Le football télévisé victime du ralenti

Jacques Blociszewski
Le football télévisé victime du ralenti
In: Communication et langages. N°129, 3ème trimestre 2001. pp. 4-20.
Résumé
Le sport - et avant tout le football - est une composante essentielle des programmes de télévision, un puissant révélateur des
mutations de l'audiovisuel, et les enjeux financiers qui l'entourent sont gigantesques. Alors que le regard que la télévision porte
sur le football façonne notre propre regard, le culte omniprésent de la technologie et une certaine idéologie du contrôle et de la
vidéo-surveillance transforment le sport-spectacle en sport- procès, et mettent le football en danger. Le ralenti est le symptôme le
plus flagrant de cette utilisation mal comprise et malsaine de la technique. Sous couvert de vérification et d'esthétisme, les
images au ralenti déforment profondément notre perception du réel. Dès lors, prétendre les ériger en éléments de preuve (des
fautes des joueurs, des erreurs des arbitres...) conduit à de graves injustices et dérives. Ce type de problématique dépasse de
loin le cas du football ; elle nous interpelle sur l'éthique de l'image en général, sur le pouvoir de la télévision et ses abus et pose
la question, aujourd'hui cruciale, de la possibilité et des conditions de mise en œuvre de la preuve par l'image.
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Blociszewski Jacques. Le football télévisé victime du ralenti. In: Communication et langages. N°129, 3ème trimestre 2001. pp.
4-20.
doi : 10.3406/colan.2001.3083
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2001_num_129_1_3083
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Le football
victime
télévisé
du
ralenti
Jacques Blociszewski
Le sport - et avant tout le football - est une compos
anteessentielle des programmes de télé
vision,
un puissant révélateur des muta
tions de l'audiovisuel, et les enjeux
financiers qui l'entourent sont gigan
tesques. Alors que le regard que la télévi
sion porte sur le football façonne notre
propre regard, le culte omniprésent de la
technologie et une certaine idéologie du
contrôle et de la vidéo-surveillance tran
sforment
le sport-spectacle en sportprocès, et mettent le football en danger. Le
ralenti est le symptôme le plus flagrant de
cette utilisation mal comprise et malsaine
de la technique. Sous couvert de vérifica
tion
et d'esthétisme, les images au ralenti
déforment profondément notre perception
du réel. Dès lors, prétendre les ériger en
éléments de preuve (des fautes des
joueurs, des erreurs des arbitres...)
conduit à de graves injustices et dérives.
Ce type de problématique dépasse de loin
le cas du football ; elle nous interpelle sur
l'éthique de l'image en général, sur le pou
voir de la télévision et ses abus et pose la
question, aujourd'hui cruciale, de la possib
ilité et des conditions de mise en œuvre
de la preuve par l'image.
Le sport télévisé est un extraordinaire révélateur des évolutions
de l'audiovisuel. Il porte d'énormes enjeux financiers et le football
fait rêver des centaines de millions de gens. C'est d'abord par la
télévision et la vision indirecte que nous vivons le sport, la vision
directe (dans les stades) ne représentant en proportion qu'un
nombre de spectateurs dérisoire. Le sport est le programme
essentiel - avec le cinéma - de la télévision à l'âge du numér
ique. C'est aussi un laboratoire technologique. Ainsi, analyser la
structure d'un match de football télévisé, c'est également s'inter
rogersur les mutations du « sport-spectacle » et de l'audiovisuel.
DU SPECTATEUR AU TÉLÉSPECTATEUR
Une pratique est ici déterminante : le ralenti. Pendant un match,
désormais, on peut en compter, sur Canal +, jusqu'à plus d'un
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par minute1 ! Et il nous est devenu « naturel » juste après un but,
un tir, une faute, d'en revoir le ralenti. Or les choix des réalisa
teursne sont pas neutres. Ils influent sur notre regard, ils sont
notre regard. Et plus la réalisation télévisuelle déconstruit-reconstruit le football, plus elle s'éloigne de la vision du spectateur dans
le stade, vision limitée, certes, mais aussi mobile et libre. La
question de notre droit de regard se pose alors. Le football des
années cinquante était filmé par trois caméras et sans ralenti. On
compte aujourd'hui de quinze à vingt caméras sur un grand
match et une pléthore de ralentis. Pour quelle conception et
quelle vision du football ?
Il ne s'agira pas ici d'une analyse technique, mais de la réflexion
d'un téléspectateur et d'un citoyen. Les matches vus pour ce tra
vail l'ont été en France, sur les chaînes suivantes : TF1 ,
Canal +, France Télévision, Eurosport.
FONCTIONS ET COMPOSANTES DU RALENTI 2
Le ralenti réunit divers éléments :
- La répétition : l'action nous est montrée plusieurs fois.
- Le ralentissement du mouvement : l'action n'est pas diffusée
à sa vitesse naturelle, mais ralentie, parfois presque
arrêtée. Cette stase du temps et cette décomposition du mouve
mentont un effet esthétique : beauté des gestes du joueur, dra
matisation,
émotion... Le ralenti donne du plaisir et du rêve.
- Le gros plan: cette re-vision explore actions et gestes,
presque à bout portant ; elle nous fait également faire connais
sance
avec les joueurs. Un match est une galerie de portraits, où
la poésie n'est pas toujours au rendez-vous : joueurs qui
1 . Bernard Leconte en a quant à lui recensé 89 pour la finale de la Coupe du monde"! 998,
pour une durée de 9 minutes 31 secondes, sur une durée totale d'un peu plus de
96 minutes {Sports et télévision, Bernard Leconte, Pierre Gabaston, L'Harmattan, sep
tembre
2000).
