Discours prononcé par Cécile Delens le 4 février 2014, lors de la remise du titre de docteur honoris causa de l'UCL à Anne Teresa De Keersmaeker Mesdames, Messieurs, Chère Madame De Keersmaeker, Vous exprimez «un grand désir d’aller vers une économie de moyens (…) pour obtenir une intensité maximale ». Vous le dites en anglais : « Less is more ». Ce minimalisme au cœur de votre œuvre, votre manière d’être le porte également de façon impressionnante. En vous, la sobriété manifeste sa force et sa noblesse. L’absence d’ornements inutiles, la rigueur fondamentale deviennent axiomes de votre démarche de recherche artistique. Vous allez à l’essentiel, pour offrir plus. Vous découvrez la danse comme une évidence de petite fille dans le contexte de la période de gloire du Ballet du XXe et de Maurice Béjart. Vous étudiez à Mudra, son école de danse, ensuite à la Tisch School of the Arts à l’Université de New York. Vous débutez en même temps comme chorégraphe. De retour à Bruxelles, vous formez la compagnie Rosas. Vos premières créations, avec, notamment, Michèle-Anne De Mey, l’artiste en résidence à l’UCL cette année, vous valent rapidement une renommée internationale. En résidence à la Monnaie, vous créez « P.A.R.T.S », structure internationalement réputée de formation en danse. Votre approche du mouvement dansé est caractérisée par l’exploitation approfondie d’un vocabulaire gestuel d’apparence simple. Fascinée par la géométrie, vous examinez les intersections entre la forme d’un mouvement, sa sensualité, la structure architecturale de l’action et l’émotion qui se dégage de l’ensemble. Le corps peut incorporer les idées les plus abstraites qui soient. La relation entre danse et musique est une force motrice de vos créations. La musique minimaliste inspire plusieurs de vos chorégraphies emblématiques, mais vous vous nourrissez également de celles du Moyen-Age, de Bach ou de musiciens contemporains qui composent avec vous. Pour avancer, vous transgressez des frontières disciplinaires. Ainsi, vous explorez l’opéra, vous montez certaines pièces alliant danse et texte, et vous portez plusieurs de vos œuvres à l’écran. Evoquant le chemin parcouru, vous soulignez l’apport d’éducateurs inspirants, en même temps sévères et constructifs, qui ont été vos maîtres à l’école de danse ou à l’école tout simplement. De votre enfance, vous gardez des souvenirs magnifiques : conduire un tracteur, vivre au rythme des saisons et des moissons. Par vos racines profondes vous puisez l’amour de la nature. Vous retenez la nécessité du laisser-faire et de la patience par-delà l’indispensable travail. La lenteur est nécessaire, elle donne aux choses le temps de se dévoiler. Ces dernières années, vous avez questionné et clarifié les paramètres fondamentaux de votre œuvre. Vos efforts ont notamment conduit à la publication des « Carnets d’une chorégraphe ». Selon vous, trop souvent, la danse ne s’est pas prise assez au sérieux. Elle s’est trop laissé réduire à des définitions liées à son caractère éphémère (…). Ecrire est une autre façon de faire exister la danse, (…) de faciliter la transmission (…) de l’expertise d’un art sans langage codifié. Dans votre travail, vous constatez la nécessaire complémentarité entre trois approches : l’approche intellectuelle, l’intuitive et l’instinctive. Les polarités apparaissent essentielles à vos yeux. Pour l’expliquer, vous choisissez l’exemple de l’indispensable complémentarité de la rigueur et de l’anarchie. L’équilibre vient de la tension née de la coexistence des polarités. Votre contribution à la transformation de la danse attire de nombreuses récompenses et la reconnaissance du public. Docteur honoris causa de la VUB, prix de la Communauté flamande du mérite culturel, vous êtes Commandeur des arts et des lettres en France. En 2011, vous recevez l’American Dance Festival Award, la plus prestigieuse des récompenses pour un chorégraphe. Que ce soit au MoMa de New York ou au Tate Modern de Londres, par vous, la danse entre au musée. A 4h30 du matin, l’heure à laquelle votre père invitait ses enfants à écouter les oiseaux chanter, vous célébrez l'aube avec “Cesena” dans la Cour d'honneur du palais des Papes à Avignon et la foule est au rendez-vous. Si danser est simplement marcher, tourner, se balancer et parfois sauter, vous réinventez ces mouvements. Dépouillée de tout artifice, votre approche donne une dimension presque sacrée à la danse. Vous y célébrez le corps en mouvement. Pour vous, « il est important de créer des choses où les gens peuvent se reconnaître, mais qui soient en même temps une provocation, une invitation à la réflexion, à changer la perception. » Votre danse ne laisse personne indifférent. Parce que cette recherche créatrice, inscrite dans une démarche rigoureuse et ouverte à la fois, est au cœur même de l’excellence voulue dans une université comme la nôtre, je vous demande, Monsieur le Recteur, d’accorder à Madame Anne Teresa De Keersmaeker, artiste chorégraphe, le titre et les insignes de Docteur honoris causa de notre Université. Cécile Delens
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