________________________________________________________________ Article à paraître (2015) dans Nadja COHEN & Anne REVERSEAU, Petit musée d’histoire littéraire, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles. 1943 – Cigarette, cigare et pipe ou le monde au bout des doigts Dans un entretien qu’il accorde à Claude Lanzmann en juin 1967 pour Lui, Georges Simenon est interrogé sur la relation qu’il entretient avec la pipe : Lanzmann – Maintenant, […] on va parler de la pipe... puisque vous êtes un fameux fumeur de pipe ! / […] Est-ce que vous pouvez me définir […] ce que l’on ressent vraiment en fumant ce qu'on appelle « une bonne pipe »... [ ?] Simenon – Eh bien, cela vous donne une certaine détente, en même temps qu'une certaine assurance. Le matin, par exemple, […] [e]n même temps que je prends mes premières gorgées de thé, eh bien, je prends mes premières bouffées de tabac. Le fait de me mettre la pipe aux dents, dès le matin, cela signifie que la journée commence, que je suis éveillé, et que je suis de plain-pied avec la vie. […] J’ai commencé à fumer très tôt, vers l’âge de treize ans. Est-ce venu d’une certaine timidité, d’un besoin de me croire un homme ? C'est fort possible mais je m’en réjouis ! Lanzmann – Vous fumiez en cachette de vos parents ? Simenon – Non, non. Mon père ne me disait rien. Mon père était trop intelligent pour m'empêcher de faire quoi que ce soit, il savait que je l’aurais fait tout de même. Une telle confession peut paraître bien banale. Elle condense certains clichés relatifs à ce que le tabac représente, du geste devenu quotidien accompagnant le réveil à l’accession fantasmatique à la maturité. Mais pour un Simenon, la pipe est indissociable de son image. Simenon sans sa pipe ne serait pas tout à fait Simenon, comme si l’inspiration venait à ce fumeur invétéré par la grâce du tabac qu’il consume à longueur de journées. Tous les écrivains fumeurs ne sont pas des adeptes de la pipe, qui a fini par devenir une sorte de club réservé, voire d’aristocratie au sein du monde des fumeurs. Si l’histoire de la cigarette remonte, en Europe, à plusieurs siècles, c’est au cours d’un vingtième siècle qui a été marqué par sa progressive démocratisation, avant la lutte dont l’industrie du tabac a été l’objet, que la cigarette a connu son âge d’or. Des grands bourgeois aux ouvriers en passant par la classe moyenne, la cigarette semble avoir pénétré l’ensemble des classes sociales. Plus modeste que la pipe, la cigarette a marqué de façon plus massive l’imagerie du XXe siècle, au point de faire partie de la panoplie de l’écrivain moderne. Combien d’images du vingtième siècle ne seraient pas ce qu’elles ont été sans ce petit tube de papier se consumant au bout de lèvres ou de doigts ? Petit florilège (non exhaustif, loin s’en faut) de ceux que l’on n’imagine guère sans une cigarette au bord des lèvres ou au bout des doigts : Blaise Cendrars, Marguerite Duras, JeanPaul Sartre, André Malraux (malgré la cigarette qui lui a été retirée sur un timbre à son effigie). Pour les écrivains, de quoi la cigarette est-elle le signe ? Si pour certains elle fait partie de leur look, sans qu’elle occupe une place centrale dans leurs œuvres, pour d’autres, elle semble accompagner l’écriture au quotidien, voire constitue de leur identité d’auteur. Ainsi de Blaise Cendrars, qui a livré le symbolisme de son pseudonyme en renvoyant aux figures conjuguées de la braise (Blaise) et de la cendre (Cendrars), la cigarette figure une identité résolument placée sous le signe du phénix. De fait, pas un seul des clichés le représentant sur lequel il n’apparaisse sans sa cigarette, forme iconique secrète du pseudonyme1. Cet avènement du pseudonyme et sa relation à la cigarette prennent corps en 1932 dans Vol à voile, récit d’apparence autobiographique dans lequel l’écrivain relate comment, à l’occasion d’une scène de reproches que lui fait son père (qui a appris que son fils faisait l’école buissonnière et avait accumulé des dettes), il s’empare des cigarettes de ce dernier : Il s’était affalé sur son bureau, la tête dans les bras […]. Une boîte de cigarettes qu’il venait de renverser se vidait doucement, […] les cigarettes tombant à terre, une à une. […] Je ramassai les cigarettes par terre. […] J’en allumai une.2 Si l’activité du fumeur s’initie souvent sous le signe de l’illicite, du défi adressé à l’autorité3, ramasser les cigarettes de ce paternel effondré et « en allum[er] une » revient à prendre la relève du père en faisant main basse sur l’un des attributs de sa virilité. Et