« La littérature, cette ennemie née de la peinture

« La littérature, cette ennemie née de la peinture », disait Renoir et l'absence de sens
en peinture selon Freud, Derrida et Lyotard
Le gentil Renoir, ou tout au moins le sensuel et gentil Renoir dans ses peintures au point de se
retrouver, on l'a souvent souligné, sur les boîtes de chocolat, a pourtant proféré une des phrases les
plus radicales qu'on puisse imaginer concernant les rapports entre peinture et littérature.
Bien sûr, il le dit dans un contexte qui vise plutôt les critiques d'art, souvent écrivains, et dont la
prose fausserait le jeu de la reconnaissance artistique pour les jeunes peintres.
« Renoir est moins convaincu que d'autres de l'importance du soutien que peuvent leur apporter les
écrivains. Des années plus tard, il maugrée : "Et tous ces tâtonnements de jeunes gens pleins de
bonne volonté, mais ne sachant encore rien, auraient peut-être passé inaperçus, pour le plus grand
bien des peintres, sans la littérature, cette ennemie née de la peinture.[...]" »1
Toutefois la formule fait thèse et fait aussi écho à la position des peintres impressionnistes à l'égard
de la littérature, elle entre en résonance avec des recommandations non moins sévères de Cézanne
disant et écrivant à Emile Bernard de ne jamais tomber dans la littérature – en peinture.
L'expression peinture littéraire était d'ailleurs très péjorative à cette époque. Les cubistes, les fauves
garderont la même attitude et ce n'est que par le dadaïsme et le surréalisme qu'une restauration des
images littéraires a pu voir le jour au point de faire oublier cette radicalité anti-littéraire de la
modernité picturale. Duchamp acheva la confusion, en étant bientôt relayé par les néo-avant-gardes
pop et minimaliste. S'ensuivit un oubli de la recherche formelle en peinture et un oubli de la
plastique pure.
« La littérature, cette ennemie née de la peinture ». une formule qui renferme une ambiguîté quasi
derridienne, puisque l'on peut entendre selon les deux génitifs : la littérature est la pire ennemie de
la peinture, elle est essentiellement et fondamentalement anti-picturale. Ou bien encore, plus
étonnant : la littérature comme ennemie est née de la peinture, serait engendrée par elle. Mais
qu 'elle soit née ou non de la peinture, la littérature est son ennemie, y compris en provenant de la
peinture. Etrange énoncé.
Il faudrait se demander ce qu'est un ennemi et en particulier en peinture. Et comment un art, une
discipline artistique, serait-elle cantonnée à ce rôle hostile, foncièrement négatif et destructeur à
l'égard d'un autre art. Il faudrait se demander ce que signifie naître de la peinture lorsqu'il s'agit d'un
autre art, d'un art de la langue. En étant toujours assurée, comme prose, poésie, art des mots et de la
langue verbale, de commettre sans arrêt des plasticides, ou de ne fonctionner que comme une antipeinture caractérisée et permanente.
La littérature ennemie née de la peinture. La littérature ne serait que ça, pas seulement pour le
peintre ; mais en soi, et quoiqu'elle fasse car il y va de son essence, elle est avant tout une antipeinture, c'est sa vocation. Ce serait l'interprétation maximaliste, hyperbolique du mot de Renoir.
On peut ne retenir que le sens réduit, une soeur peut-être, mais ennemie née. L'énoncé ne laisse pas
supposer l'inverse, la réciprocité : la peinture ennemie née de la littérature. Mais qui sait. Car au
fond, le sens hyperbolique, extrême, empêche de voir en elles deux soeurs ennemies qui se
connaissent trop bien comme telle; l'une engendre l'autre comme ennemie ; cela fait signe vers une
littérature née comme cela, c'est sa nature d'être anti-picturale. Ce ne serait plus la faute des
écrivains s'il ne parle pas de peinture ou s'ils en parlent mal: l'énoncé suppose que la littérature ellemême serait dans l'impossibilité d'en parler bien et même d'en parler tout court. La littérature ne
parle jamais de peinture. Et c'est en cela qu'elle est destructrice de manière fondamentale et
définitive pour elle, la peinture.
1 Renoir, Pascal Bonafoux, ed. Perrin, 2009, p.95. Dans cette édition, « ennemie-née » comporte un tiret, ce qui limite
le côté sommeil de la peinture engendrant des monstres , et empêche le moindre lien de parenté entre les deux arts.
Ek-phrasis : tout dire sur le syndrome d’Elstir
Ecrire sur la peinture, écrire la peinture, écrire en peinture, la peinture dans le texte, ce collage de
locutions visera chez nous à faire émerger ce que nous appelons des plastophanies : vérité de la
plastique pure en peinture élevée à la clarté nominale du concept.
Voir ensemble. Voir en peintre, ensemble. Parler de peinture, parler peinture, parler en peintre,
parler un langage aristotélicien à peine modifié, mais aussi kantien, c’est-à-dire fonder une
communauté transcendantale a priori de la forme, remplir les conditions de possibilité de la
compréhension et de l’effectuation plastique par un appel au sens commun constitutif du voir
plastique. Faire parler la peinture en philosophie, l’écrire, lui donner la parole. C'est notre projet
global.
Ek-phrasis
Décrivons un tableau. Le tableau du voir ensemble. Décrivons la peinture jusqu’au bout (ek-) et
faisons-la comprendre (phrasô). Décrivons aussi les peintres, rappelons leurs propos, traduisons-les,
décrivons leur œuvre, définissons leur recherche.
La peinture dans le roman, littérature et peinture, peinture et littérature, roman/peinture et romanpeinture : une sale histoire.
Pourquoi les histoires de peintres racontées par les écrivains dans leur roman sont-elles toujours
négatives ? Pourquoi L’œuvre de Zola, Manette Salomon des frères Goncourt, « Le chef d’œuvre
inconnu » de Balzac, « Le portrait ovale » de Poe, « Onuphrius » de Gautier, « Le portrait » de
Gogol et bien d’autres sont-ils des récits qui mettent en scène des échecs artistiques causés par les
femmes, (L’œuvre et Manette Salomon), en opposant la vie et le tableau, la peinture tuant la vie
(« Le portrait ovale » ou Le portrait de Dorian Gray), montrent les échecs artistiques causés par un
auto-aveuglement (« Le chef d’œuvre inconnu ») ou par la réussite sociale grâce à la médiocrité,
« Pierre Grassou » de Balzac, la médiocrité et un amour (« Fort comme la mort » de Maupassant),
la médiocrité et le pacte luciférien, « Le peintre d’yeux » de Jean Richepin, et le récit d’une histoire
semblable analysée par Freud, ou la légende de Théophile (se damner pour avoir le talent et la
réussite)? Les histoires de sculpteur ne sont pas en reste, Aphrodite de Pierre Louÿs, où le sculpteur
exprime le même thème de la cruauté à l’égard de son modèle comme le Parrhasios de Pline avec
son vieil esclave, La bien aimée de Thomas Hardy, où les modèles deviennent des conquêtes
amoureuses stériles pour l’œuvre, sans parler des idoles maléfiques, des statues de Vénus
possessives, « La Vénus d’Ile » de Mérimée et les légendes plus ou moins médiévales qui en sont à
l’origine et que l’on retrouve dans « La statue de Vénus » de Eichendorff. Pourquoi une telle
médiocrité de l’artiste pauvre (« Le portrait » de Gogol), « La madone du futur » de Henri James
avec une femme là encore, la tentation du mal avec Monsieur de Phocas de Jean Lorrain et
encore Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, et encore l’échec artistique cette fois-ci précoce
et avec un modèle dans L’ennui de Moravia ? Pourquoi la folie délirante de « Onuphrius » ?
Pourquoi les problèmes d’assassinat et de jalousie dans le roman d’Ernesto Sabato Le tunnel?
Pourquoi le genre nouveau aujourd’hui du polar pictural chez des écrivains qui s’en sont fait une
spécialité (Ian Pears)? Ou l’antisémitisme de Manette Salomon et de la pièce de Jules Verne La
Joconde, dont le thème du « Judas de Léonard » se retrouve chez Leo Perutz ? (Ou le personnage de
la comedia espagnole, Le Peintre du déshonneur de Caldéron). Pourquoi l’indécision ou
l’irresponsabilité d’un peintre âgé dans Un artiste du monde flottant choisi par Kuzuo Ishiguro
plutôt que le thème triomphant d’un artiste sembable à Utamaro par exemple ? Pourquoi en traitant
le motif de la peinture contre la vie aller jusqu’à imaginer les enfants morts victimes de la peinture
par la misère qu’elle entraîne aussi pour les proches, enfant dont la mort est instrumentalisée :
L’Oeuvre de Zola, et « L’enfant mort » d’Octave Mirbeau, ou même l’Eglise des Jésuites de
Hoffmann où le peintre a sans doute assassiné sa femme et son enfant qui faisaient obstacle à sa
carrière artistique, ou L’affaire Clémenceau de Dumas fils dans lequel le sculpteur perd son talent à
cause là encore d’un modèle qu’il a épousé et qu’il finira par tuer. Enfin l’iconoclastie de L’origine
du monde de Rezvani avec ce personnage de peintre nain qui prétend restaurer les œuvres en
terminant les peintures « inachevées » des musées, et finit dans ce but par incendier le Grand
Musée. Pourquoi cette auto-destruction du personnage de « Jonas » d’Albert Camus, l’isolement
progressif et l’arrêt final de la pratique picturale chez un peintre réduit à vivre avec une toile
éternellement blanche en un minuscule abri construit en sous-pente dans son appartement, séparé
ainsi de sa femme et de ses enfants, sorte de Gringoire kafkaien de la peinture, où la vermine
s’exprimerait ici à travers la mutation de l’artiste rendu impuissant, pris dans un devenir suicidaire
(« solitaire » ou « solidaire » écrit sur la toile blanche, peintre solidtaire, peintre solitdaire). Que dire
encore du livre qui consacra la misogynie des artistes en littérature ( poètes, comédiens, musiciens
et sculpteurs, l’une de ces nouvelles inspira « Le modèle » de Maupassant) : Les femmes d’artistes
d’Alphonse Daudet, l’auteur dont le Jack inspira par ailleurs la moitié de son pseudonyme au grand
Jacques Villon, alias Gaston Duchamp ?
Connaissez-vous Jack de Daudet ? Le roman qui inspira une partie du pseudonyme de Jacques
Villon, l’un des plus grands peintres du XXème siècle, méritait qu’on s’y intéresse. De quoi s’agit-il
dans ce roman naturaliste qu’Alphonse Daudet tenait pour son meilleurs livre, et qu’est-ce que
voulait signer là Gaston Duchamp avec ce prénom d’emprunt ? Nous voulons y voir, d’une volonté
et d’un vouloir qui participe du Plastikwollen, l’histoire lamentable de la compromission éroticolittéraire de la peinture. Jack est le fils illégitime d’une demi-mondaine, Madame de Barancy, qui
préférera à son enfant malheureux l’amour pour un poète raté, professeur de littérature. Nous
voulons voir, encore une fois, que l’auteur d’un autoportrait gravé appelé La signature, en signant
cette œuvre « Jacques Villon », entre deux noms de poète, celui du poète raté dont Jack est victime
et François Villon, le poète du testament et de la misère, fait signe en direction d’une telle
dénonciation : ne pas phraser sur la peinture, ne pas la compromettre avec les mauvais poètes –et
tout poète parlant de peinture est mauvais s’il ne se laisse pas influencé par le tout autre de
l’écriture : la plastique – ne pas tomber comme dit Cézanne dans la littérature ou la philosophie.