2. Un peu de technique avant d'aller plus loin :
- Le ralenti est l'effet produit en... accélérant la vitesse de la prise de vues.
- Le réalisateur est assisté bien sûr par les cameramen, ainsi que par des opérateurs
magnétoscope.
- La « loupe » se compose d'une caméra slow motion et d'un enregistreur LSM : « La
gamme LSM (Live Slow Motion, pour " ralenti en direct ") permet d'enregistrer et de relire
simultanément [avec une grande précision d'image ; NDLR], de rejouer deux séquences
sur un même écran, afin de comparer deux phases de jeu [...] et surtout de réaliser en
quelques secondes un montage des meilleures actions et de les restituer directement à
vitesse normale ou au ralenti ». Bernard Poiseuil, Broadcast, 31 mai 2000.
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Télévision
crachent et se mouchent avec leurs doigts, rictus d'effort, vues
impromptues du public, tics et réactions des entraîneurs sur le
banc de touche...
- La multiplicité des angles de vision : plusieurs angles de prise
de vue sont présentés, chaque caméra apportant son « témoi
gnage ».
Le ralenti permet de « revivre » à satiété, dans une durée étirée, ce
qui n'a été qu'un moment très bref. Selon Charles Tesson, rédac
teuren chef des Cahiers du cinéma :« Véritable objet de culte, le
ralenti fascine, et son pouvoir confine à la magie, car il est cet in
strument
miracle qui révèle une vérité que le temps réel a
éclipsé » 3. Dans notre économie du zapping, le ralenti garantit
aussi la sécurité au téléspectateur pris d'une envie pressante. Il
sait qu'en cas de but marqué pendant sa brève absence, il aura
entre trois et cinq possibilités de le revoir... Enfin, Cheval de Troie
de la publicité, le ralenti sera toujours plus l'occasion de voir surgir
des logos, répétés encore et encore. C'est à la Coupe du monde
1 966 que l'on commença à remontrer des actions, mais d'abord
sous forme de « replay » (à vitesse normale). Depuis, le ralenti
s'est installé, a beaucoup évolué, et s'est multiplié.
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Principaux effets du ralenti
- La temporalité du match est profondément modifiée ; lon
gtemps
proche de la réalité de la partie, le temps du match télé
visé est dorénavant structuré par les ralentis et l'alternance
constante de direct et de différé : une temporalité mixte où le dif
féré immédiat tient une grande place. Et le numérique permet
d'aller chercher à tout moment l'enregistrement de n'importe
quelle action du match, lui donnant ainsi l'allure d'un puzzle à la
cohérence temporelle incertaine où le jeu devient pure matière
première. À la logique de flux se superpose la logique de stock
et l'événement réel disparaît en partie dans le processus.
- La perte de contact avec le match vivant : la partie - qui continue « sous » le ralenti - se trouve occultée. Il faut choisir le
moment propice pour lancer un ralenti, mais la coordination avec
le direct est délicate. Et le réalisateur peut « oublier » l'action en
cours et risquer de nous faire rater un but.
- L'enquête et le procès ; la télévision scénarise le match et
O
3. « Pour quelques crampons de plus », Les Cahiers du cinéma, juillet 1998.
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nous propose une forme d! enquête. En nous remontrant longue
mentl'action, elle nous place en position de juger, si le but était
bien marqué, s'il y avait faute, si l'arbitre s'est trompé. L'utilisation
du ralenti comme élément de preuve soulève une série de quest
ions touchant au pouvoir du réalisateur et des commentateurs,
à la « vérité » de l'image, à la responsabilité de la télévision visà-vis du public et des acteurs du football. Enfin, elle nous inte
rroge sur le devenir du football et reflète une certaine idéologie.
LE POUVOIR DU RÉALISATEUR
Dans sa régie, devant un mur d'écrans, le réalisateur choisit les
images que nous recevrons. Et le match nous apparaîtra très di
fférent
selon les options prises. Le réalisateur pourra ainsi être
sensible avant tout à l'aspect collectif du football. Il privilégiera
alors les plans larges, pour suivre dans leur continuité les comb
inaisons,
les déplacements des joueurs, le jeu avec ou « sans
ballon ». La BBC est un bon exemple de ce type de réalisation.
Si le réalisateur veut insister au contraire sur les « duels » oppo
sant deux joueurs, sur les attitudes et sentiments, sur l'enviro
nnement, il utilisera beaucoup les plans rapprochés et les
ralentis. Ce style vise à provoquer l'émotion ; non pas tant celle
du match « vu de la tribune » qu'une émotion de proximité et de
partage. L'ambition est de nous rapprocher du terrain, voire « d'y
être », avec l'aide d'un son- micros baladeurs - de plus en plus
présent. Le résultat mêle un réalisme cru et une forme de fiction
fragmentée, où la maîtrise du changement de plan est cruciale.
Le réalisateur emblématique de cette tendance est le talentueux
Jean-Paul Jaud, de Canal +, qui revendique une écriture cin
ématographique
du football. Le style «Canal», très novateur
(avec certaines différences de regard et de style d'un réalisateur
à l'autre) a beaucoup influencé les autres chaînes, notamment
par son recours intense au ralenti.
Sport-événement, sport-spectacle, sport-fiction, western à l'it
alienne,
ébauche de jeu vidéo ? Quelle est dès lors la « vérité »
d'un match ?
