Axe 1/ Comment dire la guerre ?

Axe 1/ Comment dire la guerre ? 20122013
[Claudia et Léonie Laroche ont été marraines de guerre pendant la première guerre mondiale.
Elles correspondaient avec deux soldats au front et ont contribué à maintenir leur moral.]
http://www.decouvrezmussy.org/rubrique%20histoire/cartespostales.htm
Lettre du soldat Louis Vieu, 280ème RI, à sa femme, Marie Vieu, Mas Cabardès
(Aude), le 24 septembre 1915
« Chère bien aimée Marie et chère petite Cécile,
Hier au soir en arrivant dans la tranchée, déception, pas une seule lettre et puis
toutes à la fois un autre jour, mais je t’écris tout de même, tant que je pourrais, je
t’enverrais un mot, il faut que je sois bien fatigué pour ne pas t’écrire, car c’est un
devoir que j’ai à remplir. Je suis aussi bien content de petite Cécile, je vois qu’elle ne
m’oublie pas, et qu’elle est heureuse. Le Général de division a dit aujourd’hui dans
une conférence que nous passerions l’hiver par ici, et qu’il fallait se préparer pour
l’offensive du printemps. Après le printemps ce sera l’été. Je me demande ce qu’on
veut faire de nous, il faut que la famine arrive pour que cela finisse. Pour aujourd’hui
je ne te dirai pas grand’chose. Je te dirai simplement que tu te soignes. Bien diriger
tout à ta manière, bien élever ma petite Cécile. Si j’ai le bonheur de revenir que j’ai
une enfant modèle et sage, et intelligent, c’est à peu près tout. Quand à toi sois
tranquille, nous aurions été si heureux, mais plus ça va et plus je t’aime. Toi qui étais
si bonne, et dire que nous sommes si loin, que cette guerre finisse, et que nous nous
retrouvons bientôt, car tu peux penser ce que souffre moralement un homme comme
moi, et pourtant je ne peux pleurer tout le temps mais cela m’arrive quelque fois et
surtout quand je suis seul, je me soulage. Mais que cela ne te fasse pas de la peine,
c’est pour te faire plaisir. J’espère que tu auras vu le bon Monsieur Séguier qui t’aura
donné du courage et que Marie de Villardonne t’aura vu aussi. Je trouve fort
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étonnant que M. Gayet ne rouvre pas maintenant que Briand est là. Je vous
embrasse. »
Louis
Voir : http://crid1418.org/
« Elle [l’administration française] m’a permis, d’autre part, pendant quelques mois
d’être en rapport constant avec un effectif imposant de veuves de guerre… Je puis
donc affirmer que je crois les connaître. C’est pourquoi je les ai classées en deux
catégories bien distinctes : celles qui oublient et celles qui n’oublient pas !...
Hélas ! tout le monde le sait aujourd’hui, la première catégorie est de beaucoup la
plus importante...
Je revois en cet instant, les braves poilus qui ne manquaient jamais, même au feu,
d’envoyer à leurs compagnes la lettre journalière où se répétait si souvent la
recommandation suprême : « Si je tombe, pense à moi ! » Ils sont tombés, ces
braves ; leurs compagnes se sont remariées et, parmi elles, il y en a dont la pensée,
jamais, ne s’envole vers la pauvre croix de bois perdue au milieu des lignes
sanglantes du Front… Elles ont bien autre chose à faire ! Cheveux courts, jupes
courtes, cigarettes, cannes, redingotes, chapeaux cloches et perception régulière de
la pension du mort, tout cela leur semble suffisant pour occuper leurs petites âmes,
sans parler du reste !...