C’est encore Le Dernier tableau de José Pierre, où un peintre abstrait de l’école newyorkaise réalise
un tableau avec la jouissance des femmes qu’il invite sur la toile. Et Double vue de Robert Lebel,
ami de Breton et Duchamp, alors que l’artiste cherchait l’isolement complet dans un quartier
abandonné, il surprend près de son atelier les réunions d’une société secrète entièrement vouée à la
déesse, blonde plantureuse, dont il finira par se faire aimer, non sans avoir fait un portrait et quel
portrait : elle posa pour la lumière mystérieuse et quasi invisible que les peintres ont toujours voulu
peindre, une lumière que l’on voit dans le regard qui se trouve chez tous les regards ! Bonjour les
regardeurs en lieu et place de l’œuvre peinte.
Reprenons, les exemples s’accumulent sur cette haine apparente de la figure du peintre, haine
« littéraire » sur le peintre qui devient le genre dominant de la peinture dans les lettres : reprenons,
c’est vraiment trop drôle, trop gros. Il s’agit de deux romans mettant chacun en scène un vieux
peintre. Le premier a quatre-vingt-cinq ans, le narrateur chirurgien évoque dès les premières lignes
l’inspection rectale du peintre qui souffre d’une appendicite, peintre célèbre dont la dégradation
physique et l’impossibilité de peindre, « je suis peintre sans peinture », la cécité qui finit par
atteindre le peintre grabataire (on pensera aux philosophies de la cécité picturale, de l’invisibilité
essentielle à la peinture, Derrida, Mondzain, Michel Henri, etc.) est tout l’objet du livre, lié, bien
sûr, à la découverte de la peinture chez le narrateur. Deuxième personnage de peintre âgé, celui
d’un artiste à la retraite qui ne se reconnaît pas un grand talent mais bénéficie de certains honneurs,
voit sa sénilité altérer sa perception générale des choses, l’appréciation des distances entre la gare et
sa maison de plus en plus difficile à atteindre et qui semble s’éloigner… (Olivier Pourriol, La
peinture au couteau, pour le premier, avec aussi cette couleur secrète du peintre au bleu inimitable
des yeux de sa femme, bonjour la vérité en peinture, on a l’habitude, et Monsieur Ladmiral va
bientôt mourir de Pierre Bost).
On continue ? On continue. La littérature nous fournit d’autres tragédies picturales, d’autres drames
romantiques ou sordides. Pensons à Pierre, ou les ambiguïtés de Melville, avec la présence de deux
portraits contradictoires du même père. L’un des portraits révélant une personnalité cachée pour un
fils qui porte le même prénom que son père : Pierre. Il vivait jusque là de manière fusionnelle avec
sa mère, mais la demi-sœur du héros surgit, il s’éprend d’elle et délaisse sa fiancée, Lucy, celle-ci
le rejoindra en Italie en s’adonnant à la peinture et en esquissant le portrait de Pierre, portrait qui
déclenchera la mort violente des protagonistes. Pierre est aussi un écrivain raté. Le portrait de la
célèbre fille incestueuse et parricide Béatrice Cenci précipitera les choses, à Rome, où ce petit
monde évolue. Le monde sans père dont se félicitait Gilles Deleuze, le monde pragmatique des
frères sans père que célébrait Deleuze avec ce livre est surtout un monde de la peinture mortifère,
un de plus. Nathaniel Hawthorne accompagne Melville dans l’utilisation du portrait de Béatrice
Cenci, la même destruction atteindra les personnages artistes du Faune de marbre. Que dire du
Peintre Nolten d’Edouard Mörike? Ou Les Elixirs du diable de Hoffmann ? Ou de Henri le vert de
Gottfried Keller? La « négativité picturale » y atteint des sommets. Henri le vert conduit l’artiste à
la destruction, à l’arrêt de la peinture, à la réduction de ses œuvres en fragments pour mieux les
vendre. A la mort rencontrée partout. Les Elixirs du diable situe les personnages parmi les doubles
maléfiques indiqués par le portrait, la lubricité d’un moine manipulé par une descendance vincesque
maudite de peintre criminel, etc. Ou encore l’histoire d’un papier d’héritage caché derrière un
tableau d’ancêtre, pour un groupe de personnages vivant dans la suspicion, les accusation de
sorcellerie, et sous le regard du portrait d’ancêtre (La maison aux sept pignons de Hawthorne). Ou
le peintre Nolten trahi par un ami acteur qui entretient une correspondance avec la fiancée du
peintre en signant du nom de Nolten. Puis les prédictions d’une gitane aux effets catastrophiques sur
le trio, gitane qui rappelle au peintre un portrait dont il était amoureux, en réalité le portrait de la
mère de la gitane, qui avait été aimée par l’oncle de Nolten, le peintre Frédéric. Tous mourront
fous, par le suicide ou mystérieusement. L’amour de la femme idéale ou de l’apparition idéale se
substitue souvent à l’amour de la peinture : La vision de Raphäel de Wackenroder qui inspirera Les
voyages de Franz Sternbald de Ludwig Tieck ne me parait guère plus favorable.
Dans le ciel : Octave Mirbeau avec un personnage de peintre conçu sur le modèle de Van Gogh, ira
jusqu’à imaginer chez cet artiste pour qui la peinture est un état d’âme expressionniste, une crise
entraînant son automutilation en se coupant la main.
Le fils du Titien dilapide la fortune héritée de son père et ne peint qu’un seul tableau dans sa vie : le
portrait de sa maîtresse Béatrice ( Le fils du Titien de Musset). Ici la négativité entre la peinture et
la vie se fait au détriment de la peinture. Comme Le tunnel ou L’ennui, le peintre ne peint plus et
ne s’occupe que de son modèle, ou de la femme aimée.
Il faudra procéder à une classification des négativités picturales dans le roman. Par exemple : la
peinture et la vie : la vie du peintre est menacée ou menaçante. Le travail pictural s’arrête au profit
de la vie d’un autre être, généralement aimé, ou, au contraire, le travail pictural anéantit l’être.
Thème plus général de l’échec du peintre. Peintre raté, suicide, crime, mutilation. Portrait
maléfique. Rapport plus insidieux ou plus inconscient des affinités négatives entre la peinture et la
littérature : le peintre n’aime pas la peinture : il aime une femme, une apparition, une vision quasi
mystique. Evidemment il n’y a en soi aucun roman positif sur la peinture, si l’on met à part les
biographies romancées d’artistes célèbres, mais surtout, si on nous a bien compris, tout roman sur
les peintres évacue les problèmes de formes, et de ce fait, perpétue la vision plasticide que nous
aurons à analyser en philosophie. On rêve d’un roman qui raconterait l’histoire d’une initiation
plastique, ou celle détaillée et circonstanciée d’un apprentissage et d’une invention plastique, avec
éventuellement les problèmes de réception qui en découlent. On rêve d’un roman parlant peinture
en évoquant justement les problèmes de communication qui déchirent souvent le critique profane et
l’artiste, mais on devrait y traiter plus spécifiquement de l’incompréhension constitutive de
l’approche littéraire de la peinture, de sa cécité propre. Imaginer le roman d’un voir ensemble la
plastique pure.
Que dire des romans ou légendes d’origine non occidentale plus glorieux ou flatteurs pour notre
art : Les sept portraits, Les sept idoles ou Le pavillon des sept princesses (selon les titres de
traduction) de Nezami, le peintre Touo-lan-ka, et le samouraï qui sacrifie sa vie en conservant dans
son ventre ouvert le rouleau de peinture qu’il devait sauver des flammes1. Les sept portraits permet
une rencontre initiatique pour le personnage du prince, dissolution ekphrastique bien connue.
Certains commentateurs virent dans la nouvelle de Musset déjà évoquée, Le fils du Titien, un
Pygmalion à l’envers, ce n’est plus l’artiste qui donne vie à l’œuvre, c’est le modèle et l’oeuvre qui
donnent vie à l’artiste : Béatrice, sa maîtresse, le persuade de reprendre le pinceau. Mais que vit-elle
écrit en minuscule caractère, à l’arrière-plan de son portrait, dans le paysage au-dessus d’un
rocher ? Un poème où le peintre avoue renoncer définitivement à la peinture, ce tableau sera le
dernier, parce que la beauté de la femme qu’il aime dépasse ce tableau, ou plutôt son amour : « …ce
portrait ne vaut pas, (Crois m’en sur ma parole) un baiser du modèle ! ». L’abolition de la peinture
dans le poème. Un sonnet signe la fin d’une vocation picturale. Le peintre, joignant l’acte à la
parole, signe son suicide picturale, renonce à l’art visuel qui est le sien. Performatif suicidaire du
peintre : quand écrire son renoncement à la peinture sous forme de sonnet à l’intérieur d’un portrait,
fait office d’engagement définitif à ne plus peindre. La promesse performative de ne plus peindre
inscrite dans l’énoncé d’un poème, l’énonciation scripturo-poétique de l’auto-destruction picturale
imaginée par un poète, ce promissif de la fin de la peinture au bénéfice de la vie et de la femme
aimée qui voulait la renaissance ou résurrection artistique de celui qui se faisait appeler Pippo pour
se détacher de son lourd ascendant, celui qui abandonne la peinture alors qu’il acceptait déjà de se
faire dénommer par sa Béatrice du doux nom prometteur de Tizianello, surtout et c’est la fin du
conte, qu’« il est à regretter que l’orgueil des Lorédan, blessé de cette liaison publique, ait détruit le
portrait de Béatrice, comme le hasard avait détruit le premier tableau de Tizianello. » – Mais c’est
un écrivain poète qui écrit tout cela. Mais Béatrice était aimée de Dante. Peintre, pose ton pinceau et
me donne un baiser ! La Muse de Musset ne nous amuse plus : plastèma n’est pas une muse. Ou les
muses de l’histoire, de la comédie, de la poésie lyrique tuent la muse picturale – cette muse
inconnue bien connue comme telle.
Hawthorne imagine le même rapport à la vie, toujours le même : « L’artiste du beau », est un
horloger artiste qui veut « introduire l’esprit de la beauté dans la forme et lui donner le
mouvement », pour l’amour d’une femme là encore. Son échec amoureux ne l’empêchera pas de
concevoir un papillon merveilleusement beau qui irradie de lumière ceux qui croient en lui, c’est-àdire en la beauté. Mais c’est pour la beauté du geste : il ne regrettera pas la destruction de l’objet
automate par la main de l’enfant de sa bien aimée. Artiste du beau. « Statue de bois » du même
auteur relate la confection d’une figure de jeune fille pour la proue d’un navire, l’artisan montrant
pour la première fois un véritable talent. Le village, après avoir pu admirer l’immense illusion de
vérité de cette sculpture dans l’atelier de l’artiste, assistera à l’étrange procession de l’idole au bras
du sculpteur. Il s’agissait en réalité de la fille du commanditaire – mais qu’importe, l’éternel thème
de la statue de Vénus se perpétue. L’auteur du Faune de marbre avec ces deux femmes peintres,
dont l’une est hantée par un mari abandonné qui la persécute sous la forme d’une « Ombre »,
qu’elle prend pour modèle et qu’elle fera précipiter par un ami toscan du haut de la roche
tarpéienne, un toscan qui ressemble au faune de Praxitèle, cet auteur, Hawthorne, a peut-être
imaginé quelque chose de mieux pour notre propos en l’histoire de ce docteur Heidegger qui utilise
une eau de jouvence pour ramener à la jeunesse une vieille femme, autrefois aimée, et ses trois
prétendants, qui ont raté leur vie. C’est L’expérience du docteur Heidegger. L’eau de jouvence du
docteur Heidegger. La fontaine miraculeuse de Heidegger. Heidegger et la fontaine du chemin de
campagne. Du chemin de peinture. La résurgence des Baux de Provence avec Heidegger.
