NOTICES DE SALLE Henri Rousseau 7 février – 9 mai 2010 FONDATION BEYELER SOMMAI R E Introduction 4 Salle 2 Salle de documentation 5 Salle 5 Portraits et portraits-paysages 7 Salle 8 Paysages français 14 Salle 9 Œuvres antérieurs à 1890, portraits de groupe et tableaux de jungle 20 Catalogue 27 Plan des salles 28 H ENRI R O US S E A U Dans sa peinture, Henri Rousseau (1844–1910) a fait fi des frontières établies pour s’engager dans des territoires inexplorés. N’ayant fréquenté aucune école d’art, le douanier Rousseau a peint des œuvres affranchies de toute tradition académique, ne consacrant d’abord à son art que ses heures de loisir. Longtemps méconnu en tant que peintre naïf, il ne s’est imposé que tardivement dans les Salons parisiens. Ce sont des poètes comme Apollinaire et des artistes comme Picasso, Léger, Delaunay et Kandinsky qui ont été les premiers à reconnaître son importance exceptionnelle. Cent ans après sa mort, la Fondation Beyeler consacre à ce pionnier de l’art moderne une exposition regroupant une quarantaine de ses chefs-d’œuvre. On découvrira les portraits insolites de Rousseau et ses images poétiques de villes et de paysages français, des œuvres dans lesquelles il fait toucher du doigt le passage du quotidien au mystérieux. Le sommet de l’exposition est constitué par un important groupe des célèbres tableaux de jungle de Rousseau. N’ayant jamais vu de forêt vierge, il a pu inventer une jungle et des créatures exotiques avec une imagination d’autant plus débridée, dans des couleurs absolument somptueuses. Par ses compositions picturales merveilleuses, souvent oniriques, Rousseau incarne la redécouverte de la fantaisie au début de l’époque moderne. Il a su ouvrir à l’art la porte de mondes nouveaux, qui ont influencé notamment les cubistes et les surréalistes et continuent à enthousiasmer aujourd’hui d’innombrables amateurs d’art. Le commissariat de cette exposition a été assuré par Philippe Büttner en collaboration avec Christopher Green. Le projet a bénéficié du soutien exceptionnel du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, Paris. Ce signe indique les œuvres qui font l’objet d’un commentaire dans les notices qui suivent. Vérifiez bien que le chiffre et le symbole portés sur les panonceaux descriptifs des œuvres exposées correspondent au numéro du texte. 4 SALLE 2 Salle de documentation 1 • Rousseau peignant Forêt vierge au soleil couchant, 2bis, rue Perrel, Paris, vers 1910 (Le tableau du Kunstmuseum de Bâle est présenté dans la salle 9) La jungle dans l’atelier Rousseau vivait et travaillait à Paris, dans un modeste atelier de Montparnasse qui lui servait aussi de logement. Il avait renoncé en 1893 à son activité d’employé de l’octroi pour se consacrer entièrement à la peinture. Il composait également des morceaux de musique, écrivait des pièces de théâtre bouffe et donnait des cours de peinture et de musique à des enfants et à des adultes. Il n’avait jamais vu de jungle, ce qui ne l’a pas empêché d’en évoquer les paysages sur la toile dans de grandes compositions enchanteresses. Il connaissait bien en revanche les végétaux exotiques et les enclos des animaux du Jardin des Plantes. Sa peinture s’inspire également de cartes postales, de photographies, de gravures populaires et d’illustrations de revues. Il recopiait souvent ces « modèles » à l’aide d’un pantographe, un dispositif technique qui permet de transposer des dessins à différentes échelles, identique, supérieure ou inférieure. Un grand nombre des objets ou des formes animales de ses tableaux paraissent ainsi « appliqués » ou « collés » — un procédé artistique qui a ouvert des perspectives inédites à de nombreux peintres du XXe siècle, de Pablo Picasso et de Georges Braque à Roy Lichtenstein, en passant par Max Ernst. 5 SAL LE 2 2 • Portrait d’Henri Rousseau, vers 1880 Rousseau a eu du mal à se faire accepter dans la capitale artistique qu’était Paris. Autodidacte, il admirait l’art académique, mais les Salons d’art officiels lui fermèrent leurs portes. Le seul endroit où il lui fut possible d’exposer était le Salon des Indépendants, qui se passait de tout jury (première participation : 1886, dernière participation : 1910). Il y remporta année après année de beaux succès de ridicule. Ce ne fut qu’au célèbre Salon d’Automne, c’est-à-dire dans le contexte de l’art moderne, que Rousseau réussit à s’imposer de façon décisive en 1905 avec Le lion, ayant faim (salle 9). Contemporain des impressionnistes et post-impressionnistes Monet, Renoir, Cézanne, Seurat, Signac, Gauguin, van Gogh, Rousseau créait des œuvres aux antipodes mêmes de leur art. On pourra s’en convaincre en jetant un coup d’œil aux salles contiguës à celles de cette exposition. Loin de créer des œuvres qui font appréhender des phénomènes lumineux, atmosphériques et chromatiques, Rousseau se concentrait au contraire sur l’objet pictural immobile, aux contours parfaitement distincts. Dans ses tableaux, aucun vent ne souffle, le motif est posé à plat sur la toile — figé, avec des lignes accusées, bien éclairé et d’une puissance extrême. En solitaire et avec une incroyable opiniâtreté, Rousseau a élaboré ainsi un style pictural éminemment personnel, d’une très grande originalité. 