les faire comme ça. Cigalon : (désosse un pied ; puis mélancolique, il dit) : Mon secret… Mon secret… Quand même, c’est triste de penser que, quand je serai mort, plus personne, plus jamais personne ne mangera des pieds comme ça ! Sidonie : Ton secret, je comprends que tu te le gardes ; mais quand même, tu devrais le mettre dans ton testament. Cigalon : Oh ! Non. Non. (Il regarde autour de lui pour s’assurer que personne ne peut l’entendre. Puis il chuchote) : Mon secret, c’est le degré juste de l’ébullition. Le numéro de ce degré. Ça, je ne l’ai jamais dit à personne, pas même à toi. Et je ne veux pas le dire. Ce degré mourra avec moi. Sidonie (brusquement) : Tu n’as pas raison. Cigalon : Ça me fait plaisir de n’avoir pas raison pour quelque chose, parce que, comme j’ai toujours raison pour tout, ça me fait une petite faiblesse sympathique. Et puis, comme ça, le bon Dieu aura quelque chose à me pardonner. Té, madame Toffi qui s’amène. Arrivée de Mme Toffi, qui entre sur la terrasse du café. C’est une forte femme de quarante cinq ans. Elle paraît flanquée de son neveu. Il a vingt ans. Il paraît sérieux et congestionné. Ils s’avancent. Ils entrent dans le café. Madame TOFFI : Bonjour monsieur Cigalon. Cigalon (aimable) : Bonjour madame Toffi. Alors, vous montez un peu à la campagne. Madame TOFFI : Eh oui, bonjour monsieur Cigalon. Mademoiselle CIGALON : Bonjour, madame Toffi. Madame TOFFI : Je suis un peu montée avec mon neveu. Il vient de finir son service militaire. Dis bonjour, Virgile. Virgile (niais) : Bonjour. Cigalon (étonné) : On l’a pris au service militaire ? Virgile : Ils m’ont gardé pendant un an. C’est pénible ! Seulement ça vous apprend la vie. Ça vous dégourdit. Madame TOFFI : Ben oui, naturellement, il y aura toujours du linge sale, n’est-­‐ce pas ? Et alors, il y aura toujours des blanchisseuses. Mais pour moi, c’est fini. Elle sourit un peu gênée. Sidonie : Qu’est-­‐ce que vous dites ? Madame TOFFI : Eh bien, j’ai vendu mon petit magasin. Oui, je ne veux plus être blanchisseuse. Elle se tait, elle hésite. Cigalon : Et alors, qu’est-­‐ce que vous allez faire ? 15 Madame TOFFI : Eh bien, c’est pour ça que je viens… Je viens vous voir, pour une question très délicate. Assieds-­‐toi Virgile. Virgile s’assoit. Cigalon (inquiet) : Vous venez m’emprunter de l’argent ? Madame TOFFI : Non. Oh ! Non. Cigalon : Tant mieux car je vous en prêterais pas. Madame TOFFI : Merci quand même, mais c’est pas ça. Non, de l’argent, j’en ai. Hum… Je vous connais depuis bien longtemps, pas vrai ?... Du temps que vous étiez en ville… Alors, j’ai voulu vous dire… ce que je vais faire… avant de le faire. Cigalon : Et qu’est-­‐ce que c’est que vous allez faire ? Madame TOFFI : Eh bien, au lieu de prendre une autre blanchisserie, il m’est venu à l’idée d’ouvrir un restaurant. Sidonie (étonnée) : Un restaurant ? Cigalon (enthousiaste) : Bravo ! Voilà une femme intelligente ! Voilà une femme qui veut gagner de l’argent tout en faisant plaisir au monde ! Et cette femme, qui veut ouvrir un restaurant, à qui c’est qu’elle va demander des conseils ? A moi, Cigalon… Bravo… Bravo… Bravo. Té, mangez une orange. Il lui offre la plus belle orange du plateau. Madame TOFFI : Merci (Son visage s’éclaire. Elle prend l’orange). C’est bien la moindre des choses que je m’adresse à vous. Cigalon (joyeux) : Tous les conseils que vous voudrez ! Et précieux ! Précieux… parce que moi, toute ma vie, j’y ai pensé à cette question… Si j’avais été journaliste, j’en aurais même fait des articles. (Il pose sa fourchette, il s’essuie la bouche). Et d’abord, voyons la chose d’un peu haut : Si c’est un restaurant de luxe, sur la Canebière par exemple, c’est une chose. Sur le Port, c’en est une autre. Si c’est du côté d’Endoume, ça fait une nuance particulière. Si c’est au chemin des Chartreux, alors la chose est encore plus simple, parce que là je connais les habitudes, la population, la température, les odeurs, et le climat. Vous me suivez bien ? Virgile : Très bien. Très bien. Cigalon : Alors, première des choses, dites-­‐moi où c’est. Madame TOFFI : C’est ici. Sidonie (surprise) : Comment, ici ? Vous voulez nous acheter le restaurant ? Madame TOFFI (un peu embarrassée) : Non, non. Mais je veux en ouvrir un autre. Cigalon (effaré) : Ici, dans ce village ? Dans le village de mon restaurant, spécialité de conserves ? 16 Madame TOFFI : Pourquoi pas ? Sidonie (les bras au ciel) : Un restaurant ! Cigalon (exorbité) : Mais un restaurant où on mange ? Madame TOFFI : Oui. Un restaurant où on mange bien. Alors, j’ai loué la maison Tonin, et j’ai commandé les réparations à Marius. Il commence demain. Voilà pourquoi je vous en parle. Cigalon pousse un profond soupir. Son regard se trouble. Il dénoue la serviette qui lui serrait le cou. Il se lève et parle d’une voix étouffée. Cigalon : J’en ai entendu dans ma vie. J’ai entendu des insolences, des impertinences, des blasphèmes, des cochonneries, des saletés. Mais une impudence aussi criminelle, jamais ! Jamais ! Jamais ! Il va s’appuyer au comptoir. Suffoquant. Virgile (à Mme Toffi) : Je te l’avais dit qu’il le prendrait mal. J’en étais sûr. Cigalon (s’étouffe brusquement) : O couquin de boun Diou ! Ça m’arrête les pieds et paquets ! Sidonie se précipite vers lui, affolée… Elle le soutient dans ses bras. Virgile : Oh ! Je savais qu’il ne le prendrait pas bien ! Sidonie : Cigalon, mon beau… Tiens, bois un peu… Bois quelque chose… Elle le fait boire. Il souffle, il respire profondément. Puis brusquement, il dit à Sidonie : Cigalon : Reprends-­‐y l’orange. Madame TOFFI : La voilà. Elle remet l’orange sur la table. Sidonie : Nous faire concurrence à nous ! Notre ancienne blanchisseuse ! Mme Toffi s’est approchée, conciliante, et pendant que Cigalon, immobile, dévore sa colère, elle parle sur un ton le plus aimable. Madame TOFFI : Ecoutez, ne vous fâchez pas ! Laissez-­‐moi vous expliquer. Moi, je vois que depuis quelques mois il vient assez de monde ici. Surtout le dimanche. Et vous, vous refusez de servir les clients. Vous ne faites que ça depuis deux ans. Eh bien, vous pourrez continuer ! Quand vous les aurez refusés, moi je les ferai manger chez moi. Ça ne peut pas vous porter tort. Et même, tenez, je poserai une condition à tous les clients, je leur dirai : Je ne veux pas vous servir, tant que vous n’aurez pas été refusés par Cigalon. Et tous viendront ici se faire refuser. Ça, je vous le promets : je vous enverrai tous mes clients. Cigalon (éclate) : Ses clients ! Madame a l’espoir de faire blanchir une écurie, et elle se voit déjà des clients ! Elle se croit restaurateur ! (Lugubre). C’est à crever de rire ! Moi, ça me fait rigoler ! 17 Madame TOFFI : Si vous rigolez, ça se voit guère. Virgile : Et puis dites, c’est pas une écurie. Il ne faut pas dire que c’est une écurie, parce que ce n’est pas une écurie. Moi, j’ai été garde d’écurie. Alors, une écurie, je sais ce que c’est. Cigalon (sarcastique) : Oui, toi tu as le droit de confondre, parce que, pour un âne, une écurie, c’est un restaurant. Madame TOFFI (piquée) : J’ai une salle à manger de vingt mètres sur dix. Eclairage électrique. Et derrière la maison, une grande terrasse, avec des tonnelles. Sidonie : Des tonnelles ? Madame TOFFI : Oui. Pour les amoureux. Cigalon : Des tonnelles ! Madame a des tonnelles pour les amoureux ! Encore un de ces restaurants où l’on apporte son bifteck ! Et sur la porte vous mettrez une grosse lanterne ? Ah ! C’est du propre ! On peut dire que ça nous manquait ! Madame TOFFI : J’ai acheté une batterie de cuisine de quatre mille francs. Sidonie : Et qui c’est qui fera la cuisine dans cet espèce de restaurant ? Madame TOFFI : Moi. Cigalon pousse un cri déchirant. Cigalon : Elle ! Tu entends ? Elle ! C’est le délire des vieillards ! Il n’y a même plus de quoi se fâcher ! Virgile (amical et prudent) : Eh bien, c’est ça, ne vous fâchez pas ! Cigalon : Mais, malheureusement, quelle différence y-­‐a-­‐t-­‐il entre une daube faite dans une cocotte ou dans une marmite d’Aubagne ? Madame TOFFI : Je sais pas. Cigalon (triomphant et plein de mépris) : Elle ne sait pas. Et comment faites-­‐vous, madame, la minestrone milanaise ? Elle ne sait pas. La sauce Cumberland au fumet de gibier, la queue de bœuf en hochepot, le salpicon de veau rôti ? Répondez ! Madame TOFFI : Eh bien, tout ça, je n’en sais rien. Et moi, je reconnais que vous savez tout faire, seulement, vous ne faites rien. Et puis, il ne s’agit pas de ça. Moi, je vois qu’ici un bon restaurant peut gagner sa vie, et alors j’en fais un, et voilà tout. Cigalon (avec force) : Ce restaurant existe. Madame TOFFI : Mais puisque vous refusez tout le monde ! Qu’est-­‐ce que ça peut vous faire que je donne à manger ? Vous n’y perdrez pas un sou ! 