Heidegger, Char, Pétrarque, Le mont Ventoux, La Sorgue. Heidegger et l’eau de jouvence du mont
Ventoux, ancien pèlerinage romain et celte. Le bain de jouvence de Heidegger comme le bain de
peinture de Cézanne, nous parlerons un jour de tout cela. La vierge-veuve et plantureuse madame
Wycherley et les trois autres vieillards jouirent seulement quelques minutes des fugaces effets de
l’eau de jouvence, et la rose que Heidegger avait d’abord trempé dans l’eau du vase se fana à
nouveau. La rose, sa beauté plastique sans pourquoi. Aucune littérature ne viendra ranimer la
peinture. La rose de Heidegger sortie d’un vieux livre de magie où il la tenait conservée, se flétrie,
rose donnée il y a cinquante-cinq ans à son amoureux par Sylvia Ward dont le portrait est resté
accroché, « suspendu là-bas ». Un portrait, une rose portée à sa boutonnière le jour du mariage, un
lourd in-folio relié de cuir noir, un docteur Heidegger assis dans un fauteuil en bois de chêne
sculpté et qui se prend pour le Temps. Un buste en bronze d’Hippocrate, des bibliothèques de
chêne, un squelette à peine visible, un miroir dont la haute glace poussiéreuse encastrée dans un
cadre d’or terni était suspendu entre deux bibliothèques, enfin un portrait grandeur nature d’une
jeune femme « parée de toute la magnificence flétrie de soies, de satins et de brocarts, et dont le
visage était aussi fané que la robe ». La jeune fille devait s’empoisonnée en avalant par erreur une
des ordonnances de son fiancée. On récapitule : le docteur Heidegger, les anciens amoureux et leur
vierge-veuve, la rose avec pourquoi, l’eau de jouvence, le portrait au visage flétri : pourquoi flétri ?
Au-delà de l’évocation dramatique possible, l’histoire ne dit pas si le tableau est posthume, on le
suppose, le vieillard Heidegger « point de départ de mille fables fantastiques », aura accompli –
pour nous –, on le verra un jour, un acte de résurgence picturale, puisé au fond de la question
tournée en direction de l’Etre. L’auteur des prophéties picturales, portraiture un Heidegger
consultant un buste antique, réplique dirait-on du portrait par Rembrandt d’Aristote contemplant le
buste d’Homère, que Paul Ricoeur aurait choisi en illustration de couverture pour son troisième
volume de Lectures, histoire quasi virtuelle bien répandue sur le net et par ses disciples.
La vierge-veuve déshabillée par ses Heidegger même. Le peintre de plastique pure ne se reconnaît
jamais dans la figure des artistes célibataires de l’art, et ses fausses machines désirantes, les
célibataires de l’art ne désirent pas la plastique, et les lettres sur-Mâlique, le lapsus calami de
Derrida détournant la lettre de Cézanne qu’il croît adressée à Emile Mâle, et le Surmâle sans moules
maliques de Jarry. Sans moule calamalique avec sa galerie de peintures et « les scènes successives
de l’existence ne leur avaient paru qu’une galerie de portraits fanés » (L’expérience du docteur
Heidegger), galerie de peintures clôturant aussi les Bildungroman comme Les années de voyage de
Wilhelm Meister de Goethe. Nous esquisserons cette galeries des galeries de portraits. Ou celle plus
triste et malheureuse imaginée par Derrida dans son « Parergon », et celle plus amusante qui orne le
foyer du théâtre où le surmâle accomplit son exploit avec un groupe de prostituées.
Après cette plastic-machine de l’artiste du beau, et le portrait de la fiancée d’Heidegger, « introduire
l’esprit même de la beauté dans la forme et lui donner le mouvement », lorsqu’on touche le livre de
magie « la jeune fille du portrait met un pied à terre », on pensera à l’homme de bronze d’Albert le
grand et à la tête de bronze du frère Bacon évoquées aussi par Hawthorne. On pensera a contrario à
toutes les plastic-machine qui ne sont pas des objets d’indifférences duchampiens ou des
installations vidéo, ou des portraits de philosophes à la Tinguely mais bel et bien des registres
formels comme le registre gestualo-atmosphérique des vénitiens, le cubisme, le style géométrisant
d’un Piero della Francesca ou d’un Uccello. Plastic-machine de la vierge-veuve déshabillée par ses
Heidegger même, on l’a dit. C’est aussi La maison du Chat-qui-pelotte de Balzac, image inaugurale
représentant une jeune femme à la fenêtre comme dans un cadre, point de départ du récit où l’on
voit un peintre d’origine aristocratique épouser une femme qu’il rendra malheureuse, comme la
sœur de Balzac mariée à un peintre incapable2. C’est encore la nouvelle du même Balzac, La
Bourse, où l’on parle d’« un peintre qui a argent, gloire et considération », et est même décoré de la
Légion d’Honneur, Hyppolite Schinner, qui s’éprend d’une jeune fille, Adélaïde, qu’il perçoit au
sortir d’un évanouissement et dont la tête lui semble incarner l’idéal qu’il cherchait, semblable à un
Girodet… Mais là encore si toute la nouvelle semble surgir de cette origine picturale, l’essentiel
réside dans les soupçons que le peintre a à l’égard de la jeune fille, trouvant qu’elle pourrait être une
voleuse ou une aventurière »3. Comme Le Tunnel. Comme la vision de Sternbald chez Tieck, idéal
du tableau qui l’avait fait commencer à peindre, image d’une bien-aimée angélique cette fois, mais
toujours une figure de femme en lieu et place de la vision plastique stricto sensu que nous voulons
défendre ici, une vision, une apparition, une rencontre souvent négative pour l’artiste quand elle ne
l’est pas pour le modèle ou la femme aimée : expérience aussi du docteur Heidegger, sur la vie, le
temps…sans jamais rencontrer nulle part dans tous ces écrits littéraires sur la peinture, de plastique
pure, sans jamais donné à voir une expérience de peintre, seulement une prétendue expérience de
Heidegger et une fausse plastic-machine. (Mais nous aimons Martin Heidegger, et sa pensée de la
forme, qu'il n'y ait pas de malentendu).
Reprenons : plastic-machine de la psyché-papillon de l’esprit de beauté ressuscité par le bain
magique heideggerien. Maintenant : le vide noir du tableau. Hawthorne invente le carré noir sur
fond noir, non pas Ad Reinhard ou Malévitch, mais le vide noir menaçant et maléfique d’un secret
gardé dans le tableau. Ce ne sera jamais la peinture secrète du bon « papa Corot », ami et
bienfaiteur des peintres, qui aide la famille Millet réduite à la misère, achète une maison pour
Daumier aveugle et sans logis, offre une dote à ses modèles. Il entr’ouvrira d’abord timidement son
« placard secret » sans insister, cette peinture « secrète » composée de paysages et de personnages.
Par la suite il étalera ses fameux « voiles » sur des toiles esquissées en série et préparées par des
assistants ou des peintres de second ordre, ne prêtant aucune importance au trafic fait autour de son
nom. Corot n’a pas peint le tableau noir imaginé par Hawthorne dans un cadre historique proche de
l’Indépendance américaine. L’auteur des Prophéties picturales imagine le tableau voilé et obscurci
d’un portrait situé sur la cheminée d’une maison provinciale, qui abrite les officiers et les
gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre. Tableau noir de crasse qui, malgré son illisibilité et
l’ignorance de son sujet est toujours resté en place d’un lieutenant-gouverneur à l’autre. Alice, la
nièce du gouverneur actuel, comparée à une fée de légende et experte en restauration de peinture
s’enquiert du sujet représenté par la toile. Le gouverneur reste figé devant ce tableau alors qu’une
flotte britannique se présente au large n’attendant plus qu’un ordre de lui pour mater la rébellion,
ordre en souffrance devant lui. Plusieurs hypothèses sont évoquées concernant le mystérieux vide
noir du tableau. On parle du portrait de Satan lui-même contemporain des sorcières de Salem, mais
très vite on parla d’un gouverneur haï de son peuple, Edouard Randolf au visage défiguré. On
aperçoit soudain la présence d’un voile de soie à la surface que l’on s’empresse d’arracher et qui
laisse apparaître l’horrible visage déformé, comme par un sentiment coupable, de Randolf. La
restauration aux effets trop éphémères d’Alice fait que le tableau s’obscurcit à nouveau, et le
lieutenant-gouverneur signe presque par défi l’ordre de combat qui fut à l’origine d’un terrible
massacre.
Donc : restauration de la fée Alice, après celle de Heidegger. Mais jamais on a pu dire de ces
tableaux imaginaires d’écrivain comme Maurice Denis a pu l’écrire de Matisse dans un article de
L’Ermitage daté du 15 novembre 1905 : « C’est la peinture hors de toute contingence, la peinture en
soi, l’acte de peindre… C’est proprement la recherche de l’absolu. » La recherche de l’absolu
comme jamais ne put l’imaginer un Balzac.
Reprenons encore : un démon familier ou esprit de beauté se tient dans le tableau et se montre à des
moments de calamité, se montre au calame de la mauvaise signature. Une créature d’histoires de
l’antiquité « fit un geste vers le tableau et sourit : Apparais donc, forme sombre et maléfique, ton
heure a sonné, dit-elle. »
Toujours sur le même thème de la dissolution de la pratique artistique dans la vie, nous avons La
vie d’un païen de Jacques Perry et Les portraits de Fidelman de Bernard Malamud. La plasticmachine délire la plastique dans le monde et la vie : quelle est ta plastic-machine à toi ? De toute
façon la plastique délire toujours la plastique mais elle a un corps avec organe sans Artaud.
L’inconscient plastique délire avec un organe visuel. Mais ce n’est pas le voyage de Wilhelm
Meister ou celui du Cabinet d’un amateur de Georges Perec. La plastique n’est pas nomade et
aucune galerie de galeries n’en rendra jamais compte. Les amoureux de La Grande duchesse de
Gerolstein de Offenbach communiquent par un passage secret dont les deux entrées sont masquées
d’un côté par un portrait d’homme et de l’autre par un portrait de femme, comme deux pendants.
La machine plastique qui machine la plastique, en galerie ou non, creusant toutefois sa galerie
révolutionnaire, improbable rhizome, est cette machine désirante spéciale qui ne se sent pas
célibataire, et, pour ce faire fonctionne au plastème, au rapport plastique, aux images
« visionnelles» comme dirait Kupka, qui ne veulent rien dire comme la pensée selon Derrida,
machine désirante que nous avons réinterprétée depuis longtemps dans une voie quasiment ou
presque exclusivement picturale : « Les machines désirantes au contraire ne représentent rien, ne
signifient rien, ne veulent rien dire, et sont exactement ce qu’on en fait, ce qu’on fait avec elles, ce
qu’elles font en elles-mêmes. »2 Les machines plastiques, elles fonctionnent comme elles sont
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti­Œdipe, Minuit, 1972­1973, p.342.
faites, comme elles se font, productrices et reproductrices de plastèmes suivant d’autres régimes de
signes que nous étudieront, l’anté-signifiance, a-, para-signifiant de notre anté-signifiant plastique.