3 • Rousseau devant le Portrait de Joseph Brummer et la seconde version, inachevée, de La muse inspirant le poète, 1909 (La muse inspirant le poète, le tableau du Kunstmuseum de Bâle, est présenté dans la salle 9) Rousseau créait toujours ses œuvres à partir de la surface. Il réalisait généralement des dessins préparatoires précis de ses compositions complexes, qu’il « remplissait » ensuite de couleur, respectant le plus souvent les lignes préliminaires. Le dessin préparatoire exerçait une fonction permanente de support de la couleur, de la composition et, en réalité, de l’ensemble du tableau. À la différence des impressionnistes ou post-impressionnistes qui renonçaient entièrement aux lignes de contour, le dessin de Rousseau ne relâche jamais son emprise sur la couleur. 6 SALLE 5 Portraits et portraits-paysages 4 • Portrait de l’artiste à la lampe, 1900–1903 Portrait de la seconde femme de l’artiste à la lampe, 1900–1903 Musée national Picasso, Paris, donation Picasso Ces deux toiles peintes avec un engagement et une pénétration extrêmes représentent Rousseau et sa seconde épouse, Joséphine Noury. Le couple s’était marié en 1899 et Joséphine tenait une papeterie pour assurer leur subsistance. Ce double portrait, que Rousseau a probablement réalisé en 1903 — peu avant la mort de Joséphine — est entré en possession du peintre Robert Delaunay en 1911. En 1938, Pablo Picasso en fit l’acquisition (cf. photo salle 2) auprès de son galeriste, Paul Rosenberg. Le peintre allemand Franz Marc et le Russe Wassily Kandinsky ont été vivement impressionnés, eux aussi, par ce double portrait. En 1911, en guise de cadeau de Noël, Marc offrit à son ami Kandinsky une peinture sous verre qui représentait une copie inversée latéralement de l’autoportrait de Rousseau, dont il avait entouré la tête d’une auréole jaune. Cet ajout témoigne de l’admiration sans borne dont Rousseau jouissait dans les milieux d’avant-garde peu après sa mort. Kandinsky a également publié ce double portrait en 1912 dans l’almanach Der Blaue Reiter. 7 SAL LE 5 5 • Portrait de femme, 1895–1897 Musée d’Orsay, donation de la baronne Eva Gebhard-Gourgaud, 1965 Le portrait de femme du Musée d’Orsay offre un exemple impressionnant de « portrait-paysage », un genre propre à Rousseau. L’élégante vêtue de sombre ne recouvre pas seulement le feuillage du fond, mais aussi une partie des fleurs du premier plan, et surtout le chemin qui aurait dû conduire dans la profondeur de l’image. Quelle présence ! Cette femme devait être remarquablement belle et d’un chic extrême. Remarquez la position de ses mains et observez son visage. Nous ne savons pas qui elle était et son nom lui-même ne nous est pas parvenu. Nous ne connaissons d’elle que son portrait et ce visage étrange, inaccessible, peint dans le ciel. Monumentalité Les pointes de pied menues sous l’ourlet de la robe noire, le chaton qui joue avec une pelote de laine et les pensées soigneusement alignées au premier plan prêtent à cette figure féminine une incroyable monumentalité. Elle est présentée en contre-plongée, ce qui ne nous empêche pas de regarder par-dessus son épaule pour observer les brindilles de l’arrièreplan qui se dressent le long de sa manche avec une grande beauté formelle. Cette toile aux plages colorées clairement dessinées est purement et simplement anti-impressionniste. À titre de comparaison, jetez un coup d’œil dans la salle Monet. On y célèbre également la monumentalité et la nature, mais de tout autre façon. Chez Monet, il n’y a pas de délimitation, pas d’éléments formels (pré)dessinés. Son objet pictural — l’étang aux nymphéas — s’est dissous en lumière et en couleur. Chez Rousseau, en revanche, tout a été délibérément appliqué dans l’image. Chaque couleur, chaque forme est établie avec précision. Le « haut » et le « bas » sont eux aussi parfaitement définis. Rousseau trace avec un soin extrême les contours de la superbe robe sombre sur le feuillage vert, et place la tête de la dame tout en haut, dans le ciel gris bleu. 8 SAL LE 5 6 • La carriole du père Junier, 1908 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume Le père Junier tenait une épicerie dans le quartier où habitait Rousseau, et il était très fier de sa jument blanche, Rosa, qu’il attelait de temps à temps à sa carriole pour des excursions dominicales. Sur cette toile de grand format — un travail de commande, certainement — on le voit, rênes à la main, assis dans sa carriole, Son ami Henri Rousseau a pris place juste à côté de lui, coiffé d’un chapeau de paille, tandis que trois membres féminins de la famille Junier sont assis au fond, avec un chien gris. Rousseau a travaillé ici d’après des photos en noir et blanc qui ont été conservées. Mais il apporte quelques modifications déterminantes à son modèle. Au-dessus de la tête du cheval, par exemple, il supprime un tronc d’arbre, renforçant la fonction axiale du deuxième arbre de gauche. Il change la taille et les positions des trois chiens, et « ancre » la carriole dans le sol grâce au gros chien noir, qui apparaît comme une silhouette entre les roues rouges. Le véhicule d’aspect instable, peint en deux dimensions, aurait bien du mal à accueillir cinq personnes et un chien sans les deux belles roues rouges bien espacées et sans le chien noir qui s’est installé entre elles. Dans la planéité de l’image, les roues représentées « correctement » dans l’espace apportent un élément très concret. Surface picturale au lieu d’espace pictural Comme toujours chez Rousseau, tous les éléments picturaux entretiennent ici une relation pleine de tension. Ainsi, le petit chien qui trottine à l’avant a l’air franchement minuscule par rapport à son congénère représenté en silhouette sous la carriole. Mais ses dimensions miniatures renforcent le caractère monumental de la belle jument blanche, Rosa, et, du même coup, de la carriole, de la rue et du vaste ciel. Rousseau rend ici l’atmosphère typique de la banlieue, que l’on retrouvera dans les tableaux de paysages français de la salle suivante (salle 8). Dans les œuvres de Rousseau, on peut étudier très précisément la tension entre espace et surface, entre toile plane et objet pictural en volume. Les procédés artistiques auxquels il recourt et ses solutions picturales multiples et originales anticipent un grand nombre de découvertes des peintres modernes, qui radicaliseront encore ces innovations. 