Par contre, il y a des veuves aux cœurs élevés et qui, malgré une seconde union
nécessitée par les exigences même de la vie actuelle, conservent pieusement en
elles le souvenir du héros. Celles-là seulement qui portent sincèrement leur deuil
jusqu’au plus profond de leur âme sont vraiment veuves et, si je m’appelais le Droit,
c’est à celles-là seulement que je servirais une pension !... »
P.J. Mézières, La voix des Morts, Eugène Figuière, 1926, pp 117-118
« Pauvre fou que j’étais !... J’ignorais qu’une absence de cinq années avait
complètement transformé les caractères, les habitudes, les mœurs et l’âme de
beaucoup de femmes. Et que selon le principe à la mode, la mienne voulait vivre sa
vie !... J'ai consacré à mon désespoir une page dans ce livre, mais c'est un ouvrage
qu'il me faudrait écrire pour raconter ce que furent pour moi les premières années de
l'après-guerre... »
P.J. Mézières, La voix des Morts, Eugène Figuière, 1926, pp 127-128
« Depuis longtemps, en effet, les femmes jouissaient dans les administrations, dans
les ministères et dans toutes les firmes commerciales ou industrielles, d’avantages
que ne connaissaient plus les hommes… Des milliers d’emplois furent occupés par
elles dès la déclaration de guerre ; leur main-d’œuvre et leur aptitude furent
appréciées très favorablement en maints endroits où elles parvinrent même
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quelquefois à diriger un nombreux personnel… On tenait à les conserver. Et, d’autre
part, la guerre étant finie, l’Egoïsme et l’Oubli s’allièrent bien vite contre les anciens
combattants qui voulaient supplanter le sexe faible. Dans cette lutte, ils furent
vaincus !... Enfin, leurs demandes d’emplois traînaient durant des mois dans divers
bureaux directoriaux avant de recevoir satisfaction… »
P.J. Mézières, La voix des Morts, Eugène Figuière, 1926, pp 141-142.
Lettre à Lou d'Apollinaire (1915)
lettres-poèmes d'Apollinaire à sa fiancée, pendant qu'il est au Front.
"Quatre jours ! mon amour, pas de lettre de toi
Le jour n'existe plus, le soleil s'est noyé
La caserne est changée en maison de l'effroi
Et je suis triste ainsi qu'un cheval convoyé
Que t'est-il arrivé ? souffres-tu, ma chérie ?
Pleures-tu ? Tu m'avais bien promis de m'écrire
Lance ta lettre, obus de ton artillerie,
Qui doit me redonner la vie et le sourire.
Huit fois déjà le vaguemestre a répondu
"Pas de lettres pour vous" Et j'ai presque pleuré
Et je cherche au quartier ce joli chien perdu
Que nous vîmes ensemble, ô mon cœur adoré
En souvenir de toi longtemps je le caresse
Je crois qu'il se souvient du jour où nous le vîmes
Car il me lèche et me regarde avec tendresse
Et c'est le seul ami que je connaisse à Nîmes
Sans nouvelles de toi je suis désespéré
Que fais-tu ? Je voudrais une lettre demain
Le jour s'est assombri, qu'il devienne doré.
Et tristement, ma Lou, je te baise la main"
Guillaume Apollinaire, "Lettre du 19 janvier 1915" dans Lettres à Lou
19 janvier 1915
Ma chérie,
Je tâcherai de partir vendredi à 8 h. pour arriver à Nice samedi matin à six heures.
Donc couche au P.L.M. la nuit du vendredi au samedi – sous mon nom, puis si je ne
suis pas arrivé le matin sois à la gare à midi, puis en te renseignant sur l’heure juste,
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sois aux autres trains si je ne suis pas arrivé à midi.
Donc, sois à la gare à midi si je ne suis pas arrivé par le train du matin, mais ne sois
pas à ce train du matin, reste couchée au P.L.M.
Je vais t’écrire encore tout à l’heure à la cantine.
Télégraphie une seconde fois pour que je sache si t’as compris cette lettre et surtout
reçue.
Ton Gui.
’fév. 1915
Roland Dorgelès, Les croix de bois, 1919
Au front, à l'heure de la distribution du courrier.
« Les lettres, Gilbert n'était venu que pour ça. Il avait demandé à aller à la soupequatre heures aller et retour dans la boue gluante des boyaux- pour être sûr d'avoir
la lettre de Suzy, la chercher lui-même dans le tas du fourrier: cela faisait cinq jours
qu'il n'avait rien reçu d'elle, cinq nuits qu'il rageait au créneau contre le vaguemestre,
le fourrier, les cuistots, tous ceux qui devaient lui voler son courrier. Ce soir, n'y
tenant plus, il s'était offert pour la corvée.
Plusieurs fois, il arrêta le vieil engagé qui courait du tonneau aux voitures pour
surveiller les cuisiniers.
-Est-ce que j'ai des lettres?
Mais le fourrier n'avait pas le temps.
Enfin, le vin distribué, l'ancien vint s'abriter sous une roulante et sortit ses lettres d'un
sac, ficelées par escouades. Aussitôt toutes les ombres éparses se détachèrent de la
nuit et se groupèrent.