Si la machine plastique fonctionne ainsi à la visualité purement plastique, ses coupures ne sont pas
des coupures de flux branchée à d’autres machines désirantes : elles se coupent au contraire des
machines littéraires, les seules que connaisse vraiment Deleuze –on fera cette interprétation
holistique de sa pensée. Plastic-machine contre machine-littématique, la coupure continuée que
pratique ces machines picturales et sculpturales pour que naisse la saisie des rapports plastiques,
« sensation », « (beau) sentiment », « image totale », le mode » poussinien, sans le flux plasticide
des littéraires. Les machines plastiques fonctionnent comme les peintres les ont faites mais dans une
ouverture idéale et idyllique (l’étymologie est la même) à l’avenir de l’art, au renouvellement des
formes, cette machine donne foi en l’art, elle est une machine à créer des dieux plastiques nos
seules idoles supportables à travers les siècles et les millénaires. L’autonomie de cette schizoplastique demeure, elle produit ses synthèses en coupant le résidu-sujet-peintre à côté de la
machine, et si elle pratique la coupure de flux comme toutes les machines désirantes, on l’a vu elle
se coupe des corps sans organes, avec son support-subjectile, parce qu’elle n’a pas de corps rond et
plein, elle a un corps sans Artaud. Ses synthèses passives proviennent du sens commun purement
plastique construit, c’est le vrai constructionnisme, avec tous les peintres de plastique pure, de
Lascaux à Rembrandt et Villon. Son système de coupures n’est pas un parcours de coupures-flux, il
ne cautionne pas le capitalisme qui, paraît-il, détérritorialise les flux et reterritorialise
artificiellement : notre réel de plastique pur est le possible et, dans ce corps sans Artaud, il laisse
couler et s’évacuer d’eux-mêmes les systèmes-de-coupures-machines-qui-ne-se-connectent-pas-àla-plastique. La plastic-machine, celle aussi de Heidegger, nous le verrons un jour, la machine du
« manifeste » si l’on peut dire, le « manifeste » de Délos, n’est pas « ce qui fait du capitalisme, en
son idéologie, « la peinture bigarrée de ce qui a été cru ». »5 Notre sens commun de plastique pure,
production de production lui aussi, fantasme de groupe bien sûr comme agent collectif
d’énonciation, nous l’avons montré ailleurs6, se construit aussi comme un flux décodé mais avec
l’organe visuel par où le réel de plastique pure flue, sans le capitalisme schizo.
Continuons, poursuivons notre ekphrasis des plasticides, notre ekphrasis immunitaire contre la
littérature, reprenons notre idylle visuelle, notre eidos idyllique visuelle si l’on nous permet ce
développement étymologique situé aux confins de tous les pléonasmes, de toutes les tautologies
visuelles, les tautégories aussi, mais non poétiques. La machine plastique n’a pas peur de reproduire
et de représenter, la mimésis la vraie, celle d’Aristote, entendue comme mimésis de poiésis, est son
œuvre, son machiner, son fonctionnement des fonctions de plastiques pures. Ecrivons encore et
toujours cette plastique pure en défense et illustration. (Sans l’horrible ekphrasis, modèle du genre,
du Paysan perverti de Restif de la Bretonne, où le peintre manchot, quasi aveugle, assassin de sa
sœur pour cause de jalousie incestueuse, fait mourir de chagrin ses parents dont il réalise les
sculptures funèbres, peint en ex-voto la peinture de son drame), notre ekphrasis ne cherche pas, il
faut nous croire, la ressemblance avec ce jeu de massacre traditionnel qui constitue la trame
narrative et la composition des « livres de peintre » imaginés dans de nombreux romans. On le sait,
Restif, Gautier et bien d’autres, furent d’abord peintres ou s’essayèrent à la peinture avant d’écrire.
Leur conception, comme celle de Lévi-Strauss, fils de peintre, ne débouche aucunement sur une
théorie de la plastique pure. Encore moins, il faut toujours m’en croire, un « désir de peindre »
comme le poème du même nom, celui de l’inénarrable Baudelaire qui sera comme d’autres
régulièrement convoqué dans notre théorie ou devant notre tribunal, pour son déjà très regrettable
Phares, mais il y a pire : le Fantôme, autre poème contient de quoi alimenter notre thèse mieux que
cette petite matrice de toutes les Nadja que représente Le désir de peindre. Voilà pour notre antiekphrastique militante, ou notre hyperekphrastique philosophico-plastique, notre philoplastique. Un
fantôme et autre Parfum exotique nous ferait passer pour les éternels prisonniers du rêve d’une
jeune fille et autre Brigadoon. Avec les poètes, « un cadre » devient un parfum cadré sans œnologue
ni parfumeur.
Et que fait Perec ? Comme tous les Aloysius Bertrand, il pratique la dissolution de la peinture, de
La vie, mode d’emploi ou mort de la peinture, mode d’emploi, au Cabinet d’un amateur en passant
par L’homme qui dort, il pratique à l’égard de la peinture sa disparition. Alors que la peinture est
bonne fille comme a pu le montrer Klossowski avec le personnage du peintre Tonnerre, dont les
tableaux sont prétextes à l’hospitalité sensuelle d’une femme, ce peintre du second Empire est
présenté comme un maître du geste en suspens (La Révocation de l’Edit de Nantes). Le puzzle en
aquarelle de La vie mode d’emploi, exécuté par le peintre Valère, le plus vieux locataire de
l’immeuble, sur une commande du milliardaire Bartlebooth, organise la catastrophe finale,
destruction au moyen d’ une encre réversible et pièce manquante.
Le suspens du tableau, Pierre Klossowski et Claude Simon en partagent les mêmes présupposés du
tableau vivant interprété comme une suspension du récit, pour l’un la description d’une nature
morte, le lapin écorché et la scène d’un couple au lit dans Triptyque, mais aussi Vent, essai de
reconstitution d’un retable baroque, ou, pour l’autre, comme l’occasion de penser les lois de
l’hospitalité à partir de l’expérience amoureuse d’une jeune femme de vielle souche parpaillote,
entre viol et séduction, marié à un vieil homme complice de ses adultères : Claude Simon et
Klossowski se sont dits peintres, l’un, connu pour avoir dessiné la même Roberte de ses romans, et
frère du peintre Balthus, l’autre pour avoir suivi les cours de Lhote et affirmé à son exemple et
comme cet autre ancien élève de Lhote, Cartier-Bresson, que tout tableau est d’abord une
composition : « J’écris mes livres, dit Claude Simon, comme on ferait un tableau. Tout tableau est
d’abord une composition. » ( Entretien 1967). La porte entr’ouverte de l’hospitalité. Suspension du
tableau et destruction de la peinture dans les lettres. La belle Versaillaise, L’interruption de la
lecture, les tableaux imaginaires du peintre Tonnerre, dans lesquels Roberte ressemble d’abord à ce
premier tableau appartenant à son vieux mari qui en possède une collection, puis L’interruption
montre une jeune lectrice dégrafée, on devrait dire dégraphée comme on dé-peint, jeu de mot bien
connu, c’est-à-dire comme on détruit la peinture (ek-) phrasis sans description plastique, suspension
de la peinture dans le tableau vivant, la littérature chante le tableau mort, lectrice découverte par un
jeune garçon, peinture jamais dévoilée. La peinture est (trop) bonne fille mais ce n’est pas une
Roberte.
Il faudrait vraiment faire un structuralisme des mauvais coups portés à la peinture, en formalisant
vie/peinture, échec, amour/peinture, femme, modèle : V/P, E/P, A/P, F/P, M/P, le tout devant
s’articuler autour d’une opposition principale et constitutive de la peinture et de la littérature. « M »
ce serait à la fois l’échec artistique et amoureux, Le Modèle destructeur-amoureux/de la peinture et
la Médiocrité sociale par absence de reconnaissance ou échec artistique, drame et mort des proches,
la peinture contre la vie, les femmes destructrices de la peinture. « P » ou « tableau » ou peintre
générateur de destruction, pour devenir opérateur de roman. La suspension narrative de l’ekphrasis
moderne aggravant le cas d’un Claude Simon, par exemple. Il n’y a aucun parti pris de la peinture.
C’est pourquoi dessiner comme Dürer les objets, au retour de son stalag, et penser à Auschwitz pour
comprendre le nouveau roman, comme le surréalisme serait né de 14, et faire comme Ponge, c’est
signer contre la peinture. P/L, il y a de quoi désorganiser le PL et le GL du Glas de Derrida.
Dresser une typologie des agressions et négativités à l’égard de la peinture et des peintres, tenter un
recours encore improbable au picturalement correct, Les lois de l’agression picturale, autodéfense
de la peinture, c’est classer en une taxinomie implacable et accablante la masse des écrivains
convaincus de crime en leur forfais plasticide.
« Etrange tableau vivant que celui qui me fut offert pour fêter mes soixante-dix-ans : la belle se fait
surprendre pendant qu’elle empoisonne son vieil époux assoupi. » « Journal d’Octave (fin),
(dernières notes dictées de son lit de mort à Vittorio) ». Notre plastique pure rencontre mieux que le
sens commun intentionnel du Baphomet relu par Deleuze (Baphomet du même Klossowski où l’on
se pénètre littéralement par le souffle), le pur esprit comme inactualité partagée avec Roberte, ceci
dénoncé au pur esprit qui est aussi Roberte comme objet etc. Et l’Eglise et l’art seuls capables de
purifier et de constituer une dignité, (Roberte le soir). « au commencement était la trahison » etc.,
« déjà tout est pardonné… ». La peinture ne pardonne pas.
Faut-il taxer de mauvaise littérature toute littérature parlant mal de peinture, au nom de ce
plastiquement correct invraisemblable que nous venons d’évoquer ?