9 SAL LE 5 7 • Les représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, 1907 Musée national Picasso, Paris, donation Picasso 3 1 4 2 5 12 6 8 9 10 11 14 13 15 7 17 19 16 18 23 1 Un Écossais 2 Édouard VII roi d’Angleterre 3 La République (Marianne) Les six présidents de la République française 4 Armand Fallières (en fonction, élu en 1906) 5 Marie François Sadi Carnot (élu en 1887) 6 Émile Loubet (élu en 1899) 7 Jules Grévy (élu en 1879) 8 Félix Faure (élu en 1895) 9 Jean Casimir-Périer (élu en 1894) 10 Nicolas II tsar de Russie 11 Pierre Ier roi de Serbie 12 François Joseph empereur d’Autriche 13 Guillaume II empereur d’Allemagne 14 Georges Ier roi de Grèce 15 Léopold II roi des Belges 16 Ménélik II empereur d’Éthiopie 17 Muzaffar-al-Din chah de Perse 18 Victor-Emmanuel III roi d’ Italie Personnifications des colonies françaises: 19 Madagascar 20 Afrique équatoriale 21 Indochine 22 Afrique du Nord 23 Un lion (!) 10 20 21 22 Jamais ces puissants chefs d’État n’ont réellement pris place, branche d’olivier à la main, sur la tribune pavoisée et recouverte d’un tapis rouge de la place Maubert ! Cette toile est une invention du peintre républicain Henri Rousseau — pure fiction, donc. Les hommes en noir à côté du lion représentent six présidents de la Troisième République. Suivent ensuite, en uniforme jaune, le tsar Nicolas II de Russie et, avec des barbes blanches, l’empereur François Joseph I d’Autriche et Leopold II de Belgique, qui encadrent l’Empereur Guillaume II, fort impopulaire en France. Tout à gauche, à côté de la Marianne en rouge avec son bonnet phrygien, se tiennent un Ecossais et le roi d’Angleterre Édouard VII. De l’autre côté les quatre territoires coloniaux de la France personnifiés : Madagascar, l’Afrique équatoriale, l’Indochine et l’Afrique du Nord. Ils participent à cette réunion fictive de peuples comme le « S » détaché ou attaché du bouclier bleu de l’« UNION DES PEUPLE – S ». Rousseau dispose ainsi sur cette place de fête fictive un certain nombre de motifs exotiques comme les étrangers, les branches d’olivier et le lion. La jungle rend visite à Paris ! Dans ses tableaux de jungle, on assiste parfois à la scène inverse : la France rend visite à la jungle. On remarquera également que dans ce tableau consacré à la paix, Rousseau ne se réclame pas de l’« Égalité » ; les inscriptions « PAIX », « LIBERTÉ » et « FRATERNITÉ » sont complétées par « TRAVAIL ». Rousseau a peint de nombreuses allégories au cours de sa vie, et l’association entre éléments réels et irréels parcourt toute son œuvre. Les portraits des hommes d’État s’inspirent de différentes sources, comme des dictionnaires ou des journaux, la statue de l’humaniste Étienne Dolet (1509–1546) étant probablement reproduite à partir d’une carte postale. Ce tableau a été exposé en 1907 au Salon des Indépendants et vendu deux ans plus tard — car il n’avait pas trouvé acquéreur — à Ambroise Vollard qui le paya 10 Francs (!). Pablo Picasso en fit l’acquisition en 1913, c’est-à-dire trois ans après la mort de Rousseau, et conserva cette toile jusqu’à la fin de sa vie. 11 SAL LE 5 8 • Portrait de femme, 1895 Musée national Picasso, Paris, donation Picasso Ce portrait de femme en pied est indéniablement une des œuvres les plus mystérieuses de cette exposition. À l’automne 1908, Pablo Picasso, alors âgé de 27 ans, acheta cette toile cinq francs à un brocanteur de Montmartre. Il organisa ensuite dans son atelier un célèbre banquet en l’honneur de Rousseau, auquel participèrent entre autres Georges Braque, Gertrude Stein, Fernande Olivier, Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin. Pablo Picasso: « La première œuvre du douanier que j’eus l’occasion d’acquérir est née en moi avec un pouvoir obsédant. Je passais rue des Martyrs. Un marchand de bric-à-brac avait disposé des toiles en tas, le long de sa façade. Une tête dépassait, figure de femme au regard dur, d’une pénétration française, de la décision et de la clarté. La toile était immense. J’en demandai le prix. — Cent sous, me dit le marchand, vous pouvez repeindre dessus. C’est l’un des plus véridiques portraits psychologiques français. » Dans cet énigmatique portrait de femme, nous observons une transition brutale entre l’ordonné, l’« étriqué » et le paysage vierge de l’arrière-plan. Le personnage fait figure de sévère gardienne de ce passage. L’effet de ce tableau est beaucoup plus dur que celui du portrait de femme du Musée d’Orsay. Le contraste entre la figure vêtue de noire, très plane, et le rideau luxuriant, entre l’architecture du balcon et le paysage surréaliste du fond, entre les petites fleurs soigneusement plantées et la branche brisée sous la main de la femme engendrent une grande tension. L’oiseau qui vole très haut dans le ciel souligne encore la rigidité de la physionomie de la femme. L’artiste mexicaine Frida Kahlo a choisi plus tard cette toile comme modèle d’un de ses autoportraits. Elle a repris le rideau avec sa cordelière et la balustrade du balcon, mais a transformé l’oiseau en avion. 