Du spectacle sportif au sport-spectacle
Un bon match de football, vu dans le stade, est en soi un spect
acle, et il n'a pas attendu la télévision pour cela. Mais le sportspectacle évoque, lui, des enjeux financiers géants et l'énorme
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Télévision
influence de la télévision sur ce qui est déjà un spectacle. Cette
influence doit être questionnée. La diffusion fréquente de ralent
is
exprime d'abord l'idée que la temporalité du match réel, comp
ortant
des pauses et des moments a priori moins forts que
d'autres, n'est plus ici la référence. Les ralentis comblent le
moindre interstice, et la télévision, dont on connaît l'angoisse
devant le vide, gave des téléspectateurs déjà sollicités par une
hausse vertigineuse des heures de football retransmises.
Le réel est considéré comme devant être « amélioré » : à un
Manchester-Bayern Munich on ne touchera pas trop, mais on
estimera qu'un Montpellier-Laval requiert un sérieux coup de
pouce... Les chaînes détentrices de contrats d'exclusivité chère
ment acquis (ou qui ont carrément acheté un club) avoueront
rarement que « leur » match est nul. On le dopera donc par un
montage nerveux, de nombreux ralentis et gros plans, un com
mentaire
docile et enthousiaste. Certains réalisateurs insistent
pourtant sur la réalité du match : ainsi François-Charles Bideaux :
« Je rapproche un match d'un documentaire. Il s'agit de s'appro
cher
au plus près du réel. Le réel est différent de l'aspect spect
aculaire
[...]. Il y a une vérité du football, un réel ».
Aujourd'hui triomphe donc le sport-spectacle. Mais aussi, et on le
dit moins, le sport-procès...
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Le spectacle transformé en enquête et procès
« On le sait depuis la nuit des temps, un procès est un spectacle
sans égal, c'est même le spectacle suprême, où des hommes
jouent leur destin sur un mot, sur un regard ».4 Le succès pla
nétaire
du football se nourrit du jeu lui-même, de puissantes
identifications et d'une dramaturgie faite de suspense; mais
aussi de coups tordus, d'injustices et de ce rite toujours renouvêlé : la mise à mort symbolique d'une des deux équipes, dans
une ambiance souvent sauvage. Les lendemains de matches,
sur le zinc, on « condamne » tel joueur, entraîneur ou arbitre. La
diffusion massive de ralentis accentue ces tendances et surtout,
en les médiatisant, les pervertit. Elle génère une interactivité destructrice : on parle souvent de l'expertise acquise par le téléspectateur, mais c'est une fausse expertise. C'est en enquêteur,
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4. Yves Eudes, « Un nouveau spectacle, les procès télévisés », Le Monde diplomatique,
août 1992.
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puis en procureur et en juge, qu'il se transforme, dans une pro
cédure
où les dés sont pipés.
Plusieurs acteurs sont ici concernés :
- Le réalisateur, auquel les technologies donnent un si tentant
pouvoir de vérification ; remontrer les actions fait de lui le pas
sage obligé vers la « vérité ». Mais laquelle ?
- Le commentateur le suit, et parfois le précède, lui demandant
à l'antenne de rediffuser une action. Commentateurs et consult
ants, piégés et complices, sont impliqués dans l'enquête.
- Enfin, le téléspectateur, pris à témoin, dispose d'éléments
d'appréciation bien contestables. Pour le réalisateur Pierre
Badel, pionnier du sport télévisé : « Le ralenti a provoqué un
changement éthique et moral faisant du commentateur et du tél
éspectateur
des juges en puissance ».5
Des ralentis à charge
Et c'est presque toujours « à charge » qu'est scruté le ralenti,
contre l'arbitre et les arbitres-assistants. (Michel Vautrot, chef des
arbitres français : « Les ralentis, lorsqu'un arbitre a fait une erreur,
on les revoit souvent. Lorsque l'arbitre, lui, a eu raison, cela
paraît normal aux yeux des gens» ; Actes du Sportel, 1990).
Limage est pourtant peu fiable, la parallaxe fausse les ralentis de
hors-jeu6, ce n'est souvent qu'à la troisième vision qu'on peut se
faire une idée. De surcroît, un commentateur qui se trompe ne
reconnaîtra guère ses erreurs. Et cette recherche des erreurs
supposées des arbitres forge les mentalités...
Le sport moderne est spectacle et il a été lié dès son origine à la
presse écrite (Tour de France, Coupes de football...). Ce n'est
donc pas sa relation aux médias qui nous interpelle, ni l'évolution
du sport vers le spectacle, mais celle qui voit la télévision abuser
de sa force, transformer le réel à sa guise (sans résistance,
d'ailleurs, du pouvoir sportif...), et faire glisser le sport-spectacle
vers le procès, contre les intérêts véritables tant du sport que de
la télévision. Le ralenti est au cœur de ces dérives.
5. Cité par Jean-François Diana : « Les enjeux du ralenti dans la représentation télévi
suelle du football. Entre inquisition et réquisition » ; dans « Montrer le sport », Cahiers de
l'INSEP, mars 2000.
6. Un joueur est en position de « hors-jeu » quand « il est plus près de la ligne de but
adverse qu'à la fois le ballon et l'avant-dernier adversaire ».
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Télévision
Les buts marqués ont longtemps été l'objet privilégié du ralenti,
mais le principal problème vient maintenant de la multiplication
des ralentis de fautes, favorisés par l'avènement de la loupe,
ultra-rapide : interventions dangereuses - « tacles » - ou « horsjeu » sont passés au crible. Le niveau de conscience d'une
chaîne de télévision, sur le football, s'évalue largement à sa di
ffusion
de ces ralentis de fautes. Remontrer les fautes serait un
moindre mal si cela n'avait aucun effet sur le jeu. Mais cette pra
tique déstabilise les acteurs du terrain et surtout les arbitres, dont
les erreurs (pourtant peu nombreuses, quoi qu'on en dise) sont
soulignées par une télévision inquisitrice.