L’hypothèse du tableau volé (film de Raoul Ruis d'après Klossovski) ne vaut pas sur ce point le
personnage du peintre italien Novelli imaginé par Claude Simon dans Le jardin des plantes,
prisonnier à Dachau et torturé, Novelli s’échappant ne supporte plus la vue d’un allemand ni même
d’un homme civilisé, partage la vie des indiens d’Amazonie, il se trouve abandonné dans la forêt
vierge par son guide indien, et, après ce retour à l’élémentaire, se remet à peindre. L’écriture est
sèche certes, mais là n’est pas la question. Simon-Novelli peint le « aha » ! : Les tableaux se
couvrent des alignements de la lettre A, qui est tout à la fois mi râle de douleur, mi râle de
jouissance et le son fondamental modulé de différentes manières de la langue indienne qu’il a
étudiée. Aha ! disait Bosse-de-nage. Le personnage de Jarry, figure du roman pataphysique par
excellence, ne savait rien dire d’autre. Ce personnage qui portait les formes colorées de ses fesses
sur son visage précédera dans la mort le fameux Faustroll, spécialiste et calculateur de la surface de
Dieu, qui disparaîtra, il ne faut pas l’oublier, par la machine à peindre maniée avec difficulté
comme une bête imprévue Clinamen, qui éjacule aux parois de son univers. La Machine à Peindre
suit de peu tous les aha du monde, cette machine-plastique tournant en azimut dans le hall du Palais
des Machines : suit une ekphrasis hautement pataphysique que l’on suppose produites par le
clinamen hoquetant et ahanonant de la machine picturo-plastique : que des A. Mais Simon nous le
dit : « Je suis avant tout un visuel. Ce que je veux montrer, ce sont des images, beaucoup plus
qu’autre chose. » « Faustroll, pour Dieu se procurant d’autre toile mise à rouir dans l’eau lustrale de
la machine à peindre un autre ciel que celui de Tyndall [physicien irlandais qui observa les effets
portant son nom du passage des rayons lumineux dans des milieux hétérogènes liquides] » et rendit
l’âme selon la dévotion quotidienne des Brahmines Khurmookum, sous la voûte. La rencontre de
cet univers avec l’univers artistique décrit à la fin des Médecins et l’amant, signe la mort du docteur
Faustroll. Au critique Fénéon, à la lettre télépathique, à celle de Dieu et à De la ligne, tout un
programme nous y reviendrons. Retenons que les ah ah ekphrastique de Bosse-de-nage pour se
procurer de la toile, antérieurement en s’inclinant devant les toiles de la nouvelle peinture, un
Monet, mais en achetant Au luxe bourgeois de la toile au mètre et à prix d’or, la toile à l’empan
s’appelle Bouguereau et consort, mais la peinture industrielle on le sait fut réalisée par Guy Debord
et consort, un tas d’or justement compté jeté sur la figure de chacun de ces autres bouffres et sur
leur lèvres jusqu’à l’enlisement. « Un dernier mot : pour te laver le prognathisme de ta mâchoire des
paroles mercantiles, entre dans une petite salle disposée à cet effet. Là figurent les icônes des
Saints. Découvre-toi devant le Pauvre Pêcheur, t’incline devant le Monet, genufléchis devant les
Degas et Whistler, rampe en présence de Cézanne, te prosterne aux pieds des Renoir et lèche la
sciure des crachoirs du bas du cadre de L’Olympia. – Ha ha acquiesça définitivement Bosses-deNage… ». Les aha de Roberte et de tous les tableaux vivants, de Roberte avec Novelli plutôt que
Vittorio : Machine à peindre célibataire ou machine-plastique de l’artiste du beau et du pur esprit de
l’inactualité, triptyque du vent, alignement de tous les A ha. et Von A. en leur retable et tabernacle :
expérience du docteur Heidegger on l’a vu, Heidegger Faustroll pour Deleuze, sacré planétariste.
Un Gestell et une rose avec pourquoi de la jeune fille Roberte pour l’expérience par elle consacrée
de la machine plastique du docteur Heidegger portraiturant les fiancées au corps sans Artaud sans
aha –signés Novelli.
« …ha ! l’art ! » Mais Paul Celan : « ce qui a été créer là est vivant, se tient au-dessus des deux
autres, et c’est l’unique critère en art… ». « Ha ! L’art ! » : « Hier, comme je montais le long de la
vallée, je vis assises sur une pierre deux jeunes filles : l’une nouait sa chevelure, aidée par l’autre ;
ses cheveux d’or épandus, et un visage sérieux, pâle, et pourtant si jeune, et la robe noire, et l’autre
si attentive à lui prêter ses soins. Les plus beaux, les plus fervents tableaux des vieux maîtres
allemands donnent à peine une idée de ce qu’il y avait là. On voudrait parfois être une tête de
Méduse pour changer en pierre un groupe comme celui-là, et puis appeler les gens. » Le Lenz de
Büchner cité par Celan, en dit long sur le aha l’art. On voudrait être une tête de Méduse… Ha l’art
se voulait méprisant pour l’idéalisme… Mais il ne s’agit pas seulement d’élargir l’art, autre mot
d’ordre repris à son compte par Celan, que d’aller « avec l’art dans l’étroit passage qui est le plus
proprement tien. Et dégage toi. » Dégage toi. (Le Méridien) sans Méridiana, une fée, une Gradiva,
sans la fée restauratrice du tableau noir. Encore des jeunes filles, médusantes, mais sans cette
fameuse vie (littéraire) au-dessus de tout. « Les choses des-quelles il y a de la perfection, ne se
doivent pas voir à la hâte, mais avec temps, jugement et intelligence ; il faut user les mêmes moyens
à les bien juger comme à les bien faire. Les belles filles que vous avez vues à Nîmes ne vous auront,
je m’assure, pas moins délecté l’esprit par la vue que les belles colonnes de la Maison Carré, vu que
celles-ci ne sont que de vieilles copies de celles-là. C’est ce me semble, un grand contentement,
lorsque, parmi nos travaux, y a quelques intermèdes qui en adoucissent la peine : je ne suis jamais
tant excité à prendre de la peine et à travailler, comme quand j’ai vu quelque bel objet. » (Poussin,
Lettre à M. Chanteloup, Paris, 20 mars 1647). Ha ha ! la plastique.
Et pourtant l’écrivain qui imagina ce personnage du peintre italien tour à tour rescapé des camps et
plongé au milieu de la jungle amazonienne est aussi celui qui parla quelque peu en connaisseur,
réminiscence de ses cours avec Lhote, des sources picturales de son inspiration littéraire, évoquant,
d’après le paravent couvert de collages qu’il avait chez lui, la morphologie des signifiants qui
s’accordent entre eux avant et indépendamment des signifiés. Procédé important en ce que, en
dehors du fait qu’il contredit les affirmations d’un spécialiste des indiens d’Amazonie, Lévi-Strauss,
pour qui il ne peut il y avoir de relation entre les éléments picturaux sur un seul plan qui serait celui
des signifiants, il témoigne d’un début d’apprentissage plastique, reliquat mis au service de tout
autre chose, son écriture éclatée de la suspension narrative, en brossant un portrait de la mémoire à
partir des sensations, qui, bien sûr, n’ont plus rien à voir avec la sensation cézanienne. Réussir à
communiquer des sensations avec des phrases scandées et musicales mais nécessairement
impuissantes à faire surgir réellement la subtile et pénétrante essence d’aucune époque donnée de
son existence d’écrivain et selon ce qui fait son sens et sa vérité singulière, avec ses mots censés
posséder le pouvoir de rapprocher, est fort loin de l’ambition affichée par le peintre obnubilé, lui,
par la captation et production du plastème au moyen le plus souvent de ce qu’on appelle un motif, et
qui donne l’envie de peindre.
On l’aura compris l’ek-phrasis de la jeune fille ne compose pas un paysage inépuisable qu’il nous
faudrait explorer dans un récit fait de hasard. Les jeunes filles de Poussin ne sont pas celles de
Büchner-Celan, elles sont celles de Giacometti et de Nicolas de Staël, par quoi est obtenue la
perfection visuelle des accords plastiques, la morphologie des signifiants ou des anté-signifiants
laissant toujours surgir le sens par surcroît. Pas de tableau vivant : le monde a un sens plastique
échappant à la confusion ou à la non distinction chère à Claude Simon entre le réel et l’imaginaire :
il y a un ordre plastique qui ne naît jamais des mots.
La peinture ici n’est pas la vie dans le portrait que dresse la littérature: ou elle est contre la vie
qu’elle détruit, ignore ou abaisse, ou elle sauve les vies menacées. Elle n’est jamais plastique pure.
Et elle est aussi d’une autre manière identifiable à la vie. La contradiction peut surgir dans la
légende du peintre Touo-lan-ka, et dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar « Comment Wang-Fo
a pu se sauver ». Touo-lan-ka peint à l’écart d’un village toujours le même nombre de portraits par
jour depuis des années. L’âge avancé, il reçoit la visite de la mort qui se laisse impressionnée par le
portrait inachevée d’une petite fille, très belle que le peintre veut terminer pour clore aussi sa série
quotidienne. La mort lui laisse un répit mais le dieu du ciel renvoie la mort auprès du vieux peintre
qui doit désormais s’exécuter. Au ciel il accomplira d’autres portraits dont la beauté inaccessible
servira de modèle à toutes les femmes enceintes. Seuls les modèles plus communs seront toutefois
imités, les chef-d’oeuvres ne se retrouveront jamais sur terre. Platonisme chinois, pratique picturale
façonnant la vie des êtres et leur corps, résistant et survivant à la mort, peintre démiurge, lieux
communs du fantastique et de la magie picturale. Chez Yourcenar le vieux peintre Wang-Fo,
marginal pour lequel seuls comptent son encre et ses pinceaux, peintre errant suivi de son disciple et
serviteur, le fils d’un homme riche, se retrouve condamné à mort par le jeune empereur qui lui
reproche les peintures au milieu desquelles il dût vivre durant toute son enfance, l’éducation du fils
de l’empereur lui interdisant tout contact avec les serviteurs et le monde extérieur. Quand il put
découvrir le monde, il fut déçu de ne pas retrouver la même beauté. Il fait décapiter le jeune
serviteur et demande au peintre avant de mourir à son tour de terminer une œuvre que l’empereur a
toujours connue inachevée. Le vieux peintre complète son ancienne peinture de jeunesse, en
ajoutant les détails manquant, l’étendue d’eau débordant sur l’empereur et les gardes, une barque est
représentée avec à son bord le serviteur demeuré vivant, et le vieillard se figure à ses côtés pour
prendre la fuite et disparaître à l’horizon du paysage imaginé, l’eau refluant dans la peinture,
laissant les gardes et l’empereur au sec à l’extérieur.
Cette ekphrasis sotériologique, montre un peintre qui fait voir à son disciple que sa maison n’était
pas rouge mais d’un oranger couleur de fruit pourri, que la couleur des manches des soldats au
moment de l’arrestation n’était pas bien assorties, que le rouge du sang répandu de son disciple
exécuté retient seul son attention.
Comme dit le poète : « Ainsi donc, j’oserai le dire, il est utile que le poète écrive pour apprendre au
peintre ce qu’il fait. »3 Ce n’est peut-être pas l’avis de Yourcenar mais ce genre de déclaration est
largement facilité par telle affirmation de Klee sur laquelle beaucoup s’extasient : « Je ne peins pas
ce que je vois, mais le chant du muezzin, l’odeur du crottin des chameaux d’Hammamet, la chaleur
de mon corps. » Un Cézanne ou un Matisse aurait-il pu dire une chose pareille ? Surtout que la
négation de la plastique pure dans ces carnets de Tunisie semble préfigurer – thèse terroriste
maximaliste absolument radicale, mais puisqu’on est dans cette confusion vitaliste anti-plastique –,
l’art contemporain trash gore perpétré en écho aux attentats islamiques et guerriers. Plastique pure
ou terrorisme. Plastique pure ou plastique d’attentat. La plastique pure aurait pu sauver le monde.