18 Cigalon (avec noblesse) : Madame, je m’en fous des sous, parce que j’en ai ! Mais c’est l’honneur qui est en jeu. Je suis restaurateur, madame ; que je restaure ou que je ne restaure pas, je ne veux pas de concurrence. Si vous avez la prétention d’ouvrir cette mangeoire, je vous ruine. Madame TOFFI (se dirige vers la sortie) : Eh bien, c’est ce que nous verrons. Moi, j’étais venue vous avertir par politesse. Sidonie : C’est ça, une politesse, de venir nous insulter chez nous ? Madame TOFFI : Et qui c’est qui vous insulte ? Cigalon (avec un sourire triste) : Madame, vous êtes venue jusqu’à ma table, à l’heure de s pieds et paquets, pour me porter une déclaration de guerre, et vous parlez de politesse ! (Il la regarde mélancoliquement en secouant la tête. Puis, doucement, il parle) : Dites au moins à quelle date vous allumerez les fourneaux de votre écurie ? Madame TOFFI : Oh ! Moi, je cache rien. Ce sera vers le 10 juillet. Sidonie : Dans deux mois. Cigalon : Nous avons le temps de nous défendre. Et maintenant, ne restez plus ici. Ne venez pas voler mes secrets de cuisine. Sidonie, couvre vite les pieds et paquets, pour qu’elle sente pas l’odeur. Virgile : Moi je sens rien, je suis enrhumé. Cigalon : Retirez-­‐vous, audacieuse. Retirez-­‐vous : je ferme tout de suite. Madame TOFFI : Vous ne risquez pas de fermer. Cigalon (qui la pousse devant lui) : C’est vous qui m’en empêcherez ? Madame TOFFI : Vous ne risquez pas de fermer un restaurant qui n’a jamais ouvert. Cigalon : Vipère ! Je ferai ma réouverture en même temps que vous, le même jour et à la même heure. Et nous verrons. Madame TOFFI : Oui, nous verrons votre méchanceté. Viens, Virgile ! Celui-­‐là par exemple ! Cigalon : A l’écurie ! A l’écurie ! Cigalon les pousse devant lui. Virgile perd son chapeau dans la bagarre ; Cigalon, d’un coup de pied, lance le chapeau sur la terrasse. On entend des cris et des injures bizarres : « Vieille sartan ! Fondu ! Jobastre ! Bouillon de chaussettes ! », etc. Enfin, Mme Toffi et Virgile ont traversé la terrasse. Cigalon ferme la grille derrière eux. Il la ferme à clef, puis il met une chaîne avec un cadenas. Enfin il met les mains en porte-­‐voix et crie aux quatre coins de l’horizon : Cigalon : Fermé pour cause de mise au point. 19 DEVANT L’AUBERGE DE MADAME TOFFI. Elle arrose des plantes vertes. Cigalon s’avance. Mme Toffi fait semblant de ne pas le voir. Cigalon s’approche et l’appelle : Cigalon : Madame… Madame TOFFI : Monsieur… Cigalon : Madame, j’ai à vous parler. Elle referme vite les portes et elle dit : Madame TOFFI : Monsieur, je vous écoute. Cigalon : Je viens vous avertir, madame, je suis prêt. Madame TOFFI : Prêt à quoi ? Cigalon : J’ouvre demain. Madame TOFFI : Moi aussi. Et je suis prête. Cigalon : Prête à vendre du saucisson, des olives, des anchois, de la salade et peut-­‐être, de temps en temps, les jours de fête, un œuf sur le plat. Madame TOFFI : Tandis que vous, vous êtes prêt à réciter des recettes de cuisine sans jamais faire manger personne. Cigalon : Madame, j’ai une proposition à vous soumettre. Moi j’aimerais vous parler à l’intérieur de la gargote. Madame TOFFI : Monsieur, le restaurant n’est pas ouvert, et je ne veux pas qu’on le dévisage avant le jour de l’inauguration. Cigalon : Bien. Donc je m’assois ici. Madame, écoutez-­‐moi bien. Et asseyez-­‐vous donc pour m’écouter. (Elle s’assoit). Vous êtes venue chez moi, dans mon village à moi, près de mon restaurant à moi, ouvrir une gargote à vous. Madame TOFFI : Hum !... Cigalon : J’aurai pu me mettre en colère. Madame TOFFI : C’est ce que vous avez fait ! Vous avez failli vous étrangler. Cigalon : J’aurai pu vous étrangler, vous. Madame TOFFI : Eh bien ? Cigalon : Je ne l’ai pas fait. 20 Madame TOFFI : Merci bien. Cigalon : J’aurai pu faire celui qui ne s’en aperçoit pas, et qui en rit, simplement. Madame TOFFI : Simplement, et qui rit de ne pas s’en apercevoir. Cigalon : Eh bien, ça non plus, je ne l’ai pas fait. Votre ridicule entreprise, je l’ai prise au sérieux. Voilà la vérité. Madame TOFFI : Oh !... Pour une écurie où on vendra du saucisson… Cigalon : D’âne. Madame TOFFI : Pourquoi ? Cigalon : D’âne, madame. Du saucisson d’âne. Mais passons. Je l’ai prise au sérieux. Pas à cause de la chose elle-­‐même : mais j’ai été frappé par le formidable toupet, par l’immense culot que vous avez eu. Cette gargote… Madame TOFFI : Ce n’est pas une gargote. Cigalon : J’allais le dire. Ce n’est pas une gargote : c’est un défi. Ce défi, je l’ai relevé. Depuis deux mois, je travaille le jour, et la nuit je pense. Et ce matin, dans mon restaurant mis à neuf, je me suis dit : Cigalon, cette femme est audacieuse, tu vas l’écraser. Madame TOFFI : M’écraser !... Cigalon : Oui Madame TOFFI : Et comment ? Cigalon : Comme une punaise. Madame TOFFI : C’est gentil ça, c’est poli. Il n’y a pas à dire, vous êtes un vrai gentleman. Et puis ? Cigalon : Et puis, je regardai autour de moi. Les murs repeints, les tables dressées, les fleurs dans les vases. Un tournebroche réglé comme les chronomètres de marine et les grandes casseroles de cuivre qui faisaient le gari sur le mur d’en face…Oui, madame. A tel point qu’en me promenant dans ma cuisine, je faisais des éclipses de casseroles. Ensuite, je regardai le chef, en grand costume de cuisinier, la broche d’une main, la lardoire de l’autre, et je ne pus m’empêcher de dire : Voilà un chef qui a de l’allure. Madame TOFFI : Vous avez engagé un chef ? Cigalon : Non. Je me regardais dans une glace. Et à ce moment, j’ai pensé : Cigalon, te voilà réveillé d’un long sommeil. Te voilà rajeuni de dix ans. Et ce triomphe, à qui le dois-­‐tu ? Au défi de ta voisine. Cette voisine, vas-­‐tu l’écraser ? Madame TOFFI : Non. 21 Cigalon : Non. Et pourquoi ne l’écraseras-­‐tu pas ? Madame TOFFI : Parce que tu ne peux pas. Cigalon : Pauvre enfant ! Pauvre, pauvre enfant ! Non, je ne veux pas t’écraser, parce que je te dois des remerciements. Oui, madame Toffi, je vous remercie. Merci, madame, merci, merci, merci… Madame TOFFI : A votre service. Ça se peut que vous ayez un joli restaurant. Mais demain, vous verrez ma petite auberge. Cigalon : Plaisanterie, fantaisie, écurie, saucisson d’âne, n’en parlons plus ; donc, je vous remercie. Et non seulement je vous remercie, mais encore… Madame TOFFI : Mais encore quoi ? Cigalon : Tenez-­‐vous bien à votre chaise. Ne pleurez pas. Ne criez pas. Je viens vous faire une offre extraordinaire. Et je vous la fais par ce je suis bon. Madame TOFFI : C’est ça. Faites-­‐vous plaisir, ne vous gênez pas. Cigalon : C’est à vous, Amélie, que je ferai plaisir. Amélie, je vous épouse. Elle rit. Madame TOFFI : Vous êtes fou !... Cigalon : Peut-­‐être, Amélie, peut-­‐être. Madame TOFFI : Vous parlez sérieusement ? Cigalon : Sérieusement et raisonnablement. Voyons d’abord les avantages de la combinaison. La gargote devient notre annexe. Nous y pendrons les saucissons, les jambons. Nous y garderons les conserves. Et même, dans un coin, nous laisserons une ou deux tables pour les chauffeurs des belles dames, les domestiques, le personnel, etc. Et tous les deux nous triompherons dans le restaurant que je vous dois ; car nous sommes faits l’un pour l’autre. Nous nous complèterons admirablement. Moi, je combinerai les menus… Madame TOFFI : Moi, je pèlerai les patates ? Cigalon : J’irai recevoir les clients. Madame TOFFI : Moi, je frotterai les parquets… Cigalon : Je ferai la conversation. Madame TOFFI : Et moi je ferai la vaisselle. Cigalon : Ce sera le couple idéal. Je viens d’en parler à ma sœur. Elle est ravie, parce que, dans le fond, elle vous aime bien. Moi aussi, Amélie, je vous aime bien. 22 Madame TOFFI : Première nouvelle. Cigalon : Non, non, pas première nouvelle. Vous rappelez-­‐vous, Amélie, une jeune et fraîche blanchisseuse qui venait, dans la vaste cuisine d’un grand hôtel, chercher les toques et les tabliers de cuisine pour nous les rendre blancs comme neige ? Un jour, un jeune rôtisseur l’invita à passer une journée à la campagne. Elle refusa catégoriquement. C’est son plus joli souvenir d’amour. Amélie, donnez-­‐moi votre main. Madame TOFFI : Non. Cigalon : Non ? Est-­‐ce que je comprends bien ? Vous refusez de m’épouser ? Madame TOFFI : De tout mon cœur. Cigalon : Malheureuse ! Venez voir mon restaurant… Madame TOFFI : Non. Maintenant, à moi de parler. Cigalon : Amélie, vous ne me croyez pas peut-­‐être ? Vous avez pensé que je plaisantais ? Madame TOFFI : Que ça soit pour rire ou non, je ne veux pas me marier. Les hommes, j’en ai par-­‐dessus la tête. J’ai été mariée deux fois, et même deux fois et demie. Cigalon : Et demie ? Madame TOFFI : Oui. J’ai eu deux maris et une faiblesse. Mon premier m’a pris mes sous. Mon deuxième m’a pris mes sous. Ma faiblesse a vendu mes meubles. Par conséquent, je connais les hommes. Cigalon : Et vous me comparez, moi, Cigalon ? Madame TOFFI : Vous, Cigalon, je vous compare. Et je vous trouve encore pire que les autres – parce que, en plus, vous êtes fou. Cigalon : Fou ? Madame TOFFI : Fou… CIGALON : Vous êtes folle !... Madame TOFFI : Non. C’est vous qui êtes fou. Vous passez votre temps à vous admirer, et vous avez tout de plus beau que les autres. Je ne pourrais pas vous supporter cinq minutes. Et puis, je comprends très bien la manœuvre et je sens parfaitement la vitesse du vent. Cigalon : C'est-­‐à-­‐dire ? Madame TOFFI : Mon auberge vous fait peur. Vous savez bien que votre restaurant ne peut pas vivre ici, et que l’auberge aura toute la clientèle. Ça vous vexe tellement que, pour supprimer la concurrence, vous seriez capable de m’épouser. Eh bien, non, je ne marche pas. Rentrez vos discours, et laissez-­‐moi tranquille dans mon écurie. Faites des éclipses si ça vous fait plaisir. Moi, je ferai des omelettes. 