12 Henri Rousseau – Pablo Picasso Il peut être intéressant de mettre en parallèle les portraits de femme de Rousseau du Musée d’Orsay et du Musée Picasso et la célèbre toile de Pablo Picasso Femme en vert (1944) qui se trouve — juste à côté — dans la salle 6. Cette comparaison révèle instantanément le lien extrêmement étroit qui existe entre les œuvres de ces deux artistes. 9 • Portrait de Monsieur X (Pierre Loti), um 1910 Kunsthaus Zurich Le Portrait de Monsieur X (Pierre Loti) se caractérise par une grande densité et par une construction remarquable. Rousseau y dispose les figures et les objets comme dans une nature morte, et les combine magistralement au paysage urbain grâce à des analogies de formes et de motifs. Ce portrait représente-t-il véritablement Pierre Loti, auteur de récits de voyage et grand connaisseur de l’Afrique du Nord et de l’Asie ? Ce point reste sujet à controverse. Mais on ne saurait se méprendre sur l’exotisme subtil que Rousseau introduit dans l’image. Le tigre s’est transformé en chat, mais il rive sur nous des yeux si sauvages que l’on se prend à douter qu’il ait été domestiqué. 10 • L’enfant à la poupée, vers 1904/05 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume Ce qui pourrait être le gracieux portrait d’une petite fille se transforme ici en rencontre inquiétante avec une créature d’une présence immense. La disproportion des membres, la planéité du corps, la disparition des jambes dans le « tapis de fleurs » sans fond, qui s’étend jusqu’à la ligne d’horizon très basse et prête au corps un aspect gigantesque — tout cela crée un effet déroutant, voire dérangeant. Le visage qui tient du masque mais n’en est pas moins pénétrant contribue encore à cette étrangeté inconfortable. 13 SALLE 8 Paysages français Ce n’est pas la capitale avec ses célèbres édifices et ses boulevards grouillants de monde que Rousseau a immortalisée dans ses tableaux, mais les faubourgs : les fortifications, le poste d’octroi, le moulin, la scierie, et encore et toujours des parcs et des berges. Les paysages visionnaires de Rousseau ne reposent pas sur la fusion impressionniste de la couleur et de la lumière, mais naissent d’une nouvelle logique et d’un nouveau mécanisme de construction picturale. Cette innovation allait avoir une grande importance pour les jeunes artistes d’avant-garde, jusqu’aux surréalistes. Rousseau leur a appris à construire de l’inconnu à partir des éléments formels du connu. Il renonce largement au façonnement de l’espace pictural à l’aide de la perspective. Les « collages » ou « assemblages » peints de Rousseau ne prennent une certaine spatialité que par la juxtaposition ou la superposition de quelques éléments représentés en trois dimensions. Mais la référence majeure reste constamment la surface picturale bidimensionnelle. 11 • La fabrique de chaises à Alfortville, 1897 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume (2 versions) Ces deux tableaux présentent une vue des bords de Seine à Alfortville, au sud-est de Paris. Ces deux versions ont pour motif central le même bâtiment sobre d’une fabrique de chaises, auquel Rousseau prête une monumentalité paisible. D’une manière caractéristique de cet artiste, la fabrique avec ses murs et d’autres bâtisses séparent le premier plan d’un arrière-plan de nature, planté d’arbres, d’où s’élèvent des formations nuageuses extrêmement spectaculaires. Ce ciel grandiose et la minuscule silhouette solitaire du pêcheur doiventils accentuer encore la solennité et la monumentalité de la fabrique de chaises ? En tout état de cause et comme dans beaucoup d’autres tableaux de paysages, Rousseau donne de la banlieue une représentation très différente de celle, alors toute récente encore, des impressionnistes. 14 SAL LE 8 12 • Les pêcheurs à la ligne, 1908/09 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume Dans de nombreux tableaux de Rousseau, la surface picturale est divisée en plusieurs zones ou bandes nettement différenciées. Dans le paysage français que l’on voit ici, Les pêcheurs à la ligne, Rousseau a commencé par peindre une surface d’eau sur le bord inférieur du tableau, suivie d’une bande de terre ferme. La forme incurvée, très prégnante, de cette bande de terre présente un caractère remarquablement concret et n’est pas sans évoquer celle d’un boomerang. Sur le bord supérieur, on voit des maisons aux fenêtres et aux portes noires béantes. Le ruban de forêt situé à l’arrière est accentué, comme si souvent chez Rousseau, par une cheminée. Dans le ciel, Rousseau a représenté la toute nouvelle machine volante de Wilbur Wright, lui ménageant expressément de la place. Il n’est pas rare que le ciel de Rousseau contienne jusqu’à plusieurs objets volants. Dans ses tableaux, en effet, les mêmes accessoires sont recombinés à l’infini avec des éléments de paysage toujours identiques. Le peintre Fernand Léger, ami de Rousseau, s’enthousiasmera pour cette méthode de travail par assemblage qu’il appliquera dans sa peinture jusque dans les années 1950 (cf. salle 8). 