La cruauté du formalisme est mise en scène par l’écrivain, on l’a vu avec Wang-Fo, elle peut
reparaître chez d’autres auteurs, comme cette nouvelle d’un peintre qui défigure avec un couteau le
visage de son ami par souci d’équilibre, en toute bonne foi d’harmonie plastique délirante, l’ombre
projetée sur le visage lui inspirant cette estafilade équilibrante (Camille Lambrich, Histoires de la
peinture), à quoi fait écho cette anecdote d'un président de l’agrégation d’art plastique que j’ai
connu, qui m’avait relaté le geste d’un élève distribuant un alignement de cicatrices à coup de rasoir
sur le nez des voyageurs du métro. Expérience limite sans doute mais l’auto-annulation
frenhoférisque ou post duchampienne ou post vacherienne se retrouve dans Power infernio de
Baudrillard avec ce peintre réel à qui on avait commandé un saint Sébastien pour décorer
l’esplanade des Twin Tower, et qui se représenta lui, l’artiste noir, traversé de modèles d’avion,
l’œuvre à peine achevée disparue avec son auteur dans les attentats. Auto-dissolution tragiquement
involontaire sans doute mais présentée par Baudrillard comme un exemple d’achèvement et
d’aboutissement parfait du nihilisme artistique, « se vouloir « nul » et l’être réellement », que l’on
retrouve aussi dans l’une des nouvelles, Frenhoférique, des Histoires de la peinture (« Le portrait » :
un peintre méconnu fait découvrir à un écrivain célèbre son unique tableau, un autoportrait sans
cesse retouché depuis vingt ans et qui le représente dans un cercueil, le peintre se suicidera
carbonisé lui et son unique tableau, « la ressemblance est parfaite » dira l’écrivain). Quelque soit la
qualité littéraire des auteurs évoqués, auteurs moins importants que l’on retient parfois ici car il
présentent les mêmes symptômes, le même syndrome d’Elstir. Pour la fonction de surnaturel que la
littérature fait remplir à la peinture dans les récits fantastiques, il nous faudra évoqué le nom plus
important de Nerval, pour Le portrait du diable, qu'on lui attribue. Le Nu couché de Dan Brian
reprend aussi la tradition des artistes empêchés de peindre, ici par le traumatisme de la guerre de 1418, avec cet artiste russe exilé de Montparnasse qui psalmodie le nom d’une femme sorti de la
bouche de son camarade agonisant sur le champ de bataille. Le trash gore kitsch ( de l’art
contemporain ) littéraire anti-pictural, et l’amour d’une femme en lieu et place de la peinture,
toujours.
L’auto-annulation, à la Vaché (ou Rigault), de l’auteur et de l’œuvre, encore rapportée par un
directeur de la faculté d’arts plastiques de Saint-Charles: Une (très bonne) élève de DEA doit après
tous les autres élèves présenter son projet à ses camarades et à son professeur. Elle les entraîne en
bas de l’immeuble pour leur annoncer qu’elle n’a rien trouvé d’autre comme projet de recherche et
de réflexion artistique que l’arrêt pur et simple des études elle-mêmes, seul geste à la hauteur de la
radicalité avant-gardiste à laquelle tous ici aspirent. Elle leur tourne le dos et disparaît. Ceci me fut
personnellement rapporté (ainsi que l’anecdote des coups de lames de rasoirs) par le président de
l’agrégation d’arts plastiques, en 1998.
3Georges Limbour, « Hommage aux poètes » en ouverture du numéro de L’Arc consacré à la peinture, 1960, repris chez Duponchelle en 1990, p. 2.
Afin d’illustrer une fois de plus le caractère diabolique de la peinture, plus diabolique que les autres
arts parce que les peintres sont des créateurs de doubles et des voleurs d’âme, vampires et vautours,
on citera tel mot d'Hoffmann cité par Sarah Kofman qui a beaucoup travaillé sur cet auteur et en fit
le point de départ de sa conception de la mimèsis et de la peinture : « Je suis le vautour rouge et je
peins lorsque j’ai fait un repas de rayons colorés. Je sais peindre lorsque j’ai pour vernis du sang
chaud. » (Le chat Murr). On se souvient de la filiation diabolique de Médard, le moine capucin dans
Les Elixirs du diable, fils d’un peintre élève de Léonard de Vinci, père protecteur dont le manuscrit
fut trouvé entourant celui de Médard et complétant les lacunes du récit de son fils. Médard est
amoureux d’Aurélie qu’il avait remarqué sous les traits de Sainte Rosalie peinte nue par son père
d’après une statue de Vénus (le père se conduisant comme Pygmalion envers son œuvre et
découvrant, tel Harold avec Zoé Gradiva, qu’elle est le portrait d’une camarade d’atelier qu’il avait
connue chez Léonard et avec laquelle les relations luxurieuses débouchèrent sur la naissance de
Médard, et la mort de la mère à l’accouchement qui eut une vision en ce jour de la saint Médard),
Aurélie demi-sœur en réalité qui prit le voile sous le nom de Rosalie et mourut acclamée par la
foule au nom de Sainte Rosalie en odeur de sainteté, odeur de rose (la rose avec pourquoi du
docteur Heidegger que nous avons vu plus haut, rose de la résurrection picturale).
Pourquoi l’écrivain qui se repaît lui du cadavre des autres, voleur bien connu de la vie des autres,
dont nul ne cherche à lui en faire le reproche, puisqu’il y va de son art fondamentalement vitaliste,
imagine-t-il ce double maléfique du peintre ? Pourquoi le peintre est-il source de décomposition
négative au sens de Spinoza accordant le corps et les parties du corps avec ce qui ne s’accordent pas
avec le mien jusqu’à le détruire. Le peintre est l’anti notions communes de décomposition deleuzospinoziste, exprimant une esthétique de l’auto-immunité, (cf. Deleuze, plus que Derrida, sur cette
maladie in Spinoza Philosophie pratique), mais qui s’avère dans cette mise en scène littéraire une
figure double de l’écrivain vautour au sens de Kafka : « Pendant cet entretien, le vautour avait
tranquillement écouté en regardant à tour de rôle le monsieur et moi. Je vis bien, alors, qu’il avait
tout compris. Il s’éleva d’un coup d’aile, puis, se cabrant de toutes ses forces pour prendre assez
d’élan, tel un lanceur de javelot, il enfonça son bec à travers ma bouche, jusqu’au plus profond de
moi-même. En m’effondrant je sentis – avec quel soulagement – le vautour se noyer sans merci
dans les abîmes infinis de mon sang. » (Kafka, « Le vautour », cité par Sarah Kofman dans « Le
vautour rouge » à la fin de son texte, avant de signer, et cette citation vaut signature, in Mimèsis
dés-articulation). Et si la peinture misérablement entremêlée avec l’écriture, c’est le portrait, la
portraiture, le vieux nom pour dire peinture, que penser de cette citation de Rousseau signalée par
J.L. Nancy à Sarah Kofman qui la reprit dans son Vautour rouge comme titre de chapitre avec pour
sous-titre « peinture et éloquence – Les abus de la ressemblance » : « Enfant de l’art, enfant de la
nature, sans prolonger les jours, j’empêche de mourir : plus je suis vrai, plus je fais d’imposture, et
je deviens plus jeune à force de vieillir » (Rousseau, Pléiade III, p.1133) La réponse à cette énigme
est : le portrait. » (cité en note par Kofman).
Surtout que le bon vin de Syracuse, premier élixir absorbé par le vieux peintre, Francesco, avant
que son fils ne but les élixirs de saint Antoine évoqués par Cyrille, plus diaboliques, ce bon vin de
Syracuse ne sent-il pas son ambroisie païenne, son vin dionysiaque plus proche en cela de la statue
de Vénus à l’origine de toute cette affaire, derrière Rosalie. Rosalie : Gradiva. La plastique pure et
la jeune fille. Syracuse et Vénus. Le peintre mime, obsession littéraire, comme le peintre du Chat
Murr Ettlinger auquel le maître de chapelle Kreisler s’identifie et demande à maître Abraham de
l’assassiner. Le vautour se noie dans mon sang, dans l’abîme sans fin de mon sang, croit-il. Le
vautour-écriture, le vautour-écrivain, et surtout – tel un écrivain ou une « autobiogriffure » selon le
mot de Kofman – le vautour-peintre. Il n’y a pas de vautour de la plastique pure. Vénus aime les
colombes et les amours, Eros et Aphrodite ne sont pas des vautours, et d’ailleurs le fête baroque de
sainte-Rosalie à Palerme possède son char, sa roseraie, fait tomber une pluie de roses sur la foule.
La mixité des formes, non seulement n’a aucun besoin de la mixité culturelle prête-nom pour
l’uniformisation mondialisée de l’art contemporain, pop art identitaire sans plastique, mais nomme
ce qui s’est communiquée dans sa pureté d’agencement en se mêlant à tous les registres plastiques,
fécondant, sans littérature ni écriture, les constructions picturales du monde entier. La mixité des
formes est pure. La pureté plastique possède ce degré d’innocence qui transforme une tête de
philosophe en cathédrale, ou nymphéa, et transforme un dieu crucifié, une guilde hollandaise, une
courtisane, un moine de la secte zen chinsô, en composition. Aucun tableau vivant. Laissons cela
au créateur de passions tristes et de menaces par la décomposition des rapports entre les corps, qui
forme une notion commune contraire à la mienne comme dirait Deleuze.
Je sais bien que « “ce qui est resté d’un Rembrandt découpé en petits carrés bien réguliers, et foutu
aux chiotte” se divise en deux » (début de Glas de Derrida citant Genet), mais quand même. Le
pharmakon toujours en termes spinoziens, c’est le poison qui intoxique mon corps c’est-à-dire ma
puissance de composer des rapports, la littérature comme essence singulière d’empoisonnement de
la peinture. Mais l’inverse est également vrai : la peinture de plastique pure réduite à l’image, c’està-dire au visuel sémantique, prolifère techniquement jusqu’à menacer l’écrit. Et surtout la plastique
pure dénonçant le processus plasticide de la mise en scène romanesque de la peinture menace
comme une statue de Vénus en courroux leur vague littérature à son sujet. Une plastique
spinozienne compose un emboîtement de rapports pour chaque corps et d’un corps à l’autre, et qui
constituent la « forme », nous dit Deleuze. Il y a un poison, un pharmakon-vautour pour chaque art
contaminé par un autre. La peinture-vautour, ne se noie pas dans un vernis de sang, un abîme sans
fin de mon, ton, notre sang. Le vautour rouge disparaît, frappé par « les muses [qui] n’aiment pas le
sang des autres », comme dirait Céline, ou par Vénus plus encline à croire davantage au vautour qui
comprend tout, « qui avait tout compris » et ne se noie que dans le sang de la communauté de
communication, le sang commun artistique, le sens commun. Le sublime du sens commun. Et la
plastique pure. Alors que le Satirique au sens spinozien raille les choses humaines, aime le mépris,
crée la tristesse. Vernis ou médium de sang chaud. Médium à peindre le subjectile : pauvre
Fontanarosartaud. Si on laisse la peinture à l’extérieure de soi, composer des rapports selon un ordre
éternel qui s’oppose à ma propre composition de rapports éternels, éternels parce que durablement
bon pour moi, et menace ma possibilité d’être affecté, celui qui maintient ainsi la tristesse de la
peinture détruite par la littérature, situe la peinture du côté de la mauvaise rencontre comme la mort,
la maladie et le suicide, l’empoisonnement et les maladies auto-immunes au sens de Deleuze.
SENS ET ABSENCE DE SENS
(ou les tenants du principe de plaisir)
On avait cru le débat clos, disons entre les formalistes de la plastique pure dont nous sommes, et
que nous représentons avec plus de radicalité sans doute que les autres, d’un côté et de l’autre les
littéraires, arc-boutés sur la problématique du non-sens littéraire, de son retrait, de son absence. On
avait perçu très tôt un immense malentendu qui est apparu avec la lecture ou la réception du mot de
Freud : « Les artistes ne s’intéressent pas au sens ou à la signification, ils ne sont intéressés que par
les lignes, les formes, l’accord des contours. Ce sont des tenants du principe de plaisir. » Derrida,
Sollers ou Baudry4 avaient autrefois interprété cette phrase que nous qualifions de « plastophanie »,
vérité hyperplastique, dans une perspective étrangement scripturaire ou littéraire, alors qu’il
s’agissait dans cette lettre de Freud à Ernst Jones de signaler la réaction d’indifférence des artistes
peintres ou sculpteurs et non celle des écrivains. Hubert Damish, pour sa part, citera cet énoncé de
façon à mettre en péril dans une question, la possibilité même d’une sémiologie de la peinture 5.