23 Cigalon : Vous êtes saine de corps et d’esprit ? Madame TOFFI : Absolument. (Brusquement) : Mais dites, qu’est-­‐ce que vous croyez ? Est-­‐ce que vous vous prenez pour quelqu’un par hasard ? Cigalon : Laissez-­‐moi vous dire… Madame TOFFI : Un marteau qui vit sur les croûtes de sa sœur, et qui touche pas les casseroles de peur de se faire des ampoules. Cigalon : Laissez-­‐moi vous dire… Madame TOFFI : Un méchant qui s’est mis au travail pour ruiner une honnête femme. Cigalon : Laissez-­‐moi vous dire… Madame TOFFI : Oui, je l’ouvrirai mon auberge, et, le premier jour de l’ouverture, j’aurai dix fois plus de clients que vous. Cigalon : Laissez-­‐moi vous dire… Madame TOFFI : Et si vous faites la moitié de ma recette, je suis prête à vous épouser. Cigalon : Laissez-­‐moi vous dire… Madame TOFFI : Quoi ? Cigalon : Rien. Adieu madame. La guerre est déclarée. (Il s’en va. Devant sa grille, il s’arrête, il se retourne). Femme, je t’écraserai !... Sur la route, des écriteaux : RESTAURANT CIGALON’S SPECIALIE DE TOUT – NE PAS CONFONDRE A côté, un écriteau beaucoup plus petit : AUBERGE DE LA MERE TOFFI -­‐ ON Y MANGE Plus loin : CIGALON’S OUVRE AUJOURD’HUI -­‐ NE PAS CONFONDRE Plus loin : LA CUISINE EST FAITE PAR UN CUISINIER -­‐ NE PAS CONFONDRE On passe au restaurant de Cigalon. Il est devant la porte, immobile, et présente son menu, comme ces cuisiniers de bois découpé qu’on voit à la porte des hostelleries. Au fond, Mme Toffi paraît sur la porte. Elle regarde, puis elle entre chez elle en haussant les épaules. 24 CHEZ MME TOFFI : Il y a l’instituteur qui mange et une ou deux personnes. On voit Virgile qui passe en courant avec un plateau en équilibre, et qui s’en va sur la terrasse où il y a d’autres clients. Mme Toffi s’approche de l’instituteur. L’instituteur : Il y a du monde ? Madame TOFFI : Pas un chat – et il ne reste plus qu’un tram à midi, et un autre à une heure. Il doit être dans une belle colère. L’instituteur : Il a vu des clients lui passer sous le nez ! Combien en avez-­‐vous ? Madame TOFFI : Neuf sur la terrasse et cinq ici. Mais j’espère que ce n’est pas fini. Parce que ceux de la terrasse, c’est des excursionnistes, et ils ont apporté leur repas ! Tout ce qu’ils ont demandé, c’est de l’eau filtrée. Vé, vé, voilà ceux du tram de midi ! (Elle sort en courant). Sur le boulevard, Cigalon fait toujours l’homme-­‐statue. Un groupe s’avance. L’un des passants s’approche de Cigalon et lit le menu. Le monsieur : Oui, ça doit être une hostellerie ? Merci bien. Un autre : Encore un coup de fusil ! Une dame : Tiens, regarde là-­‐bas ! Le monsieur : Il n’y a pas de guignol à la porte, mais on doit y manger plus simplement ! Cigalon (sarcastique) : Allez-­‐y, messieurs, allez à l’auberge. Allez manger l’omelette au pétrole, la grive morte en cage et le saucisson d’âne ! A votre santé ! Rappelez-­‐vous qu’ici il n’y a pas de pharmacien, et que pour acheter de l’élixir parégorique il faut courir à pied deux kilomètres. Madame TOFFI : Taisez-­‐vous, carnaval ! Cuisinier de regardelles. Par ici, messieurs et dames ! Cigalon (à un autre groupe) : Non, rien ne remplace le beurre. Pour faire la cuisine, il faut un cuisinier ! On peut devenir blanchisseuse, mais il faut naître cuisinière ! Sidonie apparaît sur la porte. Sidonie : Cigalon ! Viens vite ! Le pintadon a une grosse cloque ! Cigalon : Couquin de bou Diou ! Il part en courant. 25 LA TERRASSE D’UN PETIT BAR Deux consommateurs d’une élégance un peu exagérée et équivoque. 1er consommateur (pensif) : Au fond, tu as raison. Il faudrait que tu voyages… Que tu changes d’air. 2ème consommateur : Je peux pas. J’ai pas le rond. 1er consommateur : Alors, ils te feront la peau. 2ème consommateur : Non. Je sais un endroit où je serai tranquille. 1er consommateur : Où ça ? 2ème consommateur : En prison. 1er consommateur : Ça, peut-­‐être. 2ème consommateur : En prison, les gardiens t’empêchent de sortir. Mais ils empêchent aussi les autres d’entrer. Suppose que j’y reste six mois : quand je sortirai, mon affaire sera oubliée. 1er consommateur : Oui, c’est possible. Mais d’entrer en prison quand on veut, c’est pas si facile que ça. 2ème consommateur : C’est quand même plus facile que d’entrer à Polytechnique. 1er consommateur : Ça, peut-­‐être. Mais là où tu dis, on peut en sortir quand on veut. Tandis qu’en prison… Tu vas leur en demander pour six mois… Ils t’en donneront peut-­‐être pour cinq ans !... Ça dépend de ton président… 2ème consommateur : Ça dépend quand même aussi du délit ! Il ya un maximum pour chaque chose. Moi, je sais où je vais. J’ai mon truc. 1er consommateur : Vol à la tire ? 2ème consommateur : Non. Grivèlerie. er
1 consommateur : Qu’est-­‐ce que c’est ? 2ème consommateur : Tu vas manger dans un restaurant. Et après la bonne vieille fine, tu dis tout simplement : J’ai pas le rond. Le patron appelle la police… 1er consommateur : Et tu en prends pour quinze jours avec sursis. 2ème consommateur : La première fois, oui. Mais la troisième ? 1er consommateur : Tu as déjà fait ça ? 2ème consommateur : Oui. Et je vais le refaire aujourd’hui. Et même, si tu veux, je t’invite. Tu mangeras à l’œil. Je dirai que je t’ai invité. La police ne peut rien te dire. 26 1er consommateur : Oui… Seulement, le patron, avant d’appeler la police, il appelle tous ses garçons – et la fête commence par des coups de poing dans la gueule, et de grands coups de pied dans les fesses. J’aime mieux ne pas être là. Mais sur le coup de deux heures moins vingt, je penserai à ton pauvre derrière. Ça me fera de la peine, je te jure : j’aurai à peine la force d’en rigoler ! 2ème consommateur : Saligaud ! 1er consommateur : Tu as choisi ton restaurant ? 2ème consommateur : Non, mais j’ai choisi ma prison. J’aime bien celle d’Aix. On est bien à Aix… 1er consommateur (presque indigné) : Oh, dis donc, pas si bien qu’à Melun ! 2ème consommateur : Oh, tu sais !... 1er consommateur : Ne parle pas de ce que tu ne connais pas ! Tu y as été, toi, à la prison de Melun ? 2ème consommateur : Non. 1er consommateur : Eh bien, Melun, c’est un palace ! C’est même encore mieux qu’à Fontainebleau ! 2ème consommateur : Peut-­‐être, seulement j’ai pas un rond pour le voyage… Il me reste que cinquante balles… Je vais prendre un taxi, et je chercherai une hostellerie au bord de la route. La Providence me l’indiquera. 1er consommateur : Ça ne sera pas la Providence pour le patron… 2ème consommateur : Tant pis pour lui ! (Il appelle un taxi) : Chauffeur ! 27 LA CUISINE Des plats partout. Sur la broche un pintadon, quelques grives. A côté le gril est tout prêt, avec la viande. Quelques marmites fument sur les foyers. Cigalon : Malheureuse ! Tu vois bien que la broche s’est arrêtée ! Malheureuse. Un pintadon de trente francs ! Et un régal ! Ah, celui qui le mangera, j’en serai jaloux ! Sidonie : Celui le mangera, il semble pas trop pressé de venir… Cigalon : Il viendra, j’en suis sûr, il viendra. Quand on fait cuire une volaille de haute naissance, comme celle-­‐là, devant un beau feu de sarment comme celui-­‐là, il se passe une chose mystérieuse. Cette rôtissante volaille envoie la nouvelle aux gourmets du département. Et tout d’un coup, ils ouvrent les narines, ils flairent le vent, ils partent, ils arrivent. Sidonie : C’est midi juste, et ils sont pas encore arrivés… Maintenant le prochain tram passe en bas à une heure. Cigalon : Le prochain tram ? Et en quoi ça nous intéresse, les trams ? Est-­‐ce que tu t’imagines que le véritable gourmet voyage en tram ? Ma pauvre fille ! Quand on est gourmet de la bouche, on est aussi gourmet des fesses : on ne va pas se les meurtrir sur une banquette de bois… Celui qui doit manger cette volaille, il ne peut venir qu’en automobile ! Sidonie : Ici, il en passe deux par mois ! Cigalon : Il en viendra une aujourd’hui ! Un temps. Dans le silence, on entend un moteur. Cigalon : La voici ! Sidonie regarde stupéfaite. Cigalon court sur la porte, son menu à la main ; un taxi s’arrête non loin de lui. Un monsieur descend. Il donne un billet au chauffeur et dit : « Gardez tout ! » Cigalon : Gardez tout ! C’est un gourmet ! Le gourmet regarde autour de lui. Puis il se dirige vers l’auberge. Cigalon (hurle) : Ne pas confondre ! Le gourmet va entrer chez Mme Toffi. Cigalon se rue à sa poursuite. Cigalon : Monsieur ! Monsieur le comte ! Le comte (c’est le 2ème consommateur) : C’est moi que vous appelez M. le comte ? Cigalon : Monsieur le comte, vous êtes en train de commettre une erreur. Une erreur indigne d’un homme comme vous ! Je ne vous connais pas, c’est vrai ! Mais je vous devine, pour faire un bon repas. Le comte : Exactement. 