André-Louis SANGUIN Géographe, Université du Québec à Chicoutimi (1977) La géographie politique Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec Page web. Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. 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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 3 Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Courriel: [email protected] à partir de : André-Louis Sanguin, La géographie politique. Paris : Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1977, 183 pp. Collection : Le géographe. M André-Louis Sanguin nous a accordé le 29 avril 2012 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses publications, en accès libre, dans Les Classiques des sciences sociales. Courriel : André-Louis Sanguin : [email protected] Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 14 août 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 4 André-Louis SANGUIN Géographe, Université du Québec à Chicoutimi La géographie politique Paris : Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1977, 183 pp. Collection : Le géographe. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) [5] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Sommaire Quatrième de couverture Introduction [7] Première partie LA GÉOGRAPHIE ET L'ÉTAT [13] Chapitre I. — Le territoire politique [15] 1. 2. 3. 4. La morphométrie territoriale [17] Position et localisation [27] Les habitants du territoire [38] Territorialité et sentiment d'appartenance [46] Chapitre II. — L'État national [54] 1. 2. 3. 4. Nation et État [55] Minorités nationales et sous-nations [64] Noyau central et capitale [71] Les catégories d'États [77] Deuxième partie POLITIQUE PUBLIQUE ET GÉOGRAPHIE [85] Chapitre I. — L'organisation locale et régionale... [89] 1. 2. 3. 4. Les politiques d'État [90] Les services publics [95] Les subdivisions administratives de l'État [104] Le gouvernement municipal et métropolitain [113] Chapitre II. — Le comportement électoral [122] 1. Élections et géographie [123] 2. Le territoire électoral [127] 3. Les variables spatiales du vote [130] 5 André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) Troisième partie GÉOGRAPHIE ET AFFAIRES INTERNATIONALES [137] Chapitre I. — L'espace aquatique, aérien et cosmique [139] 1. 2. 3. 4. Géographie politique et droit de la mer [139] L'accès maritime des États encerclés [148] Fleuves internationaux et bassins hydrographiques partagés [154] L'espace aérien et extra-atmosphérique [161] Chapitre II. — Le système international [165] 1. Décadence du colonialisme et résurgence du nationalisme [166] 2. Supranationalisme et organisations internationales [170] 3. Nouveaux systèmes multinationaux [172] Conclusion [177] Orientation bibliographique [181] 6 André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 7 LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Quatrième de couverture Retour au sommaire La géographie politique peut être définie comme l'analyse des conséquences spatiales du processus politique. A une époque où la planification et la qualité du milieu ont largement remplacé le laissezfaire dans la tentative pour diriger le changement environnemental, la géographie politique occupe un terrain très significatif à cause de ses liens avec la nature des espaces politiques et le fonctionnement des organisations politiques. En France, cette branche de la géographie humaine demeure malheureusement un thème délaissé. L'auteur propose une synthèse sur le sujet, se fondant, d'une part, sur ses travaux personnels menés en Europe et en Amérique du Nord et, d'autre part, sur l'abondante littérature anglo-saxonne consacrée à ce thème. L'ouvrage proposé ici cherche à fournir au lecteur un sens du but, du domaine d'étude et de la structure conceptuelle de la géographie politique contemporaine. Un effort d'équilibre a été recherché pour traduire le plus concrètement possible les approches et les lignes d'investigation de cette discipline réformée et rénovée. A.-L. Sanguin est professeur à l'Université du Québec à Chicoutimi. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 8 [7] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE INTRODUCTION Retour au sommaire La géographie politique est une enfant légitime de la géographie humaine. L'une et l'autre s'attardent sur le jeu des facteurs physiques et humains, sur l'interaction entre la terre et l'homme. L'une et l'autre cherchent à découvrir et à expliquer les diverses symbioses de la nature et de la société. La géographie politique, branche spécifique parmi les sciences géographiques, est concernée plus particulièrement par les relations entre les facteurs géographiques et les entités politiques. Lorsque l'organisation humaine de l'espace et les influences historico-culturelles sont reliées aux constructions politiques, nous sommes au cœur de la géographie politique. Alors que la géographie physique travaille sur les régions dites naturelles, le champ d'étude de la géographie politique se concentre, en premier lieu, sur les États et les Nations. Le but de la géographie politique est de déterminer comment les organisations politiques sont ajustées aux conditions physiographiques et comment ces facteurs affectent les relations internationales. Étant donné que tous les paysages politiques ont une origine humaine, ils sont, en conséquence, sujets à de perpétuelles fluctuations. Les réalités politico-géographiques d'aujourd'hui peuvent facilement devenir les mythes de demain ; le contraire est également vrai. Lorsque l'on examine les relations changeantes entre le territoire et le peuple, soit dans un État, soit entre les États, le géographe est confronté à des structures André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 9 surimposées parce que de source humaine. C'est pourquoi l'analyse et l'évaluation des problèmes de géographie politique ne font pas partie du domaine des sciences naturelles. [8] Dans la hiérarchie des espaces politiquement organisés, l'État occupe indiscutablement une position privilégiée et de grande signification pratique. Toutefois, contrairement à une certaine époque où la géographie politique mettait uniquement l'accent sur l'État, on ne doit pas perdre de vue, aujourd'hui, le niveau supranational et le niveau infra-national. Quel que soit l'espace politique envisagé, il est, dans tous les cas, clairement défini. Tout territoire politique a des frontières ; on peut mesurer facilement sa superficie, sa population et ses ressources. Toute surface politique est aussi le résultat d'une décision humaine ou d'une suite de décisions. La plupart des espaces politiquement organisés s'inscrivent dans une perspective pyramidale. Au bas de la pyramide, on retrouve des unités comme la circonscription électorale, le gouvernement municipal ou encore le parc national. Au milieu de la pyramide, se rencontrent des espaces politiques de niveau intermédiaire comme le département français, le land allemand, l’oblast soviétique ou le state étatsunien. Au sommet de la pyramide, se localise l'État national, et au-dessus de lui, l'organisation internationale, soit de type militaire comme l’OTAN, soit économique comme le Marché commun, soit encore culturel comme le Commonwealth ou, à la limite, mondialiste comme l’ONU. À tous les niveaux, le citoyen est directement ou indirectement concerné dans sa vie quotidienne et dans son bien-être individuel. La géographie politique n'est pas une discipline récente. Elle fut fondée par Ratzel en 1897 et elle a enthousiasmé, dans le passé, certains des géographes universitaires les plus renommés. Elle a contribué, d'une façon notable, à l'émergence d'une pensée réellement scientifique en géographie. Bien que les études qu'elle a suscitées soient extrêmement nombreuses 1, la géographie politique n'a jamais été un centre d'intérêt majeur parmi les géographes francophones [9] et ceuxci, après 1945, l'ont carrément ignorée. La raison essentielle expliquant cette situation est due au fait que le concept de géographie poli1 André-Louis Sanguin, Géographie politique, Bibliographie internationale, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1976. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 10 tique a trop longtemps été confondu avec celui de geopolitik. Cela soulève des problèmes considérables aussi bien dans la dimension historique que théorique. Les conséquences et les traumatismes laissés par la geopolitik nazie ont découragé bon nombre de géographes. La geopolitik était une pseudo-science mettant la géographie au service de la politique et de la conquête territoriale ; elle disparut lamentablement dans l'holocauste hitlérien. Malgré son nom, la géographie politique n'est pas une géographie politisée. Beaucoup de géographes ont ressenti, depuis 1945, le besoin de rétablir la réputation de cette discipline après les dommages subis par la forme aberrante de la geopolitik. Les géographes anglo-saxons, les premiers, ont substitué à cette mauvaise géopolitique une approche plus circonspecte des problèmes territoriaux de l'organisation politique. Ceci explique pourquoi, depuis une vingtaine d'années, la géographie politique connaît un renouveau, une évolution et une ampleur insoupçonnés 2. Une approche plus théorique, des formulations d'hypothèses plus rigoureuses, des analyses plus comparatives, un corps conceptuel plus structuré donnent désormais à la géographie politique l'image d'une discipline académique respectée et enrichissante. La géographie est ordinairement définie comme la science concernée par l'identification, l'analyse et l'interprétation des distributions et associations spatiales de phénomènes à la surface du globe. Comme telle, la différenciation du phénomène politique d'un lieu à l'autre est l'essence même de la géographie politique. L'espace politique est multidimensionnel. Il est horizontal lorsque l'on considère la forme, la taille, la position et les ressources d'une unité politique. [10] Il est vertical lorsque l'on considère le jeu des objectifs politiques, des lois, du découpage administratif, des buts culturels sur le plan horizontal. L'espace politique a aussi une troisième dimension, le temps, laquelle implique l'interaction des dimensions verticale et horizontale dans une période donnée. Ces trois dimensions ne sont pas absolues parce que la sélection des critères pour leur mesure et leur interprétation est subjective. La géographie politique apparaît donc comme l'analyse des conséquences spatiales du processus politique. Cette définition est suffi2 André-Louis SANGUIN, L'évolution et le renouveau de la géographie politique, Annales de Géographie, 1975, vol. 84, n° 463, p. 275-296. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 11 samment large pour inclure la nature plurale de cette discipline et pour l'insérer dans le courant principal de la théorie et de la recherche contemporaines en sciences sociales. Les processus politiques se déroulent dans l'espace et ont, par conséquent, des cadres de distribution. Il en découle des champs d'activité que l'on peut nommer espaces politiques. Aujourd'hui, alors que la planification gouvernementale a largement remplacé l'approche du laisser-faire dans la tentative pour diriger le changement environnemental, l'organisation politique et l'administration publique doivent être acceptés comme les processus culturels les plus autorisés. La géographie politique, à cause de ses liens directs avec la nature des espaces politiques et le fonctionnement des organisations politiques, occupe dès lors un terrain très significatif. L'intérêt grandissant pour les études politico-géographiques reflète cette signification contemporaine et permet d'examiner les moyens par lesquels le processus politique influence le développement de la société humaine. La faiblesse passée de la géographie politique ne résidait pas tant dans ses techniques d'analyse (même si elles étaient imparfaites) que dans un manque de compréhension de sa propre substance, c'est-à-dire une incapacité à déterminer ses principes essentiels. La géographie politique apparaît maintenant comme l'une des branches renaissantes les plus passionnantes de la science géographique parce qu'elle a raffiné ses méthodes et concepts, approfondi son érudition [11] et parce qu'elle peut apporter une contribution utile à la connaissance des dilemmes majeurs qui divisent le monde. Partie d'une approche descriptive statique exclusivement consacrée aux territoires d'État, elle s'intéresse beaucoup plus aujourd'hui aux implications spatiales des processus politiques à tous les niveaux d'organisation. De cette façon, l'on aboutit à une dimension dynamique où l'espace politique n'est plus considéré comme une structure rigide mais comme un kaléidoscope où évolue l'activité politique. L'espace politique, à tous les paliers de l'organisation sociétale, demeure l'une des préoccupations majeures de la géographie politique. L'ouvrage de Gottmann, paru en 1952, fut l'une des recherches qui contribuèrent, en leur temps, à réformer et purifier la géographie poli- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 12 tique tout en l'infléchissant vers une dimension plus scientifique 3. Toutefois, aucune contribution notable en langue française n'a été publiée depuis cette époque. Le livre que nous proposons ici a plusieurs finalités. D'abord, il cherche à fournir au lecteur un sens du but, du champ d'étude et de la structure conceptuelle de la géographie politique contemporaine. Deuxièmement, il essaie de replacer la géographie politique dans le contexte de la géographie considérée comme un tout au sein du vaste domaine des sciences sociales. Troisièmement, un effort d'équilibre a été recherché pour traduire le plus concrètement possible les approches et les lignes d'investigation de la géographie politique moderne. Enfin, alors que la géographie politique demeure, en France, un thème délaissé, l'ouvrage propose une synthèse actualisée sur le sujet se fondant, d'une part, sur nos travaux personnels menés dans cette discipline tant en Amérique du Nord qu'en Europe et, d'autre part, sur l'abondante littérature anglo-saxonne consacrée à ce thème. L'organisation du volume reflète ces différentes préoccupations. [12] La relation politique-espace est considérée comme un triptyque. Le premier volet expose les rapports entre la géographie et l'État, c'est-à-dire les problèmes de l'État vis-à-vis de sa morphologie interne. Le deuxième volet analyse les rapports entre la politique publique et la géographie, c'est-à-dire les liens entre l'État et ses propres effets spatiaux. Enfin, le troisième volet examine les rapports entre la géographie et les affaires internationales, c'est-à-dire la projection de l'État dans une perspective externe. En définitive, quels que puissent être les problèmes étudiés, la dimension spatiale demeure l'ingrédient vital de toute analyse en géographie politique. 3 Jean GOTTMANN, La politique des États et leur géographie, Paris, Librairie Armand Colin, 1952, coll. « Sciences politiques ». André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 13 [13] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Première partie LA GÉOGRAPHIE ET L’ÉTAT Retour à la table des matières Pour pouvoir fonctionner d'une façon opérationnelle, le système politique doit obligatoirement reposer sur deux éléments intimement liés : le processus politique et le territoire politique. Le processus politique est en quelque sorte la suite chronologique d'actions et de gestes dans laquelle toute société humaine s'engage pour établir ou maintenir un système politique. Dans chaque espace politique, on retrouve toujours une masse changeante d'interactions sociales organisées ou inorganisées, perceptibles et compréhensibles par le groupe humain concerné dans la mesure où celui-ci est capable de comprendre d'emblée tous les processus sociaux. Un exemple permet de mieux comprendre la limite du spatial et du fonctionnel dans le processus politique. Dans un magasin à chaînes multiples, une vendeuse peut échanger, avec ses collègues, des impressions sur l'élection législative proche. Dans son travail, elle est une participante active au André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 14 système économique mais, en échangeant des impressions électorales avec ses compagnes, elle contribue au processus politique. Il est clair que les processus politiques sont les actes provenant de décisions gouvernementales ou paragouvernementales ; ces actes font autorité et sont reliés au corps juridique de l'État. On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi le principal élément du système politique est le gouvernement avec tous ses pouvoirs décisionnels. Les autres processus sociaux semblent beaucoup moins [14] chargés d'autorité bien qu'ils soient partie prenante à l'environnement politico-géographique. Les vendeuses de grands magasins qui échangent des opinions politiques font partie de l'environnement du système politique. Dans ce cadre général ainsi posé, le gouvernement reçoit des intrants (inputs) sous la forme de demandes ou d'appuis ; comme il est, fonctionnellement parlant, un dispensateur d'autorités, il évacue des extrants (outputs) sous la forme de décisions et d'actions politiques. Les conséquences tangibles de ces actions ou décisions engendrent un effet de rétroaction (feedback) sur les courants d'entrée du système. Conséquemment, les citoyens s'ajustent ou réagissent aux réponses gouvernementales. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 15 [15] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Première partie. La géographie et l’État Chapitre I Le territoire politique Retour au sommaire Pour pouvoir évoluer d'une manière satisfaisante et concrète, les processus politiques doivent s'appuyer sur un territoire bien défini. A ce titre, la frontière politique, envisagée sous l'angle d'une limite de souveraineté, demeure, par essence, la lisière spatiale et légale du système politique. Le gouvernement qui fait déborder ses pouvoirs d'autorité au-delà de son territoire propre se heurte immédiatement aux structures décisionnelles des systèmes politiques voisins. En réalité, seul le processus politique est tenu d'opérer à l'intérieur d'un territoire clos. D'autres processus d'ordre économique, culturel, idéologique ont des propriétés spatiales plus flexibles et se sortent plus facilement d'un territoire ceinturé de frontières. Cependant, on doit admettre que les intrants et extrants du processus politique peuvent, soit traverser les frontières nationales, soit provenir d'un contexte extérieur international. La question centrale est donc de savoir comment le territoire politique est organisé et pourquoi il est organisé. L'espace politique est la scène d'un jeu de forces centripètes et centrifuges. Les premières tendent à promouvoir la cohésion interne du territoire tandis que les se- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 16 condes empêchent ou découragent l'intégration féconde d'un peuple et de son espace. Le territoire politique, trop longtemps soumis aux forces centrifuges, risque fort de disparaître ou, à tout le moins, d'être profondément perturbé. On peut même, selon Jones, estimer que la formulation d'une idée [16] politique se matérialise, en dernier ressort, par un territoire politique 4. Les étapes spatio-temporelles de ce processus s'identifient comme suit : idée politique - décision - mouvement - champ d'action - territoire politique. L'exemple du Libéria illustre cette séquence. L'idée politique de base réside dans l'abolition de l'esclavage ; la décision repose sur l'autorisation donnée aux esclaves noirs des États-Unis de pouvoir retourner en Afrique ; le mouvement implique un transport maritime du Dixieland vers l'Afrique, le champ d'action recouvre la portion littorale de l'Afrique occidentale non encore occupée par les colonialismes européens ; l'espace politique final se concrétise par la création de la République du Libéria en 1847. L'organisation politico-territoriale s'inscrit facilement dans la portée de la théorie générale des systèmes. En effet, le système politique est un cadre pour l'administration du pouvoir et pour l'atteinte de buts publics en vue d'une meilleure régulation sociétale. A l'intérieur du système, les acteurs sont les individus ou les groupes qui déterminent et fournissent la distribution du pouvoir et de l'autorité. On comprend mieux pourquoi, dans l'organisation politico-territoriale, le système politique est un cadre d'interaction où évolue un apport de pouvoir pour résoudre des problèmes publics et atteindre des buts publics. Ce sont ces buts et ces problèmes qui déterminent le territoire créé pour atteindre ces objectifs. Le territoire politique se manifeste par la conjugaison d'une partie d'espace et d'une partie de peuple organisés selon une idée particulière. C'est dans cette combinaison espacepeuple que réside la raison d'être politico-territoriale. Elle se fonde sur les valeurs et les désirs de premier plan d'une population impliquée dans un territoire donné ; elle est un aspect important de la stabilité et de l'identité de tout système politique au niveau territorial, quel [17] que soit le stade d'organisation. La ligue féministe locale, le mouvement écologiste pour la protection de tel ou tel site, l'associa4 Stephen B. JONES, A Unified Field Theory of Political Geography, Annals of the Association of American Geographers, 1954, vol. 44, n° 2, p. 111-123. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 17 tion de parents d'élèves, la section syndicale, la chambre agricole, l'union de défense d'un quartier menacé sont autant de systèmes politiques à forte connotation territoriale. Les objectifs de ces divers organismes sont de promouvoir des buts publics, d'ordre général ou particulier, au niveau local. En résumé, un système politique se caractérise par un contrôle sur les hommes mais aussi par un contrôle sur le territoire. On retrouve ici la distinction médiévale entre regnum et dominium. L'allégeance personnelle à une tribu, un clan, un roi ou un empereur est un système politique construit sur le regnum. Mais lorsque la citoyenneté d'un individu est déterminée par son lieu de naissance ou de résidence, lorsque l'action gouvernementale et administrative publique est ventilée territorialement, à ce moment-là, l'on est en face d'un système reposant sur le dominium. I. LA MORPHOMÉTRIE TERRITORIALE Retour au sommaire Le territoire politique est quadridimensionnel puisqu'il inclut le sol, l'eau, l'air et le temps. L'espace océanique et l'espace aérien tombent davantage dans le domaine des affaires internationales ; aussi convient-il tout d'abord de s'attarder sur la dimension terrestre du territoire. Les États occupent inévitablement un espace de sol plus ou moins bien défini, souvent le fruit d'un cheminement historicoculturel. Comme l'on est amené presque forcément à comparer les territoires d'État entre eux, il en ressort des différences variées centrées surtout sur deux critères : la taille et la forme. Y a-t-il une limite territoriale-plancher en deçà de laquelle un État ne peut fonctionner ? La taille d'un État fait-elle automatiquement sa force ? Non, car la taille territoriale est une notion toute relative et il n'y a pas de relation [18] mécanique entre le territoire et la force politique de l'État. La Mauritanie est plus grande que n'importe quel pays du Marché commun mais, avec une population d'un peu plus d'un million d'habitants et une capitale de 70 000 personnes, elle ne détient aucun poids politique. L'Espagne a une population trois fois plus élevée que celle des Pays-Bas mais ce petit pays fait un commerce international trois fois plus gros que celui de l'Espagne et son principal André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 18 port, Rotterdam, est le premier du monde en tonnage et en trafic. Certes, le territoire est la base physique essentielle de l'État et c'est lui qui, d'une certaine manière, en fait la qualité. Un petit État à la population régulièrement répartie ne vaut-il pas mieux qu'un grand État à la population clairsemée ? La vastitude territoriale engendre des effets de barrière ; le Pré-Nord canadien, la Sibérie soviétique ou le Désert central australien sont des vides que l'on cherche à remplir par des politiques de colonisation. Pour motiver le comblement de l'Amazonie, le Brésil a même été jusqu'à déménager sa capitale en 1960, de Rio sur la côte atlantique jusqu'à Brasilia en pleine jungle tropicale. Beaucoup d'États à grand territoire mangent leurs énergies à contrôler leur surface nationale. La taille apparaît, d'un côté, comme un critère en liaison étroite avec le contrôle effectif du pouvoir central jusqu'aux frontières et jusque dans les parties les plus reculées du pays. Faut-il voir dans l'énormité territoriale un avantage politique significatif ? Là encore, on ne peut se fier à un déterminisme absolu. Les onze plus gros États du monde, en termes de superficie, occupent la moitié de la surface terrestre et contiennent la moitié de la population humaine. Le Canada dépasse en taille les États-Unis mais sa population n'est seulement l'équivalent que de celle de la Californie. L'Australie est un continent à elle seule mais elle n'a qu'un poids démographique égal à celui du Kenya. La force politique d'un État ne s'explique pas seulement par son territoire mais aussi, et plus encore, par une population et une technologie au service d'une machine de production [19] moderne. Les fourmilières chinoises et indiennes n'atteignent pas la puissance économico-politique de l'Union soviétique ou des ÉtatsUnis. Un État a beau être grand mais s'il n'a pas un sous-sol diversifié en minerais, des terres aptes à l'agriculture, son poids politique risque fort d'être amoindri. Au contraire, l'Union soviétique et les États-Unis sont les deux seuls pays au monde à posséder la plus vaste gamme de climats et de sols. Les États-Unis, par exemple, s'étendent de la banquise (Alaska) aux déserts (Nevada) en passant par la forêt subtropicale (Floride et Louisiane). A l'exception de quelques produits agricoles très spécifiques comme le café, le cacao ou la banane, les deux superpuissances disposent, sur leur territoire, de tout l'arsenal agricole existant dans le monde. Cet aspect particulier de la taille a des effets sur la santé économique et l'autosuffisance d'un État. Par contre, l'Australie a près des deux tiers de son territoire sous climat sec et le Canada André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 19 n'est, dans les faits, qu'un mince ruban peuplé large de 200 km le long de la frontière américaine ; le quart de son territoire est le domaine de la toundra. En termes stratégiques, les grands territoires politiques jouissent d'un certain avantage que l'on peut qualifier de défense en profondeur. C'est ce genre de riposte territoriale que l'Union soviétique promut en 1941 lors de l'attaque nazie en pratiquant la fuite en avant et la « politique de la terre brûlée ». La retraite au-delà de l'Oural permit le remontage d'usines et le pays put s'appuyer sur la Sibérie pour envisager la reconquête. De 1937 à 1945, la Chine pratiqua la même stratégie vis-à-vis du Japon. Mais les territoires à large expansion spatiale ont aussi leurs désavantages politico-économiques. Le premier point négatif réside dans la difficulté à contrôler efficacement la totalité du territoire. L'exemple du Soudan est, à cet égard, très significatif : le nord du pays est arabe (Khartoum) mais le sud est typiquement africain-noir d'où des différences raciales, culturelles et historiques accentuées par une coupure physiographique sous la forme de déserts et de marécages entre les deux foyers humains de ce jeune État. Ce contraste physico-social [20] entraîne un grave problème de communications et l'État soudanais s'épuise à contrôler ces forces centrifuges. Le deuxième point négatif est une question de transport et de réseaux de circulation. La vastitude australienne englobe les régions centrales arides, extensives et non productives. Or, jusqu'à une date récente, les six États fédérés du Commonwealth d'Australie jouissaient chacun d'un réseau ferroviaire particulier avec un écartement de voies différent de celui de l'État voisin. Il fallut la création d'une compagnie ferroviaire nationale, les Commonwealth Railways, pour unifier le pays et relever le défi du grand espace continental. D'un autre côté, la petite taille territoriale exacerbe les problèmes politiques de certains États. Les ressources sont limitées et une partie de la population a tendance à émigrer. C'est le cas de Malte, de l'île Maurice ou du Lesotho. D'autres États minuscules surmonte ce handicap en se dotant d'une structure juridico-économique qui les érige au rang de « paradis fiscaux » ; c'est le statut de Jersey, du Liechtenstein, de Gibraltar ou des Bermudes. D'autres comme Saint-Marin, Nauru, Pitcairn fondent une partie de leur économie sur le commerce des timbres-poste. L'union économique avec un État voisin plus grand permet souvent à ces États minuscules de pouvoir se maintenir : SaintMarin est en union économique avec l'Italie, le Liechtenstein l'est avec André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 20 la Suisse et Monaco fait de même avec la France. Beaucoup d'États qui évoluent, ici et là, dans le monde sont défaillants parce que leurs frontières s'étendent trop vers l'extérieur sans être suffisamment intégrées au noyau central de l'État. Un grand État peut satisfaire plus de besoins qu'un petit État mais ce dernier détient souvent une échelle sociale et communicative beaucoup plus homogène et opératoire, ce qui se reflète dans sa cohésion politique. L'une des qualités évidentes de la Suisse est liée à cet aspect. La référence à la carte est souvent une cause première des idées fausses que l'on se fait à propos de la taille d'un pays. Les atlas scolaires dépeignent le propre pays de l'élève et son continent selon une dimension plus importante que [21] les autres pays et que les autres continents. Il arrive aussi que la perception d'un territoire soit inversement proportionnelle à son assise tangible sur le terrain. C'est tout le problème de la distorsion entre les cartes réelles et les cartes mentales. La gamme des tailles des quelque 150 États du monde est si grande qu'elle pèse sur toute généralisation trop facile. Entre l'Union soviétique constituant le sixième des terres émergées et le Vatican réduit à 44 ha, quelle typologie est la plus adéquate pour définir la taille ? Pour ne pas être arithmétique, une classification de la taille des territoires politiques n'a de sens que si elle permet d'accorder à tel ou tel État une appellation significative. L'Echelle G est une première méthode permettant une approche quantitative de la taille territoriale 5. G est l'aire de la surface terrestre. L'échelle G est l'expression du rapport logarithmique entre la surface d'un territoire politique et la surface terrestre. On obtient cet indice à partir de la formule suivante : Gx Ga Rz où G0 est l'aire de la terre et R, la surface du territoire politique étudié. Avec un tel calcul, l'Union soviétique obtient l'indice 1,35 tan- 5 Peter HAGGETT, Richard CHORLEY et D. R. STODDART, Scale Standards in Geographical Research : A New Measure of Area Magnitude, Nature, 1965, vol. 205, p. 844-847. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 21 dis que le Vatican ressort avec un indice de 3,10. Une autre approche est la classification Pounds 6 : Qualificatif Superficie en km2 États géants Au-dessus de 6 000 000 États hors taille 2 500 000 à 6 000 000 États très grands 1 250 000 à 2 500 000 États grands 650 000 à 1 250 000 États moyens 250 000 à 650 000 États petits 125 000 à 250 000 États très petits 25 000 à 125 000 Micro-États En dessous de 25 000 [22] Une troisième tentative est la classification Blij 7 : Superficie en km2 ? Qualificatif États très grands Au-dessus de 2 500 000 États grands 350 000 à 2 500 000 États moyens 150 000 à 350 000 États petits 25 000 à 150 000 États très petits En dessous de 25 000 Stricto sensu, ces deux typologies sont difficilement satisfaisantes, voire contradictoires, dans la mesure où une même catégorie de taille d'États ne correspond pas aux mêmes superficies selon l'une et l'autre 6 7 Norman J. G. POUNDS, Political Geography, New York, McGraw-Hill Books Company, 1972, p. 35. Harm J. de But, Systematic Political Geography, New York, John Wiley & Sons Inc., 1973, p. 38. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 22 des classifications. Pour établir un degré de consistance susceptible d'améliorer la terminologie des tailles d'États, le meilleur critère de référence est d'aboutir à une échelle très détaillée capable de répondre à toutes les gammes possibles car, plus la taille d'un État devient petite, plus la nomenclature demande à être fine. Il y a donc intérêt à réduire l'éventail des superficies des États de taille inférieure de façon à mieux coller à la réalité. Une classification respectant ces normes peut s'établir comme suit : Qualificatif Macro-États Superficie en km Au-dessus de 6 000 000 États immenses 2 500 000 à 6 000 000 États très grands 1 250 000 à 2 500 000 États grands 650 000 à 1 250 000 États moyens 250 000 à 650 000 États petits 100 000 à 250 000 25 000 à 100 000 5 000 à 25 000 États très petits Mini-États Micro-États En dessous des 5 000 Dans un tel contexte, les comparaisons d'État à État deviennent plus parlantes. Le Brésil mérite le qualificatif [23] de macro-État mais l'Inde est un État immense tandis que l'Arabie Saoudite se distingue comme État très grand. À l'autre extrémité de l'échelle, le Rwanda est qualifiable d'État très petit, Chypre, la Gambie, le Qatar et TrinidadTobago sont des mini-États tandis que Singapour, Bahrein, les Maldives et le Luxembourg se définissent comme micro-États. Une seconde qualité du territoire étatique qui s'impose à la lecture de toute carte est sa forme, c'est-à-dire son contour spatial ou son allure. La forme a toujours été un centre d'intérêt en géographie ; en effet, beaucoup d'éléments comme les deltas, les cônes de déjection, les chapelets insulaires sont ainsi nommés à cause de leur forme distincti- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 23 ve 8. La forme est utile dans l'analyse du territoire politique car elle est une des propriétés les plus significatives des surfaces spatiales. Grâce aux techniques cartographiques et autres moyens visuels, la forme de tel ou tel État finit par devenir familière ; on pense, en particulier, à l'hexagone français, à la botte italienne, à la pince de crabe haïtienne, au profil d'homme du Portugal... Les États du monde n'ont pas atteint leurs propriétés territoriales d'un seul coup. Leur forme actuelle est le résultat d'une longue séquence historique d'ajustements et de réajustements (pertes ou gains de territoire). La Pologne s'est promenée plusieurs fois sur la carte ; elle a glissé vers l'est puis a basculé vers l'ouest. D'État tentaculaire qu'elle était de 1919 à 1939, elle a pris, depuis 1945, une allure beaucoup plus rectangulaire. La forme d'Israël a changé entre la guerre d'Indépendance (1948) et la guerre du Kippour (1973). La Norvège est une étroite bande de terre sur la façade occidentale de la péninsule Scandinave tandis que le Chili est un exigu ruban territorial coincé entre les Andes et le Pacifique. Deux États très longs et très étroits comme la Norvège et [24] le Chili ont toutes les chances d'être confrontés aux mêmes problèmes territoriaux. L'extension occidentale de la Tchécoslovaquie accentuée par l'existence de barrières montagneuses gêne les communications du pays et explique, en partie, les sentiments séparatistes de la Slovaquie. Le Vorarlberg, État fédéré le plus occidental de l'Autriche, a essayé en 1920 de se rattacher à la Confédération helvétique. La forme idéale du territoire politique est celle qui fournit le plus haut degré de compacité ; ceci explique pourquoi certains États ont poursuivi cette propriété attractive avec un grand zèle et parfois beaucoup de pertes humaines. Les acquisitions territoriales de l'Allemagne nazie avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale avaient comme but principal l'élimination d'indentations frontalières pour aboutir à une forme plus compacte. La compacité s'identifie comme la forme qui maximise la proximité des groupes humains ; elle leur permet de partager davantage leurs influences respectives et de minimiser les retombées négatives des collectivités humaines des territoires politiques extérieurs. La compacité permet à un État comme la Hongrie de maintenir le coût des services publics à un niveau moindre qu'un État 8 Leslie J. KING, The Analysis of Spatial Form and Its Relations to Géographie Theory, Annals of the Association of American Geographers, 1969, vol. 59, p. 573-595. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 24 étiré et fragmenté comme l'Italie. La compacité est d'autant plus valorisée que l'État ne dispose pas sur son territoire de coupures topographiques majeures. Quand, de prime abord, l'on considère une carte, il y a tant de genres différents de forme territoriale qu'une classification semble impossible. Mais en scrutant minutieusement le contour cartographique des États les uns après les autres, une typologie en sept points, sensiblement similaire à celle établie par Blij, émerge facilement 9. Sur cette base ainsi introduite, on distinguera l'État allongé, l'État compact, l'État appendiculaire, l'État fragmenté, l'État perforé, l'État étranglé et l'État enserré. L'État allongé est celui qui est au moins six fois plus long que large. En plus du Chili, de la Norvège et de la Tchécoslovaquie, [25] on peut inclure sous ce qualificatif la Suède, la Finlande et l'Italie en Europe, le Togo, le Dahomey, la Gambie et le Malawi en Afrique et Panama. Les désavantages de ce type de forme résident dans les risques séparatistes aux extrémités du pays et posent le problème brûlant des transports nationaux et des flux politiques en provenance de la capitale. Il y a là source de division interne possible. En échange, un État allongé peut jouir d'une plus grande variété climatique, donc d'une complémentarité économique. Le Chili possède une gamme de climats et de sols allant du désert à la toundra polaire. L'État compact a des communications plus commodes et une capitale contrôlant facilement tous les points du territoire. On peut citer la Belgique, la Hongrie et la Pologne, l'Uruguay, l'Afghanistan et le Cambodge, la Rhodésie. L'État compact renferme un maximum de territoire à l'intérieur d'un minimum de frontières. L'État appendiculaire est une variante du type précédent. Il en comporte les mêmes caractéristiques, sauf la présence d'un appendice ou promontoire territorial se projetant loin en avant du corps principal du pays, région souvent isolée ou à la remorque du reste de l'État. En d'autres termes, c'est tout le problème des poches frontalières 10. On pense notamment aux Pays-Bas avec la poche du Limbourg, à l'Eire avec la tentacule du Donegal, à l'Autriche avec l'avancée du Tyrol-Vorarlberg, au Zaïre avec le corridor de Matadi, à la Namibie avec le Doigt de Caprivi, à l'Afghanistan avec le couloir du Pandj-Wakkan ou à la Thaïlande avec 9 10 Harm J. de BLIJ, ibid., p. 38-42. André-Louis SANGUIN, Le concept de poches frontalières : essai de définition et de typologie, Le Globe, 1975, n° 115 » P- 7-14. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 25 l'appendice de Songkhla et, enfin, aux États-Unis avec la Queue de Poêle de l'Alaska (The Alaskan Pandhandle). Une poche reliée à la masse du pays par un étroit goulot est une forme territoriale souvent considérée comme un handicap pour le développement économique et la sécurité militaire. Ce point avancé de croissance territoriale (Wachstumspitze), au lieu d'indiquer une faiblesse, peut, sous certaines conditions, [26] signifier une vitalité agressive de la part de l'État impliqué. Le Wachstumspitze perd sa caractéristique essentielle lorsque l'État subit des changements majeurs ou lorsque son attitude vis-à-vis de l'appendice territorial est inversée. La Queue de Poêle de l'Alaska est une illustration de ce principe : son caractère de Wachstumspitze déclina totalement lorsque la Russie renonça à son expansionnisme nord-américain (vente de l'Alaska aux États-Unis en 1867). Quelquefois, l'appendice territorial peut résulter d'un mouvement de flanc ou d'encerclement par une nation voisine fortement expansionniste et agressive 11. Ce fut le cas de la Tchécoslovaquie en 1938 ; après l'Anschluss rattachant territorialement l'Autriche à l'Allemagne, la Tchécoslovaquie était prise en tenailles par le IIIe Reich et l'on sait ce qu'il advint après les accords de Munich : dans un premier temps, les Sudètes furent annexés à l'Allemagne puis, en 1939, le pays était rayé de la carte tandis que la Slovaquie devenait indépendante. L’État fragmenté est celui formé d'une multitude d'îles séparées par des eaux internationales (Malaysia, Philippines, Indonésie, Japon, Danemark, Grèce, Italie). C'est aussi la situation des États dont deux morceaux de territoire sont séparés par un État étranger (Allemagne de 1919 à 1939 avec le corridor polonais, Pakistan de 1947 à 1971 avec l'Inde, Panama avec le canal américain et États-Unis/Alaska avec la province canadienne de Colombie Britannique). Dans les deux cas, les contacts sont malaisés entre les habitants, le contrôle gouvernemental est rendu difficile par la distance ; l'individualisme insulaire est exacerbé. Les Bahamas, prototype de l'État fragmenté, ont surmonté les dangers politiques de l'insularité par la création d'une compagnie aérienne nationale, la Bahamasair, dont le réseau extrêmement texture joue le rôle de lien unificateur dans un pays divisé en 700 îles. L’État perforé est celui à l'intérieur duquel se localise un autre État (Italie perforée par Saint-Marin, République démocratique allemande perforée par BerlinOuest, [27] Afrique du Sud perforée par le Lesotho). L'État perforé est 11 ID, ibid., p. 13-14. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 26 souvent en position de force par rapport à l'État perforateur. L’État étranglé est celui dont le territoire subit un resserrement tendant à donner au pays une allure boursouflée à ces deux extrémités (Allemagne fédérale, Mali, Zambie, Israël entre 1949 et 1967). Enfin, l'État enserré est celui pris en tenailles par un autre qui le bloque sur le littoral (Monaco, Gambie, Macao, Hong-kong, Brunéi). Comme on peut aisément s'en rendre compte, tous ces qualificatifs n'ont d'intérêt que par les conséquences qu'ils engendrent au titre des transports et communications, du contrôle gouvernemental, de la capitale politique, de l'irrédentisme ou du séparatisme. Le facteur de taille, comme d'autres éléments de l'État, doit être vu en conjonction avec d'autres facteurs de géographie politique pour prendre sa pleine signification. La limite entre deux formes différentes de territoire est très difficile à quantifier. Il n'est pas possible d'affirmer que chaque type de forme engendre une signification politique particulière. Toute généralisation ne peut avoir force de loi. Le Nigeria est, sans aucun doute, un État compact mais cette allure spatiale n'a pas empêché l'apparition de tendances centrifuges séparatistes (guerre du Biafra de 1967 à 1970). Il est donc préférable d'explorer la signification possible de chaque cas particulier. 