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D'autres choix sont possibles
Un autre style de réalisation est toutefois possible, l'ancien grand
joueur Johan Cruyff l'affirme : « La télévision anglaise a compris
qu'il était tout à fait inutile de remontrer des ralentis de faute. [...]
La télé doit être éducatrice. Elle doit ressortir les beaux gestes
techniques qui donnent envie de jouer au football ». Pourquoi
s'obstiner à scruter la laideur ?
La règle du hors-jeu est source d'innombrables contestations :
l'action va trop vite pour l'œil humain, et une étude néerlandaise
a montré que les arbitres-assistants se trompent dans 20 % des
cas. Or certaines chaînes, notamment Canal +, dissèquent les
ralentis de ces hors-jeu. Le résultat est terrible : les erreurs des
arbitres-assistants sont sans cesse évoquées, la frustration grand
itchez les téléspectateurs, comme le désarroi chez les
arbitres. Sans apporter aucune solution, la télévision rend ainsi
insupportables des erreurs inévitables. Le téléspectateur n'a pas
demandé cette loupe, il s'y est accoutumé malgré lui. Mais pour
quoi faire ? Le droit à l'information est mis en avant : le téléspectateur aurait le droit de savoir... Or, d'une part ces images n'apportent que des éléments très discutables, d'autre part, le ralenti
nous prive aussi d'informations, de ces moments de jeu réel qu'il
cache. Ce qui vaut le coup, est-ce de s'émerveiller devant des
buts magnifiques ou de décrypter laborieusement des hors-jeu ?
Quel jeu la télé joue-t-elle à vouloir tout répéter et vérifier, au
risque de tuer l'émotion ? Ainsi, pour le cinéaste Jean-Luc
Godard : « Si l'on assiste à un spectacle, pourquoi vouloir revoir ?
L'émotion ne sera pas la même. Au contraire, on devrait se
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réjouir de ne pas tout « voir », de préserver une part de mystère,
pour rêver. »7
De vrais magazines sportifs, de vraies explications sur le jeu, un
brin de pédagogie intelligente, tout cela serait autrement bien
venu. TF1 a manifesté de bonnes intentions quant au hors-jeu.
Jean-Claude Dassier, alors directeur des sports de la chaîne,
déclarait en 1995: « TF1 ne montrera plus de ralenti [sur les
hors-jeu] pour vérifier la décision de l'arbitre, afin d'essayer de
contribuer à faire en sorte que l'arbitre [...] ne soit pas en pe
rmanence
remis en cause par des millions de téléspectateurs ».
Texte remarquable. Mais de nos jours TF1 applique ces principes
en partie seulement (et le commentaire ne suit pas...)8.
RALENTI ET MÉTAMORPHOSES DU RÉEL
Le ralenti est un très médiocre élément de preuve, car il modifie
substantiellement la vision du réel. Selon Edgar Morin9, au
cinéma, « Le ralentissement du temps mortifie et matérialise [...]
L'accéléré et le ralenti, en exagérant la fluidité fondamentale du
temps du cinéma, suscitent un univers lui-même fluide où tout
subit la métamorphose ». Gérard Ejnès, de L'Équipe, reconnaît
lui que : « Les visions ralenties des actions déforment la réalité.
Le foot ne se joue pas au ralenti, mais à vitesse réelle. Le ralenti
prolonge les impacts et les accentue. Une main qui frotte un
visage et voilà une claque, un pied qui effleure la jambe d'un
adversaire hurlant et voilà une agression ». Et pour J.C. Dassier :
« Plus on fait de ralentis en général, moins on y comprend quoi
que ce soit. La faute, elle, se juge mieux dans la réalité du mou
vement.
» Le ralenti isole arbitrairement une action dans le
match, il gomme drastiquement le hors-champ et tout contexte,
7. Entretien accordé à L'Équipe (Jérôme Bureau, Benoît Heimermann), du 9 mai 2001 , à
propos du sport télévisé, qui intéresse Godard.
8. Ainsi Jean-Michel Larqué, consultant de TF1 aux côtés de Thierry Roland, écrit-il à
propos de l'arbitre, dans son livre Du football (Lieu commun, 1987) : « Lhomme en noir
m'a toujours paru une pièce rapportée dans le jeu. On dit souvent que le foot n'existerait
pas sans lui. Sans règles, certainement pas; sans arbitre, c'est moins certain...».
Imaginons donc joyeusement un Inter de Milan-Real Madrid sans arbitre ! Cette concept
ion
transparaît constamment à l'antenne de TF1 , et il n'existe aujourd'hui en France
(malgré les déclarations de façade) aucun commentateur de football télévisé vraiment
soucieux de respecter les décisions de l'arbitre. Charles Biétry a toutefois fait sien, lors
de matches récents sur France Télévision, un ton positif et lucide vis-à-vis de l'arbitrage.
Tant mieux ; à suivre... Le service public se doit de montrer ici l'exemple.
9. Dans Le cinéma ou l'homme imaginaire, Minuit, 1956.
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Télévision
contraint le commentateur à quitter le jeu pour revenir en arrière ;
il « accentue la sensation du " hors du temps " ou du " hors la
vie " » comme le dit bien Jean-François Diana. De plus, il privilé
gie
la fin de l'action au détriment de son début, alors que celuici explique souvent cette fin ! Le ralenti, enfin, ne rend compte
que du visuel, ignorant bien des informations sonores et com
portementales
essentielles à l'arbitre (qui en sait bien plus que la
machine !) dans ses prises de décision, qui tiennent compte,
elles, de l'esprit du jeu. Quant à la disposition des caméras, elle
est déterminante : autant de caméras, autant de « vérités ». C'est
pourtant sur la base de ces images-là que sont « jugés » à
l'écran joueurs et arbitres...