28 Cigalon : Eh bien, monsieur le comte, ne pas confondre. Suivez-­‐moi ! Mme Toffi sort en courant. Mme Toffi : Vé, vé, au voleur ! Voleur de clients ! Dites, vous n’avez pas honte, de venir raccrocher sur la porte des autres ? Cigalon : Ne faites pas attention, monsieur le comte. C’est ma blanchisseuse. Venez par ici. Mme Toffi : Non, il n’y va pas ! Non, Il n’y va pas ! Le comte : Doucement… Doucement… Cigalon : Ne touchez pas monsieur le comte ! Gargotière ! Et d’abord, qu’est-­‐ce que vous lui voulez ? Est-­‐ce que vous auriez la prétention de lui cuisiner un repas ? Mme Toffi : Mais parfaitement ! Cigalon : C’est à force de faire cuire du linge sale que vous avez cru de savoir faire la cuisine ? En cuisine, monsieur le comte, que peut faire une blanchisseuse ? Elle fait la sauce à l’eau de javel ; elle fait des lessives de raviolis, et elle grille les biftecks sur le fer à repasser ! Il vaudrait mieux vous faire blanchir chez moi que vous faire nourrir chez elle ! Ne pas confondre, venez par ici, monsieur le comte… Mme Toffi : Non, il n’ira pas ! Non, il n’ira pas ! Monsieur, il ne vous fera rien manger ! Il ne sait pas faire la cuisine ! Cigalon : Vous m’insultez ? Mme Toffi : Eclipse ! Cigalon : Saucisson d’âne ! Mme Toffi : C’est parce que vous êtes habillé en guignol que vous croyez d’impressionner ce monsieur ? Allez, monsieur, venez. Pas de scandale. Voilà du monde qui arrive. Venez, monsieur… Cigalon : Oh ! Pas si bête ! Il ne veut pas y aller ! Vous avez eu tort de sortir avec cette cuillère ! Ça sent l’huile de foie de morue ! Ça sent la graisse de wagons ! Venez vite, monsieur le comte. Rien que de renifler ça, ça va vous gâter le palais. Mme Toffi s’accroche au comte et elle hurle : Mme Toffi : Virgile ! Virgile ! Viens voir ce qu’il nous fait, ce malhonnête ! Il nous emmène le plus beau client ! Virgile est sorti en courant. Quelques clients de Mme Toffi sortent derrière lui. Deux ou trois petits garçons se rapprochent pour écouter le scandale. Virgile : Qu’est-­‐ce que c’est ma tante ? Mme Toffi : Regarde ce monsieur : il venait chez nous… 29 Un petit garçon : C’est la vérité. Je l’ai vu… Mme Toffi : Et ce grand malhonnête s’est précipité pour nous l’arracher de la porte. Virgile : C’est une affaire qui ira loin. Il y a déjà un témoin. Bébert : Moi aussi, je l’ai vu à travers le rideau. Ce monsieur venait pour entrer à l’auberge et tout à coup l’homme statue s’est précipité sur lui. Virgile : Faites bien attention. Il y a deux témoins – et nous avons au moins douze témoins qui sont témoins que nous avons deux témoins. Et vous, monsieur, dites la vérité : vous aviez l’intention de venir chez nous ? Cigalon : Parfaitement, il venait chez vous. Mais en arrivant sur la porte, il lui a pris le mal de cœur – et alors il veut venir chez moi. Mme Toffi : Il ne veut rien du tout : il ne dit rien. Monsieur, ce Cigalon est riche comme un vieux sorcier, et il prétend venir manger le pain dans la bouche d’une veuve ! Moi, monsieur, les clients, j’en ai besoin… Allez, venez, je vous soignerai bien. Le comte : Vous êtes pauvre ? Mme Toffi : Je ne suis pas pauvre, pauvre, mais je suis pas riche, riche… Moi, monsieur, je travaille pour vivre… Cigalon : Moi, monsieur, je travaille pour l’art… Le comte : Eh bien, toute réflexion faite, je vais chez lui. La foule murmure : « Oh ! » Mme Toffi : Té, regarde-­‐moi ça ! Il va chez le plus riche ! Cigalon : Parfaitement. Et M. le comte a raison. Quand un cuisinier a fait fortune, c’est que c’est un bon cuisinier ! Virgile : Va, le bon Dieu le punira. Il peut déboutonner ses bretelles à l’avance. Mme Toffi : On ira au juge de paix ! On ira à la cour d’assises ! Elle veut s’élancer. Virgile la retient et la calme. Cigalon se retourne brusquement. Cigalon : Taisez-­‐vous, étendeuse de draps de lit, estrasseuse de chemises, craqueleuse de cols du dimanche ! Ne pas confondre ! Monsieur le comte n’a pas confondu ! Cigalon triomphalement s’en va avec le comte. Mme Toffi (pleure) : En public ! Devant tout le monde !... Virgile : Pleurez pas, tante, pleurez pas… Le chauffeur : Pleurez pas, la petite mère. Moi, j’irai manger chez vous ! Virgile : Et vous mangerez mieux que l’autre. Mme Toffi : Bou Diou ! L’omelette qui est sur le feu !... Ils partent en courant vers l’auberge. 30 31 A L’INTERIEUR, CHEZ CIGALON Cigalon : Monsieur le comte veut cette table ? Le comte : Oui. Celle-­‐ci. On y voit tout le paysage. Cigalon : Et il est beau. Et il est beau. Que monsieur le comte me donne son chapeau. (Il crie) : Vestiaire ! Vestiaire ! (Sidonie paraît). Allons, la dame du vestiaire, dépêchez-­‐vous ! (Sidonie prend le chapeau et les gants). Monsieur le comte, donc, désire manger, et bien manger ? Le comte : Et bien manger. Cigalon : Un apéritif ? Le comte : Non Cigalon : Dieu soit loué ! L’apéritif gâte la bouche. Pas d’apéritif. Des hors-­‐d’œuvre ? Le comte : Non, non. Ça, ce sont des amuse-­‐gueule, ça ne sert qu’à couper l’appétit. Cigalon : Enfin un gourmet ! Enfin j’en vois un ! Eh bien, monsieur le comte, veut-­‐il s’en rapporter à moi, ou veut-­‐il choisir quelque chose ? Le comte : Mon bon ami, je m’en rapporte à vous. Composez vous-­‐même le menu qui convient à cette belle journée, à cette saison, et à ma figure ! Cigalon : Oh ! Très bien ! Et pour le prix ? Le comte : Le prix n’a aucune espèce d’importance. Aucune ! Cigalon : C’est magnifique ! Je ne suis pas intéressé, non. Mais ce qu’il faut à l’artiste, c’est la liberté. La liberté de composer une œuvre d’art selon son goût, son instinct… et ses provisions… Merci, monsieur le comte, de cette marque de confiance ! Monsieur le comte ne regrettera rien. Le comte : J’en suis bien sûr ! Cigalon : Monsieur le comte ne sera pas volé. Le comte : J’en suis encore plus sûr, mon bon ami. 32 CHEZ MME TOFFI Dans la cuisine, Mme Toffi pleure. Son neveu la console. Virgile : Pleure pas, tante ! Pleure pas ! Mme Toffi : Le meilleur client ! En automobile ! Et charmant, et distingué, et de la noblesse… Va, les nobles, c’est tous des cochons. Virgile : Mais non, tante… Mais non… écoute : il y a neuf clients sous la tonnelle… Et puis le chauffeur de taxi. Ça fait dix. Et l’instituteur, ça fait onze… Mme Toffi : Oui, mais qu’est-­‐ce qu’ils mangent ? Virgile : Oh ! Vaï, ils n’en mourront pas. Mme Toffi : Qu’ils en meurent, je m’en fous, pourvu qu’ils meurent pas ici. Mais qu’est-­‐ce qu’ils vont payer ? Dix francs chacun ? C’est des clients pour la tranche de saucisson, l’œuf sur le plat, la côtelette et un bout de gruyère. C’est des riens du tout… Tandis que l’autre… Virgile : Pleure pas, tante… Pleure pas ! Mme Toffi : Qu’est-­‐ce qu’il a dû commander celui-­‐là ! C’est un homme à manger deux plats de viande ! Virgile : Ben oui, mais qu’est-­‐ce que tu veux… Mme Toffi bondit dans la salle à manger. Elle appelle le petit garçon, elle le fait entrer dans la cuisine. Mme Toffi : Petit ! Viens ici ! Va un peu surveiller ce qu’il mange, le monsieur qui est chez Cigalon. Et à mesure qu’on change les plats, tu viendras vite me le dire. Allez, cours… Virgile : Tu as tort, tante, tu as tort. Ça va t’augmenter ton chagrin… Ça va te faire du mal… Et puis, cet homme, ne t’imagine pas qu’il va manger pour mille francs ! Il a beau être distingué, il a quand même pas quatre ouvertures ! 33 SALLE A MANGER DE CIGALON Il apporte la bouillabaisse, il annonce gravement : Cigalon : Bouillabaisse provençale au poisson de roche : un kilo de rascasse, des capellans, de la baudroie, roucaou Saint-­‐Pierre et quelques cigales de mer. Ces poissons, quand je les ai mis dans la marmite, ils remuaient encore la queue, monsieur le comte, tous ensemble ! On aurait dit des applaudissements ! Le comte : Applaudissements mérités ! Cigalon pose la marmite, il commence à mouiller les tranches. Cigalon : Tranches épaisses, non grillées, bien entendu, et pas trop de piment. Le comte : Mon bon ami, je crois ce mets tout particulièrement réussi… Cigalon : Merci, monsieur le comte… Le petit garçon arrive et il écrase son nez contre la fenêtre. Le comte : C’est un malgache ? Cigalon : Non, monsieur le comte, c’est un curieux ! Entre, petit, entre, approche-­‐toi. Regarde ! Tu vois une chose très rare. Tu vois un bon repas mangé par un gourmet ! Réussite admirable qu’on ne voit pas souvent… Regarde, et souviens-­‐toi ! Le comte : Exquise ! Cigalon : Merci, merci. Je vais préparer la suite. Il entre dans la cuisine. Le petit garçon examine la bouillabaisse et part en courant chez Mme Toffi. Nous le suivons. 