15 SAL LE 8 13 • Le peintre et son modèle, 1900–1905 Musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, legs de Nina Kandinsky, 1981 Wassily Kandinsky compte parmi les principaux défenseurs de Rousseau. Peu après la mort du « douanier », il acquit auprès de Robert Delaunay deux œuvres, dont Le peintre et son modèle. En l’honneur de cet achat, sa compagne d’alors, Gabriele Münter, réalisa un tableau en format à la française représentant Kandinsky, le tableau de Rousseau que l’on voit ici au-dessus la tête. Dans l’almanach Der Blaue Reiter de 1912, Kandinsky présente Rousseau comme le « père » du « grand réalisme ». Henri Rousseau, écrit-il, « a ouvert la voie aux nouvelles possibilités de simplicité. Parmi ses multiples talents, cette valeur est actuellement la plus importante pour nous. » Aucun artiste n’est représenté par autant d’œuvres dans cet écrit de théorie artistique franchement révolutionnaire. Ces antipodes — le « grand réalisme » (qu’incarne Rousseau) et la « grande abstraction » (représentée par Kandinsky) — sont liés par la « nécessité interne », la résonance intérieure, et ne font plus qu’un ! 14 • Vue de l’Ile Saint-Louis prise du quai Henri IV, 1909 The Phillips Collection, Washington D.C. La vue de Notre-Dame de Paris de Rousseau existe en deux versions : une esquisse et une peinture achevée. Dans cette toile, et à la différence de l’esquisse colorée préparatoire, Rousseau a hissé un drapeau rouge au grand mât du bateau. Celui-ci ne domine pas seulement le vaste ciel, mais aussi les tours de la célèbre cathédrale. Rousseau semble avoir été un peu intimidé par les monuments célèbres de la ville. Il privilégiait les berges de la Seine hors de la ville, les paysages de parcs des environs de Paris avec leurs promeneurs, la carrière, le moulin, la scierie ou la fabrique de chaises ; il ne nous montre pas le vieux Paris, mais célèbre fréquemment dans ses tableaux de nouvelles conquêtes techniques : usines, transatlantiques, engins volants à la pointe de la modernité, chemins de fer et, encore et toujours, la Tour Eiffel. 16 SAL LE 8 15 • Vue de Malakoff, 1908 Collection particulière Nous disposons d’une esquisse préparatoire en couleurs de la Vue de Malakoff de Rousseau. Sur cette esquisse, les arêtes des maisons ne sont pas encore clairement tracées. Les fenêtres ne figurent, elles aussi, dans l’image que sous forme de taches sombres. Les nombreux poteaux téléphoniques sont certes déjà présents, mais les lignes ne sont pas encore tirées. L’esquisse colorée — probablement réalisée sur le motif — présente encore quelque chose de flou, une fluidité impressionniste. Dans la seconde version que l’on voit ici, tout ce qui n’était qu’esquissé est conduit à son terme et à sa pleine clarté — tout est « achevé » avec une grande détermination. Les maisons, les toits et les rues prennent des contours nets, les arbres sont couverts de petites feuilles, les minuscules figures humaines portent des couvre-chefs différents et la femme du premier plan arbore un parapluie rouge. Enfin, les isolateurs blancs sont installés sur les poteaux, et les gros câbles tirés.Le dessin de Rousseau, les lignes strictes, tiennent désormais la couleur et la forme solidement en main. Henri Rousseau – Fernand Léger Fernand Léger aura été toute sa vie durant un grand admirateur de Rousseau. Dans sa jeunesse, il avait notamment étudié de façon approfondie la Vue de Malakoff présentée dans cette exposition. Une comparaison avec le Passage à niveau (1912) de Léger dans la salle 7 est tout à fait instructive. Les poteaux téléphoniques ont été empruntés au tableau de Rousseau, et à l’endroit précis où Rousseau plante un buisson vert sur le trottoir ou le fait surgir derrière l’angle d’une maison blanche, Léger fait passer dans l’image une locomotive (avec pare-buffle et fumée verte sortant de la cheminée). 17 SAL LE 8 16 • Promeneurs dans un parc, 1907/ 08 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume Les spectateurs qui connaissent les légendaires tableaux de jungle d’Henri Rousseau découvriront peut-être avec surprise un de ses paysages français de petit format. Pourtant, le thème central des tableaux de jungle — le passage du monde ordonné, civilisé à une sphère inconnue, mystérieusement étrange ou sauvage — est déjà esquissé dans les représentations de banlieues françaises. Promeneurs dans un parc de 1907/1908 présente deux domaines bien différenciés. Au premier plan, nous voyons deux surfaces engazonnées, parcourues et bordées d’étroits chemins rectilignes sur lesquels déambulent des promeneurs. Cette sphère de parc à la française est délimitée sur la droite et sur l’arrière par des bâtiments et des murs, qui offrent en deux points des passages vers la seconde zone du tableau. Nous y découvrons une forêt touffue, que l’on aperçoit également au-dessus des murs et des bâtiments. Rousseau sépare ici un champ bien organisé d’un champ plus sauvage, où la nature semble livrée à elle-même. On remarquera que dans la zone antérieure, aucun des personnages ne s’écarte de son chemin. Rousseau ne fait encore qu’esquisser la possibilité du passage dans une végétation vierge. Dans les tableaux de jungle de la salle suivante, il a franchi le pas. Le tableau que l’on voit ici marque donc directement, au sein de l’exposition, la transition avec cette sphère indomptée. 