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Le vidéo-arbitrage ou le culte de l'image... ralentie
Les ralentis de fautes sont à la base de ce fantasme bien de
l'époque qu'est le « vidéo-arbitrage ». Pour C. Tesson : « le
ralenti, superbe, très sophistiqué, a fait resurgir les vieilles lunes,
terribles pour l'avenir du football, du vidéo-arbitrage ». Nombreux
sont ceux qui croient que la vidéo peut « aider » les arbitres sur
les actions litigieuses. En cas de doute, l'arbitre pourrait alors
visionner le ralenti avant de décider.
Récusé à juste titre par la FIFA - Fédération Internationale de
Football Association -, le vidéo-arbitrage est cependant pratiqué
de facto par la télévision, via les ralentis. Un réalisateur - parmi
d'autres - a ainsi reconnu placer ses caméras pour permettre au
téléspectateur de vérifier les hors-jeu, et donc le bien-fondé des
décisions arbitrales. Un placement qui ne garantit pourtant
aucune objectivité. Les chaînes se substituent insidieusement
aux autorités du football, alors que ce n'est pas leur rôle.
Nous avons dit par ailleurs10 que le vidéo-arbitrage serait ruineux, inapplicable, non fiable et pas même moderne. Il hacherait
les matches, casserait l'autorité de l'arbitre, entraînerait des
contestations à perte de vue sur le recours ou non à la vidéo,
mettrait le football en grand danger.
La réalité du stade et celle du salon ne peuvent se rejoindre ;
confortable et a-responsable quand il est pratiqué sur un sofa
devant sa télé, le rôle d'arbitre, sur le terrain, est une tout autre
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O
10. « Le football face au vidéo-arbitrage », Le Monde diplomatique, mars 1996. « Contre
le vidéo-arbitrage », Le Monde, 1er juillet 1998. « Les dérives du football télévisé et le
mirage du vidéo-arbitrage », « Montrer le sport », Cahiers de l'INSEP, mars 2000.
Le football télévisé victime du ralenti
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affaire. L'arbitre, lui, doit décider immédiatement, pour que le
match puisse vivre, ce qui rend toute observation d'images
incongrue et dilatoire. Certains, devant leur poste, refont le
monde, pendant que d'autres agissent et font le monde...
Le vidéo-arbitrage est en cours d'expérimentation au rugby (pour
les actions 6' essais seulement). Ses insuffisances s'y sont tro
uvées confirmées, et il ne résiste pas à l'analyse.
Procès truqués et arbitres boucs émissaires
Ce confusionnisme au nom de la « vérité de l'image » et soidisant de la justice provoque en fait de graves injustices. Lors de
la Coupe du monde 1 998, l'arbitre américain E. Baharmast a été
traîné dans la boue par les médias pour une erreur d'arbitrage
qu'il n'avait pas commise. En sifflant un penalty contre le Brésil,
il avait vu ce que dix-sept caméras de télévision ne surent pas
voir, les ralentis entraînant dans l'erreur... le monde entier. Un
vrai lynchage médiatique, dont l'intéressé a durement souffert.
Qui se soucie de ces injustices-là ?
Mais les joueurs eux-mêmes peuvent aussi avoir à en souffrir.
Lors d'un Lyon-Monaco, Vikash Dhorasoo, de l'Olympique
Lyonnais, s'est trouvé accusé, au vu du ralenti, d'avoir « simulé »
et obtenu ainsi un penalty11. L'Équipe a parlé alors d'« escroquer
ie
à l'esprit sportif ».. .Le lendemain, le même journal publiait
cette réponse très pertinente de Dhorasoo : « Je n'ai pas cherché
à tromper [l'arbitre]. Y aurait-il deux réalités ? Celle dans laquelle
se déroule l'action à vitesse réelle et une deuxième, sur l'action
revue au ralenti ? » 12. Ce joueur a-t-il triché ? Nous ne le croyons
pas. Ce qu'il faut ici retenir c'est la faiblesse de l'analyse, sur ce
dossier, d'une presse prompte à condamner, mais souvent à tort,
et pas toujours les vrais responsables ; et aussi le fait que d'ex
cellents
arbitres, pris en tenaille entre le réel et la télévision, fini
ssent par perdre leurs repères. Pilonnés par des attaques
indignes - provenant même de dirigeants importants du foot
ball ! -, ils succomberaient volontiers à la magie de l'image,
1 1 . Une affaire semblable avait concerné le joueur de Marseille F. Ravanelli, accusé (vi
olemment)
de simulation lors d'un PSG-OM. Elle avait montré toutes les limites de l'imagepreuve, et les dérapages médiatiques qu'elle peut entraîner.
12. À rapprocher de C. Tesson, sur Brésil-Ecosse (Mondial 98) : « On a eu le sentiment
d'assister à deux matches : l'un en temps réel l'autre au ralenti, chacun ayant une vie
autonome».
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Télévision
préférant l'« aide >> empoisonnée du ralenti, après coup, à leur
propre jugement sur l'action en vitesse réelle. Et certaines autor
ités du football accordent, dans leur réflexion sur l'arbitrage, une
importance bien regrettable aux ralentis. Ces derniers deviennent
la référence, et la fiction le réel !