34 CHEZ MME TOFFI Le petit garçon arrive en courant dans la salle du restaurant de Mme Toffi. Mme Toffi : Il a commencé ? Le petit : Oui Mme Toffi : Il mange ? Le petit : Oui. Mme Toffi : Et quoi ? Le petit : De la bouillabaisse. Mme Toffi : De la bouillabaisse ! Virgile ! (Virgile paraît sur la porte de la cuisine). Il mange de la bouillabaisse ! Virgile : De la bouillabaisse ! Alors c’est un parisien. Mme Toffi : Mais naturellement que c’est un parisien ! Je l’ai bien vu, ça. Et cette bouillabaisse, elle est grosse ? Le petit : Il y a au moins quatre assiettes devant lui, et tout plein de poissons piquants. Mme Toffi : Des rascasses ! Une bouillabaisse avec des rascasses ! Il va lui compter à 40 francs. Virgile : Eh oui, pour un parisien, ça vaut 40 francs. Mme Toffi : Où elles sont les feuilles d’addition ? Ah ! Les voilà. Virgile : Pour quoi faire ? Mme Toffi : Je veux la faire, moi, son addition. Je veux voir combien on nous a volé. Une bouillabaisse, 40 francs… et qu’est-­‐ce qu’il boit ? Le petit : Du vin blanc. Mme Toffi : Du vin blanc, il y a de la cire sur le goulot ? Le petit : Oh ! Oui. De la cire rouge. Mme Toffi : Virgile ! (Virgile paraît sur la porte de la cuisine). Du cacheté. Il boit du vin cacheté. Nous aurions pu lui vendre du vin cacheté. Virgile : Et où nous l’aurions pris ? Nous n’en avons pas. 35 Mme Toffi : Du cacheté, nous n’en avons pas ! Mais de la cire, nous en avons. Quand on a de la cire, on a du cacheté. Vin blanc cacheté : 12 francs ! Petit, retourne là-­‐bas. Et à chaque plat qu’il mange tu viens me le dire. Et puis approche-­‐
toi de lui. Renifle un peu pour savoir si c’est bon. Tu auras 20 sous, va vite ! Le petit part en courant. Mme Toffi : 45 francs la bouillabaisse, et 12 francs de cacheté… Et c’est pas fini ! Et c’est pas fini ! Virgile : Tante, la fais pas, cette addition. Ça te torture ! Ça te tord le foie… Tante, ça va te faire pleurer… On entend, au loin, un client qui frappe sur une table. Puis, il crie : Le client : Alors, il y a personne ici ? Mme Toffi : Mais qu’est-­‐ce que c’est que ce grossier ? Oui, monsieur, il y a quelqu’un. Il y a moi pour vous dire : Mange. Elle pleure. 36 CHEZ CIGALON Le comte a fini sa bouillabaisse. Il sourit, béat. Le petit garçon est là, curieux. Il attend. Cigalon sort. Il porte en triomphe le pintadon rôti. Sidonie le suit, avec la salade et diverses porcelaines. Le comte : Oh oh! Oh oh! Oh oh ! Cigalon : Pintadon rôti à la broche légèrement vaporisé à l’élixir de fines herbes. Rôties Cigalon, au foie gras de Toulouse, Salade de doucette de pré. Sidonie, va chercher la musique de scène. Le comte : La musique ? Cigalon : Vous verrez. Attendez. Qu’est-­‐ce que vous dites de ça ? Le comte : Oh oh ! Oh oh ! Oh oh ! Cigalon : Oh oh! Je vous comprends ! Oh oh ! Il découpe la volaille. Le comte : Elle est à point. Cigalon : Voyez ! L’aile vient toute seule avec le grand blanc. Et pourtant ce n’est pas ramolli. C’est tendre… Le comte : Ça doit coûter cher, une volaille comme ça ? Cigalon : Ah ! Oui, naturellement ! Je vous la compterai… 60 francs si vous la mangez toute… Le comte : Je crois que je la mangerai toute… Cigalon : Oh oh ! Le comte : Oh oh ! Cigalon (plus fort) : Oh oh ! Le comte (fou rire) : Ohoh ! Ohoh ! 60 francs ! Cigalon : C’est la première fois que je vois un client si joyeux quand je lui annonce les prix ! Le comte (qui s’essuie les yeux) : Moi, le dimanche, un rien m’amuse ! Sidonie sort avec une bouteille dans un panier. Elle la porte avec des précautions infinies. Cigalon : Ah ! Voilà la musique ! Caviste, approchez ! C’est un petit bourgogne, monsieur le comte, pas trop chargé. Mais très gai, très chantant. Quinze ans de cave. Il n’est pas très en dehors, il ne fait pas beaucoup de bruit, mais il a une âme… C’est un vin qui chante, et qui danse sur sa chanson ! Il va vous danser sur la langue. Il va vous caresser la lèvre comme un baiser ! 37 Le petit garçon s’enfuit, pendant que Cigalon débouche avec précaution la bouteille. On suit le petit garçon chez Mme Toffi – Virgile sert un plat. Mme Toffi : Alors ? Le petit : Un pintadon. Mme Toffi : Quoi ? Le petit : Il mange un pintadon !... Mme Toffi : Virgile !... Il mange un pintadon !... Virgile : Eh bien ? Mme Toffi : Tu entends ? Un pintadon. Rien que ça ! C’est 50 francs ! Et dire que nous aurions pu lui faire un pintadon. Virgile : Allez, tante, sois raisonnable ! Tu sais bien que des pintadons nous n’en avons pas ! Mme Toffi : On aurait pu lui en faire un ! Virgile : Avec quoi ? Mme Toffi : Avec le perroquet. Quand c’est plumé, et quand c’est cuit, du moment qu’il ne chante plus, qui est-­‐ce qui peut voir la différence ? (Elle pleure…) Un pintadon, 50 francs… Un client, la serviette au cou, vient vers elle. Le client : Madame, je vous fais remarquer que sur la terrasse, nous attendons depuis près d’un quart d’heure. Mme Toffi : Vous attendez ? Et vous attendez quoi ? Vous en mangez, vous, des pintadons ? Est-­‐ce que vous croyez que pour 10 francs, on va se mettre à vos genoux ? Qu’est-­‐ce que vous croyez que je gagne sur dix tranches de saucisson ? Virgile ! Va donc voir ce qu’ils veulent. Ça doit être un anchois ou deux olives noires. 38 LA TERRASSE DE CIGALON Le comte mange la pintade. Cigalon le regarde. Cigalon : Même quand j’étais dans un grand restaurant, je n’ai jamais raclé le fond des assiettes de la veille pour faire la farce des raviolis. Non, jamais. Et des cannellonis, jamais je n’en ai fait. Le comte : Pourquoi ? Qu’y-­‐a-­‐t-­‐il de particulier, dans les cannellonis ? Cigalon : Les cannellonis, monsieur le comte, c’est un morceau de pâte carré. On y roule dedans, comme si vous rouliez une cigarette, tous les rebuts de la semaine. Les viandes gâtées, les épinards aigris, les saucisses crevées, enfin tout ce qu’il faudrait jeter. En somme, les cannellonis, c’est une cigarette de bordille. Et c’est commode, parce que ça nettoie la cuisine. Ça supprime les déchets. Au lieu de les jeter dans la rue, on les jette dans les clients. Mais moi, je n’ai jamais fait ça. Tandis que chez cette horrible mère Toffi, ils doivent en manger, des cannellonis. Petit, viens ici… Tu vas regarder ce qu’ils mangent et tu viendras me le dire : je te donnerai 20 sous. Le petit : Donnez-­‐les-­‐moi, d’abord ! Cigalon : Tu es méfiant, et tu as raison. Tiens. Le petit : Eh bien, j’y suis déjà allé. Il y a plein d’excursionnistes sur la terrasse. Cigalon : Qu’elle me vole des excursionnistes, ça ne me fait rien. Elle a peut-­‐être la quantité, mais moi j’ai la qualité. Et qu’est-­‐ce qu’ils ont commandé ? Le petit : De l’eau filtrée. Cigalon : Des buveurs d’eau ! C’est bien fait ! Et pour manger ? Le petit : Ils ont apporté le manger. Cigalon : Oh ! Ça c’est trop beau ! Ils ont apporté le manger… Bonne précaution. Ah ! Madame Toffi, blanchisseuse, vous avez cru me couper l’herbe sous le pied ! Vous avez cru d’humilier Cigalon ? Le bon Dieu, madame, vous a punie. Tiens, prends encore cinq sous ! Ça vaut bien ça. Le petit : Il y a aussi le chauffeur du taxi. Cigalon : Qu’est-­‐ce qu’il mange ? Le petit : Des cannellonis. Cigalon : Des cannellonis, je l’avais dit… Le petit : Il en a pris trois fois. Cigalon : Le malheureux ! Il est en train de se transformer en une poubelle ambulante. Pauvre chauffeur !... Mme Toffi est une empoisonneuse. 39 Le comte : Il me semble que vous en voulez beaucoup à Mme Toffi. Est-­‐ce que vous auriez mauvais caractère ? Cigalon : Moi ? Pas du tout. Ami fidèle, serviteur patient. Mais si tu me pliques je te réplique. Le comte : Qu’est-­‐ce que vous appelez « pliquer » ? Cigalon : N’est-­‐ce pas, répliquer, c’est répondre, c’est se défendre. Alors pliquer, ça veut dire attaquer. Moi, si tu me pliques je te réplique… Le comte : Oui, en somme… Je comprends, vous ne pardonnez rien ! Cigalon : Ça, non, je ne pardonne rien. Moi, la méchanceté des autres, je ne peux pas la supporter. Les coups de traître, comme celui de cette infâme mère Toffi, eh bien, ça me met hors de moi, ça me rend fou… Le comte : C’est embêtant… C’est même inquiétant… Enfin, tout de même, vous n’iriez pas trop loin ? Vous n’êtes pas capable de tuer quelqu’un ? Cigalon : Je ne sais pas. Ça franchement, je ne sais pas. Et maintenant, les fromages, les fruits, la fine et le cigare. Le comte : Si vous y tenez… Cigalon sort en courant. 40 CHEZ MME TOFFI Mme Toffi : Puisque vous êtes instituteur, vous connaissez la loi des tribunaux ? L’instituteur : Vaguement… Oh ! bien vaguement. Mme Toffi : Donc il m’a volé mon client ! L’instituteur : Pas du tout. Vous vous plaignez justement que Cigalon ait empêché ce monsieur de devenir votre client. Donc il n’était pas votre client, puisque, en l’occurrence, il n’y avait pas encore de client. Donc, il n’y a pas eu vol… Mme Toffi : Monsieur l’instituteur, je vous jure que ce monsieur, quand il est arrivé là, devant cette porte, je vous jure qu’il était client. Je l’ai vu dans ses yeux. Virgile, tu ne l’as pas vu ? Virgile : Pour ça, on peut dire qu’il était décidé. Il nous a fait des regards de client. Il marchait… comme un client. Et il avait faim. Je l’ai vu… L’instituteur : Malgré cet air extrêmement clientesque, il n’est pas entré ici ? Mme Toffi : Hé non ! L’instituteur : Donc, on ne peut pas dire que Cigalon vous ait réellement volé quelque chose ! Mme Toffi : Une addition de 200 francs. Il va encaisser… 200 francs ! C’est pas un vol, ça ? Un client : On frappe encore à la terrasse. Mme Toffi : Oui, c’est les mangeurs d’eau filtrée. Portes-­‐y de l’eau du lavoir, celle qui est pleine de têtards. 