Jean-luc Nancy sans avoir commenté, à notre connaissance, cette phrase freudienne, cherchera dans
sa philosophie du retrait et des images, à penser une exemption du sens en termes heideggeriens,
mais pour nous toujours aussi sémantique et plasticide. C’est Blanchot qui voulut aussi à sa façon
penser l’absence de sens, l’ab-sens, mais avec un concept ou une interprétation de la mort et du
mourir, une pensée de la beauté du cadavre, du portrait achevé du et par le cadavre, dans l’ab-sens
même, qui en fait un sémantisme intégral au regard des exigences de plastique pure. Car pour nous
l’affaire est entendue depuis longtemps, et depuis le coup duchampien : l’art du sens que sont les
arts littéraires comme le roman, la poésie, et toutes les fictions d’écriture, s’oppose à l’art de
l’absence de sens que sont les arts de la plastique pure : essentiellement peinture et sculpture.
Duchamp marqua au grand jour le divorce constitutif entre littérature et peinture, en faisant en sorte
que la première recouvre définitivement la seconde, geste « totallitéraire » entériné par de
nombreux philosophes, et trou noir dans le recyclage généralisé et accéléré des philosophies
analytique et déconstructive, phénoménologique ou marxiste qui se spécialisent de plus en plus dans
la philosophie de l’art, défendant le même dadaïsme, adoptant la même position poéticoduchampienne.6
4 C'est Derrida qui le dit. Cf. « La double séance » in La dissémination, Seuil, 1972, note p. 179­180 : « Freud semble cette fois mettre tout le plaisir du côté de la forme. Et il manifeste une irritation qui pourrait surprendre à l’égard de ceux qu’il isole sous la catégorie fort étrange de « tenants du principe de plaisir » : « Freud me disait une fois dans une lettre décrivant une soirée passée en compagnie d’un artiste : « La signification ne représente pas grand chose pour ces gens ; ils ne sont intéressés que par les lignes, les formes, l’accord des contours. Ce sont des tenants du Lustprinzip. » Sur ce problème, cf. aussi Sollers, La science de Lautréamont, in Logiques et Baudry Freud et la création littéraire in Théorie d’ensemble. » Renseignement pris, nous n’avons pas constaté dans ces textes de Baudry et Sollers la moindre référence au mot de Freud sur le « plaisir formaliste » des artistes, ni même, malheureusement, la moindre prise en compte du plaisir spécifique des artistes et ici des peintres que l’on pourrait distinguer, selon cette hypothèse, de celui des écrivains. Nos théoriciens de la littérature sont tout simplement passés à côté d’un énoncé témoignant de la création plastique qu’ils ont tendance a subsumer sous le concept générique « d’art » et même plus grave ici sous la fameuse « écriture ». Derrida efface le plaisir du peintre dont il ne veut rien savoir, à la différence de Freud, en renvoyant à des auteurs qui s’intéressent encore moins à cette question du plaisir de la forme chez le peintre, puisqu’il ne traite pas le « sujet », ils ne parlent ni ne traitent du sujet­peintre dans leur remise en cause du sujet. Derrida que nous admirons tant est malheureusement coutumier du fait : on connaît le fameux lapsus calami qui lui fait attribuer la lettre de Cézanne sur la vérité en peinture à Emile Mâle (un écrivain), alors qu’elle était destinée à Emile Bernard (un peintre). Cf. première édition de La vérité en peinture, Champ Flammarion 1978, corrigée par la suite. Nous y voyons le détournement classique de la lettre des peintres par les écrivains. C’est une autre lettre volée, un dispositif ancestral de dissimulation de la plastique qui nie l’anté­signifiant de la plastique pure par le signifiant et par la pensée trop étroite de l’écriture pour ce sujet intraitable dans cet espace qu’est devenue la réalité plastique.
5Hubert Damish, « Pour (ou contre) une sémiologie de l’art ? » in Macula n°2, 1972.
6On pourra aussi se reporter à la double mort administrée par la littérature selon Blanchot (« la littérature et le droit à la mort », littérature et terreur in La part du feu) où l’être désigné s’il existe est supposé mort, par exemple quand j’écris « cette femme », reprenant un exemple de Hegel. Mais l’on mettra également ce totalittarisme littéraire ou ce terrorisme Or le mot de Freud mérite bien mieux, il est celui d’un des rares penseurs non-praticien qui
témoigna de cet art indifférent au sens, et ceci au non du principe de plaisir des peintres. Car au
fond il y va d’un étrange procès réciproque qui s’énoncerait de cette façon : « Tu ne jouis pas
juste. » Le peintre de plastique pure, comme tenant du plaisir de plastique pure, voit que l’écrivain
se trompe : son plaisir est à côté, ailleurs, en dehors de la peinture : au mieux seulement dans
l’image entendue comme un plan de part en part sémantique. On n’interrogera pas maintenant la
différence lacanienne entre le plaisir et la jouissance à propos de la peinture pure. Le littéraire
affirmera : le peintre n’a pas compris, lorsqu’il n’est que peintre, la jouissance de l’art, entendez : de
l’art du sens ou de l’ab-sens, du retrait ou de l’exemption du sens comme « écriture ». C’est
l’écriture du désastre comme duchampisme et dimension totallitéraire généralisée à propos des arts
plastiques.
Nous ferons donc l’hypothèse, dans ce qui pourrait se présenter comme l’esquisse d’une théorie
psychanalytique de la plastique pure, que la lettre de Freud sur le plaisir des peintres ne correspond
pas à la lecture plus générale des œuvres d’art par la psychanalyse. Ce que Derrida dénomme
l’eudémonisme ou l’hédonisme de la théorie freudienne de l’art7, avec « la prime de séduction » du
plaisir secondaire ou final lié à l’élaboration formelle de l’œuvre par la décharge des pulsions, ne
vise pas l’hédonisme de peinture pure pour qui la forme est un régime d’immanence proprement
esthétique. Car si soulagement des tensions pulsionnelles il y a dans un tableau, l’œuvre d’art n’est
plus un moyen en vue d’une fin (le signifié du thème) ce que dénonce sans doute à juste titre les
tenants du signifiant textuel et de l’opération d’écriture, mais un anté-signifiant, une antésignifiance en réseau, un ensemble de plastèmes, dont le plaisir préliminaire devient ipso facto sa
propre thématique : le « bonheur d’expression », l’« équilibre heureux », les « structures
vivantes », la « loi d’isomorphisme », relevés par Derrida et accusés de psychologisme critique,
cette lecture peut-être malheureuse de Freud appliquée à la littérature, suffirait à notre bonheur de
peintre. Mais encore faut-il s’entendre sur l’idée d’un plaisir formel ou formaliste en peinture. Quel
plaisir en peinture? C’est-à-dire à quel niveau d’élaboration se situe le travail formel de la peinture ?
Encore faut-il découpler la fantasmatique de la peinture, séparer la question de l’image de la
plastique. Ce qu’entreprend Freud dans cette lettre à Jones. Reconnaissant ici comme ailleurs une
spécificité et un savoir technique de la forme auquel Freud n’accèderait pas. Modestie mais aussi
trait de génie qui ne toucha pas l’esprit des penseurs de l’art qui se réclameront de lui. Non
seulement ils corrigent Freud, mais ils soulignent ses goûts traditionnels, son interprétation
classique au regard de la métaphysique, son incompréhension de la logique textuelle en matière de
création artistique, alors qu’il est un des rares à avoir pressenti et même touché du doigt le continent
caché de la plastique pure. Ecrasant comme il se doit le plastème sous le littème, la scène de
l’écriture jamais ne deviendra la scène de la plastique.
Ici, lorsque Freud évoque le plaisir des lignes, des couleurs, de la forme et de l’accord des contours,
il ne parle plus de la représentation de l’œuvre, de l’œuvre comme représentation du fantasme,
Darstellung du fantasme, ni de représentation de représentations, Darstellung de Vorstellungen, de
représentations refoulées, comme a pu le souligner Baudry8. La représention n’a pas lieu chez le
peintre et d’une manière qui ne correspond pas aux logiques textuelles de la dissémination : ce n’est
pas le lieu qui a lieu. Mallarmé ne fait rien à l’affaire. Et, plus modestement, en rupture avec cette
sorte de phobie de la représentation qui se manifeste souvent dans la vulgate des théories de l’art
contemporain, il faut réaffirmer le caractère mimétique de la plastique pure, pour autant que l’on
garde à l’esprit le lien non sémantique qui associe la représentation plastique et les sensations de
plastique pure, le champ plastique et son objet : le plastème. Représentation de la plastique pure
donc, nous y reviendrons.
littéraire (totalittéraire) en rapport avec le « don de la vue » ou celui de l’ouïe qui ne sont pas donnés à tout le monde pour comprendre la peinture et la musique (L’espace littéraire, chap. « Lire »).
7La dissémination, op. cit., p. 279.
8Jean­Louis Baudry, « Freud et la « création littéraire » », in Théorie d’ensemble, Seuil, 1968, p.171.
L’Hamlet pictural que nous avons imaginé à partir de Mallarmé « souverain plastique et mental de
l'art » offre par-delà sa tapisserie transpercée, une nouvelle fleur plutôt inattendue à nos yeux mais
qui restera, comme on s’en rendra vite compte, du semblant. Il s’agit du dernier texte sur la peinture
de Jean-François Lyotard et qui porte le nom très éloquent de Flora Danica, c'est le nom d’une
célèbre encyclopédie danoise sur la flore du pays d’Hamlet avec un grand souci d’exhaustivité. Ce
que Lyotard appelle ainsi de ce nom est une exposition de peinture abstraite plutôt conceptuelle.
Notre philosophe s’efforce de décrire les composants techniques choisis par le peintre, alkyde sur
contreplaqué avec des additions de pigment en poudre, Lyotard soulignant l’importance de la
« cuisine » du peintre. On verra que cette attention portée au faire du peintre vise le plus souvent à
légitimer l’approche la plus conceptuelle de la peinture à laquelle le philosophe nous avait déjà
habitué. Ce qui nous aura d’abord retenu dans ce dernier texte publié de son vivant, c’est la thèse
apparente qui nous est chère, celle de l’absence de sens entendue d’une façon absolue et radicale.
Les effets de légitimation technique de l’art conceptuel s’exprime immédiatement après la remarque
technique que nous venons de signaler : « (Croyez-vous que ce soit par égarement que le dernier
texte laissé par Duchamp fût une notice « technique » de montage pour Etant donnés… ?) ».