Les images peuvent toutefois apporter quelques informations
utiles. Ainsi pour aider les commissions de discipline à lutter
contre les agressions, les tricheurs (comme ces attaquants scandaleusement impunis - qui marquent des buts de la main),
les tireurs de maillots ou les simulateurs. Mais nous recomman
dons
ici la vision d'images à vitesse réelle et beaucoup de pru
dence
; il faut toujours se poser la question de la source et de la
nature des images : qui a filmé ces images, comment ? Aucune
image n'est neutre. Et puis il s'agit, là encore, d'interprétation
d'images, un exercice toujours très aléatoire.
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CRISE DE L'ARBITRAGE, CRISE DE LA MÉDIATION
Récemment, les arbitres de football français (dont le nombre - et
pour cause - est insuffisant) ont été à deux doigts de faire grève.
L'inadmissible manque de respect montré à ces acteurs indi
spensables
du football les a amenés à hausser la voix. La télévi
sion, avec ses ralentis, contribue à cette crise, par la situation
intenable dans laquelle elle les place.
La lutte contre la triche ne doit justifier ni la surestimation du pouv
oir de dissuasion et de contrôle des joueurs par les ralentis (ce
n'est pas le rôle de la télévision), ni l'appel à la floraison de camér
as
(terrain, vestiaires, couloirs des stades), cette télé-surveillance
panoptique qui relève de la généralisation actuelle de la vidéosurveillance13. C'est là soupçonner a priori, comme des déli
nquants en puissance, ceux qui font le football, entériner les dérives
au lieu de chercher de vraies solutions, courageuses et pédagogiques. Et nombreux sont ceux qui se laissent gagner par cette
conception, y compris des libertaires et des artistes. Triste idéal.
Cette illusion selon laquelle on pourrait accéder immédiatement
à la vérité par l'image entretient aussi la crise de notre relation au
réel et notamment du journalisme. Si la caméra offre, en direct,
la « vérité » sur la guerre du Golfe, pourquoi s'attarder à d'autres
13. Celle-ci atteint aussi le monde du « divertissement » avec des émissions comme Loft
Story, où la dimension voyeuriste se double - ce qui est plus grave - de la volonté de
punir et d'exclure.
Le football télévisé victime du ralenti
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investigations ? Si l'image peut juger, pourquoi s'embarrasser
d'arbitres ? C'est la notion d'analyse et d'interprétation du réel,
porteuse de civilisation, qui se trouve niée. Défendre ces médiat
ionsest donc un combat primordial.
Du stade au salon et du salon au stade
L'impact télévisuel conduit le terrain de foot et le salon-télé à se
coordonner. Avec le poste de télévision, le stade a d'abord investi
les salons. Avec les écrans géants, c'est le salon-living room qui
entre dans le stade. Mais les règles de ces deux mondes n'ont
rien à voir, d'où le malaise d'un football écartelé.
Dans les stades, le public doit maintenant affronter le manque dû
au bombardement répété de ralentis devenus drogue. Après un
but, les spectateurs attendent, ils ont besoin du ralenti ! Les orga
nisateurs
installent donc des écrans géants... Et les journalistes
de presse écrite regardent autant les écrans de télévision à leur
portée (la référence) que le terrain.
LÉquipe a aussi succombé à la tentation de publier des captures
d'écran, photos extraites de ralentis de télévision, et censées
prouver, à tout prix. Or, sur ces minuscules clichés flous, on ne
voit rien ; l'écrit mime ici stupidement l'audiovisuel 14.
Les dispositifs hybrides stades-écrans géants font naître à leur
tour des problèmes spécifiques ; car il faut gérer la diffusion des
ralentis sur ces écrans, pour éviter que les arbitres soient désa
voués par le public en chair et en os, qui peut dès lors repré
senter une menace physique très concrète : il ne fait pas bon se
tromper, et encore moins avoir raison contre l'image. Or on
assiste déjà ici et là, sur les écrans géants, à des diffusions irre
sponsables
de ralentis.
La réponse n'est pas de donner aux arbitres les mêmes moyens
(un magnétoscope...) qu'au commentateur ou au téléspectateur.
La solution ne viendra pas de la vision d'images vidéo incer
taines ou du harnachement de l'arbitre en technologies, mais de
la compréhension, entre télévision et football, des vrais besoins
des uns et des autres. Or pour l'instant leur relation ne porte
guère que sur l'argent. C'est à la télévision qu'il appartient de
14. La télévision a d'ailleurs préparé le terrain à la presse écrite en ralentissant par ins
tants les images à l'extrême, voire en les fixant ou en revenant en arrière, aux frontières
de l'image fixe et de l'image animée {cf. sur ce thème le congrès 2001 des « Gens
d'images », à Valenciennes).
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Télévision
cesser d'alimenter le mythe de la preuve par l'image érigée en
système, au lieu de se présenter comme la solution à un pro
blème
qu'elle crée. Sans les ralentis de fautes, l'illusion du vidéoarbitrage s'évanouit.
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I
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Les enjeux contre le jeu :
une logique de pouvoir mal pensée
Toute cette confusion reflète une logique de pouvoir diffuse, celle
de responsables de télévisions partisans du toujours plus : tou
jours
plus de ralentis et de statistiques, ces vitrines technolo
giquesdes chaînes15. Une boulimie du tout vouloir voir et
montrer, insatiable, sans fond... Toutefois, à logique floue, effets
précis. La télévision veut régner sur le football, soit. Mais alors
qu'elle respecte ses règles et sa culture, sous peine de le tuer, et
la poule aux œufs d'or avec. Le football est confronté à la pres
sion des enjeux financiers et des actionnaires de grands clubs,
qui sont bien près (on l'a vu en Italie) de traîner des arbitres
devant les tribunaux - au vu des ralentis - pour une « erreur ».