ce père d’interroger son fils : – Tu fumes ? – Oui, papa. – Depuis quand ? […] – Depuis… depuis toujours. (449-450) Bien que la cigarette qu’allume celui qui s’appelle encore Frédéric Sauser semble sa première, cela ne l’empêche pas de répondre à son père qu’il fume « depuis toujours ». Cette invraisemblance affichée signe en sous-main la naissance d’un pseudonyme dont l’auteur a donné à penser qu’il l’a également porté « depuis toujours », puisque Cendrars a, tout au long de sa vie, dissimulé son véritable nom et fait passer son pseudonyme pour un nom authentique. Vol à voile se clôt sur la fuite du nid familial d’un jeune homme qui deviendra une figure emblématique de la bourlingue. Ainsi la cigarette apparaît-elle chez Cendrars comme le marqueur par excellente d’une posture d’aventurier mais aussi, plus largement, de l’inscription de l’écrivain dans le monde, qui le met « de plain-pied avec la vie », à l’instar de la pipe matinale de Simenon ou de celles qu’évoque Sartre dans L’Être et le Néant, en 1943. Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le débat fut rude et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j’allais perdre que du sens de l’acte de fumer. […] [J]e fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu’en cessant de fumer j’allais ôter de son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l’événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu’il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais plus l’accueillir en fumant. […] [F]umer est une réaction appropriative destructrice. Le tabac est un symbole de l’être « approprié », puisqu’il est détruit sur le rythme de mon souffle […], qu’il passe en moi et que son changement en moi-même se manifeste symboliquement par la transformation du solide consumé en fumée. […] [L]a réaction d’appropriation destructrice du tabac valait symboliquement pour une destruction appropriative du monde entier. À travers le tabac que je fumais, c’était le monde qui brûlait, qui se fumait, qui se 1 À ce sujet, voir David MARTENS, « Blaise Cendrars – Photographies d’un pseudonyme », dans Paroles, textes et images. Formes et pouvoirs de l’imaginaire, vol. 1, s. dir. Jean-François CHASSAY et Bertrand GERVAIS, Montréal, Université du Québec à Montréal, Figura, 2008, pp. 157-177. [En ligne], URL : http://oic.uqam.ca/fr/articles/blaise-cendrarsphotographies-dun-pseudonyme 2 Blaise CENDRARS, Bourlinguer, suivi de Vol à voile, textes présentés et annotés par Claude LEROY, Paris, Denoël, 2003, pp. 448-449. 3 Richard KLEIN, Cigarettes are Sublime, Durham and London, Duke University Press, 1994, p. 86. résorbait en vapeur pour rentrer en moi. Je dus, pour maintenir ma décision, réaliser une sorte de décristallisation, c’est-à-dire que je réduisis […] le tabac à n’être plus rien que lui-même : une herbe qui grille […].4 Objet par excellence soumis à compulsion, la pipe revêt dans la phénoménologie sartrienne du fumeur les traits d’un objet transitionnel, vecteur d’une manie dont il s’agit de se débarrasser. Chose curieuse, Sartre ne dit rien de ce qui l’a poussé à rompre avec ce qu’il présente comme une mauvaise habitude. En outre, s’il abandonnera la pipe, le tabac ne sera pas banni de son existence. Alors que les photographies de jeunesse de Sartre le montrent fréquemment pipe au bec, celles qui suivent la seconde guerre mondiale le présentent muni d’une cigarette. D’une façon de consumer le monde à l’autre une transition s’est faite, accompagnant l’engagement qui fera de Sartre une figure en vue du tout Paris littéraire de l’après-guerre existentialiste. Si fumer apparaît comme le point de contact de la littérature et du monde, la pipe de Simenon n’est pas la cigarette de Cendrars ou celle de Sartre. La première, plutôt casanière ou bourgeoise, se distingue de la seconde, qui affiche un goût plus tapageur de l’aventure, ou de l’engagement. Aussi la seule infidélité publique à la cigarette commise par Sartre n’en fut peut-être pas une : en 1960, Sartre et Simone de Beauvoir se rendent à Cuba et y rencontrent Ernesto Che Guevara, qui allumera un cigare au premier, ainsi qu’on le voit sur plusieurs clichés immortalisant ce moment. Le cigare n’est plus ici le symbole de la bourgeoisie occidentale – comme chez Freud5 –, mais bien celui d’une révolution populaire. David MARTENS 4 5 Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, pp. 686-687. Philippe GRIMBERT, Pas de fumée sans Freud. Psychanalyse du fumeur, Paris, Hachette Littératures, 1999.
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