18 SAL LE 8 17 • L’octroi, vers 1890 The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery, Londres Nous retrouvons une situation comparable à celle que nous venons d’analyser dans le tableau L’octroi, nettement plus ancien puisqu’il date de 1890. Là encore, le premier plan est occupé par une sorte de parc au gazon ras, avec des chemins rectilignes. Au centre de l’image, une barrière avec des bâtiments, un mur et une rangée de grands arbres, derrière lesquels s’élève une colline couverte d’une abondante végétation. Ces postes d’octroi vérifiaient que les chargements qui se présentaient s’étaient acquittés des droits de douane obligatoires. Rousseau nous montre ici le genre d’endroit où il a exercé ses fonctions de douanier. Le tracé de la rue qu’il s’agit de contrôler n’est cependant pas très distinct. Mais de toute évidence, la grille ouverte flanquée, à gauche, d’un gardien, au milieu du tableau, représente la porte de l’octroi. C’est avant tout la fonction du poste de douane dans la composition de l’image qui semble intéresser ici Rousseau : cette architecture sépare moins deux sections d’une rue dont on pourrait reconstituer le tracé qu’un premier plan et un arrièreplan. Elle constitue donc, comme dans Promeneurs dans un parc que nous avons décrit plus haut, le point de passage entre une zone ordonnée et un arrière-plan caractérisé par une végétation luxuriante. La nature sauvage, que les tableaux exotiques de Rousseau situent dans des jungles imaginaires, est ainsi présente, dans une moindre mesure, sur son lieu de travail. En tant qu’artiste, le « douanier » contrôle en quelque sorte le passage, primordial à ses yeux, entre deux sphères, celle du domestiqué et celle du sauvage. 19 SALLE 9 Œuvres antérieurs à 1890, portraits de groupe et tableaux de jungle 18 • Surpris !, 1891 The National Gallery, Londres En 1891, quand Henri Rousseau a exposé son premier tableau de jungle, Surpris !, au Salon des Indépendants, le peintre suisse Félix Vallotton lui consacra le premier commentaire positif, et même enthousiaste, dans Le Journal Suisse du 25 mars : « M. Rousseau devient plus stupéfiant d’année en année [...] ; il écrase tout. Son tigre surprenant une proie est à voir ; c’est l’alpha et l’oméga de la peinture, et si déconcertant que les convictions les plus enracinées s’arrêtent et hésitent devant tant de suffisance et tant d’enfantine naïveté. Tout le monde ne rit pas, du reste, et certains qui en auraient envie s’arrêtent bientôt; il est toujours beau de voir une croyance, quelle qu’elle soit, si impitoyablement exprimée. J’ai pour ma part une estime sincère pour ces efforts, et je les préfère cent fois aux déplorables erreurs d’à côté. » Le tableau de la National Gallery de Londres occupe une place d’honneur au sein de notre exposition. Alors que dans la salle précédente, nous avons pu voir Rousseau chercher dans sa patrie, en France, une ouverture, un passage vers la nature sauvage, vers l’Autre, nous nous trouvons ici devant la première toile où cette sauvagerie devient le thème principal. Le peintre a trouvé son inconnu — non pas dans la banlieue, mais dans son imagination. 20 SAL LE 9 19 • Forêt vierge au soleil couchant, vers 1910 Kunstmuseum, Bâle La mise en parallèle entre le tableau de jungle tardif Forêt vierge au soleil couchant et le tableau de personnages Les joueurs de football de 1908 met en évidence une dimension presque surréaliste de l’œuvre de Rousseau, qui fascinera du reste des artistes comme René Magritte et Max Ernst : si l’on regarde les deux œuvres côte à côte, le ballon qui plane audessus des joueurs de football fait soudain l’effet du motif décalé d’un soleil couchant, qui aurait disparu sous la ligne d’horizon. Ce détail n’est pas le seul point intéressant d’une telle comparaison : dans le tableau de jungle, la sauvagerie indomptée d’une nature imaginaire envahit toute la composition. L’affrontement auquel on assiste entre homme et bête fauve, qui culmine dans ce décor luxuriant, connaît donc un déroulement sanglant, et probablement même mortel. 20 • Les joueurs de football, 1908 Solomon R. Guggenheim Museum, New York Cette toile aux joueurs de football en costumes à rayures colorées est une grande exception dans la production de Rousseau : aucun autre tableau ne représente aussi explicitement le « mouvement ». On voit un terrain de sport, une sorte de clairière, qui n’est pas sans évoquer la niche entourée d’arbres de La noce ( 21). Mais ici, le terrain de sport paraît comme découpé dans une forêt touffue. À travers le déboisement de la nature vierge, on assiste peut-être à un conflit ritualisé entre les deux équipes, qui serait impensable par exemple dans le combat dont nous avons été témoins dans la Forêt vierge au soleil couchant. L’affrontement que nous observons dans cette clairière n’obéit pas à la « loi de la jungle », mais se déroule selon des règles parfaitement civilisées. Une comparaison entre ces deux toiles révèle clairement la différence de poids accordée aux différents motifs. Néanmoins, dans la mesure où ces œuvres abordent l’une comme l’autre l’opposition si importante pour Rousseau entre « sauvage » et « civilisé », leur mise en parallèle présente un vif intérêt. 