Pourtant, comme le dit bien Gérard Ernault, directeur de la
rédaction de France Football « Le jour où [la justice civile] tou
cherait
à un cheveu de [la justice sportive] c'en serait bien fini de
la dernière convention par laquelle le sport existe comme une
parabole des choses et non comme chose lui-même. Pour un oui
pour un non, un faux hors-jeu, un penalty qui n'y est pas, le
" civil " viendrait fourrer son nez dans le " sportif " ».
Les enjeux, entend-on, sont devenus trop importants pour qu'on
souffre une seule erreur d'arbitrage. Or, outre qu'il est utopique
d'imaginer un monde sans erreurs, ce ne sont pas les enjeux qui
font rentrer autant d'argent dans les caisses des clubs et des
télévisions, c'est le jeu. Et le danger que font courir au jeu, et
donc aux clubs et aux télévisions des aberrations comme les
ralentis répétés de fautes est bien plus grand qu'un penalty
tuellement accordé à tort.
Le mélange des genres aggrave la situation. On entend maintenant sans s'en étonner de hauts responsables du football
O
15. Encore Jean-Luc Godard, sévère. Question de L'Équipe: « N'y a-t-il pas paradoxe à
considérer que l'on " voit " moins bien le sport, alors que les réalisateurs utilisent de plus
en plus de caméras loupe, de ralentis, etc. ? » Réponse de Godard : « Ils ne cherchent pas
la vérité des choses, ils cherchent la gloire de l'événement. Ils veulent épater. Ils habitent
la caméra, ils la squattent, mais l'esprit de la caméra ne les habite pas, ni le sport
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français intervenir comme consultants sur une grande chaîne, et
à l'occasion - pour l'un d'eux - y désavouer des décisions d'ar
bitres ! Certains clubs appartiennent déjà à des chaînes de télé
vision
(ainsi Canal +, propriétaire du Paris-Saint-Germain). Dès
lors, confier officiellement à celui qui filme la responsabilité
d'images pouvant avoir valeur de preuve contre sa propre équipe
relèverait de l'inconscience. Le soupçon pèserait d'emblée, à tort
ou à raison, sur la chaîne et sur les réalisateurs. Et ces derniers
adapteraient, même inconsciemment, leur façon de filmer et leur
choix des images aux impératifs de l'enquête. S'il y avait une uti
lité au vidéo-arbitrage - ce que nous ne pensons pas du tout -,
elle devrait passer par un système indépendant vis-à-vis des
télévisions. Mais la question du coût - et bien d'autres - se poser
aitrudement. La télévision, reine du football, n'a donc aucun
intérêt à se retrouver chargée de tâches d'arbitrage dont des in
stances
sportives acculées à des contradictions insolubles finiront
peut-être bien par vouloir se débarrasser. Ces perspectives
devraient la faire réfléchir.
Le football est toujours davantage aux mains de gens qui lui sont
étrangers et appliquent inconsidérément à ce sport des logiques
venant d'autres sphères. À moyen terme, les erreurs de gestion
s'accumuleront (on commence déjà actuellement, avec de nom
breuses
affaires, à avoir une idée du chaos qui attend le foot
ball...).
Tout le monde y perdra. Beaucoup. Ce n'est qu'en gardant
présents à l'esprit les règles et l'esprit spécifiques du football, et en
les faisant respecter, que l'on évitera ces dérives désastreuses.
Le réel laminé
Le ralenti (de l'âge numérique) est un exemple type des dangers
de techniques nouvelles souvent stupéfiantes, mais dont l'uti
lisation est mal pensée, et qui sont donc mal appliquées, sous
prétexte d'innovation et de créativité. Il exprime une idéologie
techniciste et une foi irrationnelle en l'image qui faussent les anal
yses.
Le tout est lié au pouvoir de la télévision et de l'argent ;
montrer ou non des ralentis s'inscrit aussi dans des logiques de
concurrence entre les chaînes... Le réel étouffe dans l'étau du
virtuel et la télévision déstabilise le football.
D'autres exemples conforteraient sans doute nos analyses ; on
pense à l'influence croissante de l'image dans les tribunaux, où
l'on visionne des bribes d'« images-preuves >> camescopées à la
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Télévision
§
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cs
sauvette. Demain, la « justice » de la technologie et de l'image
pourrait bien être rendue sur la foi d'images douteuses et sous la
pression de médias avides de sensations fortes.
Ce qui est dit, vu et entendu sans médiatisation pèse de moins
en moins lourd. La pensée s'exerce désormais moins sur le réel
lui-même que sur la reconstruction du réel opérée par le média
{cf. la place exorbitante occupée par la télévision et ses péripét
ies
dans les chroniques des grands journaux). Ces constructions
se retournent alors contre le monde réel, là où nul footballeur ne
court au ralenti... Et aucun autre spectacle télévisé que le sport
n'oserait remontrer quatre fois d'affilée les images d'une même
action, comme l'ose le foot télévisé, ce grand radoteur.
Que le football soit imparfait est une chose ; c'est ce qui fait aussi
son charme. Il a, en tout cas, su se structurer, devenir le premier
sport du monde, puis s'appuyer sur une télévision respectant ses
caractéristiques. Mais quand les sociétés de l'audiovisuel jouent
avec le sport sans maîtriser les effets de leur propre puissance,
elles le menacent gravement. La télévision est devenue ce pou
voir omniprésent dans l'évolution des règles sportives, et pour
tant occulté ; on accusera ainsi les arbitres de ne pas voir ce que
les téléspectateurs voient, mais jamais la télévision de donner à
voir ce qui pollue le jugement du public...