-Aux lettres! Aux lettres!...
Le cercle bourdonnant se serra autour de la voiture, ceux des premiers rangs
accroupis, d'autres faufilés entre les roues. On voulait être tout près, pour mieux
entendre. C'était la meilleure ration qu'on allait partager: ce qu'on touche de bonheur
pour vingt-quatre heures. Éclairé par une lampe électrique de poche, dont on
assourdissait la lueur sous un bonnet de police, le fourrier lisait mal. On écoutait, les
mains et le cœur tendus.
-Présent...Présent...
chaque homme, dès qu'il tenait son paquet, cherchait vite sa lettre avec de doigts
mouillés, et malgré l'ombre épaisse, malgré la pluie qui aveuglait, on la reconnaissait
aussitôt, rien qu'à la forme, rien qu'au toucher. Le sac fut bientôt vide. Un murmure
de déception s'éleva:
-eh bien et nous alors? Y en a pas pour moi? Tu es sûr, t'as bien regardé?...Ah! On
est fadé comme vaguemestre...il doit les foutre en l'air au burlingue.
Ceux qui n'avaient rien reçu s'écartaient, découragés, et pour se soulager de leur
rage impuissante, ils regardaient le fourrier d'un air mauvais, comme s'ils l'avaient
vraiment soupçonné de jeter leur courrier aux feuillées.
-T'en fais pas, il reçoit les siennes, lui.
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Gilbert était heureux. En prenant son paquet, il avait tout de suite reconnu la large
enveloppe de Suzy qui dépassait. Une bouffée de bonheur lui était monté à la tête.
Maintenant qu'il l'avait dans sa poche il n'était plus pressé de la lire, il ne voulait pas
dépenser toute sa joie d'un seul coup. Il la goûterait à petits mots, lentement, couché
dans son trou, et s'endormirait avec leur douceur dans l'esprit.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
Bardamu évoque dans ce passage Lola, une infirmière américaine, prise de
patriotisme pour la France. À travers elle, le narrateur fait le portrait de toutes ces
femmes dévouées à la patrie au point qu'elles en deviennent presque amoureuses
de la guerre...
« Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme.
Il n'y avait guère que les neutres et les espions qui n'en avaient pas, et ceux-là,
c'était presque les mêmes. Lola avait le sien d'uniforme officiel et un vrai bien
mignon, rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu
bonnet de police, coquinement posé de travers toujours, sur ses cheveux ondulés.
Elle était venue nous aider à sauver la France, confiait-elle au Directeur de l'hôtel,
dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous
comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du
cœur m'étaient devenus tout-à-fait désagréables. Je préférais ceux du corps, tout
simplement. Il faut s'en méfier énormément du cœur, on me l'avait appris, et
comment ! à la guerre. Et je n'étais pas près de l'oublier.
Le cœur de Lola était faible, tendre et enthousiaste. Le corps était gentil, très
aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle était. C'était
une gentille fille après tout, Lola, seulement il y avait la guerre entre nous, cette
foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer
l'autre moitié vers l'abattoir. Alors ça gênait dans les relations, forcément une manie
comme celle-là. Pour moi, qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui
ne tenais pas du tout à reprendre mon tour au cimetière ardent des batailles, le
ridicule de notre massacre m'apparaissait, clinquant, à chaque pas que je faisais
dans la ville. Une roublardise immense s'étalait partout.
Cependant j'avais peu de chances d'y échapper, je n'avais aucune des relations
indispensables pour s'en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c'est-à-dire des
gens dont la mort n'intéresse personne. Quant à Lola, il ne fallait pas compter sur
elle pour m'embusquer. Infirmière comme elle était, on ne pouvait rêver [...] d'un être
plus combatif que cette enfant charmante. Avant d'avoir traversé la fricassée
boueuse des héroïsmes, son petit air Jeanne d'Arc m'aurait peut-être excité, converti,
mais à présent, depuis mon enrôlement de la place Clichy, j'étais devenu devant tout
héroïsme verbal ou réel, phobiquement rébarbatif. J'étais guéri, bien guéri. […] Si je
lui avais dit ce que je pensais de la guerre, à Lola, elle m'aurait pris pour un monstre
tout simplement, et chassé des dernières douceurs de son intimité. »
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