21 SAL LE 9 Par-delà les limites de temps et de genre Cette exposition regroupe sur un même mur trois toiles différentes — La noce, vers 1904/1905, La muse inspirant le poète, 1909 et Joyeux farceurs, 1906. La raison en est simple : malgré des thèmes très différents, l’artiste a appliqué dans ces trois œuvres les mêmes principes fondamentaux. Il a transféré des structures picturales ou des éléments de composition tels quels d’un tableau à l’autre — on peut évoquer ainsi le regard « photographique » — celui que le sujet photo-graphié porte sur le spectateur —, l’immobilité et la symétrie. Une comparaison entre La muse inspirant le poète, Joyeux farceurs et La noce montre fort bien que le transfert de ces structures picturales ne s’est pas laissé arrêter par les frontières des genres picturaux traditionnels. Il peut donc être judicieux de rompre délibérément avec la répartition habituelle, dans les publications et les expositions, de la production de Rousseau entre différents genres établis (avec une subdivision supplémentaire des paysages en paysages français et tableaux de jungle). D’où l’idée de présenter plus fréquemment les œuvres de Rousseau, comme c’est le cas ici, dans la salle 9, sous forme de groupes ou de paires de tableaux qui illustrent la migration des motifs typiques de ce peintre, et son jeu avec les oppositions. 21 • La noce, vers 1904/05 Musée national de l’Orangerie, Paris, Collection Jean Walter et Paul Guillaume Le portrait de groupe de Rousseau représente les membres d’une noce, parfaitement disposés, figés en quelque sorte pour le « clic » du photographe. Le peintre-photographe a soigneusement placé ses personnages sur une étendue de pelouse, entre des arbres, avec la mariée au milieu. Son voile couvre à moitié la grand-mère qui est devant elle. Au premier plan, un gros chien noir assis prête un étrange état d’apesanteur à toute la noce. La souche d’arbre et les bords tranchants des jupes blanches et noires entretiennent une puissante analogie, tout comme les arbres échelonnés d’avant en arrière. Le décor forme deux diagonales qui se rejoignent. On trouve une construction identique dans Les joueurs de football (1908). Mais en l’occurrence, ce n’est pas une noce figée que nous voyons entre les arbres, mais une équipe de football en plein « vol », dynamique et animée, en tricots rayés de couleurs. 22 SAL LE 9 22. La muse inspirant le poète, 1909 Kunstmuseum, Bâle En 1908/1909, Rousseau a réalisé deux « portraits-paysages » de son ami, le poète Guillaume Apollinaire, et de sa maîtresse, Marie Laurencin. La première version se trouve aujourd’hui au musée Pouchkine de Moscou, la seconde, présentée ici, est conservée au Kunstmuseum de Bâle depuis 1940. Cette toile de grand format nous montre le poète et sa maîtresse, la « muse » qui l’inspire, derrière une banquette de gazon, à la lisière d’une forêt qui devient de plus en plus touffue vers le fond du tableau. La poésie et — puisque Marie Laurencin était peintre — la peinture servent ainsi d’intermédiaires entre la nature mystérieuse et nous. La disposition symétrique des personnages entourés d’arbres relie également ce tableau, audelà des limites de genre, avec des œuvres comme La noce et Joyeux farceurs. 23 • Joyeux farceurs, 1906 Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950 Un an tout juste après le grand succès remporté au Salon d’Automne de 1905 par son tableau de jungle Le lion, ayant faim, Rousseau propose au public médusé une autre représentation de jungle : Joyeux farceurs. Cette fois, ce n’est pas un combat dramatique avec un fauve, une lutte à mort, qu’il représente, mais une comédie divertissante. Le décor de forêt exotique a envahi tout le tableau. Il ne reste plus grand-chose du ciel clair. Rousseau a soigneusement équilibré la moitié gauche et la moitié droite de l’image. L’oiseau est placé à droite, la fleur blanche à gauche de l’axe de composition, tandis qu’au milieu de la partie inférieure, les feuilles vertes qui s’élèvent depuis le bord du tableau s’écartent pour ménager de l’espace aux joyeux drilles de la scène centrale. Les singesclowns ont l’air de s’amuser avec une bouteille de lait renversée et un gratte-dos rouge ( ?). À quoi peuvent-ils bien jouer ? 23 SAL LE 9 24 • Heureux quatuor, 1901/02 Collection particulière, Russie Au centre de la toile intitulée Heureux quatuor, on voit un groupe de personnages comprenant un flûtiste en pagne, un putto et un chien, ainsi qu’une femme nue, qui écoute le musicien. La présence de la musique possède une grande importance dans la peinture de Rousseau. Comme le révèle la femme qui écoute, la musique de la flûte ensorcelle toute la scène. Elle ne touche pas seulement la femme, mais également les spectateurs que nous sommes, vers qui le musicien se tourne. Quelques années plus tard, le flûtiste réapparaîtra sous les traits de la mystérieuse musicienne de La charmeuse de serpents. 25 • La charmeuse de serpents, 1907 Musée d’Orsay, Paris, legs de Jacques Doucet, 1936 Ce tableau de jungle est certainement l’une des œuvres les plus célèbres et les plus belles de Rousseau. Il a été acheté en 1907 par la mère de Robert Delaunay. Un an auparavant, l’illustre marchand d’art Ambroise Vollard avait fait l’acquisition de la toile Le lion, ayant faim. Peut-être doit-on à cette double réussite commerciale que Rousseau ait réalisé plus de vingt tableaux de jungle dans les dernières années de sa vie. La charmeuse de serpents a été réalisée avec le plus grand soin. La lumière mystérieuse, la richesse luxuriante des plantes exotiques et la surface d’eau horizontale et striée prêtent à la silhouette de la joueuse de flûte une aura magnifique. Les sons de la flûte attirent des serpents et d’autres bêtes. Chaud et froid, clair et obscur, proche et lointain — tout est plongé dans une atmosphère onirique, et les différentes formes de feuilles se répètent et s’entrelacent comme les motifs d’une composition musicale. La consonance de ces formes et la symphonie des tons de vert aux nuances infinies composent une harmonie enchanteresse. C’est la première fois que chez Rousseau, la forêt se présente à nous sous un jour aussi paisible. Et c’est la musique qui réussit, par-delà toutes les frontières, à unir le monde domestiqué et le monde sauvage. 