41 CHEZ CIGALON Cigalon (allume le cigare du comte) : Et maintenant, monsieur le comte, comme c’est la première fois que vous venez ici, je vais vous demander de me faire un grand honneur. Voudrez-­‐vous visiter ma cuisine ? Le comte : Mais tout honneur sera pour moi ! Cigalon : Merci, monsieur le comte. C’est par ici… Il le précède vers la cuisine. LA CUISINE Sidonie fait son addition. Sidonie : Et la fine ? Qu’est-­‐ce que je lui fous pour la fine ? Entre Cigalon. Il fait signe « chut ». Le comte derrière lui ferme la porte. Le comte : Pour la fine, foutez-­‐moi ce que vous voulez… Cigalon : Oh ! Monsieur le comte, excusez ma sœur ! Elle ne sait pas, elle parle au hasard. Pour la fine, eh bien ne la mets pas sur l’addition. Si monsieur le comte le permet, c’est moi qui l’offre. Le comte : C’est d’autant plus logique que c’est vous qui offrez tout le reste. Cigalon : J’offre quoi ? Le comte : Tout le repas. Cigalon (souriant) : Ça, non, je ne pourrais pas ! Le comte : Ah ! Que vous puissiez ou non, ça n’y change rien. Je n’ai pas le rond, je suis raide comme un passe-­‐lacet !... Sidonie : Bonne Mère ! Cigalon (rit) : Monsieur le comte plaisante ? Le comte : Oh ! Pas du tout. Je ne suis pas comte, et je n’ai pas un centime : la seule chose qui vous reste à faire, c’est d’aller chercher les gendarmes… Cigalon chancelle. Cigalon : C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! Sidonie : Bonne Mère ! C’est pas possible ! Cigalon : Sidonie, ne t’effraye pas. Ce n’est pas vrai… 42 Le comte : C’est vrai. J’ai donné mes derniers cinquante francs au chauffeur du taxi. Asseyez-­‐vous. (A Sidonie). Donnez-­‐
lui un verre d’eau. Vous n’allez quand même pas mourir pour ça, eh, vieux grigou ? Cigalon souffle ; il regarde autour de lui, hagard. Le comte : Ecoutez-­‐moi. Je n’ai rien, rien, rien. Je suis fauché comme les blés. Je suis venu ici pour faire un bon repas, et me laisser arrêter ensuite. J’ai besoin d’être arrêté. Faites-­‐moi arrêter. Cigalon se lève d’un bond, il prend son fusil. Cigalon : Sidonie, va chercher les gendarmes ! Sidonie : Sainte Bonne Mère, du Haut du Ciel, protégez-­‐nous ! Cigalon : Va chercher les gendarmes. Je le garde au bout du fusil. Les mains en l’air ! Le comte : Pourquoi ? Cigalon : Les mains en l’air, voleur ! Si tu clignes seulement un œil, je te fais éclater la courgette… Le comte : Ecoutez, ne me visez pas comme ça. Vous voyez bien que je ne veux pas partir… Puisque je vous dis que je l’ai fait exprès. Cigalon : Pas d’explications… Malfaiteur… Assassin… Ne bouge pas, ne tremble pas. Pas un mot, pas un geste ! Il n’y a qu’une chose que je te permets, c’est de faire la prière, en cas d’accident ! Mais fais-­‐la sans baisser les bras… Tout à coup le chien du fusil part, avec un clic retentissant. Cigalon : Qu’est-­‐ce que c’est ? Il part tout seul maintenant ? Le comte, effrayé, bondit en arrière. Cigalon examine son fusil, il l’ouvre. Cigalon : Ah ! Il n’y avait pas de cartouche de ce côté. Mais de l’autre, il y en a une ! Assieds-­‐toi, où je tire pour de bon !... Sidonie court, toute essoufflée, en marmonnant toute seule. Sidonie : Ne pas confondre. Il est fou. Je lui avais dit. Ça se voyait qu’il était pas de la noblesse. Un pintadon de 30 francs. Ne pas confondre… 43 CHEZ MME TOFFI Le petit garçon arrive en courant. Le petit : Il lui fait visiter la cuisine. Mme Toffi : Sainte Bonne Mère ! Pardi, il se prépare pour le coup de l’addition. Virgile : Allez, tante, vaï, te ronge pas les sangs… Après tout, c’est qu’un client. L’instituteur : Mais évidement ! Chère Mme Toffi, d’autres viendront… Mme Toffi : D’autres viendront… Mais plus jamais celui-­‐là… Celui-­‐là, c’était le client de l’automobile, le client qui a des gants, le client qui mange beaucoup, le client qui recompte pas l’addition… Quoi, c’était le client pour un coup de fusil ! 44 CUISINE DE CIGALON Cigalon vise toujours le comte. Brusquement, le tournebroche s’arrête, il sonne. Tous deux tressaillent. Cigalon : C’est le tournebroche qui s’est arrêté. Le comte : regardez, le poulet brûle. Cigalon : Lève-­‐toi. Remonte la broche. Le comte remonte la broche. Cigalon : Rassieds-­‐toi ! Le comte : Il y a quelque chose qui siffle derrière moi… Cigalon : C’est une boîte de conserves qui travaille. Le comte : Ça doit être de drôle de conserves ! Cigalon : Spécialité. Elles se mûrissent. Le comte : Celle-­‐là sera bientôt mûre. La boîte fait un bruit métallique : tinc. Le comte : Dites-­‐donc, au soleil, elles se mûriraient plus vite. Si vous permettez, je vais la jeter par la fenêtre… Cigalon : Tais-­‐toi, malfaiteur… Et ne bouge pas ! Le comte : Moi, si je vous dis ça, c’est parce qu’elle va éclater. Tinc Cigalon : Pas encore. Le comte : Qu’est-­‐ce que vous en savez ? Cigalon : J’ai l’habitude. C’est la centième qui éclate ici. J’en avais cent. Le comte : Et elles ont éclaté ? Cigalon : Toutes. Le comte : Vous devriez changer de fournisseurs ! Cigalon : Tais-­‐toi. On ne te demande pas de conseils. Et puis, ne bouge plus comme ça. Tu sors tout le temps de ma ligne de tir… Tu le fais exprès, alors ? 45 Le comte : C’est nerveux… (tinc) Dites, si vous tenez absolument à me viser, est-­‐ce que vous ne pourriez pas me viser sur la terrasse ? Cigalon : Un voleur ne choisit pas les endroits où on le vise. C’est le volé qui choisit. (tinc) Sur la route, on voit les deux gendarmes qui reviennent avec Sidonie. Ils marchent à grands pas. Sidonie trotte, essoufflée. Sidonie : Et après, il a pris tous les fromages, et après des fruits, et après un café… Et après, deux verres de marc… Et après, un gros cigare, et après, il se met les poches à l’envers, et il dit : J’ai pas le rond. Le Brigadier : Grivèlerie… Grivèlerie… Sidonie : Et alors, Cigalon a pris son fusil et il le surveille… Le Brigadier : L’individu est bon pour trois à six mois… Sidonie : Et Cigalon l’avait pris pour un de la noblesse… Le Brigadier : Ne pas confondre !... 46 CHEZ CIGALON La boîte fait des ballons. Le comte (beaucoup plus malheureux que tout à l’heure) : Oh ! Ma mère ! Maintenant elle fait des ballons. Cigalon : Quand elles font des ballons, ça les soulage. Maintenant, si le trou ne se bouche pas, elle n’éclatera pas. Le comte : Vous en êtes sûr ? Cigalon : Tu as peur, hé, le malfaiteur ? Tu as la trouille ? Le comte : Mettez-­‐vous à ma place ! Entre ce fusil qui part tout seul et cette boîte qui va m’éclater sur la tête… Cigalon : Tu étais plus fier, tout à l’heure, quand tu mangeais mon pintadon ! Le comte : Un pintadon bien cuit à point n’a jamais fait peur à personne. Cigalon : Attention. Elle va éclater ! Un, deux, trois ! La boîte éclate. La langouste s’envole et retombe sur le comte après avoir frappé le plafond. 47 CHEZ MADAME TOFFI Mme Toffi : Au fond, dans ce petit pays, il n’y a pas de place pour deux restaurants, voilà la vérité. Si j’avais su que Cigalon se déciderait à nourrir le monde, je n’aurais pas ouvert l’auberge. S’il m’enlève les meilleurs clients… L’instituteur : Il n’y réussira pas toujours ! Mme Toffi : Oh que si ! Parce qu’il sait y faire ! Et il n’est pas si fou qu’il en a l’air !... L’instituteur : Tiens, tiens… Les gendarmes ? Et avec la sœur de Cigalon ? Qu’est-­‐ce que ça veut dire ? Mme Toffi : Virgile ! Qu’est-­‐ce que ça peut être ? Virgile sort. On voit sur le boulevard arriver Sidonie entre les deux gendarmes. Tous se rapprochent. Les gendarmes et Sidonie entrent sur la terrasse. La foule arrive contre la grille. 