2. POSITION ET LOCALISATION Retour au sommaire La position et la localisation d'un État sont des éléments de signification politique tout aussi importants que la taille et la forme territoriales. La position absolue d'un État est la place particulière qu'il occupe au sein d'une zone climatique ou d'un continent ; sa localisation relative se rapporte à son insertion au sein d'une combinaison territoriale d'autres États. Strabon n'écrivait-il pas que « dans toute étude de géographie, nous devons non seulement nous enquérir de la taille et de la forme des pays mais aussi de leur position par [28] rapport aux autres ». Et plus près de nous, Gottmann estime que « la position est la caractéristique la plus géographique d'un territoire. C'est aussi la caractéristique la plus importante en politique, parce que la position définit le système de relations, situant ce territoire, ce compartiment d'espaces dans ses rapports avec tous les autres compartiments avec André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 27 lesquels il existe des communications directes ou non » 12. La position relative est un facteur hautement révélateur dans la puissance d'un État. L'étude de la carte politique nous montre l'emboîtement subtil et compliqué des territoires d'État les uns dans les autres et cet aspect des choses influence les relations interétatiques. L'existence des États tampons est l'illustration de la valeur politique de la position territoriale. De tels États peuvent être appréhendés comme des espaces séparant deux États concurrents et puissants. L'un contrebalance l'autre et aucun des deux n'ose, de cette façon, conquérir l'État tampon. La Thaïlande a longtemps été un tampon entre l'empire britannique des Indes et l'Indochine française, c'est-à-dire un glacis entre deux colonialismes concurrents. Dans la même perspective, l'Afghanistan a servi, à la fin du siècle dernier, de tampon entre l'Inde britannique et le Turkestan russe. A une époque plus récente, la Rhodésie, l'Angola et le Mozambique portugais étaient perçus, par les dirigeants de Pretoria, comme une zone tampon entre l'Afrique noire militante de I'OUA et la République sud-africaine. Actuellement, les superpuissances ne sont pas intéressées à avoir des contacts directs entre leurs sphères respectives si bien qu'elles s'organisent pour laisser entre elles des pays tampons, sorte de zone de réduction d'impact par séparation physique entre leurs rivalités politiques. En ce sens, les zones tampons sont des confins modernes ou des frontières à grande dimension. Pourtant, cela n'empêche pas d'assister parfois à l'absorption ou à l'intégration des zones tampons par les puissances voisines. Les trois États baltes qui [29] servaient d'amortisseurs entre l'Union soviétique et la Scandinavie ont été rayés de la carte en 1940. L'absorption de la Pologne, de la RDA, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie dans la sphère d'influence soviétique élimine la possibilité d'une zone tampon complète en Europe entre les deux superpuissances. Seules, la Finlande et l'Autriche neutralisée ainsi que la Yougoslavie peuvent, d'une façon partielle, être considérées comme des États tampons. Si la tension est forte à la frontière sino-soviétique, c'est parce qu'il y a absence de tampon, rôle que ne joue pas la Mongolie puisqu'elle est insérée dans la sphère soviétique. Les deux États himalayens (Népal et Bhoutan) sont des tampons limités entre l'Inde et la Chine, tout comme l'était le Tibet jusqu'en 1959. 12 Jean GOTTMANN, ibid., p. 78. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 28 Sur la frange nord-est de l'Amérique du Sud, les trois Guyanes (britannique, néerlandaise et française) servirent, en leur temps, de tampon à l'expansionnisme rival du colonialisme portuguais et du colonialisme espagnol. De façon à contrer la poussée territoriale du Brésil et de l'Argentine, la Grande-Bretagne, au début du XIXe siècle, favorisa la création de l'Uruguay et du Paraguay pour éviter un contact direct entre Brésil et Argentine. L'expansionnisme argentin arriva à se glisser entre les deux petits pays et la poche frontalière des Misiones reste aujourd'hui le témoin territorial de ce processus. L'importance politique de la localisation varie avec les situations politiques, par nature évolutives. En certaines circonstances, des territoires ou des portions de territoires acquièrent une importance stratégique. Jusqu'à l'ouverture du canal de Panama en 1914, la GrandeBretagne, par la possession des îles Malouines (Falkland Islands), au large de l'Argentine, se trouvait à contrôler le trafic maritime à proximité du détroit de Magellan et du cap Horn. Si les États-Unis tiennent tant au canal de Panama, c'est parce qu'il permet à une large fraction de leur commerce transnational d'emprunter, d'un océan à l'autre, le moyen de transport le meilleur marché. La fermeture du canal de Suez, [30] de 1967 à 1975, et dorénavant son obsolescence technique ont réaménagé la valeur stratégique du cap de Bonne-Espérance, franchi quotidiennement par les superpétroliers géants en provenance du golfe Persique. Depuis les premières liaisons aériennes transocéaniques vers 1946, l'Islande, pour l'Atlantique, et Guam, pour le Pacifique, servaient d'escales techniques obligatoires. Avec l'avènement des quadriréacteurs au début des années soixante, les vols sans escale furent rendus possibles et le rôle de Guam et de l'Islande déclina ; des aéroports comme Gander (Terre-Neuve) et Shannon (Eire) périclitèrent totalement pour cette même raison. Avant l'apparition des missiles balistiques intercontinentaux capables de franchir 10 000 km en quelques minutes, l'Arctique canadien et le Groenland avaient peu d'importance stratégique ; mais l'irruption de cette technologie redoutable a fait de l'Union soviétique une proche voisine du Canada. Évaluant militairement cette nouvelle donnée, les États-Unis et le Canada, dans le cadre du NORAD (leur traité de défense commune), ont ajusté l'Arctique comme une frontière de l'Age des Missiles en établissant la ligne DEW (Distant Early Warning) composée de trois écrans de couverture radar et d'intervention aérienne. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 29 À un niveau plus local se pose le problème des disconnectivités territoriales sous la forme des enclaves, exclaves et périclaves. L’exclave est la terre d'un État A enfermée dans un territoire étranger B, mais située à faible distance de l'État A. Une enclave est le même territoire mais vu par l'État encerclant 13. L'enclave-exclave la plus importante en surface et aussi la plus célèbre du monde contemporain est, sans conteste, Berlin-Ouest 14. La discontinuité territoriale [31] entre l'Allemagne fédérale et Berlin-Ouest, la position perforante de Berlin-Ouest au sein de la RDA comptent parmi les contentieux les plus lourds dans les relations panallemandes. La partie occidentale de l'ancienne capitale du Reich n'est reliée à la RFA que par trois corridors aériens, trois axes routiers et trois lignes ferroviaires. Quelque 120 exclaves-enclaves sont repérables à la frontière Inde-Bangladesh immédiatement au sud du Bhoutan. Ces arrangements territoriaux complexes remontent à la période de l'Empire mogol et, lors de la partition entre le Pakistan oriental et l'Inde en 1947, les autorités britanniques ne purent arbitrer ce différend frontalier. Une périclave (le proruption ou pene-exclave des géographes anglophones) est une partie de territoire non détachée du territoire national mais à laquelle on ne peut parvenir sans franchir un territoire étranger : pour pénétrer dans le nord du Maine, il faut obligatoirement passer par le Québec car cette zone est inaccessible à partir du sud. L'important, en ce qui concerne une périclave, est de savoir par quel pays elle est commandée, c'est-à-dire par quel pays on est obligé de passer pour y avoir accès. Le nord du Maine est ainsi commandé par le Québec. Le phénomène de discontinuité territoriale déborde plus largement sur celui de l’accessibilité. C'est en quelque sorte le degré relatif de facilité avec lequel une position territoriale peut être reliée à d'autres positions territoriales 15. L'accessibilité comporte une double dimen13 14 15 G. W. S. ROBINSON, Exclaves, Annals of the Association of American Geographers, 1959, vol. 49, n° 3, p. 283-295 ; Honoré M. CATUDAL, Exclaves, Cahiers de Géographie de Québec, 1974, vol. 18, n° 43, pp. 107-136. G. W. S. ROBINSON, West Berlin : The Geography of an Exclave, The Geographical Review, 1953, vol. 43, n° 4, pp. 540-557 ; Honoré M. CATUDAL, Berlin's New Boundaries, Cahiers de Géographie de Québec. 1974, vol. 18, n° 43, pp. 213-226. Richard L. MORRILL, The Spatial Organisation of Society, North Scituate (Massachussetts), Duxbury Press, 1974, p. 257. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 30 sion spatiale et politique. La première de ces dimensions implique la circulation. Celle-ci est le réseau liant ensemble les activités économiques, culturelles et politiques du peuple d'un État. Or, ce postulat engendre une loi opératoire : l'organisation politique de l'espace est toujours dépendante du mouvement. Dans tout État, le développement des moyens de transport est, à la fois, une mesure du développement économique [32] et une cause des mouvements de population. On a longtemps cité en exemple les réseaux routiers et ferroviaires français disposés en étoile à partir de Paris. Cependant, dans chaque État, le réseau le plus dense du transport se localise dans les espaces les plus peuplés. Bâtie à cheval sur l'arc alpin, la Suisse est un vivant défi aux contraintes naturelles ; on y relève une relation directe entre le développement des transports et le niveau technologique de l'État. Les tunnels routiers et ferroviaires transalpins, le maillage extrêmement serré des Schweizerische Bundes Bahnen désenclavent jusqu'aux coins les plus reculés de la Confédération helvétique. L'organisation politique de l'espace a toujours dépendu du mouvement et de l'accessibilité, d'autant plus qu'espace et temps se compriment très fortement. L'accessibilité interne d'un territoire politique a comme premier corollaire la connectivité. Dans une dimension circulatoire, elle se définit comme le degré de lien direct d'une position territoriale à d'autres positions territoriales dans un réseau de transport. Dans une dimension politico-géographique, elle est mesurée à travers les mouvements politiquement réglés des hommes, des biens, des idées et elle se reflète dans un usage spécialisé, intensif et cosmopolite des espaces géographiques. La connectivité est une propriété géométrique des territoires politiques en liaison étroite avec leur compacité. L'Allemagne de l'Est perforée par Berlin-Ouest, le Chili étiré en un étroit couloir de près de 4 000 km de long, le Sénégal presque coupé en deux par la Gambie, la Polynésie française éparpillée en plusieurs centaines d'îles et atolls dans le Pacifique-Sud sont des territoires peu ou mal connectés, ce qui entraîne des problèmes de circulation et d'organisation efficaces de l'espace. La discontinuité territoriale est un phénomène relativement incommode simplement à cause des coûts et des retombées négatives auxquels elle est associée. Le manque de connectivité accroît les frais d'administration et des services publics lorsqu'il s'agit pour le Danemark, par exemple, de desservir les îles Féroé et le Groenland ou pour l'Espagne de desservir les Canaries [33] et les « places de souveraine- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 31 té » comme Ceuta et Melilla sur la côte rifaine. La topographie est aussi un élément qui, parfois, joue à plein contre la connectivité en affectant directement et constamment la circulation. La Bolivie, le Tibet, l'Afghanistan et le Népal sont directement touchés par une topographie accentuée. La nodalité est un autre corollaire de l'accessibilité territoriale car elle est d'une dimension territoriale nettement « positionnelle » (la position étant, il faut le rappeler, l'un des attributs spatiaux les plus importants du territoire politique). Il y a nodalité politico-géographique pour un État lorsque la configuration physiographique et les courants de circulation humaine forgés par l'histoire font que la vie de la collectivité se concentre ou, tout au moins, se renforce au sein du territoire politique. En d'autres termes, c'est le phénomène consistant dans le fait qu'une grande ville de l'État est un nœud d'échange d'idées, de biens et de marchés avec l'extérieur. C'est là aussi où, en général, les mouvements monétaires sont les plus intenses (New York, Rotterdam, Beyrouth...). Comme le précisait l'historien Lucien Febvre, « il n'y a pas de petit territoire politique qui n'ait pas eu son point de départ germinal, géographique ; il n'y a pas de construction politique durable dans l'origine de laquelle nous ne pouvons découvrir une combinaison de forces, un genre d'armature autour de laquelle d'autres territoires s'édifient comme la chair autour des os du squelette » 16. Compte tenu de la structure hydrographique de la moitié septentrionale de la France, Paris se singularise par une nodalité de convergence alors que l'on parlera pour Moscou d'une nodalité de diffluence. Une des fonctions premières de tout espace organisé politiquement est d'intégrer, d'une manière effective, ses composants territoriaux et de créer une communauté d'intérêts qui agence l'innovation, soutient le développement [34] et fait avancer le bien-être général de ses adhérents. La compacité, l'accessibilité, la connectivité et la nodalité apparaissent, à l'évidence, comme les supports fondamentaux de toute intégration territoriale. La fortune politique d'un micro-État comme le Luxembourg est de posséder ces différents supports et de se localiser au sein du donjon économique du Marché commun. L'adaptation du système politique à l'environnement physique est très complexe ; elle 16 Lucien FEBVRE, A Geographical Introduction to History, London, Routledge & Kegan, 1966, p. 310. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 32 implique la perception et l'évaluation des ressources, la définition des buts, la prise de décisions, la mobilisation des énergies et l'influence locale sur le résultat des décisions politiques. Des facteurs localisants comme la nodalité, la connectivité, l'accessibilité et la compacité influencent la politique et les buts publics en faisant intrusion dans les affaires internes du pays. Selon son maillage, l'infrastructure des transports renforce ou affaiblit l'État. Des pays comme la Birmanie, les Philippines ou Surinam ne contrôlent de jure qu'une partie de leur territoire ; le reste est aux mains de groupes insurgés 17. L'Empire romain édifia sa puissance sur un cadre circulatoire favorisant la centralisation politique ; ce fut la première entité étatique à se doter d'un réseau fonctionnel de routes (Via Appia, Via Italia...) d'où l'origine du proverbe : « Tous les chemins mènent à Rome. » Dans les temps modernes et contemporains, la France donne l'exemple d'un État consolidant sa puissance politique à partir d'un réseau adéquat de transports. A partir de Colbert, les principaux axes routiers se mirent à rayonner autour de Paris si bien que l'on pût parler, avec quelque ironie, d'une « monarchie routière ». La Révolution française porta à son paroxysme ce souci de consolidation et de centralisation territoriales. C'est par une politique routière fortement stratégique que la Chine populaire a pris peu à peu le contrôle [35] du Sinkiang et du Tibet, régions à populations allogènes. De bonnes conditions de transport semblent constituer un préalable nécessaire au maintien de l'autorité interne d'un gouvernement tout comme à l'efficacité d'une union économique à l'échelle souscontinentale. Jusque dans les années cinquante, les réseaux ferroviaires électrifiés des six premiers membres de la Communauté européenne n'étaient pas uniformisés. Depuis, leur standardisation sur un même courant a grandement favorisé les échanges et amoindri techniquement les coupures frontalières. Certains États planifient même des politiques autoroutières très avant-gardistes : le Royaume-Uni a instauré une grille autoroutière en forme d'échelle, de Londres à Glasgow ; les États-Unis ont mis en place le us Highway System, véritable filet à mailles rectangulaires couvrant tout le territoire de l'Union ; le pro17 Robert W. MCCOLL, The Insurgent State : Territorial Bases of Révolution, Annals of the Association of American Geographers, 1969, vol. 59, n° 4, p. 613-631 ; Geopolitical Thèmes in Contemporary Asian Revolutions, The Geographical Review, 1975, vol. 65, n° 3, p. 301-310. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 33 gramme autoroutier de la Suisse est conçu comme un véritable réticule à larges croisées. Des États en archipels comme le Japon, l'Indonésie ou les Philippines comblent leur handicap insulaire par un cabotage intranational intense. Si les lignes aériennes intérieures des ÉtatsUnis sont subventionnées par le gouvernement fédéral, c'est pour pouvoir servir en cas d'urgence. Le succès des unités vietcongs et nordvietnamiennes au Sud-Vietnam, de 1964 à 1975, fut directement relié à la difficulté du mouvement de matériel lourd dans la jungle indochinoise ; l'impunité avec laquelle la Chine a attaqué l'Inde en 1962 provient des difficultés de transports et communications des troupes indiennes dans l'Himalaya. On remarque également que, dans beaucoup de pays, les autoroutes sont fermées en cas d'état d'urgence pour faciliter la logistique militaire. En résumé, selon la façon dont elle est perçue par les citoyens et le gouvernement, la localisation ou position de l'État affecte ses attitudes et ses politiques vis-à-vis des autres États, et notamment de ceux qui sont ses proches voisins. Elle a aussi pour conséquence d'accroître ou de réduire les possibilités de contacts commerciaux, culturels et touristiques. Des facteurs spatiaux comme l'accessibilité [36] et ses corollaires sont des variables indépendantes qui affectent l'émergence ou le maintien des communautés politiques. Les effets de discontinuité territoriale entravent les processus d'intégration politique en distordant les transports de biens et de personnes. Par contre, un colis postal envoyé de Rouen à Dieppe ne coûtera pas plus cher que le même colis expédié de Dunkerque vers Ajaccio. Au taux actuel des tarifs aériens intérieurs en Amérique du Nord, il est meilleur marché pour un habitant de Seattle de prendre l'avion pour Anchorage ou Honolulu plutôt que pour New York ou Washington. La disconnectivité territoriale peut avoir des effets centrifuges aussi bien en termes économiques que politiques. C'est l'attitude de Bonn vis-à-vis de Berlin-Ouest ; les autorités fédérales font des efforts massifs pour maintenir étroits les liens entre eux et l'enclave-exclave berlinoise, mais l'injection de subventions de tous ordres pour éviter l'hémorragie démographique et maintenir les activités dans cette partie de l'ancienne capitale allemande coûte très cher. Une pression extérieure peut également favoriser l'unification d'un territoire politique discontinu ; l'influence britannique fut déterminante dans l'émergence éphémère de la Fédération des Indes occidentales (1958-1962). Il s'agissait d'une tentative pour cons- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 34 tituer un État à partir des Caraïbes britanniques (Jamaïque, TrinidadTobago, Grenade, Barbades, Dominique, Antigua, Sainte-Lucie...) ; mais, une fois l'influence estompée, la Fédération se désintégra. A leur manière, les ghettos noirs dans les aires métropolitaines américaines relèvent d'une question de disconnectivité dans la mesure où leurs réseaux de mouvements opèrent en quasi-autonomie par rapport aux autres mouvements de la métropole. A une échelle plus vaste, des cadres de mouvement se dédoublent dans certains États en deux réseaux bien distincts : Flandre et Wallonie, Québec et Canada anglophone, Serbie et les autres nations constitutives de la Yougoslavie... Tout comme le ghetto noir, les obstacles à la mobilité économico-culturelle exaspèrent l'inefficacité politico-territoriale en ce sens qu'un groupe s'estime [37] lésé par rapport à l'autre au niveau des programmes gouvernementaux. Dans des domaines littéraires et culturels, les griefs croates sur une certaine domination serbe ou les doléances galloises vis-à-vis de l'Angleterre illustrent ce dédoublement. Finalement, la position-localisation d'un État dépend de quatre paramètres que l'on peut percevoir dans un modèle théorique (fig. 1). La morphologie signifie qu'un État possède une taille et une forme définie, un foyer ou capitale, des axes de circulation du centre vers le pourtour et, enfin, des signes établis pour marquer et contrôler ses frontières. Sur la base de sa morphologie, l'État entretient une dyna- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 35 mique, c'est-à-dire qu'il maintient un flux constant d'autorité entre le gouvernement et les autres corps constitués et aussi entre lui et les différentes populations résidentes. En termes de position, l'État occupe une place particulière dans un réseau d'autres États de même climat ou de même continent. Enfin, [38] s'appuyant sur sa position, l'État engendre des relations externes, c'est-à-dire que, comme unité d'opération politique, il entretient des relations avec des États proches et lointains. Ainsi les systèmes territoriaux se définissent comme des structures territoriales dont les éléments sont relié par des flux de matière, d'énergie et d'information et qui fonctionnent comme un tout par rapport au monde extérieur. Le territoire connecté est donc un système territorial avec des frontières territoriales. L'une des propriétés des territoires politiques, dans leur position et localisation, est la tendance vers la hiérarchie. Un exemple de hiérarchie rigoureuse est le système des divisions civiles administratives. La hiérarchie des territoires à forte nodalité est en rapport avec les transports et communications 18. 3. LES HABITANTS DU TERRITOIRE Retour au sommaire En plus de son assise terrestre, le second élément essentiel du territoire politique est sa population. Sans population, il ne peut y avoir de politique ni de pouvoir mettant en pratique une politique. Ceci explique pourquoi la plupart des gouvernements du monde cherchent à connaître avec la plus grande précision possible le statut démographique de leur population ; l'essence politique de tout recensement réside en cela. Il est à remarquer que les pays sans recensements ou avec des recensements mal faits sont, en général, des pays mal gouvernés ou mal gérés. L'impact politico-territorial du fait démographique est indéniable. Au-delà de la faiblesse des coalisés et de l'enthousiasme révolutionnaire des armées napoléoniennes, les victoires françaises de 1792 à 1812 reposèrent en bonne partie sur une question de rapport de nombres. La défaite française en 1870 face à la Prusse et la déroute de 1940 devant la Blitzkrieg allemande [39] comportent une certaine me18 C. F. J. WHEBELL, Models of Political Territory, Proceeding of the Association of American Geographers, 1970, vol. 2, p. 152-156. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 36 sure démographique. Les victoires alliées des deux dernières guerres mondiales ou la force politique actuelle de la Chine populaire dérivent également de ce principe. La surpopulation réelle ou présumée d'un État pousse parfois ses dirigeants à des revendications ou actions belliqueuses. La doctrine de l'espace vital dans le IIIe Reich ou le mythe du Nouvel Empire romain dans l'Italie mussolinienne s'expliquaient par une philosophie émotionnelle exploitée par une politique mise au service de la conquête territoriale. De même, l'ascension remarquablement rapide du Japon comme puissance militaire et commerciale est, d'un certain côté, reliée à la croissance de sa population passée de 30 millions en 1868 à 90 millions en 1940. Les revendications actuelles de la Chine populaire sur certaines parties de la Sibérie soviétique s'inscrivent dans cette problématique. La sous-population crée parfois une source de faiblesse politique. La difficulté principale de l'Australie est d'être un continent habité seulement par quelque 13 millions de personnes aux portes d'une Asie du Sud-Est surpeuplée. Malgré ses efforts pour encourager l'immigration et pour développer une industrie nationale, l'Australie englobe une population trop faible pour un tel espace. La pyramide des âges permet de mieux comprendre certaines situations contemporaines. Un des points faibles de la Grande-Bretagne est d'être un pays vieux alors que la force du Japon est d'être un pays jeune. Les guerres créent des saignées dans les forces vives d'une nation et des pays comme l'Allemagne, la France ou l'Union soviétique ressentent encore aujourd'hui les effets de deux guerres mondiales successives. De la structure par âges dépend la force de travail d'un État ; le drame des pays sous-developpés réside dans le fait que la classe active est trop peu nombreuse pour soutenir la masse énorme de jeunes. Le déclin du taux de natalité dans les pays socialistes d'Europe orientale ne permet pas à la force productive d'être adéquate par rapport aux taux d'expansion recommandés par les plans quinquennaux. [40] Alors que la dénatalité reflète souvent un haut niveau de vie comme c'est actuellement le cas dans les pays nord-atlantiques, elle peut signifier, en d'autres circonstances, un pessimisme collectif vis-àvis de l'avenir. Une autre question cruciale est celle concernant la fuite des cerveaux (brain-drain). Dans certains cas, les diplômés ne trouvent pas de débouchés dans leur propre pays et sont obligés de s'expatrier ; dans d'autres cas, les meilleurs étudiants des pays sous- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 37 développés viennent poursuivre des études supérieures dans les universités nord-américaines ou européennes mais, une fois le diplôme obtenu, ils s'installent sur place et ne retournent pas chez eux. Les États-Unis et la Communauté européenne profitent de ce type d'immigration. Pour parer à cette hémorragie de main-d'œuvre ultra-qualifiée, des États comme l'Union soviétique imposent de lourdes taxes aux émigrants diplômés ; ces taxes sont censées représenter le montant que leur formation professionnelle a coûté au Trésor public. Les habitants sont donc un fondement important dans la connaissance politique du territoire. Si la Chine pèse de plus en plus lourd dans les affaires internationales, c'est parce que, vers 1980, elle représentera le quart de l'humanité. L'Égypte, selon les statistiques officielles, tourne autour d'une densité de 35 habitants au kilomètre carré, chiffre apparemment faible ; mais, en réalité, ce pays n'est qu'un ruban vert surpeuplé, arrosé par le Nil mais situé en plein milieu du désert. Toutefois, il faut bien comprendre que le fait démographique n'est seulement qu'un élément parmi d'autres dans la force d'un territoire politique. Si la puissance économico-militaire des États dépendait seulement de leur population, la Chine et l'Inde devraient être les deux premières puissances mondiales et le Brésil et l'Indonésie compter parmi les pays leaders. Sept paramètres qualitatifs définissent politiquement les habitants du territoire : culture, éducation, santé, race, langue, religion et esprit national. La culture est formée de l'ensemble des superstructures de la vie économique et sociale (activités intellectuelles, [41] littéraires, artistiques et scientifiques, idéologie politique, structures sociales...). Comment est-il possible d'inculquer un sens patriotique et un esprit national dans des tribus ou clans complètement illettrés ? Beaucoup d'États nouvellement indépendants consacrent des budgets énormes à l'éducation mais, très souvent, le résultat consiste à accentuer l'exode rural dans la mesure où les gens instruits partent à la ville à la recherche d'un emploi hypothétique et contribuent, par le fait même, à l'augmentation de la masse des chômeurs. La santé est d'une importance tout aussi grande. Une population qui n'a comme unique souci que d'essayer de survivre au jour le jour dans un système agricole d'autosubsistance n'est pas une grande André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 38 contribution politique ou économique pour un État. Cette lutte pour la vie est un facteur capital en géographie politique car elle affecte les conditions internes et les relations externes de l'État. Au sens strict, la race est le fait d'un groupe d'hommes présentant les mêmes caractères biologiques. Aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada, des millions d'hommes et de femmes sont devenus de vrais citoyens au sens légal et émotionnel. Le melting-pot a créé une race américaine aux traits bien spécifiques. Mais d'autres habitants des États-Unis comme les Noirs, les Amérindiens ou les Chicanos ne se sentent citoyens ni légalement ni émotionnellement. Cette survie de l'identité raciale en dehors du melting-pot est le principe moteur de mouvements politiques comme le Black Power ou le Red Power ; une telle situation peut, à la limite, être qualifiée de retribalisation. La population du territoire politique est également concernée par la religion. Des conflits comme les troubles de l'Ulster ou la guerre civile du Liban ont une dimension foncièrement religieuse. Dans un cas comme dans l'autre, la minorité estime que la majorité use de discrimination à son égard en restreignant ses droits civils tandis que la majorité accuse la minorité de subversion, de sabotage et de terrorisme. [42] Avec la couleur de sa peau, la langue est ce qui marque le plus tout citoyen. Plus de 3 000 langues sont parlées dans le monde mais trente seulement sont employées par au moins 20 millions de personnes. Une langue comme l'anglais sert aujourd'hui de lingua franca dans les communications internationales et les cercles scientifiques. L'idéal est une seule langue pour tout un État comme en Chine, en Allemagne ou aux Pays-Bas, par exemple. Au Canada, le problème linguistique est d'un haut degré émotionnel ; officiellement bilingue, ce pays ne l'est, en pratique, qu'au Québec et au Nouveau-Brunswick. Un foyer culturel, historique et linguistique de 6 millions de francophones est mal supporté par une masse anglophone de 230 millions de personnes réparties dans le reste de l'Amérique du Nord. Ce problème afflige la construction d'un esprit national véritablement canadien depuis des générations. D'autres États supportent les mêmes contraintes : Belgique avec Flamands et Wallons, Jurassiens dans le canton de Berne en Suisse, Guatemala avec hispanophones et Mayas... De ce fait, on André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 39 comprend mieux pourquoi le langage est probablement l'indice culturel le plus important. Chaque langue a sa manière d'exprimer les idées, les faits et les concepts ; elle affecte la pensée et l'action et conditionne la perception de la réalité par le peuple. Toutefois, une communauté de langue ne crée pas forcément l'homogénéité entre groupes humains différents et, inversement, un État plurilingue peut, malgré tout, former un peuple très uni. Ces deux situations extrêmes peuvent être illustrées par les rapports entre Français et Québécois, d'une part, et entre Suisses de différents idiomes, d'autre part. Même s'ils parlent la même langue, les Français et les Québécois éprouvent des difficultés pour s'aligner sur les mêmes valeurs ou les mêmes points de référence dans la mesure où les premiers sont imbibés de logique cartésienne tandis que les seconds évoluent dans l'utilitarisme et le pragmatisme nord-américains. Les uns raisonnent à partir d'idées, les autres à partir de faits ; les uns restent latins, les [43] autres sont pétris par l’american way of life. Les raisonnements axiomatiques et déductifs, typiques de l'esprit français, s'opposent ainsi à la rationalité anglo-saxonne. Au contraire, les Suisses peuvent parler quatre langues différentes (allemand, français, italien et rhétoromanche), mais agir comme un peuple unique. En effet, beaucoup d'habitudes, de préférences, de symboles, de cadres fonciers, de stratifications sociales, d'événements historiques et d'associations personnelles ont été acquis en commun, si bien que tout cela permet à un Suisse romand de mieux communiquer avec son compatriote alémanique ou tessinois qu'avec un interlocuteur de France ou de Wallonie 19. Le Romand et l'Alémanique peuvent se servir de mots différents pour exprimer les mêmes concepts, mais ils se comprennent fort bien. Entre les Français et les Québécois, c'est l'inverse : ils se servent des mêmes mots qui n'expriment pas forcément les mêmes échelles de valeurs ou les mêmes références mentales ; ils sont séparés par une barrière de civilisation, française et latine dans un cas, anglo-saxonne et américaine dans l'autre. Dans l'exemple suisse, il y a convergence fonctionnelle ; dans l'exemple franco-québécois, il y a divergence culturelle. L'adhésion interne des habitants du territoire politique consiste principalement dans une large complémentarité de communication sociale. 19 Max HUBER, Swiss Nationality, in Alfred ZIMMERN, Modem Political Doctrines, London, Oxford University Press, 1939, pp. 216-217. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 40 Si les Suisses de langues différentes se comprennent, c'est parce qu'ils ont la capacité de communiquer entre eux sur une gamme de sujets plus large qu'avec des étrangers ; c'est précisément cette gamme de sujets qui manque aux relations entre Québécois et Français 20. L’esprit national est sans doute le meilleur test de la viabilité d'un pays. Sa spécificité est liée à la proximité, à la connaissance, à l'homogénéité et à l'interdépendance mutuelle. La Yougoslavie, État hétérogène par excellence, [44] a accompli en trente ans ce que les politicologues prévoyaient être atteint en un siècle : l'émergence d'une identité nationale. La Suisse plurilingue et biconfessionnelle ou le Brésil multiracial s'inscrivent dans cette optique. Sur la base de critères comme la race, la langue ou l'esprit national, on a même assisté, principalement pendant l'entre-deux-guerres, à des plébiscites de rattachement de population. Cette méthode de déterminer l'affiliation d'un groupe à un territoire plutôt qu'à un autre a été mise en pratique notamment aux frontières de l'Allemagne (Schleswig avec le Danemark, Malmédy avec la Belgique, Sarre avec la France, Allenstein-Marienwerder et Haute-Silésie avec la Pologne), également à la frontière austro-yougoslave (Klagenfurt) et polonotchécoslovaque (Teschen, Spis, Orava). De même, dans les trente dernières années, près de 2 % de la population mondiale a été obligée, pour des motifs politiques, culturels ou religieux, de quitter son foyer. Ce sont tous les groupes de réfugiés et de personnes déplacées. Les géographes allemands se servent de deux mots pour désigner cette catégorie de population, les Vertriebenen et les Flüchtlinge. Les Vertriebenen sont les personnes que l'on expulse par voie légale ou militaire. En 1945, la Tchécoslovaquie expulsa les Allemands des Sudètes ; la Pologne fit de même en rejetant les populations germanophones de son territoire au-delà de la ligne Oder-Neisse, tandis que l'Union soviétique encourageait le départ des Finlandais de Carélie. Plus récemment, des dizaines de milliers d'Ougandais, titulaires de passeports britanniques, furent mis à la porte du pays en quelques mois. Les Fluchtlinge sont plutôt les personnes qui quittent d'ellesmêmes leurs foyers par peur individuelle ou par panique collective. Lors de l'avance de l'Armée Rouge en 1944 et 1945 en Europe orien20 Ernst SCHUERCH, Sprachpolitische Erinnerungen, Bern, Paul Haupt Verlag, 1943, p. 36-37. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 41 tale, quelque 15 millions de personnes refluèrent vers l'Ouest. Pendant les premières années de la dictature nazie, des milliers de Juifs trouvèrent refuge en Amérique du Nord et en Europe occidentale. Au moment de la création de l'État d'Israël en 1948, un million de Palestiniens se mirent à fuir au Liban, [45] en Syrie, en Jordanie et en Égypte. D'autres groupes fuient pour des raisons politiques : ce fut le cas des Hongrois après l'écrasement de l'insurrection de 1956 ou celui des Tchécoslovaques après la fin du Printemps de Prague (août 1968). D'autres peuvent fuir pour des motifs religieux, comme les hindouistes ou les musulmans lors de la partition des Indes en 1947. Les pogroms déclenchés contre l'ethnie Ibo, avant 1967, dans le nord du Nigeria, poussèrent celle-ci à fuir et à retourner dans son foyer originel du Biafra. L'exode massif de population vers l'Ouest, occasionné en RDA par le sas de Berlin, amena les autorités de Pankow à ériger le Mur entre les secteurs orientaux et occidentaux de la ville (1961). L'attitude des habitants vis-à-vis du territoire a toujours eu une relation fondamentale en géographie. Pour reprendre Gottmann, le territoire apparaît comme une notion matérielle et spatiale établissant les liens essentiels entre la politique, le peuple et le cadre naturel. La fonction principale du territoire comme entité dans l'organisation politique de l'espace est de définir les relations entre la communauté et son habitat, d'une part, puis entre la communauté et ses voisins, d'autre part 21. Cet aspect fondamental du territoire rejoint les deux thèmes qui sous-tendent l'argumentation de Maull : le Raumwesen et le Raumorganismus. Le premier constitue la liaison entre les hommes comme groupe organique et le territoire, tandis que le second se rapporte aux sentiments conscients et intenses qui sont créés par cette relation 22. Le concept de territoire en géographie politique est changeant parce qu'il est l'expression d'une organisation politique ; or, toute organisation politique est évolutive parce qu'elle s'appuie sur des principes fluctuants. L'homme, en développant ses propres dimensions spatiales, a bâti des territoires politiques qui, en beaucoup d'endroits, nous semblent familiers et comme devant être éternels. Pourtant, il ne faut [46] pas perdre de vue que les territoires politiques demeurent 21 22 Jean GOTTMANN, The Significance of Territory, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973, p. IX. Otto MAULL, Geografia politica, Barcelona, Ediciones Oméga, 1960, p. 2943. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 42 avant tout des créations artificielles et sont, de ce fait, sujets aux pressions et aux stimuli des autres sociétés vivant dans d'autres entités politiques. Les forces géopolitiques opérant dans le monde ne garantissent pas que les territoires soient immuables ; le changement historique est une constante. Le manque d'accord entre la carte politique et les dissimilitudes environnementales est un facteur important à ne pas oublier. Alors que les systèmes politiques diffèrent en taille et en complexité aussi bien que dans leurs buts, ils doivent, pour survivre, posséder un certain nombre de supports fondamentaux. On peut inclure dans ces supports des critères comme la population, les ressources, la cohésion sociétale, les communications efficaces. En ce qui concerne le territoire comme espace-support, deux dimensions doivent rester présentes à l'esprit. D'un territoire conceptuel plus ou moins vague, mal défini mais auquel souscrivaient les communautés humaines primitives, n'est-on pas passé graduellement à un territoire légal clos par des frontières politiques pour aboutir, une fois l'espace calibré, à un fort sentiment d'appartenance qualifiable de territorialité ? L'État est la manifestation des habitants du territoire à s'organiser spatialement ; c'est là que surgit le concept de territorialité que l'on aborde maintenant. 4. TERRITORIALITÉ ET SENTIMENT D'APPARTENANCE Retour au sommaire Comment une personne vivant dans un quartier insalubre ou condamné perçoit-elle le plan de démolition voté par le conseil municipal de sa ville ? Qu'est-ce qui conduit les citoyens à percevoir leur canton, leur département ou leur région de telle manière plutôt que de telle autre ? Ces deux questions nous placent sur l'avenue de la perception spatiale et de la territorialité. La perception spatiale est un sujet relativement insaisissable parce qu'il est souvent difficile pour des citoyens [47] d'exprimer leurs sentiments, leurs attitudes ou leurs idées à propos de leur perception du monde autour d'eux ; et il est encore plus difficile de mesurer ces incertitudes. Qui possède une idée solide des contours exacts de sa pro- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 43 pre ville ou de sa propre province ? Quand on fait dessiner à des élèves ou à des étudiants une carte mentale, ils distordent les contours, ce qui reflète leurs idées fausses. En d'autres mots, le citoyen du territoire politique s'en tient à son modèle de l'environnement spatial impliquant des notions de distance, de direction, de forme et d'accessibilité. La perception spatiale est une des dimensions du complexe d'images que l'homme se fait du monde autour de lui ; ce complexe d'images, c'est le champ perceptuel. Ce dernier est affecté par plusieurs variables : le conditionnement culturel, le milieu social, les attitudes politiques et les motivations idéologiques (fig. 2). [48] La territorialité, comme conséquence de la perception spatiale, constitue un pivot central dans la connaissance du territoire politique. Elle peut se définir comme un cadre de comportement par lequel l'espace vital est fragmenté en plusieurs territoires plus ou moins bien André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 44 définis dont les limites sont considérées comme inviolables par leurs habitants. La territorialité est la réponse des sens aux stimuli externes et c'est également l'activité intentionnée dans laquelle certains phénomènes sont clairement enregistrés pendant que d'autres s'estompent dans l'ombre ou sont carrément rejetés. Elle est une position culturelle vis-à-vis du monde ; elle détient une stabilité plus grande que la perception spatiale car elle est formée d'une longue suite de perceptions, c'est-à-dire d'une expérience. Elle implique également une certaine fermeté d'intérêt et de valeur ; elle est en partie personnelle mais largement sociétale. Comme topophilie, elle se distingue par le lien affectif qu'elle crée entre un peuple ou groupe d'habitants et l'environnement matériel 23. La notion d'intégrité territoriale est la conséquence politique la plus immédiate de la territorialité. Certains groupes humains ont sur d'autres des comportements de domination comme, par exemple, la minorité anglophone du Québec vis-à-vis des Canadiens français. Cette attitude combinée à la territorialité explique les frontières surimposées qui proviennent de lignes de cessez-le-feu ou du partage colonial. Ceci permet de mieux comprendre le compartimentage racial de l'Afrique du Sud, la ghettoïsation des villes états-uniennes ou l'affrontement socioreligieux de l'Ulster. On retrouve, dans ces quelques cas, une sorte de hiérarchie dominant-dominé qui fonctionne verticalement mais aussi s'exprime horizontalement donc spatialement. La dichotomie des États fédéraux au niveau géographique entraîne, de même, un problème de territorialité. Tout État fédéré supporte sur son territoire une emprise plus ou moins [49] variable du gouvernement central fédéral qui possède le district de la capitale, les parcs nationaux, les chemins de fer, les aéroports et d'autres installations d'intérêt public 24. Des auteurs classiques comme Maine ou Morgan considèrent la territorialité comme un stade vers lequel toute société évolue. Les premiers gouvernements politiques étaient fondés sur des personnes et 23 24 Yi-Fu TUAN, Topophilia : A Study of Environmental Perception, Attitudes and Values, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1974. Henri DORION, La notion d'intégrité territoriale et le problème des régions frontalières : le cas du Québec, in Raimondo STRASSOLDO, Confini e Regioni, Trieste, Edizioni Lint, 1973, p. 163-175. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 45 sur des relations purement personnelles ; c'était une société (societas). Les gouvernements politiques ultérieurs furent fondés sur le territoire et la propriété ; c'était l'État (civitas). La société politique est organisée sur des espaces territoriaux et agit sur la propriété et sur les personnes à travers des relations territoriales 25. Il est difficile de savoir comment et pourquoi certaines sociétés se définissent territorialement alors que d'autres définissent le territoire socialement. Aucune organisation politique n'est totalement libre de territorialité : les tribus nomades du désert retournent périodiquement aux mêmes endroits. C'est la contiguïté avec un système politique voisin rivalisant pour le même espace qui encourage et même nécessite la démarcation territoriale. Dans toutes les grandes villes européennes ou nord-américaines, il n'est pas rare de rencontrer des bandes de jeunes voyous pour lesquelles tel ou tel quartier est un domaine réservé qu'elles défendent jalousement contre les bandes rivales : elles se sont ainsi développé un sens aigu de la territorialité 26. Culturellement parlant, la territorialité est véhiculée par l'enseignement de la géographie, de l'histoire et de l'instruction civique dès les premières classes de l'école primaire. Le système scolaire concentre cet enseignement sur une [50] image nationale centripète et, de ce fait, chaque jeune élève possède une carte mentale distinctive. Lorsque les petits écoliers américains chantent This Land is My Land, cette culture populaire charrie incontestablement un arrière-fond politique. Les symboles territoriaux s'étendent jusqu'aux subdivisions de l'État. Quelques Normands se retrouvant en Nouvelle-Zélande chanteront presque inévitablement J'irai revoir ma Normandie tout comme les habitants du Nevada entonneront Home Means Nevada. Quelles que soient les institutions, les croyances ou les lois, la territorialité, aux yeux du citoyen, possède un sens profond de stabilité et de permanence. C'est le sentiment d'appartenance défini par Piveteau 27. L'atta25 26 27 Henry MAINE, Ancient Law, London, Dent, 1861 ; Lewis H. MORGAN, Ancient Society, New York, Holt, 1877. F. M. THRASHER, The Gang : A Study of 1 313 Gangs in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 1963 ; David LEY et Roman CYBRINWSKY, Urban Graffiti as Territorial Markers, Annals of the Asso ciation of American Geographers, 1974, vol. 64, n° 4, p. 491-505. Jean-Luc PIVETEAU, Le sentiment d'appartenance régionale, Revue de Psychologie des Peuples, 1969, vol. 24, n° 3, p. 284-290. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 46 chement marqué des citoyens-habitants pour leur cadre varie en fonction de plusieurs facteurs : le sexe, les études poursuivies, le lieu de provenance, la mobilité résidentielle et la taille de la municipalité. Entre la conscience régionale, spontanée, vécue et la région volontaire et objective, l'écart reste souvent grand dans la mentalité des individus. Le concept de sentiment d'appartenance partagé par tout un peuple est un puissant support pour un système politique. Un politico-logue comme Deutsch a même identifié les processus favorisant ce sentiment : développement des échanges au sein du pays, développement des grilles de communication sociétale, éveil d'une solidarité ethnique, acceptation de symboles communs 28. Cet ensemble de symboles est l'iconographie de tout système politique, telle que définie par Gottmann 29. Une partie de la socialisation politique du citoyen s'inscrit dans cette iconographie, permettant à ce dernier son insertion dans le système politique. Il faut cependant convenir que ce type de patriotisme est extrêmement difficile à quantifier. [51] L'acceptation d'un ethos national et la participation au rituel national et à son iconographie (drapeau, hymnes, constitution, monarque ou président...) transcendent la territorialité et le sentiment d'appartenance à un niveau quelquefois proche de la vénération mystique. Avec le passage du jus sanguinis au jus solis, et plus spécialement avec l'émergence du nationalisme de type occidental, la communauté politique s'est de plus en plus définie en termes territoriaux à base de régions formelles. Tous les individus résidant à l'intérieur du territoire ont été de plus en plus soumis à l'égalité devant la loi et les institutions. L'organisation territoriale a favorisé les tendances communautaires surgissant de la proximité géographique. La connaissance des valeurs et des attitudes des groupes humains vis-à-vis d'un territoire donné est à considérer comme aussi importante que la connaissance de son économie ou de son environnement physique. Il y a des éléments qui expriment le système de valeurs d'un groupe comme résultat d'une expérience historique commune. Ces éléments sont les relations avec les espaces et peuples voisins, les techniques d'utilisation des ressources, les systèmes d'organisation politique et leurs méthodes 28 29 Karl DEUTSCH, Nationalism and Social Communication, New York, John Wiley & Sons, 1966. Jean GOTTMANN, The Partitioning of Our World : An Attempt at Analysis, World Politics, 1952, vol. 4, n° 4, p. 512-519. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 47 de contrôle, les buts recherchés pour le futur. La Chine illustre ce type de processus. Trois valeurs de groupe définissent le nationalisme chinois moderne : fierté d'une vieille culture ayant contribué au développement de la civilisation, fort sentiment de méfiance contre les attaques étrangères, progrès économique, politique et social. Ces trois valeurs sont endossées par les Chinois instruits et familiers avec l'histoire, la littérature, la géographie nationale ainsi qu'avec les problèmes économiques et politiques 30. La territorialité peut être poussée à son paroxysme lorsqu'elle s'inscrit dans un cadre de ségrégation religieuse ou ethnique. La minorité catholique de l’Ulster en est un vivant exemple. Des géographes comme Jones ou Boal ont fort [52] bien montré les lignes de clivage de la territorialité dans Belfast. Les limites entre quartiers protestants et catholiques sont presque tracées au couteau. Le 12 juillet, jour de la Fête des Orangistes, les décorations foisonnent dans Shankill Road (quartier protestant) alors qu'elles sont totalement absentes dans Falls Road (quartier catholique). La démarcation s'effectue également au niveau des journaux quotidiens. Le Belfast Newsletter est massivement lu par les protestants ; le Irish News est suivi majoritairement par les catholiques et ce journal adopte une ligne politique anti-unioniste et offre ses colonnes aux nouvelles catholiques et gaéliques. Un troisième quotidien, le Belfast Telegraph, plus neutre et aux nouvelles plus locales, est lu indistinctement par les deux communautés antagonistes. Une telle territorialité aiguisée descend jusqu'au niveau sportif : les protestants soutiennent l'équipe de football Glasgow Celtic, tandis que les catholiques s'enthousiasment pour l'équipe Linfield. Des slogans peints sur les murs comme No Pope Here ou No Queen Here traduisent, à leur manière, cette dimension nettement territorialiste 31. Il arrive parfois que la territorialité d'une ethnie ou d'un peuple déborde largement du cadre des frontières interétatiques. Le problème actuel du peuple Ewe est considéré par beaucoup d'observateurs comme un facteur central dans les relations tendues entre les deux 30 31 Théodore HERMAN, Group Values toward the National Space : The Case of China, The Geographical Review, 1959, vol. 49, n° I, p. 164-182. Emry JONES, The Distribution and Ségrégation of Roman Catholics in Belfast, The Sociological Review, 1956, vol. 4, n° 2, p. 167-189 ; F. W. BOAL, Territoriality on the Shankill-Falls Divide, Belfast, Irish Geography, 1969, vol. 6, p. 30-50. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 48 États voisins du Ghana et du Togo. L'Eweland est, en effet, localisé à cheval sur la frontière interétatique et les Ewe, pour lesquels cette frontière n'a aucune consistance territorialisante, voient leur commerce séculaire interrompu et se font accuser d'être des contrebandiers et des éléments subversifs. Le cas des Ewe est l'un des nombreux exemples africains montrant comment le partage colonial a complètement ignoré le peuplement autochtone en place avant la conquête. [53] En bref, les trois ingrédients fondamentaux de la territorialité sont le sens de l'identité spatiale, le sens de l'exclusivité (c'est-à-dire la dichotomie autochtone-étranger) et le compartimentage de l'interaction humaine dans l'espace. Résultat de la relation entre les forces sociétales et le paysage, elle aboutit à un sens collectif d'attachement à un espace donné. C'est ainsi qu'elle prendra tour à tour, soit la forme de clôtures autour d'une maison, soit celle, plus dramatique, du Mur de Berlin, soit celle des pancartes « Défense de passer ». Elle est aussi le patriotisme intense qui s'enflamme lorsque le pays est attaqué. Ce peut être aussi bien les acclamations pour une équipe locale de rugby que les redoutables Sieg Heils des parades de Nuremberg. L'Histoire, quant à elle, forme la base la plus émotionnelle de la territorialité car elle signifie mémoire et l'histoire des territoires politiques les plus mûrs constitue le noyau central de leur auto-identité. Le terme patrie (terre des pères) inclut à la fois priorité et durée tout en exprimant le stade le plus achevé de la symbiose homme-territoire. Lorsque la mémoire nationale est devenue intense, lorsqu'elle a développé une certaine croyance en l'immutabilité (mythification de dogmes), la symbiose homme-territoire devient, à ce moment, complète. Finalement, une structure cruciforme (verticale et horizontale) recouvre le concept de territorialité. L'intégrité territoriale forme la dimension horizontale par la limitation d'un espace perçu comme propriété en soi ; l'Histoire forme la dimension verticale par l'extension des liens dans le temps et la création du sens de l'immutabilité. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 49 [54] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Première partie. La géographie et l’État Chapitre II L’État national Retour au sommaire Une communauté politique décrit un type de relation parmi des groupes tel que ces groupes spécifiques et les individus les composant montrent plus de loyauté vis-à-vis de leurs institutions politiques centrales que vis-à-vis de toute autre autorité publique ; ceci dans une période de temps spécifique et dans un espace géographique facilement identifiable. Ce type de relation est la condition sine qua non vers laquelle le processus de l'intégration politique est censé conduire. Une division du travail politique est un lien important dans toute communauté politique mais la participation à cette division commune ne renforce pas nécessairement les sentiments d'identification mutuelle. Ce fut notamment le problème insoluble de l'empire des Habsbourg ; il ne fut jamais capable de développer des liens psychologiques puissants parmi ses nationalités constitutives en vue de sous-tendre positivement le support venant d'une administration unifiée. Par contre, des communautés politiques voisines peuvent arriver à dresser une constitution commune pour régler leurs relations politiques comme les treize colonies fondatrices des États-Unis en ont donné l'exemple en 1776. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 50 C'est de Jean-Jacques Rousseau que provient la dévotion intellectuelle vis-à-vis de l'État, si influente dans la pensée sociale et morale contemporaine. Après Rousseau, l'État fut considéré par la plupart des politiciens comme la forme la plus engageante de l'association politique ; il devint presque synonyme de point sublime de la longue lutte de l'homme [55] pour un ordre social plus juste. La croyance fondamentale de toute association politique moderne est que la pluralité d'autorités et de fonctions sociétales, doit être supplantée par l'unité d'autorités et de fonctions de l'État moniste, réalisation de toutes les aspirations humaines. C'est la Révolution française qui transcrivit dans les faits les développements théoriques du Contrat social (1762). Au XIXe siècle, le nationalisme, dans sa forme la plus militante, fut l'enfant direct de la France de 89. I. NATION ET ÉTAT Retour au sommaire La Nation et l'État peuvent être perçus comme les principaux attributs temporels et spatiaux des systèmes et processus de l'organisation politique. Toutefois, ces deux concepts sont foncièrement distincts malgré une confusion fréquente dans les esprits. L'État national, forme la plus achevée et la plus parfaite de l'organisation politico-territoriale, est sans aucun doute responsable de cette confusion. La géographie politique observe la viabilité des territoires politiques en analysant la distribution et l'homogénéité d'attributs culturels comme le langage, la religion, le lien ethnique, les traditions populaires et l'expérience historique vécue. L'existence de tels attributs dans l'espace politique justifie, à des degrés divers et selon les circonstances, ce qu'il est convenu d'appeler la raison d'être nationale. Symboliquement parlant, les attributs culturels sont les briques avec lesquelles la viabilité politique est construite ; le ciment liant cette viabilité est formé par l'interaction sociale et les idées politiques du peuple concerné. Les attributs culturels peuvent être appréhendés comme les facteurs conditionnant la profondeur et l'étendue de la raison d'être nationale. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 51 Le concept de nation est en quelque sorte le fruit historique de la révolution américaine et de la France révolutionnaire et napoléonienne. La conséquence politico-territoriale de ces événements historiques majeurs fut de fusionner [56] les notions de souveraineté populaire, de liberté politique et de nationalité au point d'aboutir à la prise de conscience de l'appartenance à une nation particulière. C'est ce phénomène du nationalisme qui a contribué, dans les temps contemporains, à exacerber la partition politique du globe. Le sentiment national assure un orgueil légitime à la continuité nationale ; à la limite, il donne malheureusement naissance à la xénophobie et au chauvinisme. Pour qu'il y ait nation, il faut qu'il y ait peuple ; on entend par peuple le groupe de populations qui présente une unité ethnique et culturelle et qui occupe un cadre géographique relativement défini. Un peuple peut se confondre avec une ethnie ou rassembler plusieurs ethnies. En terme politico-territorial, la nation se caractérise comme un espace homogène où des hommes et des femmes parlent généralement la même langue, participent d'une même ethnie, possèdent éventuellement une religion commune, partagent la même culture et le même patrimoine historique, communient à la même civilisation. La nation est le stade d'un peuple qui a pris conscience de son identité par rapport à l'ordre spatio-temporel ; c'est ce qui lie un peuple et le rend plus cohérent dans une solidarité durable et efficace. C'est finalement un ensemble de populations modelées à travers les siècles par des idéaux sociaux communs, des attitudes et une tradition communes. Deux exemples permettront de mieux comprendre cette définition : la France et l'Inde. Les 53 millions d'habitants de ce que l'on appelle parfois l'Hexagone forment bel et bien la nation française. D'une part, l'existence de cette nation est démontrée par l'usage d'une seule langue officielle et nationale, le français. Ensuite, les Français se distinguent des autres Européens (y compris des francophones de Wallonie et de Suisse romande) par un ensemble d'attitudes et d'idées forgé par plusieurs siècles et que l'on appellera, faute de mieux, la « culture et la tradition françaises ». Cette francité est précisée par différents éléments aisément repérables : orgueil légitime de hauts faits prestigieux comme l'épopée [57] napoléonienne, l'Union sacrée et la Résistance, exacerbation de l'individualisme, impression plus ou moins fondée d'être le peuple le plus intelligent du monde, défense farouche des droits acquis, refus de la concurrence, conservation d'un caractère ru- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 52 ralisant, conception absolutiste de l'autorité, sens développé de l'ÉtatProvidence, vivacité intellectuelle et esprit de débrouillardise. A l'opposé, pour l'Inde et ses 560 millions d'habitants, il est difficile de parler d'une nation. L'extrême diversité constituée par la mosaïque de races, de langues, de religions y rend très laborieuse la cohérence nationale. Cette observation s'applique tout aussi bien à des pays comme l'Indonésie ou le Zaïre. Quelquefois même, un pays peut exister et voir ses communautés écartelées entre deux ou plusieurs nations voisines. À Chypre, les 18% de citoyens de langue turque et de religion islamique évoluent continuellement en fonction de la nation turque voisine tandis que les 80% de citoyens de langue grecque et de religion orthodoxe sont toujours tentés par l’Enosis, c'est-à-dire par le rattachement à la Grèce. Il est très difficile d'affirmer l'existence réelle d'une nation cypriote ; tout au plus s'y côtoient deux nations antagonistes. Les événements de 1974 et la partition de facto de l'île ont montré clairement l'absence d'un sentiment national unifié. Ce jeune État a connu, depuis son indépendance en 1960, un système de séparation rigide, voisin de l'apartheid virtuel, dans des proportions pratiquement semblables dans toutes les communes de l'île entre Grecs et Turcs. Chaque nation a une vision d'elle-même et des autres nations. Cette autoperception est un produit de l'histoire et des traditions ; elle n'est pas toujours rationnelle et procède parfois d'un certain folklore. Le stade national suit des cheminements historiques très divers : la nation irlandaise a pu continuer pendant plusieurs siècles sans qu'existe un État irlandais ; la nation juive a survécu, en dehors de la terre biblique, de l'an 135 (révolte de Bar Kocheba) jusqu'à 1948 (création de la République israélienne). La nation polonaise a pu se maintenir de 1795 à 1919 bien que le pays [58] ait été rayé de la carte du monde pendant cette période. De même, les pays tchèques (Bohême, Moravie, Slovaquie) ont conservé un sentiment national de plus en plus intense de 1197 à 1918. Avant de devenir légal, ce genre de nation revêt un caractère émotionnel. La recherche d'une iconographie est censée former l'unité psychologique favorable à l'émergence d'un solide sentiment national. Deux États récents, le Zaïre (1960) et les Bahamas (1973) serviront d'illustration à ce propos. La République démocratique du Congo, surnommée pendant un temps le Congo-Léopoldville, connut des premières André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 53 années politiques très difficiles dues, en bonne partie, aux tendances sécessionnistes du Katanga (Moïse Tschombé) et aux rivalités tribales. En 1965, l'accession au pouvoir du général Mobutu apporta une stabilisation politique au pays. Le nouveau chef d'État a cherché à développer une iconographie nationale puisant dans les racines africaines du passé. En 1967, une nouvelle monnaie, le Zaïre, remplaçait le franc. En 1971, le pays recevait une nouvelle appellation sous le nom de République du Zaïre. Tous les noms des grandes villes étaient africanisés : Léopoldville devenait Kinshasa et Stanleyville Kisangani..., un nouveau code de la citoyenneté abolissait l'usage de prénoms chrétiens. Devenu indépendant en 1973, le Commonwealth des Bahamas a aussitôt créé un emblème national où figurent le flamand rose et l'espadon ; l'un et l'autre sont représentatifs du tourisme bahamien. Sur le même emblème est dessinée la caravelle de Christophe Colomb puisque c'est sur l'une des îles des Bahamas (San Salvador ou Watling Island) que l'amiral d'Isabelle de Castille découvrit l'Amérique en 1492. Enfin, un hymne national, March On, Bahamaland, a été composé en 1969. Cette iconographie est censée devenir le catalyseur du sentiment national pour 169 000 Bahamiens éparpillés sur les 700 îles constituant le nouvel État. Une figure charismatique du passé comme Tupac Amaru au Pérou, José Marti à Cuba ou Kossuth en Hongrie sert parfois de ciment à l'identification nationale. Dans d'autres [59] pays, le monarque héréditaire symbolise la communauté nationale comme foyer d'allégeance au-dessus des partis et des gouvernements ; il incarne le peuple tout entier. Des personnages comme le Shah d'Iran, la Reine d'Angleterre, l'Empereur du Japon, Juan Carlos Ier d'Espagne ou Carl XVI Gustaf de Suède concrétisent l'iconographie nationale. L'idée nationale est beaucoup moins un état de fait qu'un état d'esprit, voire un sentiment de cœur. Le culte d'un saint patron national assume parfois un rôle majeur (saint Patrick en Irlande, la Virgen de Guadelupe au Mexique, la Matka Boska Jasnogórska en Pologne...). Le concept de patrie est très proche de celui de nation. C'est plutôt un sentiment local générateur d'émotions profondes ; c'est l'expérience intime des lieux et le sens de la fragilité du bonheur. Le patriotisme trouve aussi ses racines dans un certain orgueil et un certain égoïsme collectifs. La région natale (le pays au sens des géographes français) démontre une continuité historique et une unité physiographique suffi- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 54 samment personnalisées pour éveiller le patriotisme. Il est en quelque sorte le rêve individuel où sont schématisées et idéalisées les qualités du passé, du présent et du futur de la terre quotidienne. La nation représente donc la relation entre trois éléments : un morceau d'humanité, un morceau de terre et un héritage spirituel sur lesquels se greffent une aspiration collective. Le meilleur test de l'attachement national est l'état d'esprit que l'on rencontre chez ses propres compatriotes immigrés, pour une raison ou une autre, dans un pays étranger. Cette mentalité particulière, c'est le sentiment d'aliénation ou dépaysement, c'est-à-dire le désaccord profond entre le citoyen et son nouveau pays de résidence. Celui qui ressent une telle aliénation est amené, plus ou moins inévitablement, à idéaliser le temps et l'espace nationaux. Il parlera du « bon vieux temps » ou de la « bonne vieille France »... Ce dépaysement, au sens politico-territorial, est la crise de rejet du nouvel environnement. L'idée nationale de certains pays s'appuie quelquefois [60] sur un corps de légendes héroïques où les actes de personnes historiques sont élargis et transformés ; des personnages purement mythiques sont introduits. Des interprétations légendaires viennent ainsi apporter des versions incomparablement plus riches en couleurs et en intensité dramatique. L'aura de Guillaume Tell dans l'idée nationale helvétique relève de ce principe. L’État se définit comme un espace organisé politiquement. Un État ne saurait exister s'il ne possédait pas une base territoriale. En des circonstances très exceptionnelles, un gouvernement légitime peut être en exil pendant que le pays est occupé par l'ennemi. En règle générale, l'État est l'émanation politique de la nation qui l'a devancé dans l'Histoire. Mais il arrive parfois que des États soient créés en l'absence de toute nation préalable. Souvent, par le bon vouloir d'un groupe de puissances, la naissance de tels États est décidée autour du tapis vert d'une conférence diplomatique : Albanie en 1913, Lybie en 1951, Laos en 1954, Malaysia en 1963... Création des hommes qui l'habitent, l'État se voit toujours coiffé d'un gouvernement chargé de contrôler et de gérer le territoire sur lequel il repose. La carte politique du monde actuel montre à l'observateur une mosaïque dépassant les 150 États. A l'exception de l'Antarctique, toutes les terres ont été appropriées et ceinturées de frontières. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 55 Ainsi, le monde n'a jamais connu une partition politique aussi poussée qu'aujourd'hui. L'un des responsables contemporains de cet état de choses est le colonialisme qui a fragmenté le continent africain et les sous-continents sud-américain et asiatique. Comment une pareille fragmentation territoriale a-t-elle pu se réaliser ? On peut répondre en disant que l'omniprésence de ce type de système politico-territorial est l'héritage de la conception européenne d'État propagée dans le monde entier par le canal de la colonisation. Comment, dans l'histoire mondiale, en est-on arrivé au concept moderne d'État ? Du territoire clanique ou tribal, on est passé au système de la Grèce antique puis à l'Empire [61] romain que l'on peut considérer à certains égards, comme une construction politique en avance sur son temps. Malgré la féodalité, la filiation avec Rome a pu être maintenue grâce à l'Église catholique dont l'organisation territoriale en évêchés et diocèses demeura intacte malgré la poussée des Barbares. La transition graduelle du regnum au dominium fut sensible au niveau des appellations politiques : les Mérovingiens s'intitulèrent rois des Francs mais les Capétiens se désignèrent comme rois de France. Contrairement aux coutumes des peuples non latinisés d'Europe, l'Eglise maintint le principe du legs intégral qui permit aux territoires politiques de ne pas être divisés entre les héritiers. En 800, le pape Léon III proclamait Charlemagne empereur d'Occident. Comme seul représentant de la souveraineté territoriale, ce dernier incarnait l'État. Puis, peu à peu, aux XVIe et XVIIe siècles, la monarchie devint centralisée et la représentation parlementaire apparut ; c'était en quelque sorte un retour aux notions gréco-romaines de gouvernement et d'administration. Les souverains européens manipulaient les trônes comme des pions et redessinaient la carte politique selon leur volonté. La phrase célèbre de Louis XIV : « L'État, c'est moi », est l'aboutissement de la longue gestation du concept d'État définitivement consacré par la révolution américaine, la France révolutionnaire et napoléonienne. Si les États se sont maintenus ou se maintiennent sur la carte du monde, c'est parce qu'ils possèdent une raison d'être et une idée étatique distinctives. Les deux concepts se chevauchent quelque peu. La raison d'être est l'explication du comment l'État en est venu à exister et du pourquoi il administre pour opérer et se maintenir. C'est aussi sa justification au droit à l'existence comme espace politique séparé des André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 56 États voisins. Parallèlement à l'idée nationale, l'idée étatique se distingue comme un concept plus délicat qui, non seulement explique l'existence de l'État mais aussi le justifie. C'est la mesure de l'acceptation et de la compréhension par le peuple de la personnalité de l'État et de ses buts. La faiblesse d'une idée étatique largement acceptée par [62] la masse explique le manque d'unité de pays comme la Rhodésie ou l'Afrique du Sud. Ces deux États, s'ils ont une raison d'être, ne possèdent pas d'idée étatique car la majorité de la population n'est pas impliquée dans les décisions politiques. À l'opposé, l'idée étatique d'Israël est très forte. La croyance ancrée chez les Juifs de la Diaspora du retour vers la Terre promise (« L'an prochain à Jérusalem ») a, pendant près de vingt siècles, continuellement alimenté ce sentiment. L'idée étatique est une notion moderne qui trouve sa source dans la philosophie politique de Rousseau et de Smart Mill. Le premier estimait qu'une nation doit décider collectivement de son propre destin et le second postulait qu'un gouvernement n'existe que par le bon vouloir et la participation de ses citoyens. Ce sont surtout les démocraties industrielles occidentales qui jouissent d'une idée étatique. L'un des problèmes les plus graves des jeunes États indépendants, notamment en Afrique et en Asie, est de manquer totalement de maturité sociale et politique et, par conséquent, d'idée étatique. Finalement, la raison d'exister d'un État est soutenue par un spiritus movens, c'est-à-dire par une tendance semi-consciente enracinée dans une psychologie collective de traditions et d'ambitions nationales ; elle découle, d'autre part, de l'idée étatique, c'est-à-dire d'une conception morale et philosophique du destin de l'État et de sa mission en termes de téléologie humaine universelle. L'idée étatique aide la nation à posséder une image d'elle-même, de ce qu'elle est et de ce qu'elle sera 32. Troisième et dernier élément, l’État national se manifeste comme la synthèse politico-territoriale de la nation et de l'État. Sa fonction est de donner une expression politique au corps d'idées et d'idéaux caractérisant la nation ; son [63] but est la recherche constante du bien-être de la nation ou des nations dont il est l'expression politique. L'État 32 Richard Hartshorne, The Concept of Raison d'être and Maturity of States Illustrated from the Mid-Danube Area, Annals of the Association of American Geographers, 1940, vol. 30, p. 59-60 ; Ladis K. D. Kristof, The StateIdea, The National Idea and the Image of Fatherland, Orbis, 1967, vol. II, n° 1, p. 238-255. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 57 national se définit donc comme la superposition spatiale stable et permanente de la nation et de l'État ultérieur ; plus précisément, c'est la coïncidence étroite entre les périmètres légaux de l'État et les limites spatiales de la nation. L'État national défend l'identité et l'épanouissement de la Nation. Il est, sans contredit, la forme idéale de l'organisation politico-territoriale mais cette forme n'est atteinte qu'après un long mûrissement historique et, finalement, peu de pays sont des États nationaux. A titre d'exemples, les États-Unis, les monarchies Scandinaves, les Pays-Bas, la France, le Portugal, la Pologne, la Hongrie, la Grèce et Israël peuvent être légitimement considérés comme des États nationaux. Mais des États comme le Canada ou la Tchécoslovaquie sont binationaux (Québécois et White AngloSpeaking Protestants dans un cas, Tchèques et Slovaques dans l'autre) ; la Yougoslavie présente même une structure quadrinationale (serbe, croate, slovène, macédonienne...). Des forces centrifuges tendant à réduire la cohésion d'un État national peuvent prendre, soit une forme physiographique comme le Désert central qui sépare l'Australie en deux parties d'importance inégale, soit une forme linguistique comme la Belgique divisée en Flamands et Wallons (néerlandophones et francophones), soit une forme religieuse comme en Irlande. Kosinski a mis au point un indice qui permet de mesurer le degré de cohésion d'un État national 33. La formule d'obtention d'un tel indice s'inscrit comme suit : K S = 100∑ N i −1 2 i N2 où S est l'indice, K le nombre de groupes ethniques, N4 le chiffre de population de chaque groupe ethnique et N la population de l'ensemble. Plus l'indice approche de 100, [64] plus il démontre une cohésion extrêmement forte de l'État national. Ainsi, la Pologne et la Hongrie obtiennent l'indice 97 tandis que la Yougoslavie recueille l'indice 25. 33 Leszek A. Kosinski, Changes in the Ethnie Structure in East-Central Europe, 1930-1960, The Geographical Review, 1969, vol. 59, pp. 388-402. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 58 Finalement, il apparaît très clairement que la Première Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) posa, d'une façon définitive, le postulat de l'État national : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; aucun groupe ou individu ne peut exercer une quelconque autorité qui ne procède pas directement de la nation. » 2. MINORITÉS NATIONALES ET SOUS-NATIONS Retour au sommaire La nation et l'État ne sont pas toujours superposés dans l'espace dans la mesure où un État peut recouvrir une partie d'une nation voisine et aussi dans la mesure où une même nation n'est pas forcément recouverte par un seul et même État dans la position précédemment distinguée de l'État national. Les différentes interférences spatiales possibles entre la nation et l'État sont illustrables par un modèle théorique (fig. 3). La minorité nationale est l'un des éléments clefs démontrés par ce modèle. En général, il s'agit de la partie périphérique d'une nation recouverte par un État autre que l'État où réside la majorité de la nation en question. D'une façon plus pratique, la minorité nationale se définit comme l'entité subétatique vivant dans la zone frontalière d'un État mais n'ayant ni même race, ni même idiome, ni mêmes coutumes et sympathies nationales que les autres citoyens majoritaires dans l'État. En Europe, les Danois du Schleswig-Holstein, les Suédois des îles Aaland, les germanophones des Sudètes ou les Slovènes du FrioulVénétie Julienne sont de parfaits exemples de minorités nationales. Un autre cas, mais à l'échelle intercontinentale, est celui fourni par les citoyens de puissances européennes résidant encore dans les anciennes colonies devenues indépendantes ; c'est notamment le cas [65] des commerçants, planteurs, cadres ou fonctionnaires de pays comme le Portugal, la Grande-Bretagne ou la France dans le continent africain. Un troisième type de minorité est celui formé par les vastes mouvements de population entre deux ou plusieurs continents ; mouvements André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 59 suscités par le colonialisme britannique, en particulier. C'est ainsi que l'on retrouve en République sud-africaine une masse extrêmement André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 60 [66] importante de personnes originaires de l'Inde ; le même phénomène est observable en Guyana. Les « travailleurs immigrés » de l'Europe communautaire ou les Chinois de l'Asie du Sud-Est représentent, dans l'État où ils résident, des minorités nationales diffuses puisqu'ils véhiculent avec eux la langue, la culture et l'iconographie du pays dont ils proviennent. Lors des différents traités qui firent suite à la Première Guerre mondiale, le redécoupage de la carte politique d'Europe s'effectua selon un principe de clivage culturo-linguistique. Or l'intense mosaïque humaine de l'Europe centrale et orientale ne permit pas l'instauration de frontières politiques clairement distinctes. Ceci explique pourquoi la Roumanie d'aujourd'hui renferme une très forte minorité hongroise ; ceci permet également de comprendre la présence de Slovènes en Autriche et d'Albanais en Yougoslavie. Ces minorités sont le résultat direct du 10e des 14 points de la Déclaration Wilson de 1918 postulant le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Si, en 19191920, les nouvelles frontières politiques de l'Europe centrale et orientale furent dessinées selon une référence linguistique, cela n'empêcha point un certain nombre de dérogations dues aux exigences d'États placés dans le camp des vainqueurs (Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie). La plupart de ces États, créés ou remodifiés, durent plus ou moins incorporer dans leurs constitutions des clauses de sauvegarde pour les minorités nationales sises sur leur sol 34. En Pologne, par exemple, les Allemands du corridor dit de Danzig jouissaient d'un tel statut. Après la Première Guerre mondiale, un large usage fut fait des plébiscites pour permettre aux minorités nationales situées près des frontières de choisir entre l'État national ou l'État de résidence. Ce procédé permettait de réajuster les territoires politiques selon une vision démocratique [67] conforme au principe wilsonien de l'autodétermination. C'est ainsi que la région de Malmédy choisit la Belgique plutôt que l'Allemagne, Klagenfurt l'Autriche plutôt que la Yougoslavie, Sopron la Hongrie plutôt que l'Autriche, la Sarre l'Allemagne plutôt que la France (1935)... Dans tous ces cas, à la suite du plébiscite, une nou34 Isaiah Bowman, The New World, Yonkers, World Book Company, 1928, p. 27-31. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 61 velle frontière était dessinée conformément aux vœux de l'électorat majoritaire. Pour remédier aux problèmes engendrés par l'existence de poches de minorités nationales à l'intérieur de l'État, une autre solution se fonde sur l'échange de population. À la suite de l'écroulement de l'Empire ottoman, un échange fut ratifié entre la Grèce et la nouvelle république turque en 1923. Un million et demi de Grecs quittèrent la Turquie tandis que 355 000 musulmans étaient transférés de Grèce en Turquie. À la même époque, un échange eut lieu entre la Grèce et la Bulgarie : 101 000 Bulgares quittèrent la Grèce et 52 000 Grecs rentrèrent dans la mère patrie. En 1947, dans un contexte beaucoup plus tragique et sanglant, un échange s'opéra entre hindouistes et musulmans dans l'empire des Indes en pleine partition. Alors qu'émergeaient l'Inde et le Pakistan, on estime que 7 millions d'hindouistes s'enfuirent du Pakistan tandis que 5 millions de musulmans quittèrent l'Inde pour se retrouver dans le foyer islamique pakistanais. La minorité nationale actuellement la mieux organisée est celle formée par les 21 millions de Chinois d'outre-mer répartis dans sept pays de l'Asie du Sud-Est. Ils représentent une formidable puissance économique ainsi qu'un réseau commercial et financier fortement organisé. Cet état de fait ne va pas sans crise de rejet de la part des peuples locaux. Si la Grande Malaysia avorta en 1965 après deux ans d'existence, c'est parce que les 98% de Chinois de Singapour dominaient trop nettement l'économie. La création d'une république de Singapour mit fin à ces heurts. À la suite d'un coup d'État en 1965, des pogroms furent organisés en Indonésie contre les Chinois résidents que l'on accusait d'être à la solde de Pékin. [68] Deux conséquences spatiales découlent du phénomène de minorité nationale : le séparatisme et l'irrédentisme. Le séparatisme est le processus centrifuge visant à quitter l'orbite de l'État dans lequel une minorité nationale ne s'identifie absolument pas. En ce sens, le séparatisme est un concept différent de l'indépendantisme. L'irrédentisme, comme processus centripète complémentaire, est la politique visant à rattacher à l'État national le territoire situé dans l'État voisin où des « frères séparés » se trouvent minoritaires. L'État national tend à considérer le groupe minoritaire, parlant sa propre langue mais situé André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 62 au-delà de la frontière, comme sa propre chair et, dès lors, le réclame, lui et les terrae irredentae sur lesquelles il est localisé. L'irrédentisme est donc bien une philosophie politique de haut degré émotionnel. L'annexion des Sudètes tchécoslovaques par le IIIe Reich en 1938 fut un irrédentisme trouvant une conclusion territoriale totale. Actuellement, on remarque que tout le peuple somalien ne réside pas en Somalie. Le Kenya du Nord-Est, l'Ogaden éthiopien et le sud de la nouvelle république de Djibouti contiennent des Somalis. Dan une optique franchement unitaire, le pansomalisme revendique depuis plusieurs années ces régions comme devant nécessairement revenir de droit à la Somalie. La Grèce et la Turquie manifestent un irrédentisme latent vis-à-vis de Chypre ; en 1974, la Turquie l'a même concrétisé militairement sur le terrain. Contrairement à la minorité nationale, la sous-nation est le petit peuple situé à l'intérieur d'un État national ; il n'est pas totalement partie intégrante de la nation mais ne constitue pas pour autant une minorité nationale détachée d'une éventuelle mère patrie 35. Ces petits peuples ont une unité ethnique et culturelle qui les distinguent des autres nationaux vivant dans le même État qu'eux. Par leur origine ethnique, Écossais et Gallois ne sont pas tout à fait de vrais Anglais ; [69] ailleurs, les Bretons et Corses ne sont pas tout à fait de vrais Français, les Catalans et Basques pas tout à fait de vrais Espagnols. Cependant, ces petits peuples ne peuvent être appréhendés comme des nations pleines et entières pour les raisons suivantes. D'une part, ils n'ont plus, en général, l'unité linguistique d'une nation complète. Ils parlent la langue officielle de l'État national où ils vivent même si persistent çà et là des lambeaux de l'idiome local (breton, gallois, basque...). Par contre, d'autres ont su maintenir davantage l'unité linguistique (Catalogne, Alsace, Corse...). Souvent, en Europe, leur religion et leur patrimoine historique sont les mêmes que ceux du peuple majoritaire de l'État national. Ils partagent les idéaux sociaux et les attitudes des autres habitants du pays. Certains de ces peuples ont joui dans le passé ou jouissent encore d'une autonomie politique au sein de l'État : Pays Basque et Catalogne pendant la IIe République espagnole (19311939), autonomie interne de droit médiéval des îles anglo-normandes 35 André-Louis Sanguin, Le concept de sous-nation en géographie politique, L'Espace géographique, 1974, vol. 4, n° 4, p. 279-286. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 63 au sein du Royaume-Uni, Val d'Aoste ou Frioul-Vénétie Julienne en Italie. Finalement, on ne retrouve plus chez ces petits peuples la cohésion durable et la solidarité efficace pouvant les ériger au rang de véritables nations. Sauf quelques exceptions, ils ont une conscience émoussée de leur identité car ils n'en ont pas atteint, dans les temps modernes et contemporains, la plénitude de perception. La sous-nation manifeste territorialement le résultat d'un processus par lequel des groupes minoritaires ou dissidents ont été absorbés et assimilés par des sociétés environnantes supérieures en nombre. Les Bretons ont été absorbés par la nation française, les Gallois par la nation anglaise et les Lusaciens slaves par la nation allemande. On relève dans l'histoire contemporaine des exemples de nations essayant, à l'intérieur d'un État, de supprimer l'individualité de telles sous-nations (Espagnols contre Catalans, Russes contre Baltes...). Le plus souvent, ces sousnations ont été assimilées ou absorbées lentement et sans heurt, à une époque où le concept de nation n'était pas [70] encore perçu. En d'autres termes, on peut définir la sous-nation comme un peuple qui n'a pas atteint la plénitude de l'identité nationale et le statut d'État ; dans des temps assez reculés, il était majoritaire sur son propre territoire puis il s'est trouvé graduellement enveloppé dans une nation plus vigoureuse et plus expansionniste par un processus de demi-osmose sans véritables phénomènes de rejet. Ceci explique pourquoi des sousnations comme la Bretagne, la Galice ou l'Écosse se sentent, dans l'ensemble, intégrées à leur nation respective. La sous-nation est donc un petit peuple en isolât territorial à l'intérieur d'un État national formé de longue date ; cet isolât se localise généralement en position périphérique par rapport au noyau central de l'État : Écosse, pays de Galles et îles anglo-normandes sont périphériques à l'Angleterre historique ; Bretagne, Alsace et Corse sont périphériques au foyer de l'Hexagone ; Pays Basque, Galice et Catalogne sont périphériques au cœur castillan de l'Espagne... Jusqu'à une époque récente, les sous-nations d'Europe occidentale n'avaient su conserver de leurs particularismes locaux que le maintien de valeurs folkloriques, littéraires, artistiques et historiques. A cet aspect culturel se substitue de nos jours un activisme politique dont le régionalisme et l'autonomisme sont les deux plus visibles expressions. Le régionalisme, dans le cas d'une sous-nation, est une attitude de ré- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 64 action contre le pouvoir centralisateur de la capitale en promouvant l'autonomie locale. En France, deux siècles de centralisme unitaire de type jacobin ont placé la Bretagne et la Corse (mais non l'Alsace) devant des revendications régionalistes. En Espagne, l'unitarisme de Madrid est durement ressenti, depuis le début du siècle, par le Pays Basque et la Catalogne. Le régionalisme est donc la forme évolutive d'une sous-nation qui, tout en voulant demeurer dans l'État national, prend conscience, sur le tard, de sa personnalité et désire assumer une partie de ses responsabilités politiques au sein dudit État. Ce n'est pas une fin en soi mais une étape dans la mesure où le régionalisme débouche généralement [71] sur trois alternatives possibles : ou bien il régresse et disparaît ; ou bien il revêt une forme violente à l'issue incertaine (lutte armée, guérilla) ; ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, il évolue vers un stade plus achevé : l'autonomie. Les bases économiques ont un rôle important dans la prise de conscience de l'autonomie. Le régionalisme grandit quand, d'une part, on a conscience de l'exploitation (Bretagne, Occitanie) et quand, d'autre part, on a conscience d'une nouvelle richesse qui risque d'échapper (Écosse et les hydrocarbures de la mer du Nord). L'époque contemporaine montre en Europe occidentale ce passage du régionalisme à l'autonomie. En Italie, le Val d'Aoste, la Sicile et la Sardaigne forment des régions autonomes. L'Écosse et le pays de Galles sont maintenant dotés d'assemblées régionales et, à l'intérieur de ces deux sous-nations, les partis politiques régionalistes se montrent très actifs. La question jurassienne en Suisse est aussi un très bon exemple du régionalisme d'une sous-nation et de sa marche vers l'autonomie. La personnalité particulière de cette entité culturelle francophone, englobée depuis 1815 dans le canton germanophone de Berne, s'est formée petit à petit. Plusieurs référendums tenus dans les années récentes vont pratiquement permettre à cette sous-nation d'être érigée en 23e canton de la Confédération helvétique. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 65 3. NOYAU CENTRAL ET CAPITALE Retour au sommaire Les États du monde contemporain n'ont pas été, en général, créés d'une façon soudaine et abrupte. Dans la plupart des cas, ils ont grandi lentement sur une période de plusieurs siècles. Quelquefois, leur croissance fut interrompue par une perte de territoire ; certains États considèrent même avec nostalgie le temps où ils occupaient une plus grande surface. D'autres font de la conquête territoriale un objectif majeur de leur politique, ce qui engendre des résultats désastreux dans leurs relations avec les États [72] voisins. Enfin, certains États n'ont pas grandi, ils ont été créés ex nihilo. Quelles que puissent avoir été les plus récentes vicissitudes de leur territoire politique, beaucoup d'États se sont formés à partir d'un espace central où leurs gouvernements et leurs idéaux commencèrent à prendre forme. Ce noyau central se définit comme l'espace dans lequel ou autour duquel un État prend son origine et où sa cristallisation encourage l'intégration 36. Cœur de l'État, le noyau central se caractérise par des traits géographiques facilitant la défense militaire du territoire et par une position nodale à l'intersection d'axes majeurs de communications 37. Le noyau central est donc le petit territoire formant l'espace originel de ce qui devient ultérieurement une unité spatiale beaucoup plus grande. La plupart des États nationaux sont le résultat d’attachements territoriaux autour du noyau central, étalés sur une période de croissance de plusieurs siècles. La Suisse s'est faite autour des Vierwaldstâtten ; la Pologne s'est formée à partir de la région de Poznan-Gniezno, la France autour du domaine capétien du Bassin parisien, la Russie autour de l'axe Moscou-Iaroslav et l'Angleterre à partir du bassin de la Tamise. Toutefois, ce n'est pas forcément à l'intérieur du noyau central que l'on retrouve la capitale actuelle de l'État. Berne ou Varsovie sont localisées à l'extérieur du noyau historique de l'État. Des pays peuvent s'être formés à partir de plusieurs noyaux comme l'Espagne, le Portugal, le 36 37 Derwent Whittlesey, The Earth and the State : A Study of Political Geography, New York, Henry Holt & Co., 1944, p. 2 et 597. Karl Deutsch, The Growth of Nations : Some Récurrent Patterns of Political and Social Intégration, World Politics, 1953, vol. 5, n° 2, p. 168-195. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 66 Nigeria, l'Afrique du Sud ou l'Equateur. D'autres peuvent être sans noyau central. Les Pays-Bas et la Belgique sont le résultat de la partition brutale des Pays-Bas espagnols, en 1579, entre des provinces calvinistes au nord et des provinces catholiques au sud. L'Allemagne s'est réalisée sans aucun noyau central. En 1806, elle était encore une mosaïque de 360 États. Quelques pôles historiques [73] existaient (Saxe, Franconie, Souabe, Prusse, Bavière, Rhénanie) mais c'est au profit de la Prusse que se fit l'unité allemande en 1871. Dans les pays neufs et les anciennes colonies, le développement des noyaux centraux s'est fait dans un temps très court ou bien ne s'est pas fait du tout ou encore est en train de se faire. La Chine a longtemps hésité entre plusieurs noyaux ou plutôt est passée d'un noyau à un autre : d'abord le Hoang-Ho puis le bas Yang-tseu-kiang (Nankin) pour finalement se fixer à Pékin. L'Inde n'a pas de véritable noyau central mais plutôt un axe historique : la plaine du Gange de Delhi à Calcutta. Quant au Japon, il a le plus grand noyau central qui soit par rapport à la taille de l'État. Il est important de ne procéder à aucun lien déterministe entre l'État et son noyau central. Un État à vieux noyau historique comme l'Italie n'a pas une force de cohésion probante alors qu'un État sans noyau comme les Pays-Bas peut avoir un degré élevé de cohésion. On peut également se demander si le noyau central est un élément suffisant ou essentiel dans l'évolution de l'État national. Les fonctions du noyau central sont-elles agents de cohésion pour l'État ? Cela dépend d'un certain nombre de facteurs : adéquation de la capitale, position du noyau central par rapport à la distribution de population dans l'État ou par rapport à son contenu ethnique 38. À l'aspect historique du noyau central se substitue de nos jours une dimension beaucoup plus socioéconomique. Le noyau contemporain est celui où l'on retrouve les principales composantes de la vie sociale, culturelle, économique et politique de l'État national. La Mégalopolis étatsunienne, le triangle Ottawa-Montréal-Toronto, la Randstad Holland sont, avec leurs fortes densités, leurs fins réseaux circulatoires, leurs migrations pendulaires, leur intensité d'appels téléphoniques, l'importance de leur presse [74] écrite et audio-visuelle, autant d'exemples du nouveau type de noyau 38 Andrew F. Burghardt, The Core Concept in Political Geography : A définition of Terms, The Canadian Geographer, 1969, vol. 13, n° 4, pp. 349-353. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 67 central. Il sert comme point focal pour l'organisation de la vie dans le reste de l'État ou de la région, c'est-à-dire dans l'arrière-pays (hinterland). Le noyau central combine des nœuds géographiques à des habitudes et facilités de communication sociale ; il doit également développer une capacité de réponse aux besoins de l'hinterland. À une époque de communication et de consommation de masse, le noyau central est l'unité-élite, le centre de décision qui unifie les autres entités géographiques de l'État 39. On a dit des capitales politiques qu'elles incarnaient et illustraient la santé, l'organisation et la puissance de l'État. Centre de la vie nationale dans lequel l'histoire et les traditions sont enracinées, la capitale appuie son autorité sur une concentration des affaires publiques. Une capitale est plus que le siège des activités exécutives, législatives et judiciaires, elle a aussi un rôle cosmopolite puisqu'elle est le canal forcé des relations diplomatiques, ce qui justifie la présence d'un vaste réseau d'ambassades et de légations. Elle a aussi un rôle unificateur quand elle concrétise l'esprit national. Les monuments et les cérémonies patriotiques y ont une grande importance. Si donc l'un de ses rôles est d'unifier, une position centrale est, à cet égard, préférable ; c'est pourquoi beaucoup de capitales nouvelles sont placés au centre du pays (Madrid, Ankara, Brasilia). Certains États dépensent des sommes fantastiques pour leurs capitales, soit pour les rendre prestigieuses, soit pour créer une sorte de fierté nationale, un but d'avenir ou une image future de l'État. Les capitales sud-américaines et africaines en sont l'illustration la plus concrète : à Caracas comme à Dakar, à Addis-Abéba comme à Mexico, les bidonvilles et les taudis se cachent derrière le marbre et les gratte-ciel. D'autres États déménage leurs capitales vers un lieu nouveau susceptible de capter l'attention collective du pays vers un but [75] politique préétabli. La création de Brasilia en 1960 visait à tourner les Brésiliens vers les possibilités multiples de l'Amazonie en les « désatlantisant ». La création d'Islamabad cherche à attirer l'attention des Pakistanais vers le nord de leur État là où des terres comme le Cachemire sont perçues comme irrédentes ; Islamabad n'est seulement qu'à quelques kilomètres de la ligne de cessez-lefeu indo-pakistanaise. 39 Amitai Etzioni, Political Unification, New York, Holt Rinehart & Winston, 1965. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 68 Une classification morphologique des capitales peut être retenue selon leur position territoriale et selon leur localisation par rapport au noyau central 40. Une capitale est dite permanente lorsqu'elle fonctionne comme centre politico-culturel depuis plusieurs siècles à travers tous les accidents de parcours de l'Histoire. Londres, Paris, Athènes, Stockholm, Copenhague ou Lisbonne sont de véritables capitales permanentes. Par contre, Tokyo est une capitale introduite. Le nouveau leadership japonais (Révolution Meïji) cherchait une capitale ouverte sur la mer et répondant au nouveau Japon prospère et occidentalisé ; Tokyo semble maintenant devenir permanente. Berne est la capitale introduite de la Suisse en vertu de la structure fédérale adoptée en 1848. Brasilia, introduite en 1960, est destinée à concentrer les énergies nationales vers l'intérieur amazonien, vide et ignoré. Certaines capitales introduites sont des compromis entre la rivalité de deux métropoles voisines : Washington introduite en 1800 pour éviter Philadelphie ou New York, Ottawa introduite en 1858 en renvoyant dos à dos Toronto et Montréal, Canberra introduite en 1909 entre Melbourne et Sydney. Dans quelques anciennes colonies africaines, la capitale est introduite parce qu'elle n'existait pas avant l'indépendance : Nouakchott introduite en 1960 pour la Mauritanie, Gaberones en 1970 pour le Bostwana... Quelquefois, dans l'enthousiasme nationaliste, on rebaptise la capitale : Léopoldville est devenue Kinshasa et Fort-Lamy se nomme maintenant Njamena. Dans quelques États, les fonctions gouvernementales ne sont pas concentrées en une [76] seule ville mais en deux ou plusieurs. C'est le concept de capitale divisée. Aux PaysBas, le gouvernement et le parlement siègent à La Haye mais le palais royal est à Amsterdam. En Bolivie, la petite ville de Sucre est la capitale légale mais gouvernement et parlement résident à La Paz. En République sud-africaine, Pretoria sert de ville administrative, Le Cap est ville législative et Bloemfontein ville judiciaire. En Suisse, législatif et exécutif sont localisés à Berne tandis que le pouvoir judiciaire réside à Lausanne et Lucerne. Il y a une quarantaine d'années, Jefferson a élaboré la loi de la ville-primat 41. Dans chaque pays, il y a toujours une ville où l'on trouve les produits les plus rares, les plus grands talents, les plus grands cer40 41 Harm J. de Blij, ibid., chap. 6. Mark Jekferson, The Law of the Primate City, The Geographical Review, 1939, vol. 29, n° 2, p. 226-232. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 69 veaux, la possibilité pour des esprits jeunes et ambitieux de trouver le renom et la fortune. C'est la ville où tout est superlatif en productions intellectuelles et matérielles. C'est donc la loi de la capitale que d'être la ville la plus importante du pays non seulement en taille mais aussi en influence nationale, car c'est dans la ville-primat que se cristallise le nationalisme. Ainsi s'énonce le principe de Jefferson : « Une ville conduisant un pays est toujours disproportionnellement grande et exceptionnellement expressive de la capacité et du sentiment de la nation. » Même si ce principe est effectivement vérifiable dans la majorité des États, force est de constater qu'un certain nombre de capitales s'inscrivent en travers de ce postulat. En Suisse, des villes comme Zurich, Bâle ou Genève sont plus grandes et culturellement plus expressives que Berne. Le Canada, l'Australie ou le Nigeria ont des villesleaders dépassant la capitale, à tous égards. En Allemagne fédérale, Bonn n'a pas le même poids que Cologne, Francfort, Munich ou Hambourg. La théorie du Head Link formulée par Spate considère la capitale comme le maillon directeur d'une chaîne reliant l'État national à son passé 42. C'est, en d'autres termes, le [77] principe de l'imitation historique ou du retour aux sources. Les créations de Rome, Belgrade ou Prague comme capitales de nouveaux États apparaissant sur la carte d'Europe sont les exemples classiques du pouvoir politique d'une tradition. Parfois, comme Lowenthal l'a fort bien observé, une capitale non désirée fait avorter un État en voie d'émergence 43. Ce fut, par exemple, l'éphémère aventure de la Fédération des Indes occidentales constituée le 3 janvier 1958 et dissoute le 6 février 1962. Il s'agissait d'une tentative pour former un État fédéral indépendant à partir de toutes les possessions britanniques dans les Caraïbes. Il fallait trouver une capitale mais les différentes villes candidates à ce titre influencèrent le cours des événements. L'esprit de clocher et l'individualisme insulaire ainsi que les prétentions de la Jamaïque, des Barbades et de Trinidad-Tobago firent capoter le projet. La diversité ethnoreligieuse des îles pesa lourdement, mais surtout l'animosité suscitée par les 42 43 O.H.K. Spate, Factors in the Development of Capital Cities, The Geographical Review, 1942, vol. 32, n° 4, p. 622-631. David Lowenthal, The West Indies Chooses a Capital, The Geographical Review, 1958, vol. 48, n° 3, pp. 336-364. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 70 choix successifs de capitale minimisa d'une façon très forte les chances ultérieures de ce nouvel État. 4. LES CATÉGORIES D'ÉTATS Retour au sommaire Il est relativement difficile de classifier l'actuel système politicoterritorial de type étatique. Différents facteurs comme la souveraineté, la force diplomatique, militaire et économique ou la composition nationale sont finalement peu satisfaisants pour une typologie rationnelle. Le meilleur clivage est celui qui, s'appuyant sur la structure politique de chaque État, analyse les différentes graduations menant de l'État unitaire à l'État fédéral, tant il est vrai que l'organisation politico-territoriale des États est une suite d'expérimentations et de modifications. L'État unitaire est la forme étatique employée par près [78] de 90% des États du monde. Les adjectifs « unitaire » et « fédéral » font référence aux fonctions de l'autorité centrale. Dans l'alternative unitariste, celle-ci contrôle tout ; cela implique donc qu'il y a un seul et unique dépositaire du pouvoir souverain. C'est en général dans l'État unitaire que s'applique le principe de Jefferson ou loi de la ville-primat. L'État unitaire a pris son origine en Europe où la centralisation du XVIIe siècle fit suite au système féodal et il fut copié ensuite dans les autres parties du monde. La France demeure sans conteste le prototype de l'État unitaire. À partir d'un État compact, au noyau central renfermant la capitale, avec un territoire relativement bien réparti en population, la Révolution française et Napoléon firent table rase du passé. Le pays fut divisé en 81 départements quasi égaux en superficie et pourvus d'une capitale intitulée chef-lieu, généralement située au centre de cette unité nouvelle. Chaque département fut placé sur un même pied d'égalité, quelle que soit sa population. On peut identifier plusieurs types d'États unitaires selon leur degré de centralisation 44. L'État unitaire hautement centralisé est celui où se manifestent diverses formes de totalitarisme. Sauf l'Union soviétique, 44 Harm J. de Blij, ibid., chap. 16. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 71 la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, les États communistes entrent dans cette catégorie dans la mesure où l'organisation unitaire est renforcée par le contrôle du parti et du plan quinquennal. Les États non marxistes mais à parti unique comme le Paraguay, l'Ethiopie, l'Iran, l'Indonésie sont hautement centralisés. Enfin, la plupart des nouveaux États africains adoptent ce système pour contrer le tribalisme et les dissensions religieuses ou linguistiques. L'État unitaire centralisé est celui se signalant par une absence d'excès totalitaire ou décentralisateur. La stabilité a été atteinte par l'homogénéité de la population. Les forces centripètes y sont très fortes et, en général, il s'agit d'États mûrs à noyau central texture. La France, la Suède, la Finlande peuvent entrer [79] dans cette catégorie. L'État unitaire ajusté est celui capable d'un virage en direction de la décentralisation pour décongestionner l'administration centrale. Le système, la stabilité et la permanence des institutions satisfont la population ; aucun désir fédéraliste ne s'y manifeste. Le meilleur exemple d'État unitaire ajusté est celui fourni par le Royaume-Uni. L'Écosse, le pays de Galles, l'Ulster, les îles anglonormandes, Anglesey et Man disposent d'une autonomie interne, variable toutefois en statut d'un territoire à l'autre. L'État fédéral implique alliance, contrat ou pacte entre régions et peuples divers. Dans l'alternative fédéraliste, les droits et responsabilités des gouvernements locaux constitutifs sont protégés par la Constitution. Alors que, dans l'État unitaire, le gouvernement central exerce son pouvoir d'une façon égale et totale sur toutes les parties du territoire, le gouvernement central de l'État fédéral n'a juridiction que sur des matières d'intérêt commun pour toutes les parties (armée, diplomatie, monnaie, postes, communications). Les États constitutifs de la fédération ont leurs propres lois, leurs propres impôts, leur propre capitale, leur propre gouvernement et leur propre budget. Dans le système parlementaire bicaméral régnant dans la capitale fédérale, chaque État fédératif est, en général, représenté proportionnellement à sa population dans la chambre basse (Chambre des Représentants aux États-Unis, Conseil national en Suisse) et sur une base égalitaire à la chambre haute (Sénat aux États-Unis, Conseil des États en Suisse). L’arrangement fédéral semble la meilleure solution politique pour des territoires occupés par des peuples de langues, de religions, de cultures et de races différentes. Par leur flexibilité, les cadres fédéraux sont les plus capables de s'adapter à l'expansion territoriale. Le Cana- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 72 da ou le Brésil peuvent très facilement faire surgir de nouveaux États fédératifs dans des espaces actuellement sous tutelle fédérale. Les géographes ont accordé peu d'importance à l'étude du fédéralisme bien que ce soit l'expression la plus géographique de toutes les formes de gouvernement. Le fédéralisme est [80] essentiellement la recherche d'un équilibre entre l'unité et la séparation, entre les forces centripètes et les forces centrifuges. Cet équilibre ne peut pas toujours se réaliser de la même façon car les forces à concilier changent beaucoup d'un pays à un autre et même d'une époque à une autre à l'intérieur d'un même pays. Le fédéralisme peut donc prendre des formes très diverses. Le régime fédéral est un phénomène de droit constitutionnel où l'autorité de l'État se trouve non pas hiérarchisée mais partagée entre deux ordres de gouvernement dont chacun, dans les limites de sa compétence, exerce la plénitude des pouvoirs étatiques 45. Dans les temps médiévaux et modernes, les confédérations étaient des formes politiques acceptables dans la mesure où les gouvernements ne pénétraient pas profondément dans la vie quotidienne des citoyens et lorsque le but de telles unions était la sécurité collective. Aujourd'hui la raison d'être première des unions fédérales n'est pas la défense mais le progrès économique et l'avancement des peuples des États constitutifs. Ces buts peuvent être atteints lorsque le gouvernement central est investi de pouvoirs suffisants pour faire retomber les bénéfices attendus sur la société fédérale tout entière. Dans le fédéralisme moderne, l'accent n'est pas tant sur la division constitutionnelle des pouvoirs que sur les fonctions remplies séparément ou conjointement par les deux niveaux de gouvernement. Deux raisons autorisent à considérer le fédéralisme comme l'expression la plus géographique de toutes les formes de gouvernement. D'abord, il est fondé sur un processus par lequel un large sens de solidarité sociale est réconcilié avec l'attachement pour l'identité locale, à travers l'apport d'une organisation politique dualiste. Deuxièmement, à cause de cette organisation politique dualiste et à cause d'une autonomie régionale substantielle, les régions demeurent [81] hautement articulées si bien que les interactions spatiales dans un État fédéral sont 45 Ramesh D. Dikshit, Geography and Federalism, Annah of the Association of American Geographers, 1971, vol. 61, p. 97-115 ; The Political Geography of Federalism, London, Macmillan, 1976. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 73 clairement et facilement reconnaissables 46. Le fédéralisme est donc une tentative humaine pour résoudre le problème de l'organisation de l'espace. Son défi particulier est de trouver des solutions à des questions gouvernementales dans une relation complexe de différences et de similitudes spatiales. Certains ont prétendu que le fédéralisme était le fait, soit des plus grands et plus gros États du monde (Urss, États-Unis, Inde), soit des États neufs aux terres vierges (Canada, Brésil) 47. Bien que cette observation demeure partiellement vraie, elle ne valide en aucune façon une quelconque relation causale entre la taille et le fédéralisme. De grands États, ne sont pas fédéraux (Chine, Indonésie) et de petits États ont adopté avec succès la structure fédérale (Suisse, Autriche). De même, il n'y a pas de relation causale entre le fédéralisme et la densité de population. La Suisse ou l'Allemagne fédérale sont les plus éclatantes démonstrations allant à l’encontre des thèses de Spate ; elles sont, en effet, les plus petits et les plus densément peuplés des États fédéraux du monde. Le système fédéral est à la fois symétrique et asymétrique. Il est symétrique dans la mesure où les relations de chaque territoire fédératif se font à la fois avec l'État fédéral et avec les autres territoires fédérés mais il est asymétrique dans le mesure où chaque territoire correspond à des différences d'intérêt et de caractère. Cet asymétrisme est celui où les diversités de la société fédérale tout entière trouvent leur expression politique dans des gouvernements fédératifs préoccupés, à des degrés divers, d'autonomie et de défense d'intérêts spécifiquement locaux. Théoriquement, lorsqu'un [82] État fédératif n'est pas satisfait, il peut quitter l'union et dénoncer le pacte ; mais, en réalité, le sécessionnisme dans les États fédéraux est assez rare car, nés selon un certain profil de circonstances, ces États sont aujourd'hui soutenus par des conditions totalement différentes où les pesanteurs sociologiques jouent un rôle énorme. 46 47 William S. Livingston, A Note of the Nature of Federalism, Political Science Quarterly, 1952, vol. 67, n° 1, p. 81-95 ; Franz Neumann, On the Theory of the Fédéral State, in Arthur Macmahon, Federalism Mature and Emergent, New York, Doubleday, 1955, p. 44-57. O.H.K. Spate, Geography and Federalism, Indian Geographical Journal, 1944, vol. 14, p. 24-36. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 74 Il y a plusieurs catégories d'État fédéral et un État né selon un certain type peut aujourd'hui évoluer vers un genre différent. Ceci permet d'établir une classification en quatre points : l'État fédéral imposé, centralisé, de compromis, d'intérêt mutuel 48. L'État fédéral imposé est celui établi contre la volonté des habitants ou sans leur consentement électoral. Ce genre d'État est souvent créé par une minorité ou par le pouvoir colonial avant l'accession du territoire à l'indépendance. La Fédération des Indes occidentales, le Grand Mali, la Fédération de l'Afrique centrale, la Grande Malaysia sont autant de post mortem dans la géographie politique du fédéralisme. L'État fédéral centralisé est essentiellement le fait de l'Union soviétique, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie. Lors delà révolution bolchevique de 1917, toutes les nations non russes de l'Empire des Tsars voulaient leur indépendance. Pour conserver l'héritage territorial tsariste, Lénine créa en 1922 l'Union des Républiques soviétiques socialistes. Les quinze républiques fédératives actuelles sont officiellement égales entre elles mais, dans les faits, elles ont peu de champ de souveraineté même si la Constitution de 1936, abolie en 1977, permettait à chacune d'elles d'avoir sa politique étrangère, sa propre monnaie et son droit à la sécession. En réalité, c'est la République socialiste soviétique fédérative de Russie qui commande. La Yougoslavie, devenue indépendante en 1919 dans un cadre unitaire, vira au fédéralisme en 1939. Aujourd'hui, elle est constituée de six républiques et deux régions autonomes. Sous l'impulsion de Tito, un véritable esprit yougoslave a émergé mais l'on peut se demander si l'extrême diversité ethnique, [83] linguistique et religieuse n'hypothéquera pas lourdement l'avenir. L'État fédéral de compromis est celui où les peuples constitutifs n'ont pas assez de volonté pour se bâtir leur propre État. C'est aussi le cas des pays où le tribalisme est très poussé. L'élément majeur de la création de l'Union sud-africaine (devenue république) fut le compromis entre deux groupes ennemis, les Boers et les Britanniques. En 1947, l'Union indienne était formée de 24 provinces et 562 principautés de maharadjahs. Après restructuration territoriale systématique, le pays compte maintenant 14 États et 9 territoires fédéraux. Un degré de compromis a été atteint pour permettre à l'Inde de jouir d'une certaine stabilité et d'une permanence de l'État. Au Nigeria, le cadre fédéral a été mis en place en 1954 avant l'Indépendance (1960). Après l'horrible guerre civile du 48 Harm J. de Blij, ibid., chap. 16. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 75 Biafra (1967-1970), l'État a été réaménagé en 12 régions fédérales. L'État fédéral d'intérêt mutuel est fort bien illustré par des pays comme les États-Unis, l'Autriche, l'Australie, le Brésil, l'Allemagne occidentale et la Suisse. Le Canada montre un changement dans une autre direction au point d'aboutir à un type parfait d'État fédéral hybride. Ce pays a une géographie politique actuelle qui suggère à l'observateur qu'il n'est pas un État fédéral comme les autres. Le sécessionnisme québécois met l'accent sur une division économique et culturelle majeure. À l'origine, il y avait un certain intérêt mutuel des résidents anglophones de l'Amérique du Nord britannique peu intéressés à entrer dans le giron étatsunien ; à cela se greffait un degré de compromis de la part des habitants francophones du Manitoba, du Québec et de l'Acadie. Le Canada fédéral, créé en 1867 en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, était taillé à la mesure des quatre provinces cofondatrices (Ontario, Québec, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse) qui, à l'époque, avaient à peu près la même superficie. Or, d'une part, les quatre États initiaux ont maintenant une superficie différente de celle de 1867 ; d'autre part, le cadre fédéral a été imposé à sept autres provinces ajoutées de 1871 [84] à 1949 ; et enfin, les dix provinces et deux territoires actuels sont démographiquement déséquilibrés. Le Canada peuplé est un État-ruban le long du 49e parallèle et, de plus, les communications transcanadiennes sont difficiles car ce pays est bâti contre sa géographie ; alors que l'axe politique est est-ouest, la texture générale du sous-continent nord-américain est d'orientation nord-sud. Pour contrer l'expansionnisme étatsunien, on a bâti un Étatassemblage à partir de mosaïques éparses qui, originellement, avaient peu de liens entre elles. Ceci rend aujourd'hui difficile l'émergence d'une véritable canadianité. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 76 [85] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Deuxième partie POLITIQUE PUBLIQUE ET GÉOGRAPHIE Retour à la table des matières La quasi-totalité des gouvernements du monde ventilent leur pouvoir en une série d'autorités compétentes mais subordonnées (département français, county britannique, ken japonais). Ces corps intermédiaires sont responsables d'une foule de sujets allant de la voirie rurale à la construction de centres sportifs ou culturels. Le but ultime de ces systèmes administratifs est de favoriser le développement interne de l'État et de rendre plus efficace la politique publique. Ainsi, l'importance et la signification des changements administratifs au sein d'un État national ne doivent pas être perdues de vue, surtout dans la mesure où la division territoriale du pouvoir politico-administratif engendre des conséquences spatiales (localisation industrielle, friches spéculatives, zup, zad). Dans un sens inverse, le gouvernement local peut favoriser l'émergence d'un sentiment d'appartenance régionale dans une population donnée. La répartition des responsabilités entre différents André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 77 niveaux de gouvernements locaux est d'un intérêt majeur en géographie politique. Ainsi, on établira et expliquera les origines, les changements et la variété des frontières administratives. L'impact des administrations locales sur le paysage ainsi que les conflits entre gouvernements locaux sont d'autres thèmes à ne pas négliger 49. Les espaces gouvernementaux [86] possèdent une souveraineté fonctionnelle ou fiscale et plusieurs champs d'activité (conseil général ou conseil municipal en France) tandis que les espaces de services publics ne desservent qu'un seul champ d'activité (agence nationale de l'emploi, circonscription électorale, subdivisions de code postal, office public du gaz, de l'électricité ou du téléphone...). Dans tous les cas, le géographe politique peut apporter une contribution notable à l'étude de l'impact politique sur l'environnement et à l'étude des politiques de gestion environnementale. L'analyse géographique des politiques publiques peut s'insérer dans un cadre à quatre volets : les considérations sur les buts publics de la politique, l'analyse de l'évaluation faite par les dirigeants politiques et l'établissement des buts sur lesquels cette politique est fondée, puis les problèmes de mise en place d'une politique, enfin les résultats environnementaux de la politique 50. Toute politique a un but et, par exemple, des politiques de conservation de l'eau, de rénovation urbaine, d'espaces verts ou de zones de détente sont importantes parce qu'elles engendrent une relocalisation et une redistribution des ressources naturelles et humaines. Toute politique formulée fait référence à une situation environnementale existante ; ainsi, une politique de rénovation urbaine est la réponse à un malaise urbain. Les responsables de l'environnement public doivent reconnaître non seulement que l'économie est politique mais encore que le bien public est changeant. Au niveau de sa mise en place, toute politique 49 50 Derwent Whittlesey, The Impress of Effective Central Authority upon the Landscape, Armais of the Association of American Geographers, 1935, vol. 25, n° 2, p. 85-91 ; Charles Mckinley, The Impact of American Federalism upon the Management of Land Resources, in Arthur W. Mcmahon, Federalism Mature and Emergent, New York, Doubleday Co. Inc., 1955. p. 305-327. Roger E. Kasperson et Julian V. Minghi, The Structure of Political Geography, Chicago, Aldine Publishing Company, 1971, p. 423-496 ; Julian Wolpert, The Décision Process in Spatial Context, Annals of the Association of American Geographers, 1964, vol. 54, p. 537-558. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 78 peut faire surgir des conflits ou rencontrer des oppositions 51. L'ouverture d'une autoroute dans un espace rural ou récréationnel engendrera un choc avec les milieux agrariens, touristiques ou écologistes. Sur la [87] façade pacifique de l'Amérique du Nord, des conflits ont surgi dans les années cinquante entre les intérêts des promoteurs de barrages hydro-électriques et ceux des sociétés de pêche au saumon, activité qui donne naissance à une importante industrie en Colombie britannique et en Alaska 52. Donc, la réaction environnementale aux décisions politiques peut sérieusement affecter la politique avant et pendant sa mise en place. Finalement, le changement environnemental, sensu lato, est la conséquence logique de toute politique. [88] 51 52 Lawrence M. Sommers et Ole Gade, The Spatial Impact of Government Décisions on Postwar Economie Change in North Norway, Annals of the Association of American Geographers, 1971, vol. 61, n° 3, p. 522-536. M. E. Marts et W. R. D. Sewell, The Conflict Between Fish and Power Resources in the Pacific Northwest, Annals of the Association of American Geographers, 1960, vol. 50, n° 1, p. 42-50. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 79 [89] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Deuxième partie. Politique publique et géographie Chapitre I L'ORGANISATION LOCALE ET RÉGIONALE Retour au sommaire Le but de l'organisation locale et régionale d'un territoire vise l'efficacité de l'administration politique. Beaucoup d'États, ici et là, tentent d'organiser leur structure administrativo-territoriale en vue d'une meilleure planification économique. La nature politique d'une société se révèle par des processus d'autorité et par leurs conséquences. Depuis Louis XIV, la France évolue dans un système unitariste de type jacobin et cette centralisation excessive explique, à sa manière, pourquoi ce pays a été incapable de transformer son empire colonial en un Commonwealth de style britannique. Dans un autre sens, les États qui décentralisent leurs ministères dans les provinces favorisent nettement les communications intrarégionales. Le grand défi contemporain des différents niveaux de gouvernement au sein de l'État national est d'éviter l'obsolescence due en partie à un changement d'échelle et à une dichotomie entre les frontières administratives héritées du XIXe siècle et les concentrations mégalopolitaines. Comme Claval le souli- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 80 gne fort justement, il est impossible de trouver un système général de division de l'espace qui respecte les limites propres à chaque ordre de phénomène ; ainsi la multiplicité des divisions permet-elle en fin de compte une appréhension plus satisfaisante de la réalité complexe d'un État national. L'analyse systématique des divisions administratives semble une des méthodes les plus prometteuses pour comprendre l'originalité même des constructions nationales 53. [90] 1. LES POLITIQUES D'ÉTAT Retour au sommaire Le pouvoir politique consiste, en premier lieu, à prendre des décisions à l'intérieur des frontières du territoire national. En ce sens, il dépend du soutien de l'opinion publique, de l'électorat, des moyens d'information (presse parlée, télévisée et écrite) et des corps policiers, militaires, législatifs et judiciaires. Mais le pouvoir politique consiste, aussi et surtout, à prendre des décisions dont les applications s'exercent sur un territoire donné. Ceci explique pourquoi les politiques d'État sont fondamentalement géographiques dans la mesure où leur objectif premier est de contribuer au bien-être et à la prospérité des différentes composantes spatiales du territoire national. On comprend ainsi pourquoi le système politique crée des territoires fonctionnels par la mobilisation, l'allocation et la redistribution de ressources et de population dans une région donnée. Les actions et les décisions des pouvoirs politiques, locaux ou régionaux, sont nécessairement responsables de l'apparition d'un paysage ; en d'autres mots, l'État est un faiseur de paysage par différentes politiques comme la planification régionale, l'utilisation du sol, les transports et services publics. Les rizières en terrasses de l'Asie des moussons témoignent, à leur façon, d'une gigantesque mobilisation politique collective pour transformer le 53 Paul Claval, La division régionale de la Suisse, in Jean-Luc Piveteau, La recherche géographique en Suisse, Paris, Les Belles-Lettres, 1966, Cahiers de Géographie de Besançon, n° 14, p. 83-94. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 81 paysage 54. La construction du Canada demanda l'établissement de cadres et de flux de transaction pour aboutir à un axe politique estouest fondé sur deux transcontinentaux ferroviaires, le Canadian Pacific et le Canadian National. L'extension du Canada vers le PacifiqueNord fut suivie d'une politique systématique de concession de lots agricoles avec l'aide de la police montée. Trois schémas sont susceptibles de retenir l'attention en ce qui concerne la géographie des politiques d'État. [91] Le premier schéma consiste à voir si la politique détient une influence directe sur le paysage physique ou culturel (immigration, zonage urbain, soutien agricole, tarification préférentielle, subvention aux industries...). Le second schéma cherche à savoir si l'application d'une politique est influencée par des facteurs géographiques (climat, particularités ethniques...). Enfin, le troisième schéma cherche à identifier les politiques formées à la lumière de facteurs géographiques. En d'autres mots, ceci entraîne les dirigeants politiques à tenir compte de certains facteurs géographiques mais cela ne veut pas dire que ces facteurs soient prépondérants dans la décision finale car peu importe que cet acte politique soit régulateur, distributif ou redistributif (contingentements, subventions, péréquations), qu'il soit de défense, de développement ou d'administration... Prescott estime qu'il y a trois étapes dans la formation et l'opérationnalisation d'une politique où la géographie peut être significative. D'une part, les dirigeants politiques perçoivent certains facteurs géographiques influençant leurs politiques ; d'autre part, une fois la politique mise en application, certains facteurs géographiques cachés peuvent apparaître au grand jour ; enfin, l'application de certaines politiques peut engendrer des résultats géographiques (fig. 4). 54 Hugo Hassinger, Der Staat als Landschaftgestalter, Zeitschrift für Geopolitik, 1932, n° 3, p. 117-112 et 182-187. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 82 Donc, le but premier des géographes étudiant la politique [92] publique est de déterminer l'importance des facteurs géographiques dans ce processus 55. Jusqu'à quelle limite le géographe doit-il s'impliquer en ce qui concerne l'étude de la politique publique ? Il a, en cette matière, l'opportunité d'apporter une opinion d'expert aux niveaux où la géographie et la politique publique sont en liaison. Sur quels aspects particuliers de la politique publique le géographe doit-il s'étendre ? D'abord, sans aucun doute, sur l'influence spatiale dans l'opérationnalisation politique et sur les éléments géographiques découlant de telle ou telle politique. Il s'intéressera également à l'étude comparative de politiques identiques dans des pays différents ou encore à l'étude de politiques identiques dans un même pays mais pour des périodes diverses. Enfin, quel bénéfice le géographe peut-il retirer de l'étude des politiques gouvernementales ? Si le géographe est capable de montrer comment certaines politiques ont engendré des résultats géographiques inattendus ou sont influencées par des facteurs géographiques non perçus, alors il est clair que la connaissance du dirigeant politique en sera améliorée. Ceci pourra également faciliter l'insertion des géographes dans des débouchés autres que scolaires ou universitaires. L'influence politique sur la géographie peut se résumer en trois facteurs essentiels : le caractère géographique des espaces politiques, l'influence de l'activité partisane, l'influence que l'environnement physique exerce sur l'action politique. Le caractère géographique des es55 J.R.V. Prescott, The Geography of State Policies, London, Hutchinson University Library, 1968. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 83 paces politiques est directement relié à l'organisation gouvernementale et aux facteurs géographiques comme la localisation industrielle, les cadres de peuplement et la régulation des transports. L'influence de l'activité partisane est essentiellement représentée par les syndicats, les cartels industriels, les Églises et les groupes de pression. Quant à l'environnement physique, aucune politique d'État ne peut l'ignorer ; l'aridité, les déficiences [93] pédologiques, la vastitude sont des éléments qu'il est impossible d'écarter. Dans tout État, la distance, l'isolement, la répartition des ressources, les intérêts économiques différents d'une région à l'autre affectent les politiques publiques. Dans tous les États fédéraux, les provinces ou régions constitutives sont des agents de changement géographique car elles perpétuent, chacune, des processus de développement différents de leurs voisines ; on a ainsi remarqué en Australie que, de part et d'autre de la rivière Murray qui sert de frontière entre l'État de Victoria et celui des Nouvelles-Galles du Sud, un contraste était très visible dans l'utilisation du sol : le Victoria est céréalier tandis que les Nouvelles-Galles sont herbagères. Ceci est, dans une certaine mesure, la résultante de l'individualisme des unités politico-administratives animées par trois idées forces : l'autonomie, le développement et la compétition. Ceci entraîne des différences environnementales : en Australie, le desserrement ferroviaire du Queensland tranche vigoureusement avec la forte densité du rail dans les Nouvelles-Galles. L'aspect le plus délicat de l'influence des politiques d'État sur la géographie concerne le pouvoir des groupes de pression ou des groupements d'intérêts. Ce domaine a été assez peu étudié jusqu'à maintenant. Les énormes aciéries de Kwinana et Whyalla en Australie sont les résultats spatiaux de pressions exercées sur les dirigeants politiques par le lobby de l'acier. Dans la plupart des États occidentaux, la localisation des raffineries de pétrole, des usines automobiles et des complexes chimiques est influencée par des forces politiques. La localisation de Canberra comme capitale nationale australienne entre les villes rivales de Sydney et Melbourne est un monument érigé aux jalousies intra-étatiques tout en étant l'affirmation vigoureuse du princi- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 84 pe fédéral et, enfin, l'expression la plus claire de l'influence politique sur le paysage 56. [94] Actuellement, la protection de l'environnement constitue l'une des politiques d'État les plus spectaculaires dans les sociétés postindustrielles. Des États comme le Vermont ou le Maine se sont dotés d'instruments législatifs leur donnant toute souveraineté sur l'air, l'eau et le sol. Un autre exemple significatif est fourni par la Floride. Il y a une trentaine d'années, la Floride n'était qu'un territoire subtropical de marécages et de terres humides infestées de moustiques, à l'exception des noyaux urbains de Tampa - Saint-Petersburg, Miami et Jacksonville. Le drainage et l'usage intense de pesticides ont transformé cet État au point d'en faire monter sa population résidente à plus de 8 millions d'habitants, auxquels s'ajoutent 30 millions de visiteurs annuels. Une telle croissance a bousculé l'écologie naturelle et, au début de la décennie soixante-dix, on estimait que 50 % des estuaires étaient pollués, 40 % des bouchots à crustacés inutilisables pour la consommation humaine et, malgré 1 500 mm de précipitation annuelle, la plupart des grandes villes souffrent de déficit hydrique. En 1971, devant l'ampleur des bilans négatifs, le Parlement de Tallahassee édicta quatre lois fondamentales pour mettre un frein au bouleversement écologique. Par l’Environmental Quality Act de 1970, la Californie a mis en place une législation rendant obligatoire, pour tout projet de construction, l'étude de son impact sur l'environnement. De même, le Coastal Zone Management Act de 1970 dispose d'un pouvoir accru sur les 1 700 km de côtes californiennes dont 60 % sont privatisées. Désormais l'État de Californie a juridiction sur une zone de 5 km en mer et de 8 km à l'intérieur des terres. La préservation de la campagne suburbaine et la lutte contre l'extension des friches spéculatives sont, dans la plupart des pays occidentaux, des politiques publiques à très forte connotation spatiale. 56 K. W. Robinson, Political Influence in Australian Geography, Pacific Viewpoint, 1962, vol. 3, p. 21-24 ; Sixty Years of Federation in Australia, The Geographical Review, 1961, vol. 51, n° 1, p. 1-20. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 85 [95] 2. LES SERVICES PUBLICS Retour au sommaire Les procédures contemporaines pour analyser l'influence de l'espace sur la localisation des services publics sont extrêmement importantes. Les services publics doivent être considérés en termes de distance, d'accessibilité, de justice sociale, de bien-être public et d'équité. Les espaces de services publics se définissent selon leur fonction et ne répondent pas aux mêmes normes selon qu'ils se localisent en milieu rural ou en milieu urbain. Qu'il s'agisse de définir les limites d'une commission scolaire à Chicago, d'une unité sanitaire au Bostwana, d'une zone de ramassage du lait en Normandie ou d'une circonscription électorale au Luxembourg, le problème essentiel pour les pouvoirs publics est d'échafauder les alternatives les plus variées possibles de façon à les sélectionner ultérieurement sur une base davantage scientifique qu'intuitive. Comme Teitz l'indique, non sans quelque ironie mais avec beaucoup de lucidité, l'homme moderne naît dans un hôpital public, il reçoit son éducation dans des écoles publiques, il passe une bonne partie de son temps à voyager par des moyens de transports publics, il communique par les postes et télécommunications publiques, il boit une eau publique, il se défait des ordures ménagères par un système de ramassage public, il lit dans les bibliothèques publiques, il se détend dans des parcs publics, il est protégé par des systèmes publics de police et d'incendie ; éventuellement, il meurt dans un hôpital public et il est inhumé dans un cimetière municipal public 57. La localisation des centres de prestation et la démarcation spatiale des aires de service influencent très fortement l'efficacité des prestations publiques. Il est possible de retenir une classification des services publics en quatre points selon leurs caractéristiques générales de distribution. Un [96] premier type de service est celui reposant sur une clientèle multiple se dirigeant vers des lieux numériquement restreints 57 N.B. Teitz, Toward a Theory of Urban Public Facility Location, Papers of the Regional Science Association, 1968, vol. 21, p. 35-51. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 86 en un seul déplacement. On retrouve sous une telle rubrique les hôpitaux, les écoles, les bibliothèques, les maisons médicales, les unités sanitaires, les bureaux de vote. Un deuxième type de services publics est celui reposant sur une clientèle restreinte mais dont l'aire de prestation est territorialement grande. Les postes de police et les casernes de pompiers entrent très facilement dans cette catégorie. Le troisième type de services publics est celui reposant sur une clientèle multiple mais possédant de petits moyens de prestation et dont les déplacements sont multiples : ramassage des ordures ménagères, distribution et collecte de courrier, surveillance policière, déblaiement de la neige. Enfin, le quatrième type de services a peu de points centraux pour les espaces qu'il dessert mais les liens qu'il maintient avec sa clientèle sont soit physiques soit « médiatisés » (poste, téléphone, radio, télévision). On retrouvera dans une telle catégorie des services publics comme les bureaux de percepteurs d'impôts, les cours judiciaires, les organes de contrôle de la pollution, les bureaux du Plan et de l'Aménagement du Territoire. En 1962, les Nations Unies estimaient déjà qu'il fallait, dans les sociétés industrielles, un dentiste et un généraliste pour 4 000 habitants et un gynécologue pour 50 000 personnes. Tout planificateur doit tenir compte de certaines normes minimales dans la prestation des services publics ; on calcule qu'un hôpital standard doit couvrir une population de 50 000 résidents dans un rayon de 35 km, ce qui veut dire que le patient est à moins d'une heure de voyage de l'hôpital et que ce dernier a les installations suffisantes pour desservir une telle population. Les types de services publics peuvent être de plusieurs ordres : conseils ou éducation informelle, soins physiques, assistance économique sous forme d'allocations financières ou en nature. Le plafonnement en capital ou en personnel limite souvent la qualité de beaucoup de services publics. On est quelquefois [97] tenté de croire que la taille optima des aires de services est influencée par des facteurs comme la densité de population, le niveau d'instruction, le système de transport, la disponibilité en personnel. Ceci met en relief toute la problématique des processus spatiaux de diffusion des services publics, d'où les questions centrales suivantes : quelles sont les relations entre la taille des aires de services, la localisation de leurs centres et de leurs limites administratives, quelle parcelle d'autorité doiton déléguer à chaque aire de service, quelle est l'efficacité réelle du André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 87 système ?... La Commission royale d'Enquête sur le gouvernement local en Angleterre (dite Commission Redcliffe-Maud) a montré qu'en 1969 il y avait 1 200 unités de gouvernement local en Angleterre. La délégation d'autorité dans ces unités découlait de législations passées à la fin du siècle dernier, si bien qu'on relevait, en 1969, des anomalies de taille et de fonction dans les aires de services publics. Par exemple, la commission scolaire de Canterbury impliquait 3 000 élèves alors que celle du Lancashire devait faire face à plus de 2 500 000 enfants scolarisables ; les offices publics de logement allaient de 2 000 personnes pour Tintwistle à 1 million pour Birmingham ; Bootle occupait 1 348 ha tandis que le Devon recouvrait 652 366 ha. En d'autres mots, la structure administrative était en porte à faux avec la vie contemporaine et la Commission Redcliffe-Maud suggéra un redécoupage de la structure administrative des villes, des services publics de santé, de sécurité et d'éducation nationale. Cet exemple est transposable à bon nombre de pays et même à des États unitaires centralisés comme la France. Les services publics peuvent également être envisagés, soit sous l'angle de la défense, soit de la collecte de données, soit de l'administration. Les services publics de défense consistent essentiellement dans la défense passive en temps de guerre et la protection civile en temps de paix. Les services publics d'administration recouvrent les travaux publics, l'irrigation et le drainage, les mines, la santé et l'éducation, les parcs nationaux et régionaux, les brigades de pompiers, [98] la police, la justice, les élections. Les services publics collecteurs de données sont tous ceux qui touchent aux statistiques économiques (insee en France), à l'emploi (Agence nationale pour l'Emploi en France, Centres de Main-d'œuvre au Canada) et à la démographie (état civil). Certains services publics couvrent la totalité de l'État, d'autre seulement une toute petite partie. Dans la plupart des pays occidentaux, l'absence de planification ou l'existence d'une planification seulement indicative empêche les aires de services publics de coïncider en territoire d'un service à l'autre. Ainsi, les districts de météorologie nationale ne correspondent pas aux subdivisions des services agricoles ou encore les zones de juridiction des polices locales ne concordent pas avec celles des cours judiciaires. Il faut aussi remarquer que les aires de services publics n'ont pas forcément une influence systématique sur le paysage. En France, par André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 88 exemple, les divisions territoriales de I'insee et celles d'EDF-GDF n'ont guère de marques importantes sur l'environnement. Par contre, des offices d'irrigation ou de parcs nationaux auront un impact plus conséquent sur les frontières du paysage rural (Compagnie nationale du Rhône ou Parc de la Vanoise...). Une tendance actuelle, tout autant observable dans les pays occidentaux que dans les États marxistes, consiste à organiser la planification à l'intérieur d'espaces régionaux. La première raison expliquant cet état de fait est que beaucoup de gouvernements désirent ainsi se fonder sur les réalités régionales et s'adapter aux conditions locales ; deuxièmement, la planification responsable au niveau régional permet, à l'évidence, une meilleure efficacité 58. Beaucoup d'organisations ou de régies régionales de services publics ignorent les divisions civiles ou municipales et fonctionnent sur plusieurs provinces, départements ou districts. Ces agences publiques sont, en général, créées pour [99] régir et réglementer l'utilisation du sol, le contrôle hydrique, la coordination des transports, la maintenance d'installations portuaires et d'autres opérations similaires. Toutes détiennent une autorité déléguée par l'État et certaines ont même le droit d'acquérir des terres et d'exproprier pour cause d'utilité publique ; quelquefois, elles s'arrogent des pouvoirs plus forts que ceux des administrations civiles locales. Ces établissements publics régionaux peuvent être regroupés en quatre catégories : planification, régie fluviale et hydrique, transports publics, fourniture hydro-électrique. Les régies publiques de planification régionale se chargent plus spécifiquement de zonage rural, industriel et urbain : on citera la Régie de Planification de la Ruhr, l'Office public de la Haute-Silésie, le Greater London Green Belt... En France, beaucoup de régies de planification se spécialisent dans un domaine bien délimité : Établissement public de la basse Seine, Somival, Setco, Somivac, District parisien, Société d'Aménagement des Friches et Taillis de l'Est, Landes et Coteaux de Gascogne... Les régies publiques des fleuves et contrôles hydriques ont comme plus grand modèle la fameuse expérience de la TVA (Tennessee Valley Authority). On retrouve au Canada l'Office de la Nouvelle Voie maritime du Saint-Laurent ; en France, la Compagnie 58 E. Kalk, Régional Planning and Regional Government in Europe, La Haye, Union internationale des Autorités locales, 1971. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 89 nationale du Rhône et la Régie du Canal de Provence. Le but de telles corporations publiques est l'amélioration de la navigation, l'irrigation et, le cas échéant, la fourniture d'énergie électrique. L'un des grands problèmes actuels de la politique publique de l'eau est la concurrence grandissante entre les besoins agricoles, industriels, domestiques et récréationnels 59. Les régies de transports publics vont quelquefois jusqu'à coordonner tous les moyens de transports d'une concentration mégalopolitaine. Le prototype d'un tel système [100] est représenté par la New York Port Authority. Fondé en 1921, cet organisme autonome déborde de la ville et empiète sur le New Jersey et le New York State, La nypa se charge de l'organisation du trafic, de l'entretien et de l'amélioration des installations circulatoires dans un rayon de 40 km autour de Manhattan. Les ponts, les tunnels routiers, les gares d'autobus, les héliports et aéroports ainsi que les gratte-ciel du World Trade Center sont confiés à cette régie. Dans de telles mégalopoles, la coordination entre les différents types de transports et entre les espaces urbains, suburbains et résidentiels est une priorité majeure. La New York Transit Authority ou le London Passenger Transport Board s'occupent d'une telle coordination qui recouvre plusieurs arrondissements. Enfin, une agence fédérale comme la Tennessee Valley Authority, fondée en 1933 lors du New Deal, est carrément polyvalente. Son objectif fut de promouvoir le développement économique du Vieux Sud ; plus précisément, la TVA fut chargée du contrôle du débit du bassin du Tennessee, de la navigation, de la fourniture d'électricité, de la production d'engrais et d'armements, du reboisement, de la construction de sept gros barrages et même de logements. Sa sphère d'activité couvrait 125 comtés et 7 États pour une population de 6 millions d'habitants. D'autres services publics, même s'ils ne sont pas de grand créateurs de paysage, comportent cependant une assez forte dimension spatiale : l'école, l'armée, les médias d'information, les Églises, les syndicats... Un système scolaire nationalisé est sans aucun doute une force de sociabilisation nationale. Il permet la prestation du savoir technologique, 59 Michael F. Brewer, Local Government Assessment : Its Impact on Land and Water Use, Land Economies, 1961, vol. 37, p. 207-217 ; Roger E. Kasperson, Political Behavior and the Decision-Making Process in the Allocation of Water Resources between Recreational and Municipal Use, Natural Resources Journal, 1969, vol. 8, n° 2, p. 176-211. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 90 il inculque aux enfants les traditions et les valeurs sociétales ainsi que la culture sociale et politique du pays. L'école est une structure qui véhicule aussi l'image nationale, l'interprétation de l'Histoire et les idées sur les autres États. Dans certains pays pauvres, l'école est pour bon nombre d'enfants le seul moyen de bien manger et de vivre correctement. Dans les États nouvellement indépendants, l'école est aussi le système permettant la diffusion d'une seule langue nationale. [101] Dans les États fédéraux où l'autorité locale a seule juridiction sur l'enseignement (en Suisse, par exemple, chaque canton est maître de son régime scolaire), on voit souvent apparaître un réseau ténu de commissions scolaires locales ou régionales (school boards) à forte autonomie. La réorganisation spatiale des commissions scolaires est un problème central dans les pays anglo-saxons. Aux États-Unis, de 1942 à 1967, le nombre des commissions scolaires est tombé de 108 579 à 21 782, ce qui s'explique par l'extension du ramassage d'écoliers (busing) et l'asphaltage de bon nombre de routes rurales. La séparation géographique entre écoles et autres structures administratives locales présente des problèmes supplémentaires. En effet, la planification et la maintenance des écoles est difficile à séparer de domaines comme les facilités récréationnelles, la protection du trafic piétonnier, les services d'incendie et de police, les services de santé, les facilités de bibliothèques publiques, la prévention et le traitement de la délinquance juvénile. Tous ces services devraient être intégrés dans un même espace donné. L’armée, comme type particulier de service public, recouvre un rôle d'unification nationale dans les États à tendance centrifuge. Elle peut parfois inspirer un sens communautaire plus conscient ; les associations d'anciens combattants ont dans beaucoup de pays un poids politique non négligeable et elles définissent et encouragent le patriotisme. Lorsqu'un État a une armée de métier, ce corps social prend alors une tout autre signification dans la mesure où il devient un pourvoyeur d'emplois pour des catégories peu qualifiées. L'armée est ainsi l'occasion d'une accession à l'instruction, d'une élévation du niveau de vie et d'une plus grande mobilité sociale. Dans des États comme la Birmanie, l'Iran ou l'Ethiopie, l'armée sert à enrayer l'analphabétisation et permet la vulgarisation agricole. Ailleurs, elle fournit de la main-d'œuvre pour des travaux publics spécifiques : drainage, reboisement, routes, écoles, barrages... André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 91 Les médias d'information endossent un rôle historique en ce qui concerne la dissémination des nouvelles et l'analyse [102] des politiques publiques. Dans des pays à économie libérale comme les ÉtatsUnis, la presse parlée et télévisée est entièrement aux mains d'intérêts privés ; en France, même si l'État a juridiquement le monopole des ondes, il y a partage entre un réseau public (Radio-France) et des sociétés privées (RTL, Europe I). Dans les régimes totalitaires, le contrôle est absolu. L'unification des moyens d'information permet parfois d'homogénéiser un État trop plural ou divisé. En 1971, il y avait au Pérou 19 sociétés de télévision et 222 stations de radio ; en 1972, le gouvernement nationalisa la presse parlée et télévisée dans un but social, éducationnel et culturel. La radio et la télévision transistorisées permettent maintenant à n'importe quel gouvernement d'atteindre tous ses citoyens ; ceci a une importance capitale dans les pays à réseaux circulatoires défectueux et à population analphabète. La puissance des médias d'information sur le public n'est pas à sous-estimer. Le 22 novembre 1963, jour de l'assassinat du président John F. Kennedy, 68% des Américains étaient au courant de l'événement une demi-heure après son déroulement tragique. Les Églises représentent incontestablement des facteurs d'identité communautaire. Une Église nationale reconnue par l'État peut, soit servir de pilier à l'iconographie nationale, soit représenter un défi ou une subversion pour l'État dans la mesure où elle propose des solutions de rechange ou une ferme opposition à ses politiques. Les Églises sont des forces institutionnelles à ne pas sous-estimer car elles ont leur propre bureaucratie, leurs propres revenus et leurs propres canaux d'information. Les relations Église-État (collaboration ou compétition) constituent un élément politique majeur dans beaucoup de pays du monde. Des chefs d'État sont chefs de l'Église nationale (Elisabeth II et anglicanisme), des religions sont reconnues dans les constitutions d'États (Italie, Argentine, Pérou, Eire jusqu'à récemment) ; parfois l'État collecte des impôts pour le compte d'une ou plusieurs Églises nationales (Suisse, Allemagne fédérale) ; en de rares [103] occasions, une association religieuse s'infiltre dans les leviers de commande du pouvoir politique (Opus Dei en Espagne durant les années soixante). Dans les pays totalitaires, l'Église est une réponse alternative au régime (Brésil, Philippines, démocraties populaires). Dans beaucoup de pays islamiques, les préceptes religieux influencent le système et les André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 92 structures politiques. La Mauritanie, le Pakistan ou le Bangladesh se définissent comme républiques islamiques ; le conflit israélo-arabe est perçu par certains milieux musulmans comme une guerre sainte (le jihad). On a dit des syndicats qu'ils étaient, tout comme la presse, un pouvoir aussi puissant que l'exécutif, le législatif ou le judiciaire. Le poids des syndicats est devenu considérable ; beaucoup d'électeurs adoptent un vote recommandé par tel ou tel syndicat. Même plus, certains partis politiques sont l'émanation du mouvement syndical : le Parti travailliste britannique est le prolongement politique des Trade Unions, le Parti social-démocrate suédois est en osmose avec la centrale syndicale LO ; inversement, un syndicat peut être le rouage de transmission d'un parti politique (CGT et Parti communiste français). En bref, l'école, l'armée, les médias d'information, les Églises, les syndicats favorisent le niveau d'intégration cognitive et affective d'une population nationale. Ils informent, organisent et mobilisent les citoyens. Tout service public est finalement une lutte contre l'entropie dans les affaires humaines. La géographie politique des services publics se doit donc de noter leur présence, leur absence et leur efficacité dans le système étatique. La politique des services publics répond à un dilemme facilement observable à l'heure actuelle : les quartiers habités par les classes sociales aisées et moyennes tendent à jouir de services publics plus amples que les quartiers pauvres ou les ghettos ethniques ; ceci est particulièrement visible dans des sphères comme l'instruction, la protection publique, le ramassage des ordures ménagères, l'éclairage des rues... Les politiques publiques cherchent à fournir une plus grande équité dans la fourniture [104] de services et elles répondent à un double défi. D'une part, une certaine immoralité existerait si elle permettait la coexistence d'une opulence publique dans certains espaces et la privation publique dans d'autres espaces contigus au mépris des lois existantes. Deuxièmement, un argument d'efficacité permet de dire qu'une politique de services publics qui se base sur l'inégalité tend finalement à devenir inefficace du point de vue du bienêtre total de la société. La ville est organisée spatialement pour faciliter les services publics. Les écoles, les autoroutes intra-urbaines, les zones de ramassage scolaire, les casernes de pompiers, les rues à sens unique sont mises en place pour une population bien localisée et déterminée. L'accessibilité de la population à ces services est le critère le André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 93 plus fondamental. Le but est donc de structurer une organisation spatiale telle qu'elle facilitera la prestation de services publics de la façon la plus équitable et la plus efficace possible. Cette question en engendre une autre : le changement dans la redistribution des ressources privées a-t-il la capacité de déclencher une plus grande équité dans la fourniture de services publics et l'amélioration de la qualité de la vie ? Souvent, l'inégalité spatiale en termes de services publics est fortement reliée à l'inégalité sociale ; les classes moyennes et supérieures tendent à profiter davantage de ces services que les classes pauvres ou les travailleurs immigrés. Donc, les services publics peuvent parfois changer l'organisation spatiale du système politique ; ils apportent aussi des changements dans la localisation des ressources privées parmi les individus de la ville, de la métropole ou de la région. 3. LES SUBDIVISIONS ADMINISTRATIVES DE L’ÉTAT Retour au sommaire Il est remarquable de constater le peu d'attention portée jusqu'à maintenant aux subdivisions administratives de l'État par rapport à l'énorme intérêt suscité par ce dernier comme organisation territoriale intrinsèque. Il y a une quinzaine [105] d'années, Gottmann l'avait déjà observé à propos de la mégalopolis de l'est des États-Unis ; le chaos gouvernemental surgit souvent d'une structure administrative obsolescente ; ainsi, dans la seule agglomération de New York, 1 100 paliers de gouvernement se superposent ou se font concurrence. Une première explication permet de justifier cette situation actuelle : le processus d'agrandissement d'échelle valide le fait que les vieilles structures administratives dans bon nombre de pays occidentaux ne sont plus satisfaisantes. Les systèmes politiques sont des cadres d'organisation humaine mis en place pour solutionner des problèmes publics ; idéalement, chaque problème devrait recouvrir un niveau et un territoire d'organisation politique les plus appropriés à sa solution. L'histoire démontre, cependant, qu'il n'en est pas toujours ainsi parce qu'il y a souvent un manque de coïncidence entre l'espace politique et le champ d'activité. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 94 La création de nouvelles formes administratives d'organisation territoriale fait souvent face à l'inertie des vieilles unités gouvernementales et il arrive aussi que les populations hésitent à se détacher de leurs cadres spatiaux traditionnels pour endosser une réorganisation administrative où elles risquent de perdre le contrôle local. En général, les subdivisions administratives de l'État sont connues avec précision et elles forment une hiérarchie avec des fonctions et des responsabilités graduelles. Cette hiérarchie est variable selon les pays et selon les systèmes politiques ; aux États-Unis et au Canada, chaque territoire fédéré est subdivisé en comtés, eux-mêmes partagés en cantons (townships). Alors que dans beaucoup d'États unitaires, les communes (c'est-à-dire le plus petit niveau de gouvernement) sont juridiquement sur le même pied d'égalité, le système britannique a laissé, ici et là, dans le monde, des héritages territoriaux à structure complexe. Au Canada comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, on observe un système anachronique et compliqué de municipalités de villes, de cités, de cantons, de paroisses et de villages avec des statuts et [106] des avantages juridiques différents. La géographie politique de l'administration locale française est un cadre égalitaire et logique copié par beaucoup de pays sud-américains et africains. A l'exception de quelques modifications mineures, ce régime est la conséquence d'une loi de l'Assemblée constituante de 1790 visant à exorciser les anciens régionalismes et à faire du pays une République « une et indivisible ». La France est ainsi hiérarchisée en 22 régions, 96 départements, 322 arrondissements, 3 209 cantons et 36 394 communes. La structure territoriale interne de la République fédérale allemande est quelque peu inspirée du modèle français ; elle s'est substituée aux cadres irréguliers des États allemands antérieurs au IIe Reich (1871-1918). L'État ouestallemand contemporain est formé de 11 Länder (États fédératifs) subdivisés en 33 Regierungbezirke (districts), puis en 564 Kreisse (comtés ruraux ou urbains) et enfin en 24 525 Gemeinden (communes). D'un pays à l'autre, les paliers territorio-administratifs varient en taille et en forme. Souvent, la coïncidence est forte entre les plus larges unités et les plus faibles populations ; toute généralisation est cependant difficile dans la mesure où l'État unitaire centralisé ou hautement centralisé manipule le nombre de paliers beaucoup plus facilement que ne le ferait l'État fédéral. Les subdivisions administratives de l'État sont-elles ou non susceptibles de refléter les particularismes André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 95 locaux ou les régionalismes ? On repère souvent un lien direct entre l'ancienneté de la subdivision administrative et le patriotisme local. L'habitant d'un comté anglais ou irlandais manifeste certainement un plus grand sentiment d'appartenance que le résident d'un Kreis allemand ou d'un arrondissement français. Il y a de fortes chances pour qu'un citoyen d'Etretat (département de Seine-Maritime, arrondissement du Havre, canton de Criquetot) s'identifie beaucoup plus comme un Cauchois ou, à tout le moins, comme un Haut-Normand bien que le découpage issu de la Révolution française ait toujours évité d'encourager le patriotisme local intense et l'attachement aux provinces [107] de l'Ancien Régime. Dans certains États, surtout ceux à structure fédérale, les subdivisions administratives ont des conséquences sociales quotidiennes. Les écoles, la voirie rurale peuvent varier en coûts d'un territoire à l'autre, ce qui entraîne presque toujours des différences quant aux impôts locaux ; des contrastes apparaissent également dans le prix de vente de l'essence, des alcools et tabacs ou autres produits sensibles. L'analyse géopolitique des subdivisions administratives de l'État s'appuie sur deux thèmes intimement liés : la division territoriale et la division des responsabilités politiques ; en effet, la signification politico-géographique des territoires subétatiques ne dépend pas seulement de la façon dont leurs frontières sont agencées mais aussi de l'autorité qui doit être exercée dans ces espaces et la façon dont elle est exercée. Des changements de structure administrative peuvent fort bien intervenir dans un territoire subétatique sans que ses frontières soient pour autant changées ; tel fut le cas du Japon de 600 à 1200. Dans un premier temps, l'étude des subdivisions administratives de l'État est d'un intérêt immédiat pour la géographie politique dans la mesure où elle implique comparaison de différents niveaux de gouvernement dans un ou plusieurs pays et dans la mesure où elle aborde les effets environnementaux de tels gouvernements. Dans un deuxième temps, la géographie politique s'intéresse aux divisions territoriales subétatiques parce qu'elles sont parties intégrantes du paysage politique actuel qu'elle est obligée de décrire ; il ne peut véritablement y avoir de géographie politique complète d'un État sans une approche systématique des subdivisions internes. Dans un troisième temps, la géographie politique s'intéressera à ce thème parce qu'il représente un secteur où le géographe peut jouer un rôle immédiat dans une société préoccupée André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 96 de plus en plus par la qualité de la vie sous toutes ses facettes, compte tenu du fait que, trop souvent, les politicologues ont négligé l'aspect territorial des subdivisions administratives de l'État. Dans les changements administrativo-territoriaux, [108] le but du géographe est de fixer le rôle exact de sa discipline dans le nouveau système que l'on veut mettre sur pied. Pour ce faire, une analyse aussi fine que possible du système en place doit être effectuée. Le remplacement d'une division administrative obsolescente doit tenir compte des mouvements de population, de l'exode et du gonflement urbain, de l'extension des conurbations au-delà de leurs frontières légales. La mission du géographe consiste aussi à s'insérer au maximum dans la formulation des principes pour une nouvelle division territoriale et dans l'application de ces principes au paysage en place. Il est intéressant, à ce sujet, d'évoquer la façon par laquelle la division de la France en départements s'est accomplie en 1789-1790. Les législateurs de l'Assemblée constituante étaient influencés par l'esprit égalitariste de l'époque qui exigeait la similitude de taille territoriale ; puis d'Argenson démontra qu'il fallait que les nouvelles divisions soient les plus grandes possibles pour maximiser l'efficacité de l'État sans mettre en danger son intégrité territoriale. Par ailleurs, Condorcet explicita un schéma selon lequel chaque nouveau département ne devait pas excéder un certain rayon adapté aux exigences du transport à cheval ; de son côté, de Hesseln, à l'aide d'une démonstration cartographique, montra qu'il fallait créer 81 départements de 18 lieues carrées chacun. Enfin, Thouret, dans son rapport à l'Assemblée constituante, expliqua que la décision finale consistait en la création de 80 départements ; entre-temps, la référence géométrique de départ avait été distordue en quelques endroits pour se calquer sur certaines frontières physiographiques, culturelles ou historiques. Certains auteurs ont dressé une typologie des différents systèmes de divisions territoriales d'ordre subétatique. Le système de type français se distingue par la centralisation, la chaîne de commandement, la structure hiérarchique, la domination de l'exécutif et la subordination du législatif. Le système de type britannique se caractérise par la décentralisation, la prédominance du législatif, le [109] régime des comités, la participation active des citoyens. Le système de type soviétique repose sur le contrôle du Parti au nom du centralisme démocratique, sur des élections à candidature André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 97 unique, sur une hiérarchie extrêmement forte et des pouvoirs gouvernementaux importants dans les conseils locaux. En République populaire de Chine, les premières régions administratives répondaient au besoin de réduire les nids de résistance antimaoïstes et de renforcer le contrôle gouvernemental. En 1952, une uniformisation radicale dans les divisions subétatiques permit la mise en place du premier plan quinquennal ; puis, en 1954, on revint à un système de provinces et, pour réduire les tendances séparatistes de certaines minorités ethniques, on alla même jusqu'à créer, en 1955, des régions autonomes 60. On a dit de la Roumanie qu'elle avait une carte volatile en ce qui concerne ses divisions administratives 61. De 1918 à nos jours, celles-ci changèrent de limites territoriales au moins dix fois de suite. Elles reflètent les options prises par les gouvernements de l'époque ; la fragmentation intense due au cabinet Averescu en 1919 cherchait à maintenir une très forte centralisation. Les dirigeants agrariens des années 1928-1930 firent un choix inverse en se basant sur sept régions exprimant les différences culturelles de l'État roumain. Le changement de divisions subétatiques est souvent le fait de régimes autoritaires et il est intéressant de constater que la Roumanie communiste a effectué autant de changements que les régimes d'avant-guerre ; ces mutations territoriales sont sans doute attribuables aux glissements d'orientation dans les hautes sphères du Parti. L'importance des frontières intranationales comme facteur [110] d'influence sur l'administration publique attire l'attention des géographes en divers pays. Dans les États fédéraux, ce type de frontière a de grandes ressemblances avec les limites internationales. Aux ÉtatsUnis, la frontière entre le Rhode Island et le Massachusetts détient une influence sur le développement du paysage : les industries se localisent dans le Rhode Island pour une question d'avantages fiscaux alors que les employés de ces mêmes industries résident au Massachusetts parce qu'ils y trouvent des commodités socioculturelles supérieures 62. 60 61 62 Robert W. McColl, Development of Supra-Provincial Administrative Régions in Communist China 1949-1960, The Pacific Viewpoint, 1963, vol. 4, p. 53-64. Ronald A. Helin, The Volatile Administrative Map of Rumania, Annals of the Association of American Geographers, 1967, vol. 57, n° 3, p. 481-502. Edward Ullmann, The Eastern Rhode Island-Massachusetts Boundary Zone, The Geographicaî Review, 1939, vol. 29, p. 291-302. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 98 En Australie, la frontière Queensland - Nouvelles-Galles du Sud est génératrice d'une différence visuelle : le Queensland frontalier est recouvert de cultures maraîchères intensives alors qu'en NouvellesGalles du Sud l'élevage de boucherie est la seule activité notable. Le développement des cultures légumières au Queensland s'explique par une politique provinciale de dotation de lots agricoles aux anciens combattants de la Première Guerre mondiale 63. Des conflits territoriaux peuvent surgir dans les États fédéraux à propos des frontières intra-nationales : contentieux Texas-Oklahoma, problèmes internigérians, différend Québec - Terre-Neuve... Dans les États unitaires, il est intéressant d'analyser les raisons poussant un gouvernement à redessiner ses frontières intraadministratives 64. Le meilleur exemple contemporain est celui fourni par l'Angleterre et le pays de Galles. Depuis longtemps, le système britannique de divisions administratives souffrait d'une sérieuse faiblesse due à une discordance entre les cadres d'habitat et les espaces administratifs locaux ; cette lacune fut mise en relief par des études comme [111] celle que Douglas consacra à la méthode d'évaluation de l'efficacité des subdivisions administratives 65. En octobre 1973, après quatre ans et demi de travaux, une commission royale d'enquête recommandait une plus grande décentralisation des responsabilités gouvernementales. Le principe d'une assemblée galloise et d'une assemblée écossaise était retenu et il était stipulé qu'elles auraient juridiction pleine et entière sur l'administration locale, l'aménagement du territoire, la voirie, l'instruction publique, la santé, les sports et loisirs de plein air 66. Le Ier avril 1974, un nouveau cadre territorial fut mis en place : les 1 385 anciens comtés, boroughs ou districts étaient rempla63 64 65 66 A. J. Rose, The Border Zone between Queensland and New South Wales : A Study of Political Geography in a Federal Union, The Australian Geographer, 1955, vol. 5, n° 4, p. 3-18. E. W. Gilbert, The Boundaries of Local Government Areas, The Geographical Journal, 1948, vol. III, n° 4-6, p. 172-206 ; C. F. J. Whebell, Core Areas in Intrastate Political Organization, The Canadian Geographer, 1968, vol. 12, n° 2, p. 99-112. J. N. H. Douglas, Political Geography and Administrative Areas : A Method of Assessing the Effectiveness of Local Government Areas, in Charles A. Fisher, Essays in Political Geography, London, Methuen, 1968, p. 13-26. J. B. Cullingworth, Town and Country Planning in England and Wales, Toronto, University of Toronto Press, 1971. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 99 cés par 53 nouveaux comtés contenant eux-mêmes 369 conseils de district. Ces nouvelles unités ont la responsabilité juridique sur l'éducation, la planification régionale, les transports publics, les autoroutes, la police, les brigades de pompiers, le ramassage des ordures ménagères. Au bas de l'échelle gouvernementale, quelque 8 000 paroisses s'occupent des politiques strictement locales et des demandes des citoyens. La réorganisation des subdivisions du territoire anglais peut être considérée comme une décision rationnelle en vue de la résolution de conflits potentiels dans la mesure où, selon les circonstances et les lieux, certains principes majeurs furent retenus au détriment d'autres 67. Différente fut l'expérience française des 22 régionsprogramme implantées en 1964 : on a regroupé en moyenne 5 départements à l'intérieur d'une région dont les frontières se calquent sur celles des départements extérieurs ; chaque région est coiffée par un haut fonctionnaire intitulé préfet de région. La loi de 1972 dote les régions d'un conseil régional investi de pouvoirs limités, non élu au suffrage universel [112] direct et ne jouissant pas d'une autonomie fiscale basée sur des impôts spécifiquement régionaux. Le redécoupage des structures administratives intra-étatiques répond à un besoin essentiellement utilitariste en ce sens qu'un changement frontalier affectera, négativement ou positivement, l'économie et l'efficacité gouvernementales dans une région donnée. Une telle optique se fonde largement sur la théorie des lieux centraux et le concept de régions nodales. Il revient à Jones d'avoir suggéré que les frontières intranationales doivent reposer davantage sur des données fonctionnelles plutôt que physiographiques 68. L'organisation politico-territoriale interne d'un État est un processus continuel. La capacité de répondre aux changements nécessite une marge de manœuvre suffisante pour qu'un nouveau système administrativo-territorial puisse se former et fonctionner et pour que les vieux systèmes puissent se restructurer. Comme les sociétés contemporaines font face à des conditions changeantes et à des problèmes sans cesse plus complexes, de nouvelles juridictions sont créées pour répondre à des besoins collectifs nouveaux. Dans cette optique, certains géogra67 68 Rex Honey, England's New County Map, The Professional Geographer, 1976, vol. 28, n° 1, p. 50-56. Stephen B. Jones, Intra-State Boundaries in Oregon, The Common-wealth Review, 1934, vol. 16, p. 105-126. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 100 phes ont proposé, par exemple, que la division politique interne des États-Unis soit redessinée sur des bases nouvelles 69. Ces projets visent à réconcilier les régions physiographiques et les régions économiques mieux que selon leur fonctionnement actuel. La géographie volontaire du futur doit nécessairement présenter des alternatives à la structure présente et proposer, en ce qui concerne la nouvelle réorganisation politique interne des États, des schémas suffisamment flexibles et [113] imaginatifs pour effectuer le changement sociétal. Ce changement sociétal est sans aucun doute le défi central auquel doivent faire face les aménagistes, les hommes politiques et les chercheurs intéressés à la géographie du futur si tant est que l'espace n'est pas neutre et que la solution aux problèmes administrativo-territoriaux repose en bonne partie sur une diffusion des connaissances, une transformation des mentalités et une stratégie du futur. 4. LE GOUVERNEMENT MUNICIPAL ET MÉTROPOLITAIN Retour au sommaire Alors que l'intérêt du géographe urbain ou rural est canalisé dans différentes approches de la ville ou de la campagne, une dimension importante ne doit pas être négligée, celle de la géographie politique de la municipalité. Deux systèmes électoraux doivent, d'emblée, être comparés. Dans les pays de droit anglais, l'élection d'un conseil municipal se fait quartier par quartier, chaque siège d'échevin (alderman) étant lié à un quartier bien déterminé tandis que le maire est élu par la totalité des électeurs de la ville. Il arrive ainsi qu'un maire élu se trouve aux prises avec un conseil municipal hostile à sa personne et à ses 69 G. Etzel Pearcy, A Thirty-Eight State USA, New York, Plycon Press, 1973. Stanley D. Brunn, Political Reorganization of the United States, in Marcel Bélanger et Donald G. Janelle, Les régions qu'il faudrait faire / Building Régions of the Future, Québec, Université Laval, Département de Géographie, Notes et Documents de Recherche n° 6, 1975, p. 139-154 ; Brian J. L. Berry, The Geography of the United States in the Year 2000, Ekistics, 1970, vol. 171, p. 339-351. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 101 politiques. Au contraire, dans les pays de droit romain, le candidat maire et sa liste sont élus sur l'étendue entière du territoire sans aucune distinction de quartiers ou de districts même si certaines de ces zones ont voté contre la liste élue. À des élections « en pièces détachées » de type anglo-saxon s'opposent ainsi des élections « en bloc » dans des pays comme la France, par exemple. Cette rigidité ou cette flexibilité de la géographie municipale jouent un rôle important dans les processus de prises de décision d'intérêt public. Ainsi l'élu municipal est plus ou moins en compétition avec des zones de la commune qui ne l'ont pas soutenu et, pour maintenir ou renforcer sa position, il devra maximiser ses politiques aux dépens de ses opposants. [114] Il est évident que la manière dont les alternatives urbaines ou rurales sont décidées s'inscrit dans un environnement spatial trop souvent négligé par le politicologue et le géographe. Les conflits dans l'espace municipal peuvent-ils être résolus dans le cadre d'une géographie des politiques municipales ? Quelles sont les implications de ces espaces dans les processus de décision ? Il convient de distinguer la politique d'un maire qui opère à l'échelle de toute la communauté et celle de l'échevin qui évolue au niveau de son quartier. De plus, le dirigeant municipal choisit souvent l'alternative qui lui rapporte des bénéfices en termes de soutien politique et de réalisation de certains buts ; souvent, il est vrai, ces choix ne sont pas conscients et le leitmotiv de maximisation des coûts déforme les processus de décision. Les électeurs ont une conscience politique locale plus aiguisée que leur conscience politique nationale dans la mesure où ils jugent des conséquences concrètes de décisions municipales. À cause d'un tel niveau, les espaces municipaux se caractérisent par une responsabilité accrue de la presse écrite qui représente, à sa façon, un agent d'évaluation des politiques locales. C'est pourquoi les dirigeants municipaux s'informent constamment de la presse locale et cherchent à maintenir des rapports cordiaux avec les journalistes et les éditorialistes. Le danger d'adapter telle ou telle politique est qu'elle se retourne comme un boomerang contre le conseil municipal qui essuiera une cuisante défaite à l'élection suivante. La mise en place d'une politique dans un quartier urbain peut entraîner des répercussions parfois négatives dans d'autres quartiers ; aussi les responsables municipaux doivent-ils peser l'adhésion et l'hostilité suscitées par leurs politiques car le soutien po- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 102 pulaire dans telle section de la ville ou de la commune rurale n'est pas forcément conciliable avec une adhésion collective dans toute la municipalité. Dans les démocraties libérales, tous les pouvoirs proviennent de la Constitution et celle-ci régit le cadre institutionnel des municipalités. L'autorité centrale de tutelle [115] peut donc, à tout moment, créer, modifier, fusionner, scinder des communes. Toutefois, la source principale des revenus municipaux est formée d'une série de taxations sur les surfaces bâties et immobilières ; ces impôts locaux s'appellent, selon les lieux, patente, taxe foncière, cote mobilière, taxe scolaire... Les politiques de taxations municipales sont nécessairement inégales d'une commune à l'autre parce qu'elles sont reliées à des différences d'équipements, de superficie, de population et de revenus sur les personnes physiques ou morales. Cependant, les besoins des citoyens devenant grandissants, beaucoup de municipalités se trouvent aujourd'hui acculées à des impasses financières. La conséquence en est l'injection massive de fonds gouvernementaux dans les budgets locaux. Aux ÉtatsUnis, on estime actuellement que le pouvoir central fournit 17% du revenu des municipalités dans le cadre d'une politique de péréquation. Comme l'argent provient d'un palier supérieur de gouvernement, les municipalités agissent actuellement dans un contexte d'infériorité qui obère fortement leurs buts et leurs décisions. Il y a là une profonde transformation du système politique municipal. Par ailleurs, un danger réel pour les petites et moyennes municipalités réside dans la perte des élites locales qui, autrefois, animaient la vie civique et le commerce. Aujourd'hui, les cadres supérieurs résidents appartiennent soit à des grandes sociétés industrielles, soit à des banques nationales, soit à des magasins à chaînes multiples, si bien que les petites et moyennes communes n'ont plus d'élite enracinée. En effet, les cadres supérieurs, managers ou technocrates, raisonnent en fonction de l'opinion de leur entreprise et non en fonction de l'opinion locale car leur progression de carrière s'effectue dans l'entreprise et non dans la communauté municipale. Par conséquent, leur sens communautaire est beaucoup plus corporatiste que géographique. Comme l'a fort justement souligné Norton Long, leur manque d'ascendance familiale locale, leur faible ancienneté de résidence sur place entraîne un médiocre sentiment d'appartenance [116] si bien que ces cadres supérieurs sont beaucoup plus les représentants d'un pouvoir étranger André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 103 que les chefs légitimes de la tribu locale 70. En Amérique du Nord et de plus en plus dans l'Europe communautaire, cette tendance freine l'éclosion d'une véritable vie civique municipale car les tenants du pouvoir économique ne sont pas intégrés dans la structure locale. Le déclin de certaines petites villes est partiellement attribuable à un manque d'élites locales et l'écrasement des petites municipalités est encore plus dur dans une aire métropolitaine. Pour sortir du cercle vicieux où elles se trouvent, beaucoup de communes se tournent désormais vers la solution de la fusion municipale. En effet, les petites communes urbaines doivent faire face à des frais de plus en plus élevés dans des secteurs comme la voirie, les écoles, les services publics. De plus, à cause de l'urbanisation galopante, la périphérie des villes devient une zone résidentielle habitée par des gens tirant leurs revenus du centre-ville mais n'y payant pas leurs impôts ; surgit alors le problème crucial de la répartition équitable des revenus publics, du contrôle du développement et de l'utilisation du sol au sein de l'espace urbanisé. L'avantage de coiffer toute une métropole par un seul gouvernement municipal est très clair : il évite la concurrence stérile de paliers gouvernementaux de même niveau, il permet des économies d'échelle, il facilite la prestation de services publics de qualité et il accroît l'assiette fiscale de l'ensemble urbanisé. Dans le contexte rural, la fusion municipale facilite la mise en place d'une meilleure position de négociation vis-à-vis des gouvernements supérieurs et la suppression de petites concurrences nocives. Sans aller jusqu'à la fusion municipale complète, la coopération intermunicipale peut prendre, comme en France, la forme des syndicats communaux à vocation multiple, organismes [117] qui s'occupent de la gestion collective de services publics comme le ramassage et le traitement des ordures ménagères, le reboisement, le remembrement, la création et la gestion d'une zone industrielle, la maintenance d'un secrétariat permanent... Dans le cadre urbain, la coopération intermunicipale rallie l'adhésion des citoyens qui estiment qu'elle apporte une amélioration dans le domaine de la protection publique, des services d'incendie, du ramassage des ordures, de la voirie locale, de l'entretien 70 Norton Long, The Corporation, Its Satellites and the Local Com-munity, in Edward S. Mason, The Corporation in Modem Society, Cambridge, Harvard University Press, 1959, p. 173. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 104 des parcs récréatifs, installations sportives et bibliothèque communautaire. L'amélioration de la compétence de l'administration locale semble également un facteur positif perçu par l'opinion publique. Le processus de fusion municipale permet l'implantation d'une planification urbaine là où elle n'existait pas auparavant. A l'aspect émotionnel marquant le début de la fusion succède un temps technique où la nouvelle municipalité conçoit un plan unifié d'urbanisme, un schéma directeur des loisirs. L'urgence de telles politiques est d'autant plus nécessaire que dorénavant les citoyens exigent des services équivalents sur l'ensemble du nouveau territoire municipal. En 1965, en banlieue de Montréal, quatorze municipalités fusionnèrent sous le nom de Laval ; de 170 000 habitants au moment de la fusion, la population est passée à 250 000 en 1977. Aujourd'hui, après une décennie d'unification, un véritable sentiment d'appartenance s'est forgé parmi les citoyens de cette nouvelle ville. On a prouvé que le propriétaire à Laval paie moins d'impôts municipaux par rapport à son revenu actuel qu'il n'en payait en 1965 par rapport à son revenu de l'époque. Toutefois, dans la plupart des communes urbaines se lançant dans le processus de la fusion, on remarque fréquemment que l'apparition d'une véritable structure de quartier est un défi longtemps insurmonté. Y a-t-il une rationalité ou une justification à la fusion municipale ? Le mécanisme de la fusion permet d'unifier des systèmes d'impôts locaux auparavant complètement hétérogènes ; de plus, la fusion donne à la nouvelle municipalité [118] un pouvoir d'attraction vis-à-vis des investisseurs industriels ou commerciaux sans commune mesure avec celui des municipalités antérieures. Toute fusion donne lieu à une réduction du gaspillage dans la distribution des ressources physiques et humaines. Elle amène une révision de la notion de services publics, elle trouve sa meilleure justification dans la planification urbaine et permet une action sur la spéculation foncière ; une municipalité unifiée aura aussi plus à cœur la qualité de la vie que la croissance économique ; le redécoupage des frontières municipales sur la carte ne règle pas tous les problèmes d'un seul coup ; les plus grandes chances de succès résident dans le degré d'acceptation du changement par la population locale. Ainsi, le comté de Waterloo (Ontario) qui comportait 16 municipalités avant 1970 fut restructuré en deux cities, une town et quatre grandes rural areas ; à cause de l'adhésion populaire, le succès de la fusion municipale fut immédiat. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 105 Dans les aires métropolitaines, le procédé de fusion municipale est parfois difficile à mettre en marche. Une solution intermédiaire consiste en la création d'une sorte de gouvernement métropolitain plus connu généralement sous le nom de communauté urbaine. Les cadres du pouvoir municipal dans les territoires métropolitains finissent par être incapables de satisfaire les besoins des citoyens car ils sont excessivement fragmentés et engagés dans une concurrence stérile, voire partisane. Les conflits d'autorité, le double emploi des services, le manque de planification à long terme, la perte de l'adhésion populaire sont autant d'éléments poussant à la création de communautés urbaines. On relève, de par le monde, six mécanismes de formation de gouvernements métropolitains. La plus vieille solution consiste en l'annexion des banlieues par le centre-ville ; elle ne résout pas forcément tous les problèmes. La seconde solution est la formation par l'État de districts métropolitains souverains dans certains secteurs spécifiques. Le district métropolitain de Seattle, créé en 1958, n'a comme seule responsabilité que le ramassage des déchets industriels et [119] domestiques. Le transfert de responsabilité d'un service public est une troisième solution possible. La voirie routière ou l'entretien d'un aéroport, autrefois sous juridiction d'une seule municipalité, peut passer sous le contrôle d'un palier supérieur de gouvernement (départemental ou provincial). Une quatrième possibilité consiste en l'accroissement de la coopération entre plusieurs niveaux de gouvernement impliqués dans le territoire métropolitain. Cette coopération peut s'inscrire dans un cadre informel ou se concrétiser par la naissance d'un conseil métropolitain dont les pouvoirs réels sont généralement limités mais qui formule des solutions vis-à-vis des problèmes locaux ; c'est, par exemple, le cas du Conseil métropolitain du Grand Washington regroupant 15 gouvernements locaux dont le district de Columbia, 5 comtés de Virginie, 6 comtés du Maryland et 8 villes. Dans ce genre d'association, les sources de revenus sont maigres ou inexistantes et l'adhésion se réalise sur une base volontaire. Une cinquième solution consiste en l'achat massif de terrains pour casser la spéculation ; elle est couramment employée dans la Communauté européenne. En France, les zup, les zad et les zac s'inscrivent totalement dans cette optique. En 1970, les citoyens d'Aspen (Colorado) votèrent pour l'instauration d'une taxe locale de 1 % ; ce nouveau revenu municipal est destiné à permettre l'achat de terrains libres autour de la ville pour protéger sa ceinture verte. Enfin, la sixième solution est la création d'un André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 106 gouvernement métropolitain total. La communauté urbaine de Toronto (The Municipality of Metropolitan Toronto), créée en 1954 par une loi de la législature ontarienne, s'inscrit dans une structure de type fédéral. Un exécutif métropolitain de 32 membres édicté les politiques pour les 13 municipalités cofondatrices et les 2 700 000 habitants de la zone. La communauté urbaine a permis l'unification des services de police, d'incendie et la mise en opération d'une régie autonome des transports et d'un réseau scolaire homogène. Le gouvernement métropolitain fédéral de Toronto est certainement le plus avant-gardiste en Amérique du [120] Nord 71. Il a été copié par l'agglomération Minneapolis - Saint-Paul (The Metropolitan Council of the Twin Cities Area), par la CUM (Communauté urbaine de Montréal) et par la CUQ (Communauté urbaine de Québec). Les communautés urbaines de Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Dunkerque, Lille peuvent servir de modèles pour la restructuration des pouvoirs municipaux dans les villes françaises dépassant 200 000 habitants. Le regroupement métropolitain a comme grand avantage de supprimer les disparités fiscales entre le centre-ville et les banlieues ; de plus, l'intégration métropolitaine élimine le problème de l'exploitation suburbaine du centre-ville en ce sens qu'elle replace en un seul ensemble le territoire consommateur de services publics et le territoire fournisseur de services publics. Le contrôle de la localisation industrielle par un organisme unifié permet d'éviter les compétitions stériles entre plusieurs petits parcs industriels et permet aussi une distribution spatiale plus équitable. Enfin et surtout, le gouvernement métropolitain accroît l'efficacité technique des services publics car il engendre des économies d'échelle considérables. Mais la force du regroupement métropolitain réside aussi dans la façon dont il est inauguré : si l'électorat urbain n'apporte pas son appui au nouveau palier supermunicipal, il y a de fortes possibilités pour que l'avenir de la métropole soit hypothéqué pour longtemps 72. Les exemples européens les plus significatifs au chapitre du gouvernement métropolitain sont la création du 71 72 Vincent Ostrom, Charles P. Tiebout et Robert Warren, The Organization of Government in Metropolitan Areas : A Theoretical Inquiry, The American Political Science Review, 1961, vol. 55, p. 831-842. Amos H. Hawley et Basil G. Zimmer, Résistance to Unification in a Metropolitan Community, in Morris Janowitz, Community Political Systems, New York, The Rree Press, 1961. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 107 Grand Londres le Ier avril 1965 et celle du district de la région parisienne. Faisant suite aux recommandations d'une commission royale d'enquête (Commission Herbert, 1957-1960), le London Government Act, voté en 1963, apporta des [121] changements radicaux dans les pouvoirs locaux de la métropole britannique. Les conseils municipaux de Londres et du Middlesex ainsi que beaucoup d'autres petites autorités locales furent abolis. Une nouvelle structure fut établie avec un Greater London Council coiffant 32 London Boroughs ayant même division de responsabilités. Cette nouvelle géographie municipale est, en Angleterre, la première réforme d'envergure du gouvernement local depuis son établissement au siècle dernier 73. Le District de la Région parisienne, créé en 1961, n'est pas une administration macromunicipale mais un organisme chargé d'examiner et de coordonner les programmes d'équipement. À partir de 1965, un schéma directeur d'urbanisme et d'aménagement fut conçu pour planifier sur une période de vingt à trente ans le développement de la région parisienne. À la restructuration municipale instantanée de type britannique s'oppose ainsi un modèle planificateur long de type français qui ne touche pas aux limites municipales établies à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. 73 Gerald Rhodes, The Government of London : The Struggle for Reform, Toronto, University of Toronto Press, 1970. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 108 [122] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Deuxième partie. Politique publique et géographie Chapitre II LE COMPORTEMENT ÉLECTORAL Retour au sommaire Le geste électoral est la réponse du citoyen aux politiques publiques à tous les niveaux territoriaux. À partir d'innombrables quantités de processus et de stimulations composant son environnement, le citoyen se choisit et se construit une image de ce qui l'entoure et c'est à partir de cette image qu'il répond aux décisions politiques. Deux approches ont presque toujours dominé ce qui a trait au suffrage universel : la psychologie électorale et la sociologie électorale. L'une dissèque le mécanisme électoral de l'individu, l'autre analyse les comportements électoraux de groupe. La première école est fort bien représentée par Braud qui a étudié avec beaucoup de pertinence la rationalité et l'irrationalité du vote individuel, le Sur-Moi politique de l'électeur, les comportements électoraux d'identification et de rejet 74. L'au74 Philippe BRAUD, Le comportement électoral en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, coll. « Le Politique ». André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 109 tre école est formée par la sociologie électorale de Goguel et les travaux de la Fondation nationale des Sciences politiques 75. Dans les deux cas, les mécanismes spatiaux ne sont pas abordés quant au fond. Les partis politiques servent à politiser et à mobiliser les citoyens. Les campagnes électorales ont comme fonction première de faire la synthèse des besoins réels ou supposés des citoyens mais elles servent aussi comme moyen important [123] de recrutement, ce qui permet à davantage de gens de s'impliquer dans le militantisme politique. Les partis donnent aux citoyens le sens de la participation, ils offrent une plate-forme de débats et élargissent la base gouvernementale. Quatre systèmes de partis politiques peuvent être distingués à la surface du globe. Les partis politiques autoritaires pénètrent totalement la structure sociale du pays (partis communistes ou partis uniques à leader charismatique). Ces figures charismatiques sont en général, soit des chefs de guérilla, soit des politiciens qui ont secoué le pays d'une longue léthargie : Gandhi, Tito, Nasser, Perón, Boumediene, Soekarno, N'Krumah. Il est évident que, dans les pays a parti unique, les élections n'ont aucune signification géographique. Les partis dominants non autoritaires se retrouvent dans les pays nouvellement souverains ; il s'agit fréquemment de mouvements nationalistes transformés en partis politiques une fois l'indépendance acquise : Rassemblement démocratique africain d'Houphouët-Boigny, Néo-Destour de Bourguiba, Mouvement populaire révolutionnaire de Mobutu... Le bipartisme est le système traditionnel des pays anglo-saxons : démocrates et républicains aux États-Unis, libéraux et conservateurs au Canada, populistes et socialistes en Autriche... Un tel système ne peut fonctionner qu'à l'intérieur d'une culture politique homogène avec une opposition loyale. Le multipartisme dépend, dans son efficacité, du degré d'unité politico-culturelle de la société nationale. Le fonctionnement de certains pays est bloqué par le multipartisme comme c'est le cas en Italie ; d'autres comme la France ou les Pays-Bas s'en accommodent selon un clivage majorité-opposition. 75 François GOGUEL, Nouvelles études de sociologie électorale, Paris, Armand Colin, 1954 ; Géographie des élections françaises sous la Troisième et la Quatrième République, Paris, Armand Colin, 1970 ; Initiation aux recherches de géographie électorale, Paris, CDU, 1969. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 110 1. ÉLECTIONS ET GÉOGRAPHIE Retour au sommaire À partir des années soixante, les processus et les méthodologies de la géographie électorale se sont raffinés et de nouveaux champs d'étude sont désormais identifiables. Les [124] cadres spatiaux du comportement électoral sont approfondis et l'on arrive même à cerner les facteurs sous-jacents influençant le vote. Les caractéristiques positionnelles, démographiques, religieuses, économiques des populations sont autant d'éléments affectant les votes. Les méthodes de la géographie quantitative comme la régression multiple, l'analyse factorielle et les techniques de corrélation permettent des approches beaucoup plus fines qu'autrefois. Un premier thème d'intérêt est la recherche des raisons spatiales poussant tel ou tel gouvernement à choisir telle méthode de vote et à tracer les limites des circonscriptions électorales. Le second point consiste à découvrir quels sont les facteurs géographiques ayant contribué au score final. Enfin, la réponse des gouvernements aux résultats électoraux permet de mesurer l'impact environnemental éventuel de telle ou telle décision postélectorale. L'analyse géographique des méthodes électorales permet d'évaluer comment des systèmes électoraux différents modifient le résultat populaire (élection à un et deux tours, scrutin uninominal à majorité relative ou absolue, représentation proportionnelle...). Elle montre également que la manipulation des frontières de circonscriptions électorales déforme le vote en faveur d'un parti. En règle générale, ces frontières sont fixées par des commissions impartiales qui produisent des rapports permettant au géographe de comprendre les critères de délimitation. Des éléments comme l'homogénéité démographique, la communauté d'intérêt, les moyens de communication, les traits physiographiques entrent en ligne de compte dans la démarcation. Une telle analyse indique, d'une manière assez précise, le degré de confiance que l'on peut accorder aux statistiques ; de ce fait, ce ne sont pas tous les États du monde qui peuvent faciliter un examen spatial approfondi des votes. L'analyse géographique des élections proprement dites démontre que celles-ci fournissent des renseignements fort utiles sur la variation territoriale du complexe de choix politique concernant l'organisation André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 111 économique, l'administration intérieure et la politique [125] étrangère. Pour tirer le maximum de substance géographique possible des résultats électoraux, il est nécessaire de faire coïncider l'espace électoral avec l'espace de recensement. Aucune étude de géographie électorale ne peut avoir de véritable valeur scientifique si elle n'est pas conduite au plus petit niveau possible : mieux que le quartier, le territoire couvert par un seul bureau de vote représente la dimension la plus parlante. Les conclusions d'une étude en géographie électorale ne doivent pas se fonder sur une seule votation mais sur plusieurs parce que l'analyse exercée sur une simple élection est dangereuse à cause de circonstances spéciales rendant le vote exceptionnel. Sans une perspective historique, la recherche électorale peut produire des résultats trompeurs. La transcription cartographique de l'analyse électorale est un obstacle souvent mal surmonté ; dans les États où les élections se font à la proportionnelle, la cartographie électorale est carrément une gageure. Trop de cartes montrent seulement le parti qui a gagné l'élection ; une vision aussi primaire des choses masque la réalité au niveau du bureau de votation et de l'espace qu'il dessert car l'on colore de la même manière le parti qui a remporté 51 % des voix et celui qui en a décroché 75 %. Trop de cartes abusent également de l'usage des choroplèthes, ce qui donne une importance disproportionnée à l'électorat rural dispersé d'autant plus que la relation centrale en géographie électorale est la dimension partis politiques - citoyens et non partis politiques - territoire. Il est préférable d'utiliser des symboles proportionnels à la population dans lesquels les votes acquis par chaque parti sont indiqués. Là où s'effectuent des élections à deux tours, la cartographie du premier tour est évidemment la plus parlante puisque aucun report de voix ne s'y introduit. Il est aussi important de cartographier les tendances électorales à l'intérieur des circonscriptions ; dans ce dernier cas, le diagramme en barres est la technique la plus appropriée. En réalité, la cartographie en choroplèthes ne se justifie que pour l'analyse d'une [126] seule élection où ne s'affrontent que deux candidats 76. 76 Jacques PINARD, La géographie de la consultation électorale de 1974 dans la région Poitou-Charentes, Norois, 1974, vol. 21, n° 84, p. 641-643 ; Robert FERRAS, Cartographie de trois élections présidentielles dans le département de l'Hérault, Bulletin de la Société languedocienne de Géographie, 1974, vol. 97, n° 8, p. XI-XVI. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 112 Un nouveau thème d'études est celui de l'interprétation géographique des votes dans les parlements nationaux et les assemblées internationales ; dans certains pays, les votes parlementaires montrent parfois des attitudes différentes, selon les régions, sur des questions d'importance 77. Il ne faut toutefois pas sous-estimer la discipline de parti ainsi que le système parlementaire lui-même ; ces deux éléments vident fréquemment de sa substance la représentation régionale. De leur côté, les votes à l'Assemblée générale des Nations Unies prennent de plus en plus une couleur géographique : sur un certain nombre de résolutions fondamentales, des regroupements territoriaux se font jour, notamment parmi les pays afro-asiatiques, les États marxistes et les pays membres de I'OTAN OU de la Communauté économique européenne 78. Les études de géographie électorale traditionnelle comme celles de Krehbiel, Burghardt, Siegfried, Beaujeu-Garnier expliquent les allures du vote à partir d'une simple supposition de départ : les citoyens votent selon ce qu'ils perçoivent être leur meilleur intérêt 79. En cherchant donc les composantes [127] de cet intérêt, les géographes explorent les variables spatiales en termes de classes sociales, de religions et de nationalités. L'école de Grenoble, par une série d'études convergentes, a su mettre en relief la réalité politique des Alpes françaises. Les géographes grenoblois ont réussi à disséquer le milieu social et l'atmosphère spirituelle dans lesquels les individus moulent leurs prédilections politiques. Dimension écologique et dimension sociologique sont complémentaires : la première relie le comportement politi77 78 79 Howard R. SMITH et John Fraser HART, The American Tariff Map, The Geographical Revient, 1955, vol. 45, n° 3, p. 327-346. J. R. V. PRESCOTT, The Function and Methods of Electoral Geography, Annals of the Association of American Geographers, 1959, vol. 40, p. 296-304. Edward KREHBIEL, Géographie Influences in British Elections, The Geographical Revient, 1916, vol. 2, p. 419-432 ; Andrew F. BURGHARDT, Régions of Political Support Party in Burgenland (Austria), The Canadian Geographer, 1963, vol. 7, n° 2, p. 91-98 ; The Bases of Support for Political Parties in Burgenland, Annals of the Association of American Geographers, 1964, vol. 54, n° 3, p. 372-390 ; André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913 ; Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1949 ; Jacqueline BEAUJEU-GARNIER, Essai de géographie électorale guinéenne, Cahiers d'Outre-Mer, 1958, vol. II, n° 44, p. 309-333. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 113 que à l'environnement de l'électeur et à son cadre de vie sociale ; la deuxième explore les relations entre le comportement politique et la classe sociale, l'occupation, l'origine ethnique de l'électeur. En se situant sous cet éclairage, selon une approche conventionnelle non quantitative, l'école de Grenoble a ainsi effectué, depuis une trentaine d'années, une remarquable étude en profondeur sur la géographie électorale des Alpes françaises 80. 2. LE TERRITOIRE ÉLECTORAL Retour au sommaire L'égalité totale entre les circonscriptions électorales et leur contenu humain est un but quasi irréalisable dans la plupart des États. La principale source de déformation du geste électoral des citoyens est le gerrymander. Cette pratique consiste à trafiquer les limites d'une circonscription [128] électorale, à des fins partisanes, pour faire en sorte qu'un parti minoritaire y soit élu. Le premier cas historique de gerrymander fut décrit par La Gazette de Boston du 26 mars 1812 (fig. 5). Une circonscription antifédéraliste au nord de Boston fut redécoupée de manière à y concentrer le vote fédéraliste. Ainsi triturée, la nouvelle circonscription 80 Paul GUICHONNET, La géographie et le tempérament politique dans les montagnes de la Haute-Savoie, Revue de Géographie alpine, 1943, vol. 31, p. 39-85 ; Simone HUGONNIER, Tempéraments politiques et géographie électorale de deux grandes vallées intra-alpines des Alpes du Nord : Maurienne et Tarentaise, ibid., 1954, vol. 42, n° 1, p. 45-80 ; Germaine VEYRET- VERNER, Quelques réflexions sur la géographie politique des Alpes du Nord et de leur avant-pays, ibid., 1954, vol. 42, n° 1, p. 107-110 ; Jean BILLET, L'expression politique en Grésivaudan et son interprétation géographique, ibid., 1958, vol. 46, n° 1, p. 97-128 ; Jean MASSEPORT, Le comportement du massif du Diois, essai d'interprétation géographique, ibid., 1960, vol. 48, n° 1, p. 5169 ; Claude MEYZENQ, Tempéraments politiques et comportements électoraux récents dans le département des Hautes-Alpes, ibid., 1974, vol. 62, n° 3, pp. 345-368. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 114 [129] ressemblait à une salamandre et ce fut le gouverneur Elbridge Gerry du Massachussetts qui signa le décret de création de la nouvelle circonscription d'où le terme de gerrymander pour désigner cette pratique antidémocratique (gerry et [sala] mander). Cette technique élec- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 115 torale est courante dans les démocraties occidentales 81. Aux ÉtatsUnis, par exemple, elle permet à la minorité républicaine ou démocrate de telle ou telle circonscription d'arracher le siège pour le Sénat ou la Chambre des Représentants ; elle favorise ou défavorise telle ou telle minorité ethnique (Noirs, Porto-Ricains, Chicanos...). En Ulster, jusqu'à une période récente, elle favorisait les unionistes au détriment des partis nationalistes. Le gerrymander a comme résultat de briser l'unité sociogéographique d'un espace donné en éparpillant son électorat sur des circonscriptions voisines. Lorsque les pouvoirs publics exagèrent l'importance des circonscriptions rurales, il s'agit aussi de gerrymander ; inclure ou exclure certains groupes d'électeurs influence directement le choix d'un député. Ainsi, en 1965, la division du Dakota du Sud en deux circonscriptions, pour les sénatoriales, selon une ligne nord-sud, aboutit à l'élection de deux républicains ; si la division s'était effectuée selon une limite est-ouest, le vote aurait donné un élu du Parti républicain et un autre du Parti démocrate. Un gerrymander plus voilé, la pondération arbitraire, existe lorsque les circonscriptions ne renferment pas le même nombre d'électeurs ; il arrive ainsi que vingt bulletins de vote dans telle circonscription ne pèsent pas plus qu'un vote individuel dans telle autre circonscription : au Vermont, jusqu'à récemment, la circonscription la plus peuplée avait 987 fois plus d'habitants que la moins peuplée. Si le Parti agrarien en Australie a longtemps gagné les élections sur le Parti travailliste, c'est directement à cause de la pondération arbitraire. Il est bien connu que les systèmes électoraux de type majoritaire ne peuvent pas refléter parfaitement [130] l'opinion du corps électoral dans sa dimension spatiale. À l'exception des cas où les partis ont des bases locales très fortes, le système uninominal a un seul tour favorise le bipartisme ; dans ce contexte, il arrive souvent que les deux partis se trouvent inégalement affectés par le tracé des limites de circonscriptions. Johnston, dans une étude sur les élections néo-zélandaises tenues de 1957 à 1972, démontre la nature de ces inégalités, à partir de l'analyse des relations que l'on peut observer entre la répartition des électeurs de diverses allégeances et le tracé des limites électorales. Si le Parti travailliste néo-zélandais a été défavorisé pendant deux décennies, c'est à 81 Carl O. SAUER, Geography and the Gerrymander, The American Political Science Review, 1918, vol. 12, p. 403-426. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 116 cause d'un gerrymander involontaire et de la dimension des circonscriptions 82. Pour produire des circonscriptions électorales justes pour tous, quatre critères doivent être retenus : le nombre d'électeurs doit être égal d'une circonscription à l'autre ; les circonscriptions doivent être contiguës et non divisées par d'autres ; elles doivent être aussi homogènes que possible de façon à respecter les intérêts sociaux, politiques, économiques du lieu ; enfin, en recouvrant une forme compacte, elles concrétiseront davantage les trois critères précédents. Une expérience menée par Mills en Grande-Bretagne a permis, à l'aide de l'ordinateur, d'aboutir, à partir de ces critères, à un résultat très positif 83. L'usage accru de l'ordinateur rend désormais possible la redéfinition des circonscriptions électorales à intervalles réguliers, ce qui permet à la taille du territoire électoral de ne pas déformer la représentativité des élus du peuple. 3. LES VARIABLES SPATIALES DU VOTE Retour au sommaire Selon Busteed, il existe trois approches possibles pour saisir le fait électoral dans son contexte géographique : l'approche [131] structurelle, l'approche écologique et l'approche behavioriste 84. La première démarche examine le cadre spatial et la structure du choix électoral révélé par le scrutin ; l'approche structurelle ignore cependant le lien très réel entre les élections et d'autres aspects de la société et de la culture. En géographie électorale, une longue tradition de recherche analyse les résultats électoraux selon les caractéristiques socioéconomiques et démographiques de la circonscription étudiée ; c'est l'approche écologique. La superposition de la carte du résultat électoral sur celles d'autres données pertinentes permet ainsi d'aboutir à des 82 83 84 R. J. JOHNSTON, Spatial Structure, Plurality Systems and Electoral Bias, The Canadian Geographer, 1976, vol. 20, n° 3, p. 310-328. G. MILLS, The Détermination of Local Government Electoral Boundaries, Operations Research Quarterly, 1967, vol. 18, n° 3, p. 243-255. M. A. BUSTEED, Geography and Voting Behaviour, London, Oxford University Press, 1975. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 117 conclusions intéressantes sur des constantes de distributions spatiales. Lewis et Kasperson ont fort bien montré, pour les villes du Middle West américain, la relation étroite entre les hauts revenus et les votes républicains, d'une part, et, d'autre part, la population noire et les votes démocrates 85. Se servant des techniques de régression simple et multiple, Birdsall a su mettre en relief un phénomène assez rare dans les élections présidentielles américaines, celui du tiers parti. En 1968, l'American Independent Party et son candidat le gouverneur Wallace remportaient 10 millions de voix dont la moitié dans onze États du Deep South, conquérant même la majorité dans cinq de ces États (Arkansas, Louisiane, Mississippi, Alabama, Géorgie) 86. Dans une étude sur les variations spatiales du vote urbain de gauche en Angleterre et au pays de Galles en 1951, Roberts et Rumage sont les premiers géographes à se servir de l'analyse multivariée; en croisant les résultats du vote travailliste avec onze variables du recensement de 1951, ils démontrent que 18 % de la variation [132] spatiale du vote de gauche dans les 157 plus grandes villes galloises et anglaises s'expliquent par sept variables socio-économiques 87. Se servant d'une analyse factorielle à 21 variables, Cox établit, à propos du Grand Londres, que la préférence politique et la participation électorale sont liées à la banlieue et aux différences centre-ville/périphérie. Selon Cox, la vie banlieusarde dans le Grand Londres affecte la préférence politique de deux manières : conversion des anciens supporters travaillistes du centre-ville et immigration des électeurs conservateurs en banlieue 88. Reprenant l'analyse factorielle, cette fois-ci avec 51 variables, McPhail montre, à l'occasion des élections municipales de Los Ange85 86 87 88 Pierce F. LEWIS, Impact of Negro Migration on the Electoral Geography of Flint, Michigan, 1932-1962, Annals of the Association of American Geographers, 1965, vol. 55, p. 1-25 ; Roger E. KASPERSON, Toward a Geography of Urban Politics : Chicago, A Case Study, Economie Geography, 1965, vol. 41, n° 2, p. 95-107. Stephen S. BIRDSALL, Preliminary Analysis of the 1968 Wallace Vote in the Southeast, The Southeastern Geographer, 1969, vol. 9, n° 2, p. 55-66. Michael C. ROBERTS et Kennard W. RUMAGE, The Spatial Variations in Urban Left-Wing Voting in England and Wales in 1951, Annals of the Association of American Geographers, 1965, vol. 55, n° 1, p. 161-178. Kevin R. Cox, Suburbia and Voting Behavior in the London Metropolitan Area, Annals of the Association of American Geographers, 1968, vol. 58, p. 111-127. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 118 les en 1969, ce qui explique la défaite du démocrate noir Bradley sur le maire républicain sortant Yorty alors que, deux mois avant l'élection proprement dite, Bradley sortait vainqueur de 26 élections primaires tenues dans les quartiers de la métropole californienne 89. L'avantage des techniques quantitatives réside dans leur capacité à englober un grand nombre de variables et d'observations. En revanche, leur principale lacune est d'ignorer des données de géographie humaine qui n'apparaissent pas dans les statistiques de recensement comme, par exemple, l'histoire locale et la coutume politique. Au pays de Galles, une longue tradition anti-Parti conservateur et protestante non conformiste explique le soutien populaire aux candidats libéraux, travaillistes et maintenant à ceux du Plaid Cymru (Parti nationaliste gallois). L'approche structurelle demeure superficielle et statique ; elle met l'accent sur la description et ignore les processus sous-jacents. L'approche écologique, quant à elle, part du principe que les corrélations au niveau [133] de la circonscription sont tout autant valables au niveau de l'électeur individuel. L'approche behavioriste représente une réaction contre les deux méthodes précédentes ; elle met l'accent sur l'étude des flux d'information : chaque électeur construit sa propre image des partis et des candidats disputant son vote. En France, l'indice des prix à la consommation et le taux mensuel de chômage ont une connotation beaucoup plus politique que le ramassage scolaire ou les pots-de-vin touchés par les parlementaires ; ce qui pourtant, aux États-Unis, engendre un impact important sur l'opinion publique. De même, les journaux s'alignent sur des choix politiques d'intensité variée si bien qu'ils tendent, vis-à-vis de leurs lecteurs, à sélectionner, présenter et interpréter l'information d'une manière favorable à leurs idéaux politiques. La presse parlée et écrite forme l'un des éléments constitutifs de l'image politique du citoyen : La Nation, journal du RPR, a une analyse du même événement fondamentalement différente de celle de L'Humanité, quotidien officiel du Parti communiste français. L'analyse de l'attitude électorale de groupe consiste à identifier les relations entre les caractéristiques distinctives d'un groupe social donné et son comportement électoral. L'individu solidement incorporé à 89 R. MCPHAIL, The Vote for Mayor of Los Angeles in 1969, Annals of the Association of American Geographers, 1971, vol. 61, n° 4, p. 744-758. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 119 un groupe social subira, de la part de ce dernier, un flux d'informations. En ce sens, l'attitude électorale de groupe est une forme d'expression partisane 90. L'effet de voisinage sur le comportement électoral permet d'expliquer le fait que, dans certaines régions, la force d'un parti est plus grande que sa moyenne nationale. Des arguments complémentaires ou parfois contradictoires décrivent cette situation : parti localement dominant, contrôle du réseau local d'informations, tradition politique, effet cumulatif [134] de conversations personnelles informelles tant en dehors que pendant les heures de travail, imitation électorale vis-à-vis des notables locaux, population active peu diversifiée... La vie de voisinage dans les fortes concentrations urbaines à statut social homogène accentue l'effet de ce statut comme source de comportement politique 91. L'affiliation religieuse demeure un facteur très significatif dans le comportement électoral du citoyen même quand la variable ethnique est constante. Anderson a remarqué, pour l'Amérique du Nord, que l'affiliation religieuse est plus étroitement liée aux préférences de l'électeur que l'ethnicité ou d'autres variables comme l'ancienneté d'immigration, l'âge, le sexe, le revenu, l'éducation, l'origine rurale ou urbaine 92. L’effet d’amitié ou de fierté locale explique certaines élections en porte à faux avec la logique de partis. Sans aucune considération d'affiliation politique, les électeurs donneront leur appui à un « gars du coin » connu pour ses réalisations dans des œuvres sociales, culturelles ou sportives au niveau local et apprécié par ses contacts personnels directs avec la population du lieu. Des géographes comme Johnston pensent que ce type d'élection est d'autant plus important que l'implication des partis politiques a été faible et que la couverture de la cam- 90 91 92 Kevin R. Cox, The Voting Decision in a Spatial Context, in BOARD, CHORLEY, HAGGETT, STODDART, Progress in Geography I, London, Arnold, 1969, p. 81-117. Irving S. FOLADARE, The Effect of Neighborhood on Voting Behavior, Political Science Quarterly, 1968, vol. 83, p. 516-529. Grace M. ANDERSON, Voting Behaviour and the Ethnic-Religious Variable, The Canadian Journal of Economies and Political Science, 1966, vol. 32, n° 1, p. 27-37. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 120 pagne électorale par la presse a été minime 93. Enfin, l’effet de protection explique quelques élections inattendues où les citoyens répondent par un vote massif à des menaces qu'ils sentent imminentes. En Grande-Bretagne, le mouvement d'Enoch Powell contre l'immigration de couleur fut suivi de quelques victoires électorales. En Suisse, l'initiative Schwarzenbach, déposée en 1969, enflamma l'opinion publique pendant plus d'une année ; elle visait à introduire [135] dans la Constitution fédérale les principes d'une limitation très stricte de la population étrangère. La votation du 7 juin 1970 sur la question repoussa de justesse l'initiative par 654 578 voix contre 557 714 (74,7% des électeurs se prévalurent de leur droit de vote). Le raz de marée gaulliste aux législatives françaises de juin 1968 (357 sièges sur un total de 487) s'explique par une réaction de défense de l'électorat fatigué par deux mois de désordre et peu intéressé à 93 R. J. JOHNSTON, Local Effects at a Local Election, Annals of the Association of American Geographers, 1974, vol. 64, n° 3, p. 418-429. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 121 [136] changer de type de société. La victoire écrasante du Parti libéral québécois aux législatives provinciales de 1973 (102 sièges sur 110) provient du fait que le scrutin s'était finalement transformé en un référendum pour ou contre le séparatisme. En conclusion, la distribution spatiale du vote peut s'exprimer par un modèle théorique où apparaissent successivement les effets de barrière, les résistances, les stimulations, les flux d'information vis-à-vis de l'électeur (fig. 6). Toute approche qui met en relief la relation espa- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 122 ce-élection-électeur non seulement fournit à la géographie électorale un cadre d'étude totalement différent de la science politique mais encore place le thème électoral dans le courant de la méthodologie de la science géographique. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 123 [137] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Troisième partie GÉOGRAPHIE ET AFFAIRES INTERNATIONALES Retour à la table des matières Le nationalisme demeure, quoi que l'on fasse, l'une des forces les plus puissantes du monde actuel. La réapparition du sentiment écossais et gallois, le régionalisme breton et corse, l'indépendantisme au Québec, la balkanisation du monde en petits États nouvellement indépendants sont autant de situations dénotant une résurgence du nationalisme. Les contacts entre États revêtent essentiellement deux formes : d'une part, une forme physique concrétisée par les frontières terrestres, aquatiques, aériennes ; d'autre part, une forme plus subtile matérialisée par ce qu'il est convenu d'appeler le système international. La géographie politique des frontières terrestres a été fort bien illustrée dans un ouvrage récent paru dans cette même collection 94. Cette unique synthèse contemporaine en langue française est la meilleure réfé94 Paul GUICHONNET et Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, Paris, Presses Universitaires de France, 1974, coll. « Le Géographe », n° 13. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 124 rence sur les frontières les plus usuelles et les plus connues qui sont les contacts terrestres entre États. Les contacts maritimes, fluviaux, lacustres et aériens sont tout autant chargés de réactions émotives. À l'heure du supranationalisme et de la coopération mondiale, il semble même que l'aspect politisé des frontières se déplace du strict niveau continental vers la mer, l'air et le cosmos. C'est plutôt sur ces différents aspects que le présent chapitre s'attarde. [138] André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 125 [139] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Deuxième partie. Politique publique et géographie Chapitre I L'ESPACE AQUATIQUE, AÉRIEN ET COSMIQUE 1. GÉOGRAPHIE POLITIQUE ET DROIT DE LA MER Retour au sommaire Alors que certains États du monde moderne sont encerclés par le territoire de leurs voisins, d'autres sont complètement entourés par l'Océan tandis que quelques-uns n'ont accès à la mer que par un étroit corridor de quelques kilomètres de largeur. La souveraineté des États sur les océans diffère grandement de leur souveraineté sur les continents. L'Océan n'a pas d'habitants et ses seules ressources sont les pêcheries et, à un moindre degré, le pétrole et le gaz naturel tandis que les nodules métalliques, reposant au fond des mers, ne sont pas encore exploités 95. La seule souveraineté des États sur la mer consiste à empêcher les autres d'y naviguer, d'y pêcher ou de survoler cette portion 95 André GUILCHER, Exploitation et utilisation du fond des mers, Annales de Géographie, 1970, vol. 79, n° 434, p. 401-424. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 126 d'espace. L'importance politique de l'Océan déclina après la Grèce et Rome ; puis, avec l'avènement du colonialisme ibérique, l'Océan ouvrait les avenues de la conquête et du pouvoir et marquait ainsi le départ de la grande compétition économique dans la recherche des ressources et des marchés. Sur ce théâtre, s'affrontèrent successivement les Portuguais, les Hollandais, les Français et les Britanniques. Dès la deuxième moitié du XVIe siècle, les Hollandais furent les premiers à reconnaître le besoin d'une zone maritime, contiguë au littoral et devant appartenir à l'État. [140] C'est véritablement à partir de cette époque que le concept légaliste d'eaux territoriales se développa ; il s'agit donc de la zone aquatique sur laquelle l'État a toute souveraineté et qu'il considère comme partie intégrante de son territoire. Deux conceptions s'opposèrent à partir de ce moment. La théorie des eaux ouvertes est développée vers 1630 par le juriste néerlandais Hugo Grotius dans son traité Mare Liberum ; théorie aux termes de laquelle tous les pavillons peuvent circuler dans les eaux territoriales d'un État à des buts de commerce et de transport. En 1635, le Britannique John Selden postule la théorie des eaux fermées dans son traité Mare Clausum ; théorie aux termes de laquelle seul les navires battant pavillon de l'État adjacent peuvent circuler dans ses eaux territoriales. À la fin du XVIIe siècle, les Britanniques firent machine arrière quant à la théorie du Mare Clausum car elle allait à l'encontre de leur expansionnisme colonial et nuisait directement à leur flotte marchande. Jusqu'en 1774, l'Empire ottoman ne permit pas l'entrée de la mer Noire aux vaisseaux étrangers ; même aujourd'hui, la République turque, État résiduel successeur de la SublimePorte, peut, selon la Convention de Montreux (1936), contrôler en temps de guerre le passage des navires à travers les Dardanelles et le Bosphore. Jusqu'en 1858, le Danemark, contrôlant l'entrée de la Baltique, imposait des droits de péage à Elseneur pour le passage du Sound. La mainmise sur la zone du canal de Suez par la GrandeBretagne en 1930 ou l'occupation de la bande du canal de Panama par les États-Unis depuis 1903 s'inscrive dans la doctrine du Mare Clausum. Dans son De Dominio Maris Dissertatio publié en 1702 et remanié en 1744, le juriste néerlandais Cornélius Van Bynkershoek posait les deux conditions nécessaires à la revendication d'eaux territoriales : André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 127 avoir un littoral fortifié et contrôler, d'une façon continue et décidée, le littoral en question par la présence d'une flotte militaire. La terminologie mise au point par Bynkershoek est encore en usage aujourd'hui. Vers 1750, le diplomate italien Galiani proposa [141] la limite des 3 milles nautiques comme largeur standard des eaux territoriales et ce principe persista jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. En 1958, 48 des 73 États maritimes de l'époque adhéraient au principe des 3 milles nautiques mais, la même année, la Première Conférence sur le Droit de la Mer tenue à Genève permit la législation d'une zone contiguë de 12 milles de large au-delà des eaux territoriales. Dans cette zone, l'État adjacent bénéficiait de certains droits touchant la pollution, la contrebande, l'immigration, la santé, le fisc, mais la pêche internationale y était autorisée. La Deuxième Conférence sur le Droit de la Mer (Genève, 1960) accepta le principe des 12 milles nautiques comme eaux territoriales. Ceci entraîna immédiatement des bouleversements juridiques dans les détroits et de nouvelles garanties internationales de droit de passage furent négociées. Par leur Déclaration de Santiago en 1952, tous les États sud-américains décrétèrent unilatéralement le principe des 200 milles marins d'eaux territoriales ; cette décision se voulait la riposte à la Déclaration Truman de 1945 sur l'exploitation pétrolière off shore dans le golfe du Mexique. Dans les années suivantes, ce geste était imité par un certain nombre de pays afro-asiatiques. La décolonisation et le nationalisme exacerbé de ces nouveaux États expliquent, en bonne partie, cette course irraisonnée à la plus grande largeur des eaux territoriales 96. En 1973, à la veille de la Troisième Conférence sur le Droit de la Mer, sur les III États maritimes recensés dans le monde, 7% se réclamaient du principe des 200 milles et 50 % du principe des 12 milles de mer territoriale. Certains de ces États n'exigent pas de zone exclusive de pêche alors que d'autres assimilent le concept d'eaux territoriales à celui de zone exclusive de pêche ; d'autres encore réclament des pêcheries au-delà de leurs eaux territoriales. La Troisième Conférence sur le Droit de la Mer doit se [142] conclure en 1977-1978. Déjà, elle a dégagé un élément pouvant être considéré comme acquis dans les relations internationales futures : il 96 Lewis M. ALEXANDER, The Expanding Territorial Sea, The Profes-sional Geographer, 1959, vol. II, n° 4, pp. 6-8. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 128 s'agit du principe des 200 milles marins à partir d'un État côtier, euxmêmes subdivisés en 12 milles de mer territoriale exclusive et 188 milles de mer patrimoniale économique. Devant ces nouveaux développements, la question centrale suivante se pose : la souveraineté sur les eaux territoriales est-elle nécessaire ? La réponse est affirmative pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet une meilleure protection contre la contrebande. Le Volstead Act de 1919 introduisant la prohibition de l'alcool aux États-Unis fit la fortune des Bahamas et de Saint-Pierre-et-Miquelon ; ces îles exportaient des quantités importantes de vins et spiritueux à destination du territoire américain. Deuxièmement, elle permet la quarantaine sanitaire pour des équipages atteints de maladies contagieuses. Troisièmement, la souveraineté sur les eaux territoriales entraîne un meilleur contrôle de la pollution marine. Tous les bateaux, mais plus spécialement les pétroliers, déversent en mer des déchets nocifs ; dans les fleuves ou les lacs, ce déversement constitue un danger encore plus grand car il devient une menace pour la santé publique et l'équilibre écologique. Ainsi, tout navire non équipé de fosses septiques n'a pas droit d'accès au Saint-Laurent et aux Grands Lacs. Plus grave encore est le délestage de crude en haute mer ; il se forme ainsi une couche épaisse de mazout couvrant plusieurs kilomètres carrés et tuant les oiseaux et la faune marine. Poussées par les courants ou le vent, ces nappes de pétrole polluent des dizaines de kilomètres de littoral et les stérilisent pour plusieurs années. La France et la Grande-Bretagne durent dépenser plus de 7 millions de dollars en compensations et subventions pour les dommages subis à cause des 30 0001 de crude échappées du pétrolier Torrey Canyon en mars 1967 lorsque celui-ci s'échoua, dans une tempête, sur les récifs de la côte sud-ouest de l'Angleterre. Ce désastre causa des dégâts innombrables et menaça même d'extinction certaines espèces rares. Des conventions comme celle de Gdansk [143] signée par les sept États de la Baltique en 1973 ou celle de 1972 ratifiée par 91 États prohibent le déversement de matières nucléaires, chimiques et biologiques et n'autorisent l'immersion d'autres matières dangereuses que dans des contenants hermétiques. Plus importante encore pour les États maritimes est la protection des pêcheries. Tant et aussi longtemps que la pêche demeura une activité artisanale et peu répandue, l'exercice et la protection des droits de pêche présentaient peu de problèmes. Mais l'industrialisation de la André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 129 pêche et la surexploitation des bancs de poisson ont complètement changé la question (69 millions de tonnes pêchées en 1971 contre seulement 27 millions en 1938). Le souci de la préservation des ressources naturelles de l'Océan a commencé à se faire jour après la Deuxième Guerre mondiale. La Convention des Pêcheries du Pacifique-Nord (1953) entre États-Unis, Canada et Japon limite les droits de prise même en haute mer. Depuis 1945, les bateaux japonais ont été expulsés de la mer d'Okhotsk qui, bien qu'étant juridiquement considérée comme haute mer, est néanmoins entourée de territoires soviétiques. En 1952, dans son jugement sur le conflit des pêcheries entre la Norvège et la Grande-Bretagne, la Cour internationale de Justice donna raison à la Norvège dans son extension des zones de pêche. Autour des îles Féroé, le Danemark et la Grande-Bretagne ont convenu d'établir des espaces interdits et des saisons fermées à la pêche ; le Canada et les États-Unis utilisent la même politique pour le saumon dans le nord-ouest du Pacifique. Des accords multilatéraux vont même jusqu'à contrôler la taille des mailles de filets, restreindre l'usage de chaluts qui détruisent les jeunes espèces et imposer des quotas. Mais souvent les quotas sont dépassés et les frictions deviennent fréquentes 97. Le problème des pêcheries est d'autant plus aigu que [144] certains États vivent partiellement ou entièrement des revenus de la pêche comme l'Islande, la Norvège ou le Pérou. Depuis 1901, l'Islande jouissait d'une zone de pêche exclusive de 3 milles tandis que les baies ou fjords inférieurs à 10 milles de largeur sont, depuis ce temps, interdits aux chalutiers étrangers. A partir de 1952, l'Islande étendit unilatéralement les limites de ses eaux territoriales à 4, puis 12, puis 50, puis 200 milles nautiques. Chaque fois, la Grande-Bretagne dont les bateaux pèchent sur les fonds islandais depuis le XVe siècle engagea des mesures de rétorsion contre une décision qu'elle jugeait unilatérale et contraire à ses intérêts économiques. Trois « guerres de la morue » se succédèrent (1958-1961, 1972-1973 et 1975-1976) ; l'intervention diplomatique de l’'OTAN, des États-Unis, de l'Union soviétique et de la Communauté européenne montre la façon par laquelle l'élément politique peut influencer les attitudes, les motivations et le comportement des acteurs dans le processus d'exploitation d'une richesse naturelle 97 Julian V. MINGHI, The Conflict of Salmon Fishing Policies in the North Pacific, Pacific Viewpoint, 1961, vol. 2, n° 2, p. 59-84. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 130 comme la pêche. Les droits historiques de pêche l'emportent-ils sur les revendications de pêcheries par un État adjacent ? L'Islande a rejeté les décisions de la Cour internationale de Justice et de la Commission des Pêcheries de l'Atlantique du Nord-Est. Toutefois, en portant ses eaux territoriales à 200 milles nautiques, l'Islande a précédé en droit international public une pratique déjà admise depuis 1977 par les neuf États membres de la Communauté économique européenne en ce qui concerne leur espace maritime commun 98. Depuis 1971, les langoustiers péchant dans la zone des 200 milles au large du Brésil achètent à ce pays des licences de prises. Ce geste significatif fait jurisprudence et interdit désormais aux flottilles étrangères d'effectuer des raids de pêche dans la zone patrimoniale économique ; de tels raids sont désormais considérés comme une violation des droits côtiers. [145] La déclaration Truman (1945) marque le point de départ de l'utilisation des ressources naturelles de la plate-forme continentale 99 ; peu après cette date commençait l'exploitation off shore du pétrole au large du Texas et de la Louisiane. La Première Conférence sur le Droit de la Mer a défini la plate-forme continentale comme étant la mer épicontinentale où la profondeur ne dépasse pas 200 m. Elle demeure haute mer mais les États adjacents peuvent y faire des recherches et y exploiter ses ressources ; de même, les espèces sédentaires vivant sur ses fonds ne peuvent être pêchées par aucun État sauf l'État côtier riverain. A la suite de la découverte de pétrole et de gaz naturel en mer du Nord, la Norvège et les États de la Communauté européenne se sont entendus pour diviser celle-ci en secteurs d'exploitation. Avec les nouvelles techniques utilisées au large, la frontière maritime, n'est plus seulement un plan vertical coupant l'air, l'eau et le fond marin à 12 ou 200 milles des côtes, mais elle revêt dorénavant une dimension horizontale. Depuis une dizaine d'années, il est devenu évident que les nodules polymétalliques gisant au fond des mers constituent des réserves potentielles énormes excédant celles des continents. Or, les 98 99 Bruce MITCHELL, Politics, Fish and International Resource Management : The British-Icelandic Cod War, The Geographical Review, 1976, n° 2, p. 127-138. Kenzo KAWAKAMI, The Continental Shelf and its Geographically Controversial Points, Journal of Geography of Tokyo, 1954, vol. 63, p. 53-59. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 131 problèmes et les dangers inhérents à l'exploitation des fonds sont extrêmement grands dans la mesure où aucun consensus international ne s'est établi sur cette question vitale. Certes, en 1970, l'Assemblée générale des Nations Unies a déclaré que les ressources sous-marines sous juridiction nationale étaient l'héritage commun de l'humanité mais aucun mandat clair n'a transformé cette vue généreuse en un programme concret. La mise en exploitation du gaz naturel et du pétrole en mer du Nord est le premier exemple d’une partition concertée de l'espace maritime au-delà des eaux territoriales des États bordiers. Dorénavant, l'on aboutit à une régionalisation de l'Océan surtout dans les [146] espaces où celui-ci est contigu à un grand nombre d'États riverains 100. Le double phénomène d'extension des eaux territoriales et de régionalisation de l'espace maritime place sous un éclairage nouveau la situation géographique des détroits. Gibraltar, le Bosphore, les Dardanelles, les Détroits danois ainsi que le détroit de Magellan sont les seuls à avoir fait l'objet de conventions internationales et, pour chacun d'eux, il a été stipulé qu'ils étaient ouverts à tous types de navigation pacifique. L'actuel imbroglio juridique concernant l'espace océanique rend plus nécessaire que jamais la précision systématique des frontières maritimes 101. Comme le littoral est trop changeant pour en faire le point de départ du calcul des eaux territoriales, les conférences de Monaco (1929) et de La Haye (1930), confirmées par celle de Genève sur le Droit de la Mer (1958), ont établi le principe de la ligne des marées basses moyennes comme point de départ pour établir la largeur des eaux territoriales. Des procédures précises ont été mises au point à ce sujet. La méthode réplique répète au large, mètre par mètre, toutes les sinuosités exactes de la côte. La méthode conventionnelle tire des lignes de cap à cap, de promontoire à promontoire. A partir de chaque saillant, on tire une perpendiculaire et, entre deux perpendiculaires, on répète au large la ligne de cap à cap. Selon la méthode enveloppe, la 100 Donald L. CAPONE et Alan F. RYAN, The Régional Sea : A Theoretical Division of the Gulf of Mexico and the Caribbean Sea, Transactions of the Miami Geographical Society, 1973, vol. 2, n° 1, p. 1-9. 101 S. Whittemore Boggs, Délimitation of the Territorial Sea, American Journal of International Law, 1930, vol. 24, p. 451-555 ; Problems of Water Boundary Définition, The Geographical Review, 1937, vol. 27, n° 3, p. 445-456 ; National Claims in Adjacent Seas, ibid., 1951, vol. 41, n° 2, p. 185-209. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 132 limite des eaux territoriales est l'enveloppe, au large, de tous les arcs de cercle tirés à partir de tous les points de la côte ; cette méthode a l'avantage d'être la plus exacte et la plus commode. Lorsqu'il faut délimiter des eaux situées entre deux ou plusieurs États sur une faible distance, on se sert du procédé de la ligne médiane qui [147] consiste à établir une ligne fictive par équidistance entre deux bornes se faisant face sur chaque rive ; les Grands Lacs américains, le golfe de Bothnie, le rio de la Plata sont démarqués selon cette méthode. Ainsi s'établit clairement le lien structurel entre le droit de la mer et la géographie politique 102. Le Droit de la Mer se définit comme l'ensemble spécialisé de décisions liées à la nature et à l'extension du contrôle exercé sur l'environnement marin. Trois aspects du droit de la mer ont des ramifications directes avec la géographie : la répartition spatiale du contrôle sur l'environnement océanique, les bases territoriales pour établir ces contrôles, l'impact de ces contrôles sur l'utilisation des ressources de la mer. L'espace océanique diffère de l'espace continental en ce sens qu'il est tridimensionnel, que ses ressources sont mobiles (poissons) et que plusieurs formes d'activité peuvent se dérouler simultanément dans le même lieu. Le changement de la technologie et des conditions économico-politiques limite grandement la résolution des conflits dans l'espace maritime. Les États prennent souvent des décisions unilatérales non fondées sur la loi ou la coutume. À une époque caractérisée par le pillage des ressources naturelles, il est nécessaire de développer une approche modulée de l'administration océanique ; il est non moins essentiel et urgent de mettre en marche un contrôle rationnel et un aménagement de la mer car l'Océan est bien autre chose que le théâtre d'évaluation de la puissance d'un État comme c'était la règle au siècle dernier et dans la première moitié de ce siècle 103. 102 G. Etzel PEARCY, Geographical Aspects of the Law of the Sea, Annals of the Association of American Geographers, 1959, vol. 49, p. 1-24 ; Lewis M. ALEXANDER, Geography and the Law of the Sea, ibid., 1968, vol. 58, p. 177197. 103 J. R. V. PRESCOTT, The Political Geography of the Océans, New York, Halsted Press, 1975 ; Jean GOTTMANN, Mer et Terre, esquisse de géographie politique, Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, 1949, p. 10-22. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 133 [148] 2. l'accès maritime des états encerclés Retour au sommaire L'accès maritime des États encerclés est l'une des questions les plus claires qui soient en géographie politique car elle met en relief deux droits contradictoires : pour un État encerclé, celui d'avoir une sortie océanique, et pour un État côtier, celui de jouir de son intégrité territoriale. L'État encerclé a-t-il le droit d'aller jusqu'à la mer parce qu'un fleuve exoréique navigable traverse partiellement son territoire ? En 1795 et 1823, les États-Unis posèrent la question à la GrandeBretagne et à l'Espagne qui, par leurs territoires respectifs du Canada, de la Louisiane et de la Floride, bloquaient les accès maritimes de la jeune république américaine. Déjà, par les effets du traité de Munster (1648), Anvers se trouva bloquée par la fermeture des bouches de l'Escaut devenues néerlandaises. Pendant un siècle et demi, ce grand port déclina au profit d'Amsterdam et ce n'est qu'en 1792, grâce aux victoires des armées révolutionnaires françaises, qu'il fut réouvert au trafic international. Depuis le Congrès de Vienne, il a été admis qu'un État encerclé a droit d'accès à l'Océan, qu'un tel accès est nécessaire pour le développement de son commerce et de son industrie et que ce besoin est sanctionné par le droit naturel. Vis-à-vis de ses voisins qui possèdent un large littoral, l'État encerclé est placé en position d'infériorité. De façon à pouvoir être partie prenante au commerce international, il doit donc se ménager un accès libre et sûr vers l'Océan ; aussi est-il amené à négocier des « droits de passage innocent » à travers les eaux territoriales d'un pays voisin, à obtenir des facilités portuaires ainsi que des permis de transit de et vers ses frontières. L'accessibilité océanique des États encerclés dépend finalement de leur capacité à entretenir des relations cordiales avec leurs voisins et il est arrivé parfois que l'accessibilité devienne une source de friction et de guerre. Il est clair que l'État encerclé ne participe en aucune manière à l'exploitation de la plate-forme continentale, des [149] ressources minérales sous-marines et des pêcheries. Enfin, n'ayant aucune fenêtre maritime sur le monde, l'État encerclé André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 134 n'est jamais une grande puissance car la route océanique est devenue un élément majeur du système étatique de puissance. Si, en 1959, il n'y avait que 14 États encerclés répartis sur trois continents, on en compte aujourd'hui 31 et les problèmes les plus graves ont surgi pour les 14 pays d'Afrique placés dans cette situation. La raison fondamentale expliquant leur encerclement récent réside dans le processus de la décolonisation et le morcellement des empires coloniaux par la méthode de l’uti posidetis, c'est-à-dire par la transposition sur le plan international de frontières qui, à l'époque coloniale, n'étaient que de simples limites administratives au sein d'une même entité territoriale comme l’AEF OU l’AOF par exemple. En Europe ou en Asie, beaucoup d'États encerclés acquirent dans le passé une fonction de tampons ou glacis pour prévenir les conflits frontaliers entre puissances rivales. Le Luxembourg neutralisé en 1867 servit de tampon entre les antagonismes français et allemand ; le Paraguay fut conçu comme glacis entre les expansionnismes concurrents du Brésil et de l'Argentine ; le Laos, érigé en État souverain en 1954, fut envisagé comme tampon entre le Nord-Vietnam communiste et la Thaïlande libérale. Le Népal et le Bouhtan ont retrouvé plus que jamais leur fonction d'États-tampons entre l'Inde et la Chine depuis l'occupation du Tibet par cette dernière en 1959 ; la Mongolie, située à plus de 1 600 km de l'Océan, sert les intérêts de I'URSS dans la mesure où elle diminue la longueur de frontières communes entre cette dernière et la Chine. En 1917, dans une déclaration au Sénat américain, le président Wilson cernait avec précision les trois voies possibles par lesquelles un État encerclé peut résoudre le problème de son accès à l'Océan 104. En effet, la question est [150] de savoir quel est le meilleur accès possible avec un minimum de perte de souveraineté pour l'État maritime qui accepte le transit et un minimum de dépendance de la part de l'État encerclé. Les trois alternatives définies par Wilson sont, d'une part, l'obtention d'un corridor territorial de jonction au littoral, d'autre part, l'octroi de droits de transit ferroviaire ou routier jusqu'à une zone franche dans un port étranger, enfin, l'internationalisation d'un fleuve pas- 104 W. Gordon EAST, The Geography of Land-Locked States, Transactions and Paper s of the Institute of British Geographers, i960, vol. 28, p. 1-22 ; Norman J. G. POUNDS, A Free and Secure Access to the Sea, Annals of the Association of American Geographers, 1959, vol. 49, n° 3, pp. 256-268. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 135 sant par l'État encerclé mais dont l'embouchure se localise dans un autre État. Un corridor atteignant le littoral suppose un transfert de souveraineté territoriale pour assurer à l'État encerclé une sortie maritime. La solution du corridor est sans doute la plus tentante parce que la possession territoriale est garantie par le droit international public alors que les droits de transit ou l'internationalisation d'un fleuve peuvent toujours être sujets à blocus. La Hongrie de la Double Monarchie (1867-1914) possédait un corridor d'accès à l'Adriatique incluant le port de Fiume (Rijeka). Lors de la première guerre des Balkans, la Bulgarie obtint le corridor de Dédéagats (Alexan-droupolis) sur la mer Egée ; s'étant alliée aux Empires centraux, elle perdit par le traité de Neuilly (1919) cette fenêtre méditerranéenne et se trouva de nouveau enfermée sur la mer Noire. Le corridor polonais (1919-1939) est sans aucun doute le plus connu et le plus chargé en drame politique car c'est son invasion par les troupes nazies, le Ier septembre 1939, qui déclencha la Deuxième Guerre mondiale. Il trouve son origine dans le 13e des 14 points de Wilson (1918) assurant qu'en cas de victoire alliée la Pologne ressuscitée se verrait accorder un couloir d'accès à la Baltique. L'Allemagne fut ainsi pakistanisée ; entre la PrusseOrientale et le corps principal du pays se glissaient non seulement le corridor polonais mais également la ville libre de Danzig administrée par la SDN mais en union douanière avec la Pologne. Des droits de transit ferroviaire étaient garantis à l'Allemagne à travers le couloir et, au bout de celui-ci, sur la Baltique, les Alliés construisirent de toutes pièces le port [151] de Gdynia. La grande erreur du Corridor polonais fut de couper en deux un autre État. Le corridor arctique finlandais (1920-1940) est un transfert de territoire moins complexe. La Finlande se sépara de la Russie lors de la Révolution de 1917 et obtint son indépendance formelle par le traité de Dorpat-Tartu (1920) qui lui accordait en même temps un corridor d'accès sur l'Arctique avec le port de Petsamo. La Baltique étant gelée durant l'hiver, le corridor permettait à la Finlande d'avoir une sortie sur un océan libre de glace toute l'année ; malheureusement Petsamo était située à plus de 1 000 km des centres nerveux du pays et, après vingt ans d'existence comme port de corridor, cette petite bourgade n'avait que 2 000 habitants et un trafic négligeable. Lors de la guerre russo-finlandaise (1939-1940), le corridor fut occupé par les troupes soviétiques ; la Finlande y renonça dé- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 136 finitivement par le traité de Paris (1947) et I'URSS rebaptisa la ville sous le nom de Pechenga. Au Moyen-Orient, le couloir de Bassorah, acquis en 1922, permet à l'Irak de jouir d'un débouché sur le golfe Persique se glissant entre le Koweit et l'Iran ; sans le corridor d'Akaba, large de quelques kilomètres, la Jordanie serait un État enfermé sur le désert arabique. Le corridor d'Eilat, voisin de celui d'Akaba, donne à Israël une ouverture maritime sur l'hémisphère Sud ; de 1956 à 1967, la présence de Casques bleus de I'ONU favorisa la garantie d'accès au golfe d'Akaba par le détroit de Tiran. Le retrait des Casques bleus en mai 1967 déclencha la guerre des Six jours. En Afrique, le corridor de Matadi-Banana agrandi en 1927 par des négociations entre la Belgique et le Portugal permet à l'actuel Zaïre de ne pas être privé d'un accès à l'Atlantique. En Amérique latine, la question des corridors est illustrée de la façon la plus dramatique par l'histoire récente de la Bolivie et du Paraguay. En 1866, la Bolivie et le Chili s'accordaient pour que la province d'Atacama forme un corridor bolivien large de 400 km débouchant sur le Pacifique. En 1879, le Chili occupa le corridor et ce fut le début de la Guerre Triangulaire du Pacifique (1879-1883) [152] avec l'entrée en lice du Pérou et la perte, pour ce dernier, du port d'Arica. En 1884, la Bolivie abandonnait le couloir d'Atacama et perdait ainsi son unique sortie vers la mer ainsi que d'importants gisements de nitrate et de cuivre. De 1932 à 1935, elle se retourna contre le Paraguay lors de la guerre du Chaco pour obtenir des gains territoriaux lui permettant d'accéder au Parana, fleuve navigable jusqu'à l'Atlantique ; l'issue négative du conflit l'amputa d'une partie de son territoire. En 1922, la Colombie obtint du Pérou le corridor de Leticia lui attribuant ainsi une berge fluviale de 120 km sur l'Amazone navigable jusqu'à l'Atlantique. L'Equateur a toujours revendiqué la province péruvienne de l'Oriente qui lui permettrait d'accéder à Iquitos, dernier point navigable du système hydrographique amazonien. Le libre transit ferroviaire ou routier est certainement le moyen d'accès à la mer qui rend l'État encerclé très dépendant. Dans le prolongement de la Conférence de la Paix, la Convention de Barcelone (1921) garantissait le transit de marchandises sans taxes ni droits de douane de la part de l'État maritime vis-à-vis de l'État encerclé. La Hongrie dispose ainsi de zones franches à Trieste et à Rijeka tandis que la Tchécoslovaquie jouit des mêmes avantages à Hambourg, Szczecin et Gdynia-Gdansk. En Bolivie, Valtiplano et la capi- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 137 tale La Paz ont accès au Pacifique par trois voies ferrées hors douanes reliant le pays aux ports péruviens de Mollendo et Matarani ainsi qu'aux ports chiliens d'Arica et Antofagasta ; dans chacune de ces villes, la Bolivie dispose de zones franches portuaires. Le transit routier et ferroviaire entre Berlin-Ouest et l'Allemagne fédérale illustre la précarité de cette solution d'accès à la mer (long blocus soviétique de 1948-1949, perturbations temporaires sur les autoroutes d'accès par les autorités de la RDA). Les difficultés économiques des États africains se trouvent amplifiées pour ceux d'entre eux localisés à l'intérieur du continent 105. Malgré [153] les efforts de l'Organisation de l'Unité africaine, ces États sont soumis aux caprices de leurs voisins. Toutefois, certains ont su mettre sur pied de grandes lignes ferroviaires leur permettant l'import-export à partir d'un État côtier ; le Mali se sert de la voie ferrée Bamako-Dakar, la Haute-Volta utilise la ligne Ouagadougou-Abidjan tandis que le Niger se désenclave grâce à la voie Niamey-Lagos. En Afrique orientale et australe, l'Ouganda accède à l'océan Indien par la ligne Kampala-Mombasa transitant par le Kenya, le Burundi fait de même avec le tronçon Bujumbura-Dar Es Salaam traversant la Tanzanie. La réalisation la plus spectaculaire demeure sans aucun doute l'ouverture du Tanzam, voie ferrée de 1 850 km montée de toutes pièces par la Chine et reliant les mines de cuivre de Zambie à Dar Es Salaam. La Zambie est l'un des plus gros exportateurs mondiaux de cuivre ; or, étant encerclée avant 1975 par le « bloc blanc » Portugal-Rhodésie-Afrique du Sud, le Tanzam lui a permis de pouvoir se désenclaver à travers un pays ami, la Tanzanie. L'accession à l'indépendance de l'Angola et du Mozambique a complètement changé la nature du problème et ne justifierait plus aujourd'hui la construction d'une si longue et si coûteuse voie ferrée. Enfin, l’internationalisation d'un fleuve passant par l'État encerclé est une troisième alternative face au défi de l'accès à la mer. Ce concept est issu de la philosophie des Lumières : « Les fleuves sont de grandes avenues vers l'océan et l'homme n'a pas le droit de fermer ce que la Nature a établi. » Le principe de la liberté de navigation sur les 105 Edmund H. DALE, Some Geographical Aspects of African Land-Locked States, Annals of the Association of American Geographers, 1968, vol. 58, p. 485-505 ; David HILLING, Politics and Transportation : the Problems of West Africa's Land-Locked States, in Charles A. FISHER, Essays in Political Geography, London, Methuen, 1968, p. 253-269. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 138 fleuves internationaux fut, pour la première fois, mis en pratique par la Convention en 1792 lorsque celle-ci débloqua les bouches de l'Escaut fermées depuis 1648 aux dépens d'Anvers. Par ses articles 108 et 109, l'Acte final du Congrès de Vienne définissait le cadre juridique de l'internationalisation de [154] certains fleuves européens et de leurs affluents. La Moselle canalisée et le Rhin servent d'accès à la mer pour le Luxembourg encerclé ; des navires de faible tonnage remontent le Parana jusqu'à Asunción désenclavant ainsi le Paraguay. La Tchécoslovaquie utilise l'Elbe et l'Oder comme porte de sortie maritime tandis que Bâle, ultime point de remontée navigable sur le Rhin, donne à la Suisse une batellerie importante. De leur côté, la Hongrie, l'Autriche et la Tchécoslovaquie empruntent le Danube pour les mêmes fins. Alors que les États encerclés d'Europe ont surmonté depuis longtemps et avec succès le problème de leur accès à la mer, la question est beaucoup plus lourde de conséquences pour les pays en voie de développement car elle handicape fortement leur progression économique d'autant plus qu'ils se situent dans des zones où le nationalisme est poussé à son paroxysme 106. 3. FLEUVES INTERNATIONAUX ET BASSINS HYDROGRAPHIQUES PARTAGÉS Retour au sommaire L'internationalisation d'un fleuve comme solution de sortie maritime pour un État encerclé amène le thème plus global des fleuves internationaux et des bassins hydrographiques partagés. Tout comme les frontières terrestres, les fleuves internationaux sont parfois matière à conflit. Entre l'Iran et l'Irak, la confluence Tigre-Euphrate (Shott El Arab) a pris un poids politique et stratégique important depuis la découverte de pétrole dans la région. L'Irak tolère difficilement que les pétroliers à destination des raffineries iraniennes d'Abadan franchis106 Martin Ira GLASSNER, Access to the Sea for Developing Land-Locked States, The Hague, Martinus Nijhoff, 1970. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 139 sent ses eaux territoriales. Parfois, il arrive que des fleuves internationaux aient un cours divagant ; c'est le cas du Rio Grande del Norte entre le Mexique et les États-Unis. Une commission frontalière [155] mixte veille à trouver des solutions par consensus sur ce problème toujours renouvelé. Le barrage et le lac artificiel de Kariba sur le Zambèze sont un point de friction constant dans les relations entre la Rhodésie et la Zambie. Certains fleuves-frontières truffés d'îles changeantes sont à l'origine de violents affrontements armés ; une section du fleuve Oussouri, affluent de l'Amour, a été le théâtre de durs combats en 1969 entre troupes soviétiques et chinoises à propos de l'île Damanski (Chenpao). Les fleuves internationaux peuvent être perçus, soit comme des lignes-frontières soit comme des bassins hydrographiques formant une unité naturelle indéniable. Depuis l'expérience de la Tennessee Valley Authority, c'est plutôt ce deuxième aspect qui prévaut dans le monde actuel en ce sens que les fleuves internationaux servent de plus en plus pour l'irrigation, l'approvisionnement en eau, la navigation et l'hydro-électricité. La gestion des bassins hydrographiques devient ainsi une des grandes priorités politiques des États contemporains. Par la convention de Mannheim (1868), la navigation internationale sur le Rhin est devenue libre. Le traité de Paris (1856), qui mettait fin à la guerre de Crimée, a ouvert le Danube au transit international selon les principes postulés au Congrès de Vienne. Pour des raisons administratives, ce fleuve est divisé en une partie maritime, du port roumain de Braïla jusqu'à la mer Noire, et en une section proprement fluviale de Braïla jusqu'à Ulm en Allemagne fédérale. La Commission du Danube dont le siège est à Budapest inclut les pays riverains et l'Allemagne fédérale comme observateur ; avec l'ouverture des Portes de Fer, le trafic semble maintenant voué à une augmentation substantielle. La Conférence de Berlin (1885) internationalisa le bassin du Congo et celui du Niger. D'autres exemples peuvent être cités, ici et là, dans le monde : internationalisation du Saint-Laurent en 1871, du Shott El Arab en 1847, du rio Grande et du Colorado en 1848, de l'Amazone en 1851. L'internationalisation d'un cours d'eau amène la question suivante : le droit d'internationalisation d'un fleuve [156] est-il limité aux seuls bateaux des pays riverains ou également aux bateaux des pays faisant commerce avec les États riverains ? La deuxième interprétation est André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 140 celle qui a cours pour le Rhin, le Danube et l'Amazone. En effet, un fleuve est véritablement international lorsque son bassin de drainage traverse deux ou plusieurs États et que ce bassin est soumis à une convention internationale de navigation. Un fleuve est plutôt non national lorsque, traversant deux ou plusieurs États, aucun accord interétatique n'en réglemente la navigation. Malgré les stipulations du traité de Versailles (1919) et de la Convention de Barcelone (1921) des États ont empêché l'internationalisation de fleuves passant sur leur territoire : Venezuela pour l'Orénoque, Lithuanie pour le Niémen, Amour pour l'Union soviétique... Il existe également d'autres moyens pour entraver la libre circulation sur un fleuve international comme, par exemple, les péages prohibitifs, le pilotage obligatoire, les restrictions nocturnes, le mauvais balisage du chenal, la fermeture intermittente des ponts tournants. Il y a donc des degrés divers de liberté de navigation sur les fleuves internationaux et ces degrés changent selon les lieux, les circonstances et les politiques. La situation des canaux internationaux s'inscrit dans la même optique que celle des fleuves. Des canaux latéraux comme celui du Rhin franco-allemand ou la Nouvelle Voie maritime du Saint-Laurent sont internationalisés. La liberté de circulation sur les canaux de la Communauté économique européenne est effective entre les partenaires et la future liaison mer du Nord - Méditerranée donnera une nouvelle dimension à cette politique. Une longue tradition commerciale explique, plus que nulle part ailleurs au monde, l'usage intense des canaux en Europe occidentale et plus particulièrement au Benelux et dans sa périphérie immédiate. En effet, la nature du commerce international dans cette partie de l'Europe est conçue dans une optique libre-échangiste et mercantiliste ; dans un tel cadre conceptuel, il n'y a pas de place pour les jalousies ou les rivalités nationales. La création d'Europoort, à l'embouchure du Rhin près d'Amsterdam, [157] illustre parfaitement le choix politique des États de la Communauté européenne qui ont participé à sa fondation. Le canal de Suez, ouvert en 1869, fut longtemps perçu par la Grande-Bretagne comme un maillon essentiel de sa route des Indes. Sa nationalisation par l'Égypte en 1956, puis sa fermeture de 1967 à 1975 ont contribué à diminuer fortement son importance stratégique. Ses lacunes technologiques actuelles ne lui rendront pas sa prééminence circulatoire (profondeur de 10 m, navires plafonnés à 70 000 t de port en lourd). Jusqu'en 1967, son importance résidait dans le tran- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 141 sit de pétrole du golfe Persique vers les pays consommateurs d'Europe occidentale. L'apparition de supertankers géants de 200 à 400 000 t a rendu le canal totalement obsolescent car leur taille permet d'abaisser les coûts de main-d'œuvre et de fret. Ce changement technologique a d'ailleurs donné au cap de Bonne-Espérance une importance stratégique vitale. Enfin, l'internationalisation du canal de Suez n'est pas totale puisque celui-ci est fermé aux navires israéliens. Le canal de Panama, ouvert en 1914, a été localisé sur un territoire cédé à perpétuité aux États-Unis lors de la création de la République de Panama en 1903. La zone américaine de 16 km de largeur fait de l'État panaméen l'un des rares pays fragmentés au monde. Ses faiblesses techniques (12 m de profondeur, 152 m de largeur, écluses multiples) diminuent sa portée stratégique d'autant plus que les nouveaux procédés de conteneurisation permettent un transport terrestre à travers l'isthme. Le canal de Panama est « libre et ouvert à tous navires marchands ou militaires, de toutes nations en état de paix ou de guerre, sur des bases d'égalité ». Le canal de Kiel construit par l'empire des Hohenzollern et ouvert en 1903 permettait à l'Allemagne d'éviter les détroits danois pour son trafic entre la mer du Nord et la Baltique. Sa profondeur de 9 m le rend surtout utilisable pour les péniches et les barges poussées. La Nouvelle Voie maritime du Saint-Laurent, ouverte en 1959, et son annexe le canal Welland (jonction Érié-Ontario) permettent à Cleveland, Chicago, Milwaukee et Duluth [158] d'être aujourd'hui des ports de mer. Sa profondeur de 8 m assure l'accès aux navires ne dépassant pas 10,000 t de port en lourd. Le statut légal du « Saint Lawrence Seaway » diffère quelque peu de la plupart des canaux internationaux ; en effet, les écluses américaines de Sault-Sainte-Marie (jonction lac Huron - lac Supérieur) sont prohibées aux navires chinois et soviétiques, le pilotage canadien ou étatsunien est obligatoire pour tous les bateaux étrangers et, à cause du fort gel hivernal, la Nouvelle Voie maritime n'est ouverte que d'avril à décembre. La possibilité de rendre permanente la navigation est un projet actuel à l'étude. Le partage et l'utilisation concertée des bassins hydrographiques sont l'un des thèmes les plus délicats dans le compartimentage politico-territorial du monde actuel, car la contradiction entre l'augmentation massive des besoins en eau et la limitation des sources d'approvi- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 142 sionnement devient de plus en plus évidente 107. Chicago puise maintenant son eau dans le lac Michigan, ce qui contribue à abaisser le niveau du système Grands Lacs - Saint-Laurent d'autant plus que les eaux usées, au lieu d'être restituées au Michigan, sont envoyées vers le Mississippi. New York entre en concurrence avec Chicago pour son ravitaillement en eau. Le pompage massif de la Meuse en secteur belge a fait baisser sérieusement le niveau de celle-ci aux Pays-Bas. Tout État a le droit de faire ce qu'il veut des eaux douces situées sur son territoire. Toutefois, le droit international public stipule très clairement qu' « il est interdit pour un État d'arrêter ou de contourner le débit d'un fleuve se dirigeant vers un État voisin et d'en faire un usage pouvant causer des dangers dans l'État voisin ». Le Colorado River Compact (1922) signé entre sept États de l'Ouest étatsunien a permis d'instituer un système de quotas débiteurs et créditeurs entre partenaires fournisseurs et consommateurs d'eau ; ceci n'a pas empêché que de nombreux litiges soient [159] portés devant la Cour suprême à Washington. Le Columbia River Treaty (1964) établi entre la province canadienne de Colombie britannique et quatre États américains (Montana, Idaho, Washington, Oregon) consiste en la construction de 37 barrages sur le bassin de la Columbia en vue de la régularisation du débit, l'irrigation et la fourniture d'électricité (13 milliards de kilowattheure). Le Columbia River Treaty est l'exemple d'une coopération internationale positive et crée un précédent dans l'utilisation pacifique conjointe d'un bassin hydrographique 108. Malheureusement, le partage des bassins est souvent une source de conflits, surtout dans les pays à climat sec où le déficit hydrique prend carrément les allures d'une lutte pour le futur. La Californie fortement urbanisée dépend du Colorado pour son ravitaillement en eau et va chercher celle-ci par de coûteux et très longs aqueducs jusqu'à 400 km vers l'est. Le différend juridique Californie-Colorado nécessita cinq années d'audition à la Cour suprême. Dans le cas californien se pose maintenant, en termes aigus, le problème du transfert de l'eau d'un bassin dans un autre. L'urbanisation galopante freine l'irrigation agricole ; dans le comté de Los Angeles, par exemple, les terres irriguées ont diminué de 75% en dix ans. La 107 Pradyumna P. KARAN, Dividing the Water : A Problem in Political Geography, The Professional Geographer, 1961, vol. 13, n° I, p. 6-10. 108 W. R. D. SEWELL, The Columbia River Treaty : Some Lessons and Implications, The Canadian Geographer, 1966, vol. 10, n° 3, p. 145-156. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 143 même situation se retrouve dans des villes comme Denver, El Paso, Phoenix ou Tucson. La dépendance hydrique de ces États apparaît de plus en plus grande et la cherté de l'eau entraîne maintenant de douloureux problèmes de localisation industrielle car il est clair que le nord-ouest des États-Unis ne pourra plus être, dans un avenir rapproché, le pourvoyeur en eau douce 109. Plus grave encore est le problème du bassin de l'Indus partagé entre le Pakistan et l'Inde. Les six principaux tributaires de ce fleuve ont leur cours moyen et supérieur contrôlés par l'Inde, ce qui met le Pakistan à la merci de son voisin pour l'irrigation. Sous l'impulsion de la Banque [160] mondiale, le conflit a été réglé en 1960 par la création d'une Commission permanente de l'Indus et l'aide financière massive de six pays (États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande et Allemagne fédérale). Le bassin hydrographique du Jourdain contient une dimension conflictuelle encore plus grande parce qu'il est au centre d'une zone de tension internationale continuelle depuis 1947. Le Jourdain prend sa source au mont Hermon (Liban) pour se jeter 200 km plus au sud dans la mer Morte. Selon les endroits, il sert de frontière de facto ou de jure entre Israël et la Syrie, d'une part, et entre la Jordanie et Israël, d'autre part. Le climat sec et la population relativement importante des États concernés ont amené, depuis trente ans, une véritable surenchère vis-à-vis des ressources en eau. Le plan Johnson parrainé par I'ONU en 1955 visait à un partage scientifique des eaux du bassin du Jourdain mais fut refusé par la Syrie. A la pointe nord d'Israël (région de Qyriat Shemona), les sources sont captées et servent, entre autres, à la pisciculture dans des viviers géants. Le lac de Tibériade, fermé depuis 1932 par un barrage, forme un réservoir naturel d'un milliard de mètres cubes à partir duquel Israël mène l'eau par le National Water Carrier jusqu'au désert du Néguev. Le pompage concurrent du Yarmouk par la Syrie entraîne le déséquilibre hydrique car ce cours d'eau est le seul affluent d'importance pour le Jourdain. Les conséquences tangibles de cette noncoordination des politiques de l'eau sont l'épuisement des nappes phréatiques, la salinisation excessive de la mer Morte et du lac de Tibériade. En effet, dans ce climat sec, l'abus de pompage en amont 109 Franck QUINN, Water Transfers : Must the American West Be Won Again ? , The Geographical Review, 1968, vol. 48, p. 108-132. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 144 amène une remontée des sels à la surface du sol. A moyen terme, la seule solution sera de se tourner vers des usines nucléaires de dessalement de l'eau de mer 110. [161] 4. L'ESPACE AÉRIEN ET EXTRA-ATMOSPHÉRIQUE Retour au sommaire Les moyens de transport supersoniques et les télécommunications ont entraîné récemment un bouclage de l'espace terrestre et l'apparition de ce que Valéry appelait l'ère du monde fini. On constate donc maintenant que les processus et les espaces politiques ne sont plus seulement continentaux ou océaniques mais également aériens et cosmiques, au sens où ce dernier mot se rapporte à l'espace extraatmosphérique et interplanétaire. Le système des affaires mondiales, codifié par le droit international public, trouve une nouvelle dynamique de l'organisation politique dans cet espace conquis par l'humanité en 1957. Un premier problème surgit à propos de la frontière de l'espace aérien national et de celle du cosmos. Jusqu'où la souveraineté nationale s'étend-elle dans les airs ? L'autorité de l'État s'étend-elle indéfiniment vers le ciel ? Au contraire, n'y a-t-il pas plutôt une limite au-delà de laquelle il y a « ciel ouvert » comme l'on retrouve dans l'espace océanique une haute mer au-delà des eaux territoriales ? En d'autres termes, y a-t-il un plafond à la souveraineté nationale sur l'espace aérien ? Quand, en 1702, Bynkershoek posa les premiers rudiments du droit de la mer, il postula un principe intéressant imperiiim terrae finiri ubi finitur armorum. En traduisant cette loi en termes aériens contemporains, elle devient presque : « Si vous pouvez abattre un 110 C. G. SMITH, The Disputed Waters of the Jordan, Transactions and Papers of the Institute of British Geographers, 1966, vol. 40, p. 111-128 ; Moshe BRAWER, The Geographical Background of the Jordan Water Dispute, in Charles A. FISHER, Essays in Political Geography, London, Methuen, 1968, p. 225-242. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 145 avion, c'est qu'il n'a pas le droit d'être là » ; ainsi, L'URSS fut longtemps survolée par des avions-espions américains jusqu'au moment où elle mit au point une arme capable d'abattre ces engins. La confusion entourant la question des frontières de l'espace aérien explique l'existence de plusieurs théories. Une théorie laxiste estime que l'espace aérien est du même type juridique que la haute mer, c'est-à-dire qu'il est libre et ouvert à tous les États. Une théorie restrictive réaffirme avec vigueur le vieux principe du droit romain cujus est solum, ejus est usque ad coelum ; l'air étant donc parti intégrante du territoire de l'État, tout autre État doit négocier des licences de survol. [162] Une théorie de compromis considère que l'espace aérien fait partie de l'État mais que le libre droit de transit est garanti aux avions des autres États. Où commence et où finit réellement l'air territorial ? De 1919 à 1947, quatre conférences internationales se sont penchées sur ce point. La seule conclusion concrète de leurs travaux fut la consécration du concept d'espace aérien national défini comme le domaine où un engin volant soutenu par l'air peut évoluer. Aucun consensus international n'a encore été établi concernant les droits des États dans l'air territorial national 111. Le cosmos est-il un espace libre ou un espace partagé ? La question la plus fondamentale et la plus intrigante est de savoir quelle est l'essence de la souveraineté nationale dans le cosmos. En d'autres mots, où se situent les frontières politiques dans l'espace extraatmosphérique et interplanétaire ? Où cet espace commence-t-il réellement ? Jusqu'à quelle altitude les États peuvent-ils y exercer leurs droits traditionnels de souveraineté ? La réponse est très difficile car l'atmosphère a la particularité de ne pas se terminer de façon abrupte au contact du cosmos. En l'état actuel des choses et malgré l'avancement phénoménal de la science en ce domaine, la démarcation entre l'atmosphère et le cosmos ne peut reposer sur des données stables et sûres. À la suite des efforts de la Fédération aéronautique internationale, un consensus semble apparaître pour placer la limite cosmosatmosphère entre 40 et 160 km. Doit-on en conclure que l'espace aérien est national et que le cosmos est international ? Où alors, les corps célestes sont-ils susceptibles d'être appropriés par un État ? 111 John C. COOPER, The Right to Fly, New York, Holt Rinehart Winston, 1947 ; Saul B. COHEN, The Oblique Plane Air Boundary, The Professional Geographer, 1958, vol. 10, n° 6, p. 11-15. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 146 La théorie res communis estime que le cosmos ne peut être soumis à une appropriation par un État quelconque et donc détient un statut comparable à la haute mer. La théorie res extra commercium définit le cosmos comme un espace devant relever de l'Organisation des Nations Unies. [163] Enfin, la théorie antarctica considère le cosmos comme un espace démilitarisé, neutralisé et consacré à la recherche scientifique pour le bénéfice de l'humanité à la manière de l'Antarctique. En réalité, la situation actuelle du cosmos est un mélange entre la solution res communis et la solution antarctica 112. De 1967 à 1976, une série de conventions et traités ont peu à peu cerné le statut du cosmos : interdictions de toute revendication territoriale sur la Lune et les autres corps célestes, aide mutuelle pour les astronautes en détresse, militarisation de la Lune interdite, pollution lunaire prohibée, exploitation des ressources cosmiques ouverte à tous les États sans distinction 113. Autant la circulation cosmique est libre, autant la circulation aérienne est limitée. Il est paradoxal de constater que le plus libre de tous les moyens de transport est celui qui s'éloigne du trajet le plus court et adopte une configuration cartographique en ligne brisée parce qu'il place sur sa route des escales techniques et parce qu'il obéit aux restrictions juridiques auxquelles il est soumis. Ces restrictions revêtent différentes formes : négociation de droits de survol, autorisations d'atterrissage, imposition de corridors de navigation, limitation à certaines heures. Les couloirs d'accès aérien à Berlin-Ouest sont la meilleure illustration des entraves au transport par avion. Grâce aux efforts de l'Organisation de l'Aviation civile internationale, les droits de limitation, de passage innocent et d'atterrissage forcé ont été adoptés par la plupart des États. Étant donné que la pollution aérienne ne connaît pas de frontières, la conservation de l'atmosphère est maintenant devenue un centre d'intérêt dans les affaires mondiales. La Déclaration de l'Environnement humain adoptée à Stockholm en 1972 par 114 États souverains est la 112 H. L. GOODWIN, Space : Prontier Unlimited, Princeton, Van Nostrand, 1962. 113 Robert W. PETERSON, Space : From Gemini to the Moon and Beyond, New York, Facts on File, 1972 ; Lincoln P. BLOOMFIELD, Outer Space : Prospects for Man and Society, Englewood Clins, Prentice Hall, 1962. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 147 première [164] constitution universelle contre la pollution aérienne par les déchets industriels et nucléaires. Le traité de Moscou (1963) sur l'interdiction des explosions nucléaires dans l'air et l'eau et le traité de Tlatelolco (1967) dénucléarisant toute l'Amérique latine apportent au monde entier une garantie contre le danger atomique. L'espace aérien et le cosmos ont acquis peu à peu une importance politique très grande dans le vaste domaine des télécommunications. Malgré les législations internationales en vigueur et en l'état actuel des techniques, l'éther et le cosmos sont saturés par les ondes hertziennes ; en ce sens, les émissions radiotélédiffusées sont une autre forme de pollution aérienne. Les télécommunications abolissent l'intégrité des frontières d'État dans la mesure où certaines stations émettrices pratiquent la guerre des ondes ou servent comme arme politique et dans la mesure également où d'autres, plus pacifiquement, jouent le rôle de lien avec les ressortissants nationaux établis à l'étranger ou encore servent comme moyen de promotion culturelle au-delà des frontières. Par son utilisation en télécommunications, le cosmos est devenu un élément globalisant et rapprocheur pour l'humanité. Les satellites type Intelsat permettent la transmission d'images télévisées en Mondovision ou le passage simultané de 6 000 communications téléphoniques. La technologie des satellites a offert des possibilités immenses à la météorologie, à la télédétection, au contrôle du trafic maritime et aérien. Dorénavant, grâce aux satellites synchrones de télécommunication, il est possible d'effectuer des conférences simultanées, d'accéder aux banques de données, de pratiquer l'enseignement audiovisuel ou la géodésie. L'existence d'un langage informatique mondial comme le Fortran et d'un espéranto scientifique comme la langue anglaise renforce l'usage « communicationnel » et circulatoire du cosmos. Incontestablement, l'espace extra-atmosphérique rend les hommes plus proches voisins en annulant l'impact négatif des barrières physiques ; de ce fait, il favorise une plus grande uniformité de l'humanité en diminuant les différences culturelles. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 148 [165] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE Deuxième partie. Politique publique et géographie Chapitre II LE SYSTÈME INTERNATIONAL Retour au sommaire Le monde politique actuel est un monde divisé à cause des limites physiographiques imposées par la nature et à cause des décisions humaines. Une approche géographique du système international contemporain nécessite une évaluation des relations réciproques entre les groupes politiques et leur assise physique et culturelle. De la Renaissance à la Première Guerre mondiale, l'État national fut la clef de voûte incontestée du système international. À la suite de la Grande Guerre, de nouvelles formes politico-territoriales sont apparues à la surface du globe : Union des Républiques soviétiques socialistes, Commonwealth britannique des Nations, Communautés européennes, Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord, Pacte de Varsovie, Ligue arabe... Toutes ces organisations débordent le cadre national traditionnel et exploitent les avantages spécifiques de leur vaste superficie. Un mouvement planétaire apparemment contradictoire est observable à l'heure actuelle : alors que les associations internationales se multi- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 149 plient, il est important de ne pas perdre de vue un mouvement récurrent dans la direction opposée que l'on peut identifier comme une résurgence tardive du nationalisme. Le redécoupage de la carte politique du monde est à la fois le résultat de l'innovation technologique et de la fermentation idéologique. L'innovation technologique a permis à beaucoup d'États d'envisager une approche globale de leurs problèmes de sécurité économique et militaire. De ce fait, une disparité [166] est apparue parmi les États causant même la naissance de satellites politiques évoluant autour de certaines grandes puissances. Le ferment idéologique, dans sa version nationaliste appliquée, explique le démantèlement des empires coloniaux en une pléthore de nouveaux petits États balkanisés. De plus, grâce aux moyens modernes de communication, les doctrines idéologiques débordent le cadre national, s'exercent à l'échelle universelle et deviennent ainsi de nouveaux systèmes multinationaux. Finalement, les relations politiques entre les États sont influencées par la valeur stratégique de l'espace. 1. DÉCADENCE DU COLONIALISME ET RÉSURGENCE DU NATIONALISME Retour au sommaire Le colonialisme est le véhicule par lequel les idées et les technologies européennes furent répandues dans le monde. L'immigration massive en provenance d'Europe explique pourquoi quelques États du globe sont carrément néo-européens (Canada, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande). La décennie actuelle marque, la fin historique de deux siècles d'une décolonisation commencée en 1776 par l'indépendance des États-Unis et achevée en 1975 par l'indépendance de l'Angola et du Mozambique. Le colonialisme se distingue donc comme un processus impliquant le peuplement de terres situées outre-mer à partir d'une métropole européenne ; ce processus apporte dans ces terres vides ou semi-vides une culture et une technologie étrangères. Le colonialisme a revêtu des formes spatiales différentes. Le colonialisme primaire ou d'encadrement s'occupait de la mise en valeur des terres et de l'encadrement des populations indigènes. Les expériences françaises, belges et allemandes relevaient de ce processus. Le colonialisme André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 150 secondaire ou de peuplement visait à acquérir un territoire vide pour le peupler par des colons envoyés de la métropole : ce fut le système britannique. Des types mixtes ont pu [167] cependant intervenir ici et là. Le colonialisme est une notion organiciste proche de la doctrine de l'espace vital et, à l'exception du cas russe, il a toujours été le fait d'États maritimes. Contrairement à une opinion répandue, l'impérialisme est distinct du colonialisme dans la mesure où il s'agit d'un processus visant à régenter un peuple indigène en transformant ses idées, ses institutions et ses biens. La Révolution française, mouvement nationaliste par excellence, a engendré, à travers les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes, un impérialisme diffusé dans le reste de l'Europe. Le choc en retour fut la montée des nationalismes européens et l'apparition de nouveaux États qui devinrent ensuite des puissances coloniales (Allemagne, Italie, Belgique). Au XIXe siècle, la force d'un État se mesurait à ses colonies, ce qui entraîna une forte compétition entre quelques puissances, et ce colonialisme outre-mer fit apparaître au XXe siècle le nationalisme de couleur. La Grande-Bretagne fut la seule puissance à avoir une vision mondiale du colonialisme ; toutes les autres se cantonnèrent plutôt dans des approches continentales sectorielles. Le motif principal du colonialisme fut surtout d'ordre économique mais quelques colonies représentèrent un véritable boulet à traîner pour leur métropole. D'autres colonies furent valorisées par des cultures qu'elles ignoraient auparavant. Il est difficile d'établir un solde entre les débits et les crédits à facturer au compte du colonialisme d'autant plus qu'il y eut plusieurs catégories dans ce processus politico-territorial spécifique. Le colonialisme portugais fut de type provincialiste ou « associatif » tandis que le colonialisme belge s'appuyait sur un contrôle, un entretien mais non sur une organisation. Le colonialisme français fut fondé sur l'assimilation culturelle. La culture française fut diffusée et demeura après la décolonisation, ce qui explique le développement d'une élite indigène totalement francisée, adoptant le mode de vie et les valeurs françaises. Le colonialisme britannique a été le moins centralisateur de tous les colonialismes européens. [168] S'appuyant sur le principe du gouvernement indirect, il empêcha la destruction des cultures indigènes et amena beaucoup de ses colonies à l'autodétermination et à l'indépendance graduelle sous le drapeau britannique. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 151 La rapidité de la décolonisation et la vague subséquente du nationalisme étaient inattendues. Le nationalisme des nouveaux États indépendants n'a aucune commune mesure avec le nationalisme militant de l'Europe du XIXe siècle qui reposait, d'abord et avant tout, sur la langue et la nationalité. Or les anciennes colonies sont, chacune, un véritable magma tribal, dialectal et religieux, à l'exception toutefois des pays arabes où la langue et la religion sont un ciment unificateur. Le nationalisme des nouveaux États afro-asiatiques est essentiellement de l'anticolonialisme. Aucune force de remplacement à cet anticolonialisme n'est actuellement trouvée ; aussi l'entretient-on pour maintenir vivace le sentiment nationaliste. Après le départ des Néerlandais en 1949, le nationalisme indonésien a été entretenu contre les Pays-Bas qui occupaient encore l'Irian, puis il s'est tourné contre la Malaysia à qui l'on reprochait sa souveraineté sur le nord de Bornéo ; ensuite, le nationalisme indonésien s'est tourné contre le Portugal à cause de Timor puis contre les Philippines à propos des musulmans de Mindanao. Le néo-colonialisme ou impérialisme économique sert les mêmes buts dans la mesure où il maintient un nationalisme qui, sans cela, s'écroulerait. Le nationalisme africain a longtemps été maintenu par la question portugaise en Angola et au Mozambique ; actuellement, la République sud-africaine avec ses pratiques ségrégationnistes entretient ce type de militantisme. L'absence d'unité linguistique et ethnique explique pourquoi la plupart des États nouvellement indépendants sont des dictatures militaires. Le parti unique est la réponse à l'absence de consensus national, absence qui conduit inévitablement au tribalisme. L'armée est le seul corps social de ces pays à posséder le sens de l'intégrité territoriale, stade préliminaire au nationalisme. D'une façon très imprécise, les peuples colonisés pensaient [169] que l'accession à l'indépendance signifierait la fin de l'exploitation économique et l'accession à une santé collective généralisée. L'absence d'indépendance politique apparaissait donc comme l'explication du fossé entre les colonies et leurs métropoles de tutelle. Lors du référendum de 1958 proposé par de Gaulle sur les institutions de la Ve République et de la Communauté française, la Guinée vota non et acquit automatiquement l'indépendance. La fin de l'assistance française et l'inexpérience politique lui coupèrent les marchés et l'aide économique. Cette situation lui porta atteinte pendant de nombreuses années. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 152 À cause du découpage uti posidetis de l'Afrique et de l'Amérique latine, les cadres humains des nouveaux États ne sont pas homogènes et il en résulte une série de conflits actifs ou sous-jacents dus à la partition des ethnies de part et d'autre de frontières internationales surimposées. Le tribalisme, l'indépendance fragile, le sous-développement, la partition ethnique sont autant d'éléments qui pèsent contre les nouveaux États. Comme Pounds le souligne avec pertinence, c'est avec une régularité monotone que les premiers ministres de ces pays déclarent, lors d'un début de mandat, qu'ils essaieront de développer leur pays et qu'ils accepteront toute aide économique quelle que soit son origine 114. La politique de non-alignement et de neutralisme évite l'attachement à des liens politiques trop étroits avec les pays fournisseurs d'aide ; l'Afghanistan est le meilleur exemple d'un tel choix. Certaines puissances riches orientent leur aide aux États nouvellement indépendants en fonction de critères politiques ; pour les anciennes colonies devenues indépendantes, l'illusion est grande d'envisager le développement comme une source de puissance et de prestige. L'écart grandissant entre les États riches et les États pauvres, la détérioration des termes de l'échange ont accentué, parmi les anciennes colonies, l'émergence d'un sentiment anti-occidental. [170] 2. SUPRANATIONALISME ET ORGANISATIONS INTERNATIONALES Retour au sommaire Une vision darwinienne du territoire politique envisage l'État comme une entité organique obéissant aux lois de la croissance biologique, ce qui entraîne une lutte pour la survie, donc des conflits entre États. Aucun argument empirique ou logique ne peut étayer cette théorie. L'étude des organisations internationales apporte une vision beaucoup plus généreuse aux relations interétatiques en ce sens que la coopération internationale est une forme beaucoup plus positive de 114 Norman J. G. POUNDS, Political Geography, New York, McGraw Hill, 1972, p. 416. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 153 survie et de lutte commune face au choc du futur. Beaucoup d'États mûrs ou vieux ont ainsi dépassé le stade du nationalisme. L'idée d'unification de l'Europe occidentale montre le passage graduel du chauvinisme étriqué à une sublimation de type supranational concrétisée par l'élection du Parlement européen au suffrage universel. L'expérience européenne est même considérée par certains comme la genèse d'un nouveau genre de super-État en voie d'émergence. Les organisations mondiales sont peu nombreuses. De 1920 à 1940, la première tentative dans ce domaine fut la Société des Nations fondée par les États signataires du traité de Versailles. Conçue par Wilson, elle visait à lutter contre les guerres agressives et à former un instrument de sécurité collective, mais l'isolationnisme américain la priva d'une partie de son influence. Elle plaça les colonies allemandes sous mandat, créa la Cour internationale de Justice et régla les problèmes frontaliers d'Europe centrale. Par contre, elle fut impuissante à stopper l'agression italienne et japonaise malgré l'arme du boycottage économique. Son successeur, l'Organisation des Nations Unies, fut créé par la Charte de San Francisco du 26 juin 1945. L'importance de I'ONU ne réside pas tant dans le forum de l'Assemblée générale et la stérilité permanente du Conseil de Sécurité mais plutôt dans ses agences subsidiaires dont le travail discret est certainement plus approfondi (FMI, FAO, OMS, BIT, UNESCO, UNICEF...). [171] Les organisations internationales adoptent plutôt un angle fonctionnel. Certaines sont des groupements stratégiques et militaires comme l’OTAN OU le Pacte de Varsovie. D'autres sont des groupements politiques comme, par exemple, le Conseil de l'Europe fondé en 1949. Forum pour l'échange d'idées, le Conseil de l'Europe, malgré son absence d'autorité, a influencé les politiques européennes par ses conclusions et ses suggestions. D'autres organisations sont essentiellement culturelles, S'appuyant sur des liens ethniques, linguistiques ou historiques, elles œuvrent pour promouvoir l'unité, coordonner les politiques, disséminer l'information et proposer des fonds. C'est le cas de l'Organisation des États américains, du Commonwealth britannique des Nations ou de l'Organisation de l'Unité africaine. La Ligue arabe, créée en 1948, s'appuie sur la langue arabe et la religion islamique ; dans les faits, elle prend surtout le visage d'une association antisioniste. Un autre type d'organisation internationale est celui formé par les André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 154 organismes économiques comme le Benelux, le Comecon, l'Alliance pour le Progrès ou le Plan Colombo. L'Alliance pour le Progrès, conçue par Kennedy, fonctionne comme une entreprise de répartition de fonds étatsuniens en Amérique latine. Elle a difficilement échappé à la critique d'être un organe d'impérialisme économique et de néocolonialisme dans la mesure où son pourvoyeur financier domine le commerce du sous-continent latino-américain. La Communauté européenne est un genre très particulier d'organisation internationale. Les trois organes fondateurs (CEE, CECA et EURATOM) ont fusionné, les douanes ont été supprimées entre les États membres et un tarif extérieur commun a été institué tandis qu'une taxe interne (la TVA) sert à alimenter le budget communautaire. La Communauté européenne est dotée d'un exécutif bicéphale (Commission, Conseil des Ministres), d'un législatif (Parlement européen) bientôt élu au suffrage universel et d'un judiciaire (Cour de Justice). L'Union européenne doit être créée vers 1980 comme étape finale de ce processus original caractérisé [172] par un mélange d'idéalisme tempéré par le pragmatisme. L'expérience du Marché commun marque ainsi un point tournant dans l'histoire des nationalismes sectaires qui ont si longtemps fleuri en Europe. Elle se fonde, de plus, sur la coopération franco-allemande qui remplace une inimitié héréditaire jalonnée par trois guerres successives en moins de soixante-dix ans. Sa conception combine l'appréciation des intérêts mutuels des participants avec une croyance imaginative dans les promesses d'une collaboration interétatique. Les organisations internationales ont des implications géographiques peu connues mais considérables. Beaucoup de grandes capitales et de nombreuses villes à travers le monde hébergent les quelque 2 300 organismes onusiens, européens, gouvernementaux ou non gouvernementaux existant actuellement. Il y a donc une « empreinte internationale » dans beaucoup de ces villes. Raffestin, dans une étude pertinente sur la question, a fort bien montré comment l'implantation de la Société des Nations avait facilité le désenclavement aérien de Genève. Il a souligné également le cas du CERN (Centre européen de Recherche nucléaire) qui est une association scientifique internationale exemplaire et de grande dimension. Ses 80 ha d'implantation se localisent à cheval sur la frontière franco-suisse, dont 39 ha dans le département de l'Ain et 41 ha dans le canton de Genève. L'implantation André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 155 de cet organisme international a eu des conséquences directes sur l'industrie, le commerce et les services locaux de Genève par des phénomènes de ricochets 115. 3. NOUVEAUX SYSTÈMES MULTINATIONAUX Retour au sommaire Depuis quelques années, l'on assiste à l'apparition de relations mondiales qui n'ont plus l'État national comme point d'appui traditionnel. À défaut d'autres termes, ces cadres différents peuvent être identifiés comme de nouveaux [173] systèmes multinationaux. Les mouvements idéologiques représentent le premier élément important de ces nouveaux systèmes. Dans un passé récent, le Komintern (19191943) et le Kominform (1947-1956) se définirent comme des organes multinationaux de propagation et de coordination du marxismeléninisme. Ce genre d'organisation possédait des états-majors permanents, des assemblées régulières, des publications et des structures réparties dans le monde. L'Internationale socialiste qui regroupe la totalité des partis sociaux-démocrates et socialistes non marxistes d'Europe s'inscrit dans ce type de système multinational. La IVe Internationale englobant la plupart des organisations trotskystes du monde apparaît comme le prototype parfait d'un organe multinational idéologique totalement situé en dehors du cadre des États. Un réseau plus complexe et plus obscur est formé par les mouvements associés au problème palestinien (OLP, Septembre noir, Armée Rouge japonaise, anarchistes allemands, groupe Carlos). À partir d'une question territoriale délimitée (la Palestine) s'est ainsi formée dans le monde une toile d'araignée de groupuscules plus ou moins coordonnés qui lancent ici et là des actions d'éclat (raids terroristes, détournements d'avions, prises d'otages, occupations d'ambassade). Dans le domaine religieux, on ne saurait sous-estimer le rôle d'un système multinational comme le Conseil œcuménique des Églises ou 115 Claude RAFFESTIN, Géographie et organisations internationales, Annales de Géographie, 1970, vol. 79, n° 434, p. 470-480. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 156 le Vatican. Les 44 ha de la Cité du Vatican n'empêchent pas la papauté de jouer un rôle actif sur la scène internationale. Comme chef moral et religieux de plus d'un demi-milliard de fidèles, le pape apporte une contribution significative et une perspective constructive aux grands problèmes du monde actuel. Des encycliques comme Mater et Magistra (1961) ou Pacem in Terris (1963) furent des documents à connotation politique dont la portée fut considérable. En 1973-1975, le Vatican fut membre de plein droit de la Conférence d'Helsinki sur la sécurité européenne ; ce fut d'ailleurs la première assemblée internationale où l'Église participa comme adhérent actif. L'internationalisation du commerce et du capital a engendré [174] depuis quelques décennies l'apparition de multinationales géantes qui ont supprimé les intermédiaires et concentré de vastes branches économiques entre leurs mains. Des sociétés comme United Fruit, ITT, Exxon, General Food, Shell, Unilever sont les modèles d'organisations économiques mondiales devenues plus puissantes que les États. On estime que 15 % du produit national brut mondial est le fait des multinationales parmi lesquelles 24% sont américaines, 22% étrangères et 34 % mixtes. L'indépendance économique des États nationaux est mise en danger par l'existence de ces corporations géantes qui élaborent des stratégies mondiales ignorant les frontières. Beaucoup d'États nouvellement indépendants les considèrent comme des instruments de domination à la solde des nations riches. Il est arrivé souvent que la politique étrangère des États-Unis soit formulée en fonction de la préservation des intérêts des multinationales américaines. Le défi américain analysé par Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967 est beaucoup plus le défi lancé par les multinationales américaines contre l'Europe qu'un défi lancé par le gouvernement étatsunien lui-même. Même si les multinationales apportent une contribution positive en termes d'investissements, de transfert technologique, de promotion en gestion, elles se présentent cependant comme des instruments disproportionnés en provenance des sociétés industrielles ou postindustrielles avancées. De ce fait, les conflits sont inévitables entre l'État national et les corporations industrielles géantes. D'un côté, le nationalisme implique une forte cohésion dans la société locale et une certaine résistance contre l'étranger ; de l'autre, la multinationale exerce inévitablement un contrôle à l'intérieur de la société nationale pour tirer bénéfice de ses propres activités. Le nationalisme maximise l'énergie sous-jacente André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 157 d'une nation tandis que la multinationale cherche à maximiser son profit global. Les processus de distribution des ressources, l'application des décisions ou la définition de buts sont souvent contradictoires entre l'État et la multinationale. Toutefois, étant accoutumée à la décentralisation [175] des opérations malgré un centre unifié de décision, la multinationale peut aider les gouvernements dans leurs politiques publiques de développement en s'insérant dans les processus de rééquilibrage et d'abolition des disparités régionales. Bien utilisée, la multinationale peut servir comme instrument de décentralisation industrielle au service de l'État. Le mouvement syndicaliste international représente un autre système multinational placé au-dessus des gouvernements et transcendant les fonctions politiques. Le syndicalisme international peut être perçu comme un contrepoids aux corporations industrielles géantes dans la mesure où celles-ci élaborent leurs stratégies en dehors des procédures locales. La Fédération internationale des Syndicats fut créée en 1913 tandis qu'en 1920 naissait la Fédération internationale des Syndicats chrétiens devenue en 1968 la Confédération mondiale du Travail (CMT). Cet organisme englobe 14 millions de personnes réparties dans 90 pays (la CFDT en est membre). Le deuxième organisme syndical mondial est représenté par la Confédération internationale des Syndicats libres (CISL) regroupant 51 millions de personnes dont le Trade Union Congress britannique, la DG allemande, la CISL italienne et Force Ouvrière. Enfin, la Confédération mondiale des Syndicats, de tendance communiste, regroupe 150 millions de personnes affiliées aux syndicats des États marxistes ; pour la France, la CGT adhère à la CMS. Enfin, en 1973, a été créée la Confédération européenne des Syndicats formée de 17 centrales représentant 29 millions de personnes dans les États membres de la CEE et de I'AELE. La coordination internationale des syndicats peut aboutir à des grèves concertées visant une multinationale opérant sur plusieurs États : ce fut le cas, en 1973, dans les usines Michelin de Grande-Bretagne, de France et d'Italie. Le développement récent d'un sentiment d'identité séparée entre les États riches et les États pauvres a entraîné la formation d'un système multinational de type fonctionnel dont I'OPEP est le meilleur prototype. Fondée en 1960, l'Organisation des Pays exportateurs de Pétrole est devenue [176] aujourd'hui une arme qui fait trembler les États riches. Douze pays se sont unis pour coordonner le marché mondial du pétro- André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 158 le et y dicter leurs conditions (Iran, Irak, Arabie Saoudite, Koweit, Abu Dhabi, Qatar, Libye, Algérie, Nigeria, Venezuela, Équateur, Indonésie). Cette coopération unique au monde parmi les exportateurs de matières premières a été l'un des détonateurs de la crise économique chez les États riches consécutive à la guerre du Kippour. Dorénavant, toute augmentation du prix du baril de pétrole a des répercussions sur les économies devenues fragiles des États industriels. Finalement, le système international contemporain montre une fluidité et une dynamique plus importantes qu'avant 1939. Les principes et les problèmes de ce système sont de plus en plus difficiles à codifier. Au clivage traditionnel démocratie-totalitarisme se superposent aujourd'hui d'autres schémas dont l'opposition Nord-Sud entre États riches et pauvres est la plus visible expression. Des changements politicoterritoriaux émergents peuvent être distingués en cette fin de la décennie soixante-dix. Ces changements s'ajoutent à des constantes déjà existantes : accroissement rapide de la population mondiale spécialement en Asie de l'Est et du Sud, fossé technologique grandissant entre les puissances mondiales et les nouveaux États, disparition des empires coloniaux et remplacement par une multitude d'États faibles. S'inscrivant, soit dans des schémas mondiaux, soit dans des schémas régionaux, les changements politico-territoriaux contemporains se résument comme suit : émergence de macro-régions idéologiques, développement d'entités supranationales, mutation et déclin rapide des zones-tampons, montée du régionalisme et du tribalisme à l'intérieur des États, développement oriental du noyau soviétique, ascension de la Chine comme puissance mondiale et signification grandissante du Pacifique 116. 116 André-Louis SANGUIN, Transformation et signification de la géographie politique du Pacifique-Sud, The Canadian Geographer, 1976, vol. 20, p. 233-239. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 159 [177] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE CONCLUSION Retour au sommaire La révolution technologique et les changements sociétaux qui ont pris place dans le monde d'aujourd'hui ont affecté la signification politique et internationale d'éléments géographiques comme la localisation, la distance, l'espace, le terrain, le climat et les ressources. Les bases géographiques continentales ou maritimes ont perdu de leur valeur politico-militaire. L'insularité n'est plus un élément protecteur tandis que les bases outre-mer n'ont plus grande signification à l'heure des sous-marins nucléaires et des flottes de porte-avions géants. Ainsi, à cause de la nature et du rythme du changement technologique, le fossé entre l'image et la réalité semble à la fois plus large et plus dangereux que dans aucune autre période depuis la formation du système international moderne 117. La révolution néo-technique a facilité petit à petit le bouclage de l'espace terrestre. En même temps, est apparue une mondialisation de l'économie dans une interdépendance de plus en plus étroite dont la preuve a été fournie par la crise pétrolière de 1974. Les médias électroniques d'information, totalement universalisés, ont mis en relief, d'une façon éclatante, la compression du temps et de l'espace. Ces éléments fondamentalement nouveaux dans la di117 Harold et Margaret SPROUT, Geography and International Politics in an Era of Revolutionary Change, Journal of Conflict Resolution, i960, vol. 4, n° 1, p. 145-161. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 160 mension espace-politique menacent indirectement l'intégrité des États nationaux et font perdre aux frontières leur signification traditionnelle. En 1957, Herz se demandait si l'on n'assistait pas à un défi lancé contre les identités nationales, [178] à un déclin et à une démission de l'État territorial 118. Pendant des siècles, en effet, l'État national fut l'unité politique de base la plus représentative. La territorialité fut la caractéristique fondamentale de l'État car elle représentait son autoidentification comme surface entourée d'une frontière défensive et comme outil capable d'assurer la protection de ses ressortissants. Devant le développement de l'arme nucléaire, la territorialité est devenue beaucoup plus perméable et a rendu plus obsolescente la notion d'État national. Se rétractant sur quelques-unes de ses idées, Herz a revisité l'État national et pense qu'il demeure, quoi que l'on fasse, l'acteur principal dans le système international 119. La résurgence postcoloniale du nationalisme, les lézardes dans les blocs idéologiques, les réactions parfois inattendues des opinions locales sont autant d'éléments additifs revalorisant l'État national. Dans l'ère post-colombienne, tous les événements mondiaux sont reliés dans un système où la contiguïté, l'interaction et l'interdépendance sont catalytiques. L'espace cosmique a offert aux États nationaux l'opportunité de contribuer à l'avancement de la paix et au bienêtre général de l'humanité. Il est remarquable de constater que le nationalisme paraît avoir été transcendé à la fois dans le cosmos et dans la communauté internationale des chercheurs et des hommes de science. En effet, ces derniers semblent plus avancés que les autres groupes humains dans la coordination des efforts pour s'attaquer aux problèmes globaux parce qu'ils perçoivent la terre comme un système total dans lequel les frontières et les nationalités comptent peu. Au-delà du dominium terrae et du dominium maris, un nouvel œcuménisme a été réellement aménagé dans le dominium cosmicus et il a relégué à l'arrière-plan les distinctions nationalistes stériles. L'émergence politique de l'exosphère met [179] donc en place les dimensions d'une nouvelle territorialité fondée sur l'interdépendance et l’universalisme mais ne faisant pas nécessairement disparaître l'État national, base tradition118 John HERZ, The Rise and Demise of the Territorial State, World Politics, 1957, vol. 9, n° 4, p. 473-493. 119 John HERZ, The Territorial State Revisited, Reflections on the Future of the Nation-State, Polity, 1968, vol. 1, n° I, p. 11-34. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 161 nelle de l'espace terrestre ; aussi est-il difficile de dire maintenant comment l'Age du Cosmos sera différent de l'Age de la Terre. Lavée de toutes les compromissions de la première moitié de ce siècle et débarrassée des tutelles idéologiques qui ont si longtemps empoisonné son existence, la géographie politique dont l'horizon reste ouvert apparaît comme une clef fondamentale pour la compréhension de la dynamique politique de l'espace humanisé. Elle est l'approche la plus pertinente pour apprécier la portée et la signification territoriales de l'État, de la politique publique et des affaires internationales du temps présent. [180] André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 162 [181] LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Retour au sommaire Les études suscitées par la géographie politique sont extrêmement nombreuses mais elles se caractérisent par une dichotomie entre une abondante littérature anglo-saxonne et une très faible contribution en langue française. Le lecteur pourra se reporter à notre récente compilation de 3 150 titres sur le sujet : SANGUIN (André-Louis), Géographie politique : Bibliographie internationale, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1976, 232 pages. Les ouvrages qui figurent dans la bibliographie suivante constituent un choix qui permettra de s'orienter pour une première approche du problème. BERGMAN (Edward F.), Modern Political Geography, Dubuque (Iowa), Wm. C. Brown Company Publishers, 1975. BERTRAND (Michel), Géographie de l'administration, Paris, Génin, 1974. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 163 BLIJ (Harm J. de), Systematic Political Geography, New York, John Wiley, 1973, 2e éd. BRUNN (Stanley D.), Geography and Politics in America, New York, Harper & Row, 1974. BUCKHOLTS (Paul), Political Geography, New York, The Ronald Press, 1966. BUSTEED (M.A.), Geography and Voting Behaviour, London, Oxford University Press, 1975. CLAVAL (Paul), Régions, nations, grands espaces, géographie générale des ensembles territoriaux, Paris, Editions M.-Th. Génin, 1968. COHEN (Saul B.), Geography and Politics in a World Divided, New York, Oxford University Press, 1973, 2e éd. COLBY (Charles C), Géographie Aspects of International Relations, Freeport (New York), Books for Libraries Press, 1969, 2e éd. COLE (John P.), Geography of World Affairs, Baltimore, Penguin Books, 1972, 4e éd. COPPOCK (J. T.) et SEWELL (W. D.), The Spatial Dimensions of Public Policy, New York, Pergamon Press, 1976. Cox (Kevin R.), Conflict, Power and Politics in the City : A Géographie View, New York, McGraw-Hill, 1973. Cox (Kevin R.), REYNOLDS (David R.) et ROKKAN (Stein), Locational Approaches to Power and Conflict, New York, Halsted Press, John Wiley, 1974. [182] DIKSHIT (Ramesh D.), The Political Geography of Federalism, London, The Macmillan Press Ltd, 1976. EAST (W. Gordon) et PRESCOTT (J. R. V.), Our Fragmented World. An Introduction to Political Geography, London, The Macmillan Press Ltd, 1975. FISHER (Charles A.), Essays in Political Geography, London, Methuen, 1968. FREEMAN (T. W.), Geography and Regional Administration, London, Hutchinson University Library, 1968. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 164 GARRY (Robert), Géographie politique, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1968. GEORGE (Pierre), Panorama du monde actuel, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, coll. « Magellan », n° 1. GOTTMANN (Jean), La politique des États et leur géographie, Paris, Librairie Armand Colin, 1952, coll. « Sciences politiques ». GOTTMANN (Jean), The Significance of Territory, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973. GUICHONNET (Paul) et RAFFESTIN (Claude), Géographie des frontières, Paris, Presses Universitaires de France, 1974, coll. « Le Géographe », n° 13. JACKSON (W. A. Douglas) et BERGMAN (Edward F.), A Geography of Politics, Dubuque (Iowa), Wm. C. Brown Company Publishers, 1973. JACKSON (W. A. Douglas) et SAMUELS (Marwyn S.), Politics and Geographic Relationships, Toward a New Focus, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall Inc., 1971, 2e éd. JONES (Stephen B.) et MURPHY (Marion F.), Geography and World Affairs, Chicago, Rand McNally, 1971, 3e éd. KASPERSON (Roger E.), et MINGHI (Julian V.), The Structure of Political Geography, Chicago, Aldine Publishing Company, 1972, 2e éd. MASSAM (Bryan H.), The Spatial Structure of Administrative Systems, Washington, Association of American Geographers, 1972, Resource Paper n° 12. MASSAM (Bryan H.), Location and Space in Social Administration, London, Edward Arnold Publishers, 1975. MUIR (Richard), Modem Political Geography, New York, Halsted Press, John Wiley, 1975. PELLEGRINI (Giacomo C.), Geografia e Politica del territorio, Milano, Vita e Pensiero, 1974. PLATT (Rutherford H.), Land Use Control : Interface of Law and Geography, Washington, Association of American Geographers, 1976, Resource Paper n° 75-1. André-Louis Sanguin, La géographie politique. (1977) 165 [183] POUNDS (Norman J. G.), Political Geography, New York, McGraw-Hill, 1972, 20 éd. PRESCOTT (J.R.V.), The Geography of State Policies, London, Hutchinson University Library, 1968. PRESCOTT (J.R.V.), Political Geography, London, Methuen, 1972. PRESCOTT (J.R.V.), The Political Geography of the Oceans, New York, Halsted Press, John Wiley, 1975. SANGUIN (André-Louis), L'évolution et le renouveau de la géographie politique, Annales de Géographie, 1975 ; vol. 84, n° 463, p. 275296. SCHWIND (Martin), Allgemeine Staatengeographie, Berlin, Walter de Gruyter, 1972. SOJA (Edward W.), The Political Organisation of Space, Washington, Association of American Geographers, 1971, Resource Paper n° 8. Fin du texte
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