24 SAL LE 9 26 • Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, 1898/1905 Fondation Beyeler, Riehen/Bâle « Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, la dévore, la panthère attend avec anxiété le moment où, elle aussi, pourra en avoir sa part. Des oiseaux carnivores ont déchiqueté chacun un morceau de chair de dessus, le pauvre animal versant un pleur ! Soleil couchant. » Titre complet du catalogue du Salon d’automne, Paris, 1905 Le tableau de jungle de grand format Le lion, ayant faim, occupe une position tout à fait particulière dans la production de Rousseau. C’est en effet sa première toile à avoir été acceptée par un jury : en 1905, elle obtint une place d’honneur au prestigieux Salon d’Automne. Dans la salle voisine, les Fauves – Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck – avaient fait une mémorable entrée sur la scène artistique. Le lion, ayant faim est également la première œuvre de Rousseau à avoir été reproduite dans un périodique et à avoir été proposée sur le marché de l’art. Le galeriste Ambroise Vollard acheta cette toile en 1906 pour 200 francs. Le lion, ayant faim est généralement daté de 1905. Mais ce tableau fut très probablement réalisé dès 1898, pour le Salon des Indépendants. Il portait alors le titre La lutte pour la vie. Si Le lion, ayant faim n’a pas grand-chose à voir avec la vraie forêt vierge et les vrais fauves, il relève pleinement de l’art pictural, des harmonies chromatiques et formelles les plus subtiles. Dans aucun autre tableau de jungle, Rousseau n’a enfoncé l’horizon aussi profondément et n’a façonné les feuillages avec une telle transparence. Pour le public, le lion et l’antilope occupent exactement le centre de l’image, les autres animaux étant disposés tout autour — comme dans une vue panoramique : la panthère, les oiseaux carnivores et, sur la gauche, un peu dissimulée, la grosse créature hybride hirsute (un ours, un oiseau ou un singe), qui tient un bâton dans sa patte. Le caractère sinistre de cette mise à mort est atténué par le feuillage décoratif harmonieux et d’une très grande force. Ce n’est pas le combat mortel qui domine ce qui se passe dans l’image, c’est la végétation — et la beauté picturale. 25 SAL LE 9 27 • Un soir de carnaval, 1886 Philadelphia Museum of Art, The Louis E. Stern Collection, 1963 Un soir de carnaval est l’une des premières toiles de Rousseau que l’on puisse dater avec précision. Ce chef-d’œuvre a été présenté au Salon des Indépendants de 1886, où Camille Pissarro, le peintre impressionniste, l’admira beaucoup. Sur cette toile, le petit couple de personnages très éclairé, sans doute copié d’après une miniature, plane au-dessus du sol plongé dans l’obscurité. Les branches en filigrane de la forêt hivernale se dressent dans la hauteur infinie du ciel et se découpent avec transparence sur le firmament bleu nuit. L’éclairage, qui fait penser aux toiles du surréaliste Magritte, et les proportions des personnages, soustraits à la réalité, prêtent à cette scène un aspect onirique. 28 • La promenade dans la forêt, vers 1886 Kunsthaus, Zurich 28 • Rendez-vous dans la forêt, 1889 National Gallery of Art, Washington D.C. Un soir de carnaval, La promenade dans la forêt et Rendezvous dans la forêt forment un triptyque qui marque le premier sommet de l’œuvre de Rousseau. Ces trois toiles représentent des personnages qui tranchent sur la nature environnante par leur costume théâtral ou historique, ou par leurs vêtements de ville. Dans Rendez-vous dans la forêt, la forêt automnale sert de cachette à la rencontre clandestine du couple. Si sa densité leur offre ici une protection, une menace indéniable pèse sur la forêt printanière de La promenade, malgré ses couleurs tendres. Formellement, ces trois œuvres sont liées par la cristallisation des formes d’arrière en avant, par la luminosité vibrante, par les contrastes accusés entre clarté et obscurité et par la végétation finement ramifiée qui s’effacera dans les tableaux plus tardifs de Rousseau au profit d’une jungle luxuriante, opulente et gonflée de sève. 26 CATAL O G UE Textes : Daniel Kramer, Philippe Büttner, Simone Küng, Janine Schmutz Suivi éditorial : Daniel Kramer, Janine Schmutz Traduction française : Odile Demange Vos réactions sont les bienvenues sur [email protected] FONDATION BEYELER Baselstrasse 101, CH-4125 Riehen / Bâle, www.beyeler.com Henri Rousseau Catalogue À l’occasion de l’exposition Henri Rousseau, un catalogue est publié chez Hatje Cantz Verlag. 120 pages, 82 illustrations en couleurs, prix CHF 64.– ANSICHTEN Heft 1: Henri Rousseau, Le lion, ayant faim... (1898 /1905) 24 Seiten, Format A4, zahlreiche Farbabbildungen, CHF 15.– Die Publikationsreihe ANSICHTEN Nrn. 1–12 richtet sich an Unterrichtende und Kunstliebhaber/innen. (disponible uniquement en allemand) D’autres publications sur Henri Rousseau sont disponible à l’Art Shop: www.beyeler.com/artshop. 27 6 4 3 Entrée Musée 1 7 8 Jardin d'hiver HENRI ROUSSEAU COLLECTION BEYELER Video 5 2 9 Foyer 9 Art Shop 10 1 0 14 15 Ascenseur 16 11 17 12 13 Souterrain 19 18
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