Face aux machines de vision - dont parle Paul Virilio - qui, de
fait, nous rendent aveugles, il nous faut réapprendre à voir, à
retrouver la fraîcheur de la vision directe et la saveur de l'instant,
fugace et précieux, unique, délivré de la répétition. Et renoncer à
la pulsion délétère de la vérification par l'image.
Le merveilleux « cinéfils » que fut Serge Daney le dit si bien, à
propos de la corrida16 : « Le ralenti de la caméra n'est qu'un truc.
Conquis sur rien du tout sinon sur notre incapacité de plus en
plus patente à ne plus rien discerner " en temps réel ". C'est ainsi
que les mouvements en " slomo " (pour " slow-motion ")
sent tout et dégoûtent de tout ».
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Vers une barbarie audiovisuelle ?
La modeste question du ralenti nous laisse entrevoir une authentique barbarie audiovisuelle. Pour René Lucot, autre personnalité
des débuts du sport télévisé : « Si, par un gros plan voulu ou
O
16. Dans Le salaire du zappeur, Ramsay, 1 988.
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accidentel, le réalisateur intensifie la violence d'une action, le tél
éspectateur
le ressentira plus vivement que le spectateur d'une tr
ibune.
Les répétitions successives de l'image amplifieront, chez le
téléspectateur, la première impression perçue jusqu'à créer chez
lui l'angoisse ou la colère, qui risquera de devenir collective dans
une ville ou chez une nation » 17. Qu'il s'agisse de l'agression
commise par le gardien de but allemand Harald Schumacher sur
l'arrière français Patrick Battiston au Mundial 1 982 à Seville, ou
bien d'images de guerre récentes dont la diffusion répétée attise
les haines entre communautés, on a pu mesurer le pouvoir
immense de l'image et ses risques. George Orwell se révèle
chaque jour plus pertinent. Or, dans 1984, l'audiovisuel (le
Télécran, les Deux minutes de la haine) joue un rôle central. Il
n'est pas innocent de mettre en place des systèmes hybrides,
jonglant avec le temps et le réel, sans réfléchir en termes de
morale18. Le mythe du vidéo-arbitrage exprime le règne du « vu à
la télé » ; l'image est sans arrêt sollicitée comme preuve, alors
qu'elle n'a jamais été autant manipulée qu'à l'ère numérique,
jamais aussi peu fiable et qu'elle le sera de moins en moins. La
croyance dans de telles images sera redoutable.
CONVAINCRE LA TÉLÉVISION
II nous faut convaincre la télévision qu'elle n'a aucun intérêt à
mettre le sport en danger par sa vision à court terme - qui relève
de la faute de gestion - car cela finira par lui coûter cher. Elle
pourrait le comprendre seule (sa surdité actuelle incite cependant
au pessimisme...), mais pour favoriser cette prise de conscience,
il lui faudrait pouvoir débattre avec un pouvoir sportif digne de ce
nom et un mouvement de téléspectateurs fort.
Des révoltes se font jour, liées à l'Internet, réseau dont le rôle
pourrait devenir essentiel ; ainsi, en Allemagne, des milliers de
supporters de football brandissent dans les stades des bander
olesprotestant contre les abus de la télévision dans ses horaires
de programmation des matches, qui ne tiennent aucun compte de
leurs désirs et de la vie réelle. La vraie négociation des usagers
avec la télévision commence... Cette révolte allemande, comme
17. Cité dans le toujours si précieux Football et télévision, de Bernard Poiseuil, Tekhné,
1992.
18. Il y aurait beaucoup à dire ici sur les dangers de la « publicité virtuelle ».
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Télévision
notre affaire de ralenti, annonce et éclaire un des grands enjeux
de demain, dans notre relation aux médias et notre vie tout court :
quel est notre pouvoir d'individu sur ce que nous voyons chaque
jour à la télévision ? Les associations de téléspectateurs sont pra
tiquement
inexistantes en France (malgré les efforts de « MTT »),
et un champ d'action considérable peut et doit s'ouvrir autour du
triangle télévision-citoyens-internet. Le sport peut être à la
source de ce mouvement majeur.
Ce sera l'honneur des producteurs, réalisateurs et commentat
eurs
français - où les talents et les énergies ne manquent pas de prendre conscience des risques qu'ils font courir au football,
de renoncer à la plupart des ralentis de fautes, de garantir la
continuité du jeu ; et ainsi de revenir, dans leur intérêt même, à
une forme d'humilité au service du football, de promouvoir ce
qu'il y a de meilleur à la fois dans ce sport et dans la télévision.
Pour que le football vive longtemps. Cela n'a après tout qu'une
importance bien relative (tous les empires ont une fin), mais
démontrerait au moins que la télévision sait préserver le réel,
qu'elle peut porter un regard attentif et responsable sur une acti
vité qui enchante des millions de gens tout en lui faisant gagner
beaucoup d'argent. Et seraient alors démenties les pages que
E. Bilal, J.L. Borges et A. Bioy Casares ont écrites sur l'avenir du
football : filmé en studio ou dans des stades sans public. Un foot
ball désincarné.
Mais en attendant, notre actualité, c'est bel et bien ce danger que
le psychanalyste Serge Tisseron décrit comme « l'implacable
totalitarisme des choses vues » 19 : « Toute image se donne pour
être la vérité même. Et c'est pourquoi toute pensée qui veut
échapper au risque de l'idéologie doit veiller à se donner des
images opaques, floues ou contradictoires. Non pas pour dire
que la vérité n'existe pas, mais pour signifier qu'elle reste toujours à découvrir et qu'aucune image ne peut la saisir. [...] Tout
se passe comme si la pensée se coinçait dans l'image. »
Jacques Blociszewski
O
19- Serge Tisseron, Petites mythologies d'aujourd'hui, Aubier, 2000.