48 CHEZ CIGALON Le Brigadier : Repos ! Ah voilà le client. Cigalon : Et un drôle de client ! Le Brigadier : Et nous trouvons ici un drôle de carnage ! Qu’est-­‐ce que c’est que ce crustacé ? Cigalon : C’est une langouste en conserve. Le Brigadier (la flaire) : Je ne félicite pas le conservateur. Ce crustacé n’est plus mangeable. Gendarme Crabillon ! (A Cigalon) : C’est un débutant. Encore un mot que vous ne connaissiez pas. Un crustacé. Les langoustes, les homards, les escargots, les tortues sont des crustacés. Bien. Mettez-­‐moi la table ici. Donnez-­‐moi un encrier et du papier que je fasse mon rapport. (Il s’installe). Gendarme Crabillon, vous n’avez jamais vu de grivèlerie, et c’est une heureuse circonstance qui vous permet d’en voir une aujourd’hui. Observez-­‐bien ce que je fais, écoutez bien ce que je dis. Si un jour, à force d’étude, vous étiez nommé Brigadier, vous pourriez vous trouver vous-­‐même dans la situation dont je me trouve. Voici donc une grivèlerie, sans doute accompagnée de violences. L’individu que voici a essayé d’assommer monsieur, qui ne se méfiait pas, à coups de boîtes de conserves, et peut-­‐être même à coups de crustacés. Ce n’est pas ça ? Cigalon : Pas du tout. Le Brigadier (qui ne se démonte pas) : Pas du tout. Voyez, gendarme Crabillon ? Crabillon : Ce n’est pas ça du tout… Le Brigadier : Donc n’essayons pas d’imaginer. Ecoutons un récit de la chose. Parlez, monsieur. Une parenthèse. Dans toute affaire, il y a un plaignant et un accusé. Le plaignant est un monsieur, l’accusé est un individu. Monsieur, parlez. Cigalon : Il a mangé, il veut pas payer ! Le Brigadier : Oh ! Pas si vite ! Nous ne sommes pas au café à faire la conversation ! Il s’agit d’une enquête, monsieur ! Il nous faut un récit plus circonstancié ! Qu’a-­‐t-­‐il mangé ? Sidonie : Voilà l’addition. Le Brigadier : Bien. C’est l’original ? Cigalon : L’original ?... C’est lui, l’original ! Le Brigadier : Je veux dire cette feuille d’addition, c’est la véritable addition ? Ce n’est pas une copie ? Cigalon : Vous croyez que ce n’est pas assez d’avoir fait une pour rien ? Vous voulez encore que je la copie ? Le Brigadier : Donc c’est l’original. Gendarme Crabillon, considérez cette addition et dites-­‐nous quelle question elle vous inspire ? Crabillon : (lit l’addition, ses yeux s’arrondissent) : Il a mangé tout ça ? 49 Cigalon : Et de bon cœur ! Crabillon : Ben, mon cochon ! Le Brigadier : Pas de gros mots en cours d’enquête. (Il prend la feuille et la lit à son tour). Il a mangé tout ça ? Merde alors ! Quelle quantité ! Il faut bien qu’il ait bon estomac ! Cigalon : Vous voyez qu’il peut plus respirer ! Le comte : C’est avec votre fusil que vous m’avez coupé la digestion… Un dîner pareil, maintenant il va me rester sur l’estomac… C’est stupide de faire peur aux gens comme ça !... Surtout que j’avais pas l’intention de partir… Et maintenant j’ai une colique !... Le Brigadier : C’est vrai qu’il est tout pâle !... Le comte : Je me demande si je n’ai pas le droit de porter plainte pour menaces de mort !... Cigalon : Porter plainte ?... Vous entendez ça ? Le Brigadier : J’entends… Vous, griveleur, vous portez plainte ? Le comte : J’en ai bien envie. Le Brigadier : Il ne faut pas outrepasser les bornes. Gendarme Crabillon, donnez une gifle au griveleur. Crabillon : Petite ou grosse ? Le Brigadier : Ordinaire. Le gendarme Crabillon, posément, donne une énorme gifle au comte. Cigalon : Encore une !... Encore une… Le Brigadier : Non… Une suffit… Il a donc mangé « Bouillabaisse marseillaise au poisson de roche ». Entre parenthèses, rascasses, baudroie Saint Pierre, etc..., 35 francs. Il a mangé ça ?... Cigalon : Tenez, regardez, il en reste encore. Le Brigadier flaire les restes du festin. Le Brigadier : Pour un griveleur, on peut dire que c’est un beau griveleur. Pour le premier que vous voyez, vous avez de la chance. Ensuite, il a mangé… Cigalon : Ne lisez pas à haute voix, ça me fait mal au cœur ! 50 Devant la grille, il y a un groupe d’une douzaine de personnes. Ils ne sont pas tous appuyés à la grille. Il y a un cercle autour de Mme Toffi. L’instituteur, Virgile, Mme Toffi, Pic, Bébert, Joseph, Germaine, deux enfants, Jeannot, René, le chauffeur. Mme Toffi : C’est un monsieur très bien, de la noblesse, et sympathique et tout. Virgile : Il a le col et le chapeau. Il a même une bague au doigt. C’est un véritable distingué : on dirait un sous-­‐officier en civil. Le chauffeur : Moi, il m’a donné 10 francs de pourboire. Mme Toffi : Et alors ce Cigalon s’est cru que c’était une poire et lui a fait une addition comme une hostellerie. Mais ce monsieur n’est pas un imbécile, et il a refusé de payer. Et voilà Cigalon qui a le toupet de faire venir les gendarmes. Dites-­‐moi de quoi ça a l’air ? L’instituteur : Evidemment ce n’est pas une bonne réclame. Mme Toffi (retourne vers la grille) : Et puis ce monsieur a raison. Il a dix fois raison. Ne pas confondre. Je suis témoin qu’il a raison. La fenêtre s’ouvre. Cigalon paraît. Cigalon : Taisez-­‐vous, mauvaise langue. Vous n’avez pas honte à votre âge de faire tout ce scandale ! Mme Toffi : Maintenant, c’est moi qui fais du scandale ! C’est moi aussi peut-­‐être qui ai besoin d’appeler les gendarmes ? Ne pas confondre ! Regardez-­‐les moi, mes clients : ils sont tous ravis ! Tandis que le vôtre, il ne veut pas payer, et il a raison ; quand on est pas le percepteur, on a pas le droit de voler le monde ! Cigalon se retire, en fermant à demi les volets. S’il faut un témoin, je suis là ! Tout ce qu’il a mangé, ça vaut 50 francs, 50 francs, pas un sous de plus. La foule : Bravo ! L’instituteur : Tout à l’heure, chère madame, vous estimiez ce repas à 200 francs. Mme Toffi : Moi ? L’instituteur : Il me semble que vous parliez de 200 francs. Mme Toffi : 200 francs AVANT les gendarmes ! Mais quand les gendarmes sont là, ça ne vaut que 50 francs. Il a raison. 51 LA CUISINE DE CIGALON Le comte est effondré sur sa chaise. Le Brigadier, debout, lit son rapport avec une grande solennité. Le Brigadier : Moyennant quoi et désormais il a refusé de payer, disant pour son excuse qu’il n’avait pas d’argent. Et en conséquence, et d’ores et déjà, le sieur Cigalon porte plainte ne grivèlerie. Sur cette plainte, nous, Brigadier de Gendarmerie, l’avons arrêté sur-­‐le-­‐champ et dorénavant. Le comte : Je crois que je vais vomir… Le Brigadier : Des incongruités, à présent ? Gendarme Crabillon, donnez encore une gifle au griveleur ! Le gendarme donne une gifle. Le comte : Merci. Ça va mieux. Mais ce qu’il me faudrait c’est du bicarbonate. Cigalon : Il ne manquait plus que ça ! Qu’il ait mal au cœur sur la terrasse ! On va pas assez se foutre de moi comme ça ! Il faut encore qu’il me fasse la réclame en vomissant devant le monde ! Cigalon s’approche de la fenêtre et l’ouvre. Cigalon (furieux) : Qu’est-­‐ce que vous faites là ? Qu’est-­‐ce que ce troupeau de regardeurs qui viennent me casser la grille ? Le chauffeur : Eh bien quoi, on bien le droit de regarder ? Cigalon : Tais-­‐toi, chauffeur de malheur, avaleur de cannellonis ! Ne respire pas mes fusains que l’odeur va me les tuer ! Et même l’instituteur qui vient bader comme un santon au premier rang ! Séraphin : Vive la maison Cigalon’s. C’est les gendarmes qui font l’addition’s ! Cigalon : Séraphin, le roi des cocus ! Au lieu de m’espionner, tu ferais mieux de surveiller ta femme ! Allez, allez, rentrez chez vous parce que moi, si ça continue, je porte plainte pour tapage nocturne ! Il ferme la fenêtre et disparaît. L’instituteur : Et ce qui est encore plus grave, tapage nocturne en plein soleil ! 52 INTERIEUR DE LA CUISINE Cigalon referme la fenêtre et il lève les yeux au ciel. Cigalon : Qu’est-­‐ce qu’ils vont se foutre de moi ! Sidonie : Oh ça, pour sûr ! Le client hoquette. Le Brigadier classe ses papiers. Il se lève. Le Brigadier : Donc cette affaire est toute simple. Gendarme, passez-­‐lui les menottes. Cigalon : Non, non… Attendez. Ne l’emmenez pas encore. Sidonie ! Le bicarbonate. Et puis, un petit verre d’arquebuse ! Le comte (suppliant) : Donnez-­‐moi encore une gifle ! Le Brigadier : Ne soyons pas trop dur avec le prisonnier. Puisque ça peut lui rendre service, donnez-­‐lui sa gifle ! D’une gifle magistrale, le gendarme Crabillon le remet d’aplomb. Cigalon : Tiens, bois ça, malfaiteur. Bois ! Le comte boit le bicarbonate. Cigalon : Ça va mieux ? Le comte : Oui, ça va mieux. Cigalon : Le taxi est toujours là ? Puisque le chauffeur est sur ma terrasse. Bon, eh bien, je ne porte pas plainte. Le Brigadier : Allons donc. Cigalon : Regardez dehors : si la chose vient à se savoir, je suis perdu. On en fera peut-­‐être des chansons… Il m’a volé, mais je ne veux pas qu’il me rende ridicule, ne pas confondre ! Le Brigadier : Alors, nous serons montés jusqu’ici pour rien ? C’est absolument dubitatif. Cigalon : Eh bien, on va vous offrir à boire. Crabillon : On n’a pas encore mangé. Cigalon : Eh bien, on vous fera manger. Toi, scélérat, cochon, voyou, dès que tu seras mieux, tu partiras. Le comte : Ah ! Mais non ! Ah ! Mais non ! Moi je ne veux pas partir. Moi je veux qu’on m’arrête ! Cigalon : Comment tu ne veux pas partir ? Le comte : Mais pas du tout ! Arrêtez-­‐moi ! 53 Cigalon : Mais qu’est-­‐ce que c’est que cette folie, de vouloir se faire arrêter, Pourquoi ? Le Brigadier : Pourquoi ? Le comte : C’est parce que j’ai peur ! Le Brigadier : De quoi ? Le comte : Je suis bookmaker. Alors nécessairement, je vais dans les bars. Je vois beaucoup de gens et souvent, naturellement, des gens pas très catholiques. Cigalon : Alors ? Le comte : La semaine dernière, on a arrêté le Petit Frisé, Favouille et Gras-­‐Double, ceux qui avaient tué l’encaisseur de la banque Mossé. Le Brigadier : Ben oui, et on va leur-­‐z-­‐y couper la tête, ni plus ni moins qu’une verrue. Le comte : C’est bien probable. Hé bien, IL PARAÎT QUE LE JOUR où ils ont préparé le coup, c’était dans un bar du port. Et il paraît que, CE JOUR LA, moi, j’étais dans ce bar. Vous m’avez saisi ? Cigalon : Pas du tout ! Le comte : Eh bien, on les a arrêtés parce que quelqu’un les a vendus à la police. Et ce quelqu’un, tout le monde croit que c’est moi. Alors, tous leurs amis veulent me faire la peau ! Le Brigadier : Ah, Ah ! Je vois ça d’ici ! Le comte : Voilà. La semaine dernière, au coin de la rue des Dominicaines, ils m’ont troué mon chapeau melon. Cigalon : Avec quoi ? Le comte : Avec deux balles de révolver. Hier au soir, en rentrant chez moi, lorsque j’ai tiré la sonnette, la serrure a éclaté : ils avaient mis un gros pétard. Ça ne m’a pas blessé gravement, mais ça m’a quand même agrandi le nombril ! Sidonie : Oh dites ! C’est possible des choses comme ça ! Le comte : Té, je vais vous faire voir… Cigalon : Assez, ne manquez pas de respect à Madame ! Alors tout de même ! On vous croit ! Le comte : Bon, je n’insiste pas. Alors j’ai pris peur et je me suis dit : Où tu vas aller te cacher ? N’importe où ils te trouveront. Et tout d’un coup, il m’est venu une idée : Si tu vas en prison, ils ne peuvent plus rien te faire. Alors je veux me faire arrêter. Et voilà, arrêtez-­‐moi ! Cigalon : Mais on ne peut pas t’arrêter puisque je ne porte pas plainte ! 54 Le Brigadier : Et puis si vous voulez qu’on vous arrête, il n’y a rien de plus facile. Les motifs ne manquent pas. Nous vous arrêterons volontiers. Le Gendarme : Vous n’avez qu’à offrir une bonne gifle au Brigadier. Pas vrai, Brigadier ? Le Brigadier : Hé hé ! Ah non, foutre de sort ! Ah ça non ! Si vous me donnez une gifle je vous arrête pour de bon ! Le comte : C’est justement ce que je veux ! Cigalon : Ah ! Mais non ! Ah ! Mais non ! Je ne veux pas que l’on me l’arrête ici. Monsieur est mon client. C’est mon invité malgré moi ! Le Brigadier : Ma foi, s’il veut donner une gifle à un agent de l’autorité, ce qui est grave, il peut en trouver ailleurs qu’ici, et d’autres que moi ! Le Gendarme : Puisqu’il y a une gifle dans l’air, et qu’il faut qu’elle tombe quelque part, je crois qu’elle ne serait pas mal placée dans la gueule du commissaire de police de Camoins-­‐les-­‐Bains… Le petit qui a des lorgnons… Le Brigadier : Voilà une idée intéressante. Cigalon : C’est ça, allez chez le commissaire, il m’a fait des ennuis pour mes écriteaux : si vous lui donnez une bonne gifle, je vous pardonne. Le Brigadier : Seulement faites bien attention, quand on sème un grain de blé, à ce qu’il paraît qu’on en récolte cent quarante. Quand on pose une gifle au coin de la gueule du commissaire, c’est un rapport encore bien plus grand ! Le comte : Combien, à peu près ? Le Brigadier : Au moins eux cents. Et puis, faites bien attention ; un grain de blé, il ne fait que des grains de blé, tandis que votre gifle, elle va vous faire des coups de poing, des coups de ceinture, et même des coups de pied au cul, qui sont des légumes assez différents d’une gifle. C’est ce changement de nature qui fait la différence avec l’agriculture… Le comte : Et combien ils me donneront pour ça ? Le Brigadier : De quatre à six moi. Le comte : Ça nous mène à l’été… C’est bien ce qu’il me faut. Pourtant de gifler le Brigadier tout de suite, c’est bien tentant… Cigalon : Non, non, ne faites pas ça… Ça ne vous suffit pas d’avoir mangé pour rien ? Vous voulez encore me faire du tort ? Le comte : C’est vrai, ça ne serait pas honnête… (Il réfléchit). Enfin, la vie n’est faite que de concessions… Je choisis le commissaire. Le Brigadier : Fort bien. Le comte : Mon taxi est arrivé ? 55 Sidonie : Oui, il est là… Le comte : Et qui c’est qui va le payer ? Le Brigadier : C’est sûrement pas le commissaire ! Le comte : Et c’est sûrement pas moi non plus ! Cigalon : Vous n’espérez pas que c’est moi ? Le comte : Alors ce chauffeur de taxi ne sera pas payé ? Cet honnête travailleur du volant, qui est peut-­‐être père de famille, vous voulez lui voler dix ou douze francs ? Ah non, monsieur, ah non, je ne mange pas de ce pain-­‐là ! Cigalon : Oh ! Le pain que vous mangez je le connais : c’est le mien ! Et avec du pintadon gratuit… Le comte : Allons, monsieur, assez de temps perdu ! Décidez-­‐vous à payer le taxi. Sinon, dans trois minutes, je manquerai de respect à M. le Brigadier. 56 DEHORS Mme Toffi : Tout de même c’est bizarre que ça dure si longtemps. Virgile : Peut-­‐être qui lui font la torture pour l’obliger à payer. Mme Toffi : Il n’avait qu’à venir chez moi, on ne l’aurait pas torturé. L’instituteur : Et si c’était une grivèlerie ! Mme Toffi : Qué grivèlerie ! C’est un pintadon, le petit l’a dit ! L’instituteur : Je veux dire si votre beau monsieur est un griveleur, c’est-­‐à-­‐dire un homme qui n’a pas d’argent ! Un monsieur qui mange bien et qui dit ensuite : Je n’ai pas de quoi vous payer ! Joseph : Oh ça, c’est encore possible ! Mme Toffi : Et comment vous appelez ça ? L’instituteur : Un griveleur ! Mme Toffi : Un griveleur ! Virgile, retiens bien ce nom. Dès que tu en vois un chez nous tu me clignes de l’œil, et moi je le fais sortir à coups de chaise ! Bébert : Oh ! Mais dites, ils vous avertissent pas à l’avance, ils vous le disent qu’après, quand ils se sont fait le bon ventre ! Mme Toffi : Oui, ça c’est vrai. (A l’instituteur) : Mais qu’est-­‐ce qui vous fait dire que ce beau monsieur… ? L’instituteur : Ma foi, je n’ai aucune preuve, mais je vois les gendarmes, je vois la tête de Cigalon, et alors je pense que c’est une grivèlerie. Le beau monsieur n’a pas le sou ! Mme Toffi : Ah ! Ne le dites pas si ce n’est pas vrai ! Ça serait trop beau, té, la joie me coupe la respiration ! La dernière fois que Cigalon s’approche de la fenêtre, elle est fermée, il l’ouvre, on entend la foule qui crie : Griveleur ! Griveleur ! Cigalon referme la fenêtre et se tourne vers les gendarmes. 57 CUISINE DE CIGALON Cigalon : S’il vous donne une gifle, vous l’arrêtez ? Le Brigadier : Désormais ! Cigalon : Vous voulez dire tout de suite ? Le Brigadier : Oui, tout de suite, quoi, désormais. Cigalon demeure perplexe. Il s’approche encore une fois de la fenêtre. Il l’ouvre, on entend des cris et des rires. Il ferme la fenêtre, il descend vers eux, sombre. Cigalon : Si ce n’était pas pour Mme Toffi, qui est là à ricaner sur la terrasse avec une trentaine d’imbéciles, je lui passerais la broche à travers sa colique. Mais je suis forcé de capituler. Alors voilà ce qu’on va faire. Et ça, il faut l’accepter, autrement je tire des coups de fusil de tous les côtés. Le Brigadier : Doucement, doucement ! Cigalon : Je vais te donner 150 francs. Tu garderas 100 francs pour ton chauffeur. Les autres 50 francs tu me les donneras devant tout le monde ! Le comte : Ça, j’y consens. Cigalon : Et tu me diras quelques mots de félicitations, tu me diras : A bientôt. Le comte : Ça va. Cigalon : MM les gendarmes vont déjeuner ici. Ce poulet est juste à point. Nous le mangerons ensemble. Le Brigadier : Ce n’est pas de refus ! Mais il faudra faire vite, parce qu’on va probablement nous appeler au commissariat de police des Camoins-­‐les-­‐Bains ! 58 DEHORS Mme Toffi harangue la foule. Mme Toffi : Mesdames et messieurs, que personne parte, il faut que tout le monde voit la punition de Cigalon ! Et vous, les enfants, approchez ! Vous allez voir le beau client repartir entre les gendarmes, et Cigalon tout estranciné parce que le client ne l’a pas payé ! Moralité : quand on veut voler les autres ça ne porte pas bonheur ! Virgile : Tante, les voilà ! Tante, les voilà ! Un grand silence. Le comte sort, suivi de Cigalon, plein de respect, la face rayonnante. Il s’avance vers la sortie. Cigalon : La voiture de M. le comte. Il se précipite vers le taxi, il en ouvre la porte et salue. Le comte tire de sa poche le billet de cinquante francs. Le comte : J’ai rarement fait un si bon repas, et si bon marché… Cigalon : Monsieur le comte est trop bon… Le comte : Vous êtes un grand artiste, mon bon ami… Cigalon : Oh ! Monsieur le comte… Le comte : Mais oui, mais oui… Tenez, mon bon ami, gardez tout ! Cigalon : Mais non, mais non… Chauffeur, à Camoins-­‐les-­‐Bains !... Le taxi s’éloigne dans un nuage de poussière. Cigalon (à Mme Toffi qui sanglote) : Ne pleurez pas Mme Toffi. Vous avez voulu me faire concurrence, vous avez voulu un scandale, et vous avez même dit cette chose folle : Le client ne veut pas payer. Vous avez vu ! Vous voyez ce pourboire, je l’offre à Virgile. Tiens, Virgile, prends ce billet. Moi, j’ai assez gagné sur le dîner ! Mme Toffi : Ah ! Vous êtes fort ! Cigalon : Bien plus fort que vous ne pensez ! Rappelez-­‐vous votre promesse… Mme Toffi : Quelle promesse ? Cigalon : Vous m’avez dit l’autre jour sur cette terrasse : Si le jour de l’ouverture vous faites plus d’argent que moi… Mme Toffi : Chut ! Ne dites pas ça devant le monde… Cigalon (à Virgile) : Bien. Va t’occuper un peu de l’auberge, ta tante va venir chez moi quelques instants… Il y a les gendarmes, il y a ma sœur, elle ne risque rien. Mais peut-­‐être je ne te la rendrai pas !