D’ailleurs, un instrument improvisé qu’aurait choisi le peintre, et qui ne serait pas une brosse ou un
pinceau, devient sous la plume de Lyotard « un objet ready-made » servant à déposer la couleur. Et
puis Lyotard enchaîne sur la vérité en peinture ou presque. Devant une œuvre peinte « vraie »,
j’éprouve dit-il un sentiment d’impossible. La vérité en peinture présenterait à peu de chose près ce
signal d’un caractère impénétrable, elle s’expose absolument silencieuse dit le philosophe qui la fait
parler néanmoins en une prosopopée qui invite une nouvelle fois au silence : « Viens, tu n’entreras
pas. Parle, tu ne diras rien (de ce que je dis). ». Néanmoins, le philosophe pragmatique s’empresse
d’identifier des phrases et non des objets devant ces pièces de bois peintes. Le penseur du phraser
s’applique à esquisser une théorie du sens interdit ou tenu à distance qui ne se réfère plus à son
ancienne conception du figural. Ces phrases ne se réfèreraient à rien d’identifiable, ne signifient rien
de concevable, ne provenant de personne et ne s’adressant à personne. Mais Lyotard reste fidèle à
son idée de sentiment, d’affect antérieur à la phrase. Car il s’agit de phrase cependant, ces peintures
abstraites sont des phrases, mais nous n’avons pas affaire bien sûr à des phrases plastiques, cela
relèverait d’une autre hypothèse de travail que nous venons de formuler et qui se trouve
explicitement exposée dans notre texte « Les règles pragmatiques de la plastique pure » sur Nelson
Goodman, Wittgenstein et David Hume. Non : ces phrases, « leurs propriétés négatives, leur
inarticulation, les rendent semblables à des sentiments. ». Car il s’agirait, Lyotard nous le rappelle,
de penser l’inarticulé kantien du beau ou du sublime, de ces catégories de l’entendement qui ne
s’appliquent plus de la même manière à l’objet du jugement esthétique, l’obligation pourtant de
faire comprendre l’articulé de l’inarticulé. Notre théorie de la plastique pure postule au contraire
une articulation déterminante des rapports plastiques, de ces rapports plastiques tant recherchés et
vantés par Cézanne et Mondrian notamment qui en faisaient d’ailleurs l’essence même de la
peinture, son objet véritable. Mais non pas la très improbable vérité de l’impossible en peinture.
Mais les artistes du XXème siècle auraient assimilé la leçon kantienne toujours selon notre
philosophe des phrases, voyez encore l’a priori moderniste ici, la peinture pure n’émergeant qu’à
l’époque moderne. Brogger le peintre étudié par Lyotard aurait fait un pas de plus, après les artistes
de la conscience purement picturale (ces mots sont de nous). L’inarticulé étend son silence jusqu’à
la « fabrication » des œuvres virtuelles nous dit Lyotard, Brogger ne se contente pas de susciter
chez le regardeur des phrases sentimentales. Son art se soumettrait plus que les autres à l’aporétique
du concept et au problème de la matière picturale, bien que cette difficulté ajoute encore Lyotard ne
serait pas propre à ce peintre, Brogger. Voici enfin la thèse qui nous intéresse comme l’aporétique
proprement littéraire d’une approche philosophique de l’art toujours spontanément conceptuelle ou
duchampienne : « J’appelle articulation l’ensemble de ces instances minimales qui font qu’une
phrase attribue un sens à un référent, qu’elle s’autorise un destinateur et qui s’adresse à un
destinataire. Or la référence et la signification ont disparu des œuvres peintres en Occident depuis
longtemps. Ou plutôt, la menace de leur absence y a toujours été présente, tantôt de façon latente,
tantôt exhibée, presque agressive. Quant à l’adresse, qui fut autrefois religieuse, politique, sociale,
situant l’œuvre comme envoi d’un donateur à un donataire, elle a été questionnée depuis le
romantisme, et suspendue avec la « fin de l’éloquence », comme disait Bataille (de Manet). » La
suspension de la signification et de son référent, la suspension du sens ne nous a jamais apparue
comme le fruit d’une évolution récente, et même si Lyotard évoque la menace de leur absence
comme une réalité ancienne, la suspension et ce qu’il appellera par la suite la sécession du geste
pictural, on le verra s’inscrit depuis toujours dans la réalité que nous nommons plastique. Le
toujours plus de rapport recherché par Cézanne suppose cette série d’absence, de mise entre
parenthèse a priori ou de suspension originelle. On ne saisit à proprement parler et véritablement un
rapport entre plusieurs éléments plastiques selon une fonction lumineuse, formelle, matérielle,
colorée ou spatiale que par cette mise à l’écart du sens, son renvoi ou son évacuation. Mais Lyotard
entend restituer la réalité suspensive de l’art de peindre à l’égard du sens parmi ou au sein d’une
condition générale de perte des pôles d’articulation, mort de Dieu, cri du sujet, peu de réalité.
Toutefois l’art de peindre lui apparaît comme l’anamnèse de cet « oubli ».Le geste pictural en
perdrait presque son autonomie ou sa singularité. S’il en devenait justement l’anamnèse, le retour et
la reconstruction mémorielle de toutes les pertes d’articulation, alors que précisément l’art de
peindre est une articulation stricte sur fond non par d’absence mais de rien. Au demeurant Bogger
est présenté ici comme un artiste ayant cheminé entre le minimalisme et le conceptualisme. Ce qui
semblerait à nos yeux rédibitoire au regard de la question picturale se révèle au contraire pour notre
philosophe une condition de la pensée à l’égard de l’œuvre dénommée Flora danica : « j’essaie (en
vain) d’articuler (par concepts) quelque chose (très peu) d’une œuvre habitée par l’impossibilité de
concevoir (sens, référent, adresse) et par la question de la matière picturale. ». Ce conceptualisme
au carré, déjà dans l’œuvre : l’artiste se proposerait d’articuler l’impossible d’une peinture pure –
même si ces derniers mots n’y figurent pas – dans l’acte de peindre, c’est-à-dire conceptualise,
hypostasie ou réifie, substantialise l’idée banale de plastique pure comme visualité pure, peinture
concrète ou abstraite, cet art conceptuel de la peinture peinture est pris comme modèle par le
philosophe voulant esquisser différents modes d’approche de cette même peinture. Lorsque Lyotard
procède à un début de présentation descriptive de l’éventuel propos de l’artiste, il semble qu’une
simple série de référence en tienne lieu : on y reconnaîtra, nous dit-il, du Rauschenberg, du
Newman, du Klein. Mais ne nous y trompons pas, l’absence pourtant visible du moindre propos
pictural ici devient, par le verbe lyotardien, de ces semblants de référence qui sont des traces de
possibles visuels mais contre lequel le peintre cherche justement à lutter. C’est justement cette
neutralisation de l’occurrence (toute conceptuelle selon nous) que Lyotard appelle un geste. Il s’agit
d’ailleurs de la recherche bien classique depuis Duchamp du fameux écart minimal et conceptuel –
avec n’importe quoi et n’importe qui. Lyotard imagine la matière dansante d’une photographie,
d’un corps humain pris en instantané. Cette stase, cette disposition figurale appartenant à la famille
des stases par une « conversion » qu’il dit hystérique ne serait pas seulement une stase, cette stasis
ne serait pas seulement une position, mais une sédition. L’écart là encore et même une façon de se
dresser contre ce qui est déjà dressé. Loin de toute stasis plastique visiblement. Ou tout au moins,
Lyotard et son ami peintre n’auront eu de cesse de se dresser contre le fait plastique sans même s’en
apercevoir. Prétendre remettre en question par un geste nécessairement séditieux, nous dit-on,
remettre en question ou en jeu des positions d’espace-temps-matière déjà acquises ne concerne en
rien l’art pictural ou l’acte pictural qu’il soit élémentaire ou de grande création. Rien d’une certaine
manière n’est remis en jeu dans la stasis plastique qui est effectivement une sorte de guerre, tout y
est au contraire articulé selon un fonctionnement impitoyable des procédures plastiques qui ne se
maîtrisent jamais comme telles sinon par lâchage du tableau lorsque le surplus de rapports exprimés
oblige à lâcher prise. On se demande donc où se trouve le lieu de la sédition visuelle chez BroggerLyotard. On se paie de mot lorsque l’on évoque le silence de l’œuvre résultant de la guerre
intestine, de la sédition visuelle qui l’agite, lorsque l’œuvre devrait donner à regarder ce geste
même qui excède le regard. Il n’est pas inintéressant de noter que le logos aux yeux de notre
philosophe rend compte des difficultés similaires lorsqu’il cherche à se mettre à l’unisson du geste
pictural, « (ou, aussi bien, littéraire) » nous dit-il, ce logos doit recourir au paralogisme. Une pensée
du para- se déploierait à l’égard du temps, de l’espace et pourquoi pas un paralogisme de plastique
pure. Nous tombons malheureusement sur une critique plus classique de la forme, car la forme
cache souvent le geste, car, n’est-ce pas, la peinture a toujours eu pour enjeu d’atteindre l’en-deçà
du visible par les moyens du visible, la forme est même la façon de méconnaître le geste, et
d’invoquer même sur ce point le pauvre Cézanne qui, en parlant d’une forme « achevée » lorsque la
couleur est à sa perfection, « achevée » mot à méditer nous dit Lyotard. Alors que la modulation
colorée tant recherchée par Cézanne, en ce qu’elle procède d’une construction par touche de cette
même forme inséparable de la couleur, renforçant même la densité de cette forme par la
construction colorée, cette modulation est une harmonisation complète de la « phrase » ou de la
stasis plastique proposée dans le tableau. On ne sera donc pas étonné de voir Lyotard nommer le
traitement de la matière picturale chez notre artiste, sa couleur, de « signifiant pur ». Le signifiant
pur de la couleur, son lexique n’assignant plus un signifié à chaque teinte, les trois primaires chez
Barnett Newman n’ont pas d’autre sens que d’être là, participe de cet affranchissement du
signifiant. Comme les rapports plastiques sont les grands absents de cette théorie picturale, véritable
menace, cette absence sur la peinture, il n’y aurait plus que le là à voir, le il y a du là. On préférera
notre anté-signifiant pur que devait connaître Lyotard, lecteur bienveillant de notre revue
Philosophie, philosophie. Le signifiant pur de la couleur est purement conceptuel, la couleur
pictural en est toujours absente, l’affranchissement du signifiant serait une vue de l’esprit, sauf à
croire qu’une couleur figurale apporte quoique ce soit à la couleur purement plastique qui est
accord, équilibre, harmonisation pour Cézanne, Mondrian et Matisse. Il n’y a pas plus signifiant que
le signifiant pur. Voir l’en-deçà du sens de cette façon nous semble être une réponse bien
laborieuse, ainsi que tout ce petit texte sophistiqué sur le silence et l’absence pictural, à la thèse
plastique anté-signifiante que nous avions soutenue dans un numéro de la revue Philosophie,
philosophie qu’il ne pouvait pas ne pas connaître, celui, hors série, consacré aux portraits de
Derrida, paru très exactement l’année de sa Flora danica. Non content de développer une lecture
plus que duchampienne de la peinture, Lyotard accomplit jusqu’au bout la damnation de la
procédure littéraire de mécompréhension picturale, le « dam » est une charge, et en oriente sa
prosopopée picturale vers le geste maternel des phrases-affect : en quoi le naufrage hamlétique de la
philosophie de l’art produit toujours la ruine de Paphos, une Vénus qui nous dit toujours qu’il n’y a
rien à voir. L’Offrande picturale que serait Flora Danica, articulé de l’inarticulé, bien sûr, est
l’offrande d’une union impossible, « mariés, ils restent célibataires ».
Le lecteur intéressé peut se reporter à l'interview de Lyotard, en ligne, où celui-ci répond à la phrase
de Freud. www.lasca.fr/